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12/12/2023 | FRANCE | N°23BX01760

France | France, Cour administrative d'appel, 4ème chambre, 12 décembre 2023, 23BX01760


Vu la procédure suivante :



Procédure contentieuse antérieure :

M. C... A... et Mme D... B... ont demandé au tribunal administratif de Pau d'annuler les arrêtés du 12 décembre 2022 par lesquels le préfet du Gers leur a fait obligation de quitter le territoire français dans un délai de trente jours, a fixé le pays à destination duquel ils sont susceptibles d'être éloignés et les a astreints à se présenter une fois par semaine au commissariat d'Auch.

Par un jugement n°s 2300043, 2300044 du 22 mars 2023, la présidente du tribunal

administratif de Pau a rejeté leurs demandes.



Procédure devant la cour :



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Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

M. C... A... et Mme D... B... ont demandé au tribunal administratif de Pau d'annuler les arrêtés du 12 décembre 2022 par lesquels le préfet du Gers leur a fait obligation de quitter le territoire français dans un délai de trente jours, a fixé le pays à destination duquel ils sont susceptibles d'être éloignés et les a astreints à se présenter une fois par semaine au commissariat d'Auch.

Par un jugement n°s 2300043, 2300044 du 22 mars 2023, la présidente du tribunal administratif de Pau a rejeté leurs demandes.

Procédure devant la cour :

Par une requête, des pièces et un mémoire, enregistrés les 26 juin, 6 juillet et 21 juillet 2023, M. A... et Mme B..., représentés par Me Pather, demandent à la cour :

1°) d'annuler le jugement n°s 2300043, 2300044 de la présidente du tribunal administratif de Pau du 22 mars 2023 ;

2°) d'annuler les arrêtés du 12 décembre 2022 du préfet du Gers ;

3°) d'enjoindre au préfet du Gers de leur délivrer une autorisation provisoire de séjour dans un délai de quinze jours à compter de la notification de l'arrêt à intervenir ;

4°) de mettre à la charge de l'Etat une somme de 1 800 euros à verser à leur conseil en application des dispositions combinées des articles L. 761-1 du code de justice administrative et 37 alinéa 2 de la loi n° 91-647 du 10 juillet 1991 relative à l'aide juridique.

Ils soutiennent que :

En ce qui concerne la régularité du jugement :

- le jugement contesté est insuffisamment motivé en ce qu'il n'a pas suffisamment étayé sa réponse au moyen tiré de ce que les décisions portant obligation de quitter le territoire français méconnaissent les stipulations de l'article 3-1 de la convention internationale relative aux droits de l'enfant ;

En ce qui concerne les décisions portant obligation de quitter le territoire français :

- elles sont insuffisamment motivées et sont entachées d'un défaut d'examen réel et sérieux de leur situation personnelle ;

- ils résident sur le territoire depuis plus de deux ans avec leurs trois enfants et y sont parfaitement intégrés ; les sœurs de M. A... résident en France ; ce dernier a exercé une activité professionnelle ; leurs trois enfants sont scolarisés ; ainsi, eu égard à leur situation personnelle et familiale, les mesures d'éloignement portent une atteinte manifestement excessive au droit au respect de leur vie privée et familiale garanti par l'article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et méconnaissent les stipulations de l'article 3-1 de la convention internationale relative aux droits de l'enfant ;

En ce qui concerne les décisions fixant le pays de renvoi :

- elles sont illégales par voie de conséquence de l'illégalité des mesures d'éloignement ;

- M. A... a reçu un ordre de mobilisation pour combattre auprès de l'armée russe dans le cadre du conflit armé avec l'Ukraine ; ainsi, les décisions fixant le pays de renvoi méconnaissent les dispositions de l'article L. 721-4 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile et les stipulations de l'article 3 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;

En ce qui concerne les décisions les astreignant à se présenter au commissariat :

- elles sont illégales par voie de conséquence de l'illégalité des mesures d'éloignement.

La requête a été communiquée au préfet du Gers, qui n'a pas produit de mémoire en défense.

M. A... et Mme B... ont été admis au bénéfice de l'aide juridictionnelle totale par des décisions du 5 mai 2023.

Vu les autres pièces des dossiers.

Vu :

- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;

- la convention internationale relative aux droits de l'enfant signée à New York le 26 janvier 1990 ;

- le code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile ;

- la loi n° 91-647 du 10 juillet 1991 ;

- le code de justice administrative.

La présidente de la formation de jugement a dispensé la rapporteure publique, sur sa proposition, de prononcer des conclusions à l'audience.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Le rapport de M. Michaël Kauffmann a été entendu au cours de l'audience publique.

Considérant ce qui suit :

1. M. A... et Mme B..., ressortissants russes nés respectivement le 11 février 1981 et le 7 avril 1986, déclarent être entrés en France au cours du mois de mars 2020, accompagnés de leurs trois enfants mineurs. Ils ont déposé une demande d'asile auprès de l'Office français de protection des réfugiés et des apatrides, rejetées par des décisions du 22 décembre 2021, confirmées par la Cour nationale du droit d'asile le 18 novembre 2022. Par deux arrêtés du 12 décembre 2022, le préfet du Gers leur a fait obligation de quitter le territoire français dans un délai de trente jours à destination de leur pays d'origine ou de tout pays dans lequel ils sont légalement admissibles et les a astreints à se présenter une fois par semaine au commissariat d'Auch. M. A... et Mme B... relèvent appel du jugement du 22 mars 2023 par lequel la présidente du tribunal administratif de Pau a rejeté leurs demandes tendant à l'annulation des arrêtés du 12 décembre 2022.

Sur la régularité du jugement :

2. Il ressort des points 8 et 9 du jugement attaqué que la première juge, qui n'était pas tenue de répondre à l'ensemble des arguments des demandes, a suffisamment motivé sa réponse au moyen tiré de ce que les décisions portant obligation de quitter le territoire français méconnaissent les stipulations de l'article 3-1 de la convention internationale relative aux droits de l'enfant. M. A... et Mme B... ne sont donc pas fondés à critiquer, pour ce motif, la régularité du jugement en litige.

Sur la légalité des arrêtés attaqués :

En ce qui concerne les décisions portant obligation de quitter le territoire français :

3. En premier lieu, les arrêtés contestés mentionnent la nationalité de M. A... et Mme B... ainsi que les faits relatifs à leur situation personnelle et administrative et indiquent de manière suffisamment précise les motifs de fait et de droit pour lesquels le préfet du Gers a pris à leur endroit des décisions portant obligation de quitter le territoire français, sans qu'il soit tenu de mentionner l'ensemble des circonstances personnelles ou familiales relatives à l'entrée et au séjour en France des intéressés. Par suite, le moyen tiré de l'insuffisante motivation de ces décisions doit être écarté.

4. Par ailleurs, il ressort des termes mêmes des arrêtés contestés que le préfet a procédé à un examen particulier de la situation personnelle de M. A... et Mme B.... Par suite, le moyen tiré du défaut d'examen de leur situation personnelle doit être écarté.

5. En second lieu, aux termes de l'article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales : " 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale (...) 2. Il ne peut y avoir ingérence d'une autorité publique dans l'exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu'elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l'ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d'autrui. ". Aux termes de l'article 3-1 de la convention internationale des droits de l'enfant : " Dans toutes les décisions qui concernent les enfants, qu'elles soient le fait des institutions publiques ou privées de protection sociale, des tribunaux, des autorités administratives ou des organes législatifs, l'intérêt supérieur de l'enfant doit être une considération primordiale. ".

6. Il ressort des pièces du dossier que M. A... et Mme B..., présents sur le territoire depuis moins de trois ans à la date des décisions attaquées, ne justifient pas de l'existence de liens d'une particulière intensité en France, où ils sont entrés, respectivement, à l'âge de 39 ans et 33 ans. La circonstance que M. A... a connu une période d'activité exercée en qualité d'étancheur entre les mois de février et mai 2022 ne permet pas, par elle-même, d'établir une intégration socio-professionnelle particulière de ce dernier sur le territoire. Les requérants ne sauraient, en outre, se prévaloir de la scolarité, au demeurant non établie, de leurs trois enfants âgés, à la date des décisions contestées, de 3 ans, 16 ans et 17 ans dans la mesure où il n'est fait état d'aucun obstacle s'opposant à ce que la cellule familiale se reconstitue ailleurs qu'en France et qu'il n'est pas établi qu'ils ne pourraient y poursuivre leur scolarité. Par ailleurs, si les appelants se prévalent de la présence régulière sur le territoire des sœurs de M. A..., cette circonstance ne suffit pas à démontrer une intégration stable dans la société française. Par suite, le préfet du Gers n'a pas porté au droit au respect de la vie privée et familiale des requérants une atteinte disproportionnée aux buts en vue desquels les mesures d'éloignement ont été prises et n'a ainsi pas méconnu les stipulations de l'article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales. Il n'a pas plus méconnu les stipulations de l'article 3-1 de la convention internationale des droits de l'enfant.

En ce qui concerne les décisions fixant le pays de destination :

7. Aux termes de l'article 3 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales : " Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. ". Aux termes du dernier alinéa de l'article L. 721-4 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile : " Un étranger ne peut être éloigné à destination d'un pays s'il établit que sa vie ou sa liberté y sont menacées ou qu'il y est exposé à des traitements contraires aux stipulations de l'article 3 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales du 4 novembre 1950. ".

8. Ainsi que l'a estimé la Cour nationale du droit d'asile dans sa décision n° 21068674 du 20 juillet 2023, lorsqu'il peut être tenu pour établi qu'un ressortissant russe est appelé dans le cadre de la mobilisation partielle des réservistes du décret présidentiel russe n° 647 du 21 septembre 2022 ou d'un recrutement forcé, il est probable qu'il soit amené à participer, directement ou indirectement, à la commission de crimes de guerre dans le cadre de son service, étant donné l'objet même de la mobilisation partielle, l'impossibilité de refuser un ordre de mobilisation et compte tenu des conditions de déroulement du conflit armé entre la Russie et l'Ukraine, marqué par la commission à grande échelle de crimes de guerre par les diverses unités des forces armées russes, que ce soit dans les territoires contrôlés par l'Ukraine ou dans les territoires actuellement placés sous contrôle des autorités russes. Dans ces conditions, les insoumis à cette mobilisation et les mobilisés ayant déserté sont exposés, à raison de leur refus de participer aux opérations militaires menées par l'armée russe en Ukraine, à des sanctions constitutives de traitements inhumains ou dégradants au sens de l'article 3 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.

9. Il appartient au requérant de fournir l'ensemble des éléments pertinents permettant d'établir qu'il est effectivement soumis à une obligation militaire qui l'amènerait à participer, directement ou indirectement, à la commission de crimes de guerre. La seule appartenance à la réserve mobilisable ne permet pas d'établir qu'un ressortissant russe serait effectivement amené à commettre de tels crimes. Il lui incombe de fournir les éléments permettant d'établir qu'il est effectivement appelé à servir dans les forces armées dans le cadre de la mobilisation partielle du décret du 21 septembre 2022 ou d'un recrutement forcé.

10. Il ressort des pièces du dossier qu'un ordre de mobilisation au nom de M. A... a été établi par le chef de service au commissariat militaire de la République de Tchétchénie dans le district de Nadterechny dans le cadre de la mobilisation partielle des réservistes décrétée le 21 septembre 2022, prescrivant à l'intéressé de se présenter le 11 octobre 2022 au commissariat militaire pour satisfaire à ses obligations militaires. Le préfet du Gers, qui n'a pas produit de mémoire en défense, n'établit ni même n'allègue que ce document, qui porte le cachet et la signature de l'autorité émettrice et qui a fait l'objet d'une traduction par une traductrice assermentée, serait dénué d'authenticité. Au regard de ce qui précède, M. A..., qui refuse d'être enrôlé dans l'armée russe dans le cadre du conflit armé prévalant actuellement en Ukraine, établit les risques de persécution auxquels il s'expose en cas de retour en Russie. Par ailleurs, la mise à exécution d'une mesure éloignant Mme B... vers la Russie, pays vers lequel son époux ne peut être éloigné, aurait pour effet d'entraîner un éclatement de la cellule familiale ainsi que des risques de persécutions à l'égard de l'intéressée, eu égard à la désertion de M. A.... Dans ces conditions, sans qu'il soit besoin d'examiner l'autre moyen de la requête, les requérants sont fondés à soutenir que les décisions contestées, en tant qu'elles fixent la Russie comme pays de renvoi potentiel, méconnaissent les stipulations de l'article 3 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et les dispositions du dernier alinéa de l'article L. 721-4 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile.

En ce qui concerne les décisions astreignant M. A... et Mme B... à se présenter au commissariat :

11. Ainsi qu'il été précédemment exposé, les décisions portant obligation de quitter le territoire français ne sont pas entachées d'illégalité. Dès lors, le moyen invoqué par la voie de l'exception, par M. A... et Mme B..., de leur illégalité ne peut qu'être écarté.

12. Il résulte de tout ce qui précède que M. A... et Mme B... sont seulement fondés à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, la présidente du tribunal administratif de Pau a rejeté leurs demandes en ce qu'elles tendaient à l'annulation des décisions du 12 décembre 2022 fixant le pays à destination duquel ils sont susceptibles d'être éloignés, en tant que ces décisions fixent la Russie comme pays de renvoi potentiel, et à demander, dans cette mesure, la réformation de ce jugement.

Sur les conclusions à fin d'injonction :

13. Le présent arrêt, qui se borne à annuler les décisions fixant le pays de destination, en tant que ces décisions fixent la Russie comme pays de renvoi potentiel, n'implique aucune mesure d'exécution particulière. Par suite, il y a lieu de rejeter les conclusions à fin d'injonction présentées par M. A... et Mme B....

Sur les frais liés à l'instance :

14. L'Etat n'étant pas pour l'essentiel la partie perdante dans la présente instance, il n'y a pas lieu, dans les circonstances de l'espèce, de faire droit aux conclusions présentées sur le fondement des articles L. 761-1 du code de justice administrative et 37 alinéa 2 de la loi du 10 juillet 1991 relative à l'aide juridique.

DECIDE :

Article 1er : Les décisions du 12 décembre 2022 fixant le pays à destination duquel M. A... et Mme B... sont susceptibles d'être éloignés, en tant que ces décisions fixent la Russie comme pays de renvoi potentiel, sont annulées.

Article 2 : Le jugement n°s 2300043, 2300044 du 22 mars 2023 de la présidente du tribunal administratif de Pau est réformé en ce qu'il a de contraire à l'article 1er du présent arrêt.

Article 3 : Le surplus des conclusions de la requête de M. A... et Mme B... est rejeté.

Article 4 : Le présent arrêt sera notifié à M. C... A... et Mme D... B... ainsi qu'au ministre de l'intérieur et des outre-mer.

Copie en sera adressée au préfet du Gers.

Délibéré après l'audience du 21 novembre 2023 à laquelle siégeaient :

Mme Bénédicte Martin, présidente,

M. Michaël Kauffmann, premier conseiller,

Mme Pauline Reynaud, première conseillère.

Rendu public par mise à disposition au greffe le 12 décembre 2023.

Le rapporteur,

Michaël Kauffmann La présidente,

Bénédicte MartinLe greffier,

Christophe Pelletier

La République mande et ordonne au ministre de l'intérieur et des outre-mer en ce qui le concerne, et à tous commissaires de justice à ce requis, en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution du présent arrêt.

N° 23BX01760

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Synthèse
Tribunal : Cour administrative d'appel de BORDEAUX
Formation : 4ème chambre
Numéro d'arrêt : 23BX01760
Date de la décision : 12/12/2023
Type de recours : Excès de pouvoir

Composition du Tribunal
Président : Mme MARTIN
Rapporteur ?: M. Michaël KAUFFMANN
Rapporteur public ?: Mme GAY
Avocat(s) : SP AVOCATS

Origine de la décision
Date de l'import : 12/01/2024
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.administrative.appel;arret;2023-12-12;23bx01760 ?
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