Vu la procédure suivante :
Procédure contentieuse antérieure :
M. D... B... a demandé au tribunal administratif de Lille d'annuler l'arrêté du 1er mars 2023 par lequel le préfet du Nord a ordonné son transfert auprès des autorités italiennes pour le traitement de sa demande d'asile.
Par un jugement n° 2302174 du 26 avril 2023, la magistrate désignée par le président du tribunal administratif de Lille a annulé cette décision et a enjoint au préfet du Nord d'enregistrer la demande d'asile de M. B... en procédure normale et de lui délivrer une attestation de demande d'asile en conséquence dans un délai d'un mois à compter de la notification de ce jugement.
Procédure devant la cour :
I. Par une requête enregistrée le 26 mai 2023, sous le n° 23DA00968, le préfet du Nord, représenté par Me Rannou, demande à la cour :
1°) d'annuler le jugement du 26 avril 2023 de la magistrate désignée du tribunal administratif de Lille ;
2°) de rejeter les demandes de première instance de M. B....
Il soutient que :
- son appel est recevable ;
- c'est à tort que la magistrate désignée a considéré qu'il avait entaché son arrêté d'une erreur manifeste d'appréciation en ne mettant pas en œuvre la clause discrétionnaire prévue par les dispositions de l'article 17 du règlement (UE) n° 604/2013 du 26 juin 2013 ; à cet égard, si la situation de vulnérabilité des demandeurs d'asile doit être prise en considération lors de leur prise en charge dans le cadre de la procédure d'identification puis, le cas échéant, dans les modalités d'exécution de la décision de transfert, elle n'emporte pas l'obligation pour l'État membre procédant à la détermination de l'État membre responsable d'examiner leur demande en lieu et place de ce dernier ;
- les autres moyens soulevés devant le tribunal par M. B... ne sont pas fondés.
Par un mémoire en défense enregistré le 29 juin 2023, M. B..., représenté par Me Dewaele, conclut au rejet de la requête et à ce que soit mise à la charge de l'Etat une somme de 2 000 euros sur le fondement des dispositions combinées de l'article L. 761-1 du code de justice administrative et de l'article 37 de la loi du 10 juillet 1991.
Il soutient que :
- la requête du préfet du Nord est tardive et, par suite, irrecevable ;
- c'est à bon droit que la magistrate désignée a annulé l'arrêté pour erreur manifeste d'appréciation, le préfet n'ayant pas, malgré leur situation de vulnérabilité, envisagé de mettre en œuvre l'article 17 du règlement n° 604/2013 (UE) du 26 juin 2013 ;
- la décision de transfert a été signée par une personne qui n'était pas compétente pour ce faire ;
- elle est insuffisamment motivée ;
- elle est entachée d'un défaut d'examen de sa situation personnelle ;
- elle méconnaît les dispositions de l'article 4 du règlement n° 604/2013 (UE) du 26 juin 2013 ;
- elle méconnaît les dispositions de l'article 5 du règlement n° 604/2013 (UE) du 26 juin 2013 ;
- elle est entachée d'une erreur de fait ;
- elle méconnaît les dispositions de l'article 53-1 de la Constitution, de l'article L. 571-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile et de l'article 17 du règlement n° 604/2013 (UE) du 26 juin 2013 et est entachée d'une erreur manifeste d'appréciation dans l'application de ces dernières dispositions ;
- elle méconnaît les stipulations de l'article 3 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
- elle méconnaît les stipulations de l'article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
- elle méconnaît les stipulations du premier paragraphe de l'article 3 de la convention internationale relative aux droits de l'enfant.
II. Par une requête enregistrée le 27 mai 2023 sous le n° 23DA00973, le préfet du Nord représenté par Me Rannou, demande à la cour de prononcer le sursis à exécution du jugement n° 2302174 du tribunal administratif de Lille du 26 avril 2023.
Il soutient que ses moyens d'appel sont sérieux.
Par un mémoire en défense, enregistré le 29 juin 2023, M. B..., représenté par Me Dewaele, conclut au rejet de la requête et à ce qu'une somme de 2 000 euros soit mise à la charge de l'Etat sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative et de l'article 37 de la loi du 10 juillet 1991.
Il soutient qu'aucun des moyens soulevés par le préfet du Nord n'est fondé.
Par une ordonnance du 26 juillet 2023, la clôture d'instruction a été fixée, dans ces deux affaires, au 4 septembre 2023, à 12 heures.
M. B... a été admis au bénéfice de l'aide juridictionnelle totale par une décision du 29 juin 2023.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
- la convention internationale relative aux droits de l'enfant ;
- la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne ;
- le règlement (UE) n° 603/2013 du parlement européen et du conseil du 26 juin 2013 ;
- le règlement (UE) n° 604/2013 du parlement européen et du conseil du 26 juin 2013 ;
- le code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile ;
- la loi n° 91-647 du 10 juillet 1991 ;
- le code de justice administrative.
La présidente de la formation de jugement a dispensé le rapporteur public, sur sa proposition, de prononcer des conclusions à l'audience.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de M. Frédéric Malfoy, premier conseiller,
- et les observations de Me Fourdan pour M. B....
Considérant ce qui suit :
1. M. B..., ressortissant guinéen né le 5 mars 1995, a déposé une demande d'asile enregistrée le 6 décembre 2022 par les services de la préfecture du Nord. A cette occasion, le préfet du Nord, constatant que les empreintes décadactylaires de M. B... avaient été enregistrées en Italie le 30 octobre 2022, a saisi les autorités italiennes d'une demande de reprise en charge le 7 décembre 2022, lesquelles ont fait implicitement connaître leur accord. Par un arrêté du 1er mars 2023, le préfet du Nord a décidé de transférer M. B... aux autorités italiennes. Par un jugement du 26 avril 2023, la magistrate désignée par le président du tribunal administratif de Lille a annulé cet arrêté et a enjoint au préfet du Nord d'enregistrer la demande d'asile de M. B... en procédure normale et de lui délivrer une attestation de demande d'asile dans un délai d'un mois à compter de la notification du jugement. Le préfet du Nord relève appel de ce jugement et demande qu'il soit sursis à son exécution
2. Les requêtes n° 23DA00968 et n° 23DA00973 du préfet du Nord présentent à juger les mêmes questions et ont fait l'objet d'une instruction commune. Il y a lieu de les joindre pour statuer par un même arrêt.
Sur le bien-fondé du jugement :
3. Aux termes de l'article 3 du règlement (UE) n° 604/2013 du 26 juin 2013 " 1. Les États membres examinent toute demande de protection internationale présentée par un ressortissant de pays tiers ou par un apatride sur le territoire de l'un quelconque d'entre eux, y compris à la frontière ou dans une zone de transit. La demande est examinée par un seul État membre, qui est celui que les critères énoncés au chapitre III désignent comme responsable. / (...) Lorsqu'il est impossible de transférer un demandeur vers l'État membre initialement désigné comme responsable parce qu'il y a de sérieuses raisons de croire qu'il existe dans cet État membre des défaillances systémiques dans la procédure d'asile et les conditions d'accueil des demandeurs, qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l'article 4 de la charte des droits fondamentaux de l'Union européenne, l'État membre procédant à la détermination de l'État membre responsable poursuit l'examen des critères énoncés au chapitre III afin d'établir si un autre État membre peut être désigné comme responsable (...) ". Aux termes de l'article 17 du même règlement : " 1. Par dérogation à l'article 3, paragraphe 1, chaque État membre peut décider d'examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le présent règlement. / L'État membre qui décide d'examiner une demande de protection internationale en vertu du présent paragraphe devient l'État membre responsable et assume les obligations qui sont liées à cette responsabilité. (...) ". Enfin, aux termes de l'article L. 571-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile : " Lorsque l'autorité administrative estime que l'examen d'une demande d'asile relève de la compétence d'un autre État qu'elle entend requérir, en application du règlement (UE) n° 604/2013 (...), il est procédé à l'enregistrement de la demande selon les modalités prévues au chapitre I du titre II. Une attestation de demande d'asile est délivrée au demandeur selon les modalités prévues à l'article L. 521-7. Elle mentionne la procédure dont il fait l'objet. Elle est renouvelable durant la procédure de détermination de l'État responsable et, le cas échéant, jusqu'à son transfert effectif à destination de cet État. Le présent article ne fait pas obstacle au droit souverain de l'État d'accorder l'asile à toute personne dont l'examen de la demande relève de la compétence d'un autre État ".
4. Il résulte des dispositions précitées du règlement (UE) n° 604/2013 du 26 juin 2013 que si une demande d'asile est examinée par un seul État membre et qu'en principe cet État est déterminé par application des critères d'examen des demandes d'asile fixés par son chapitre III, dans l'ordre énoncé par ce chapitre, l'application de ces critères est toutefois écartée en cas de mise en œuvre de la clause dérogatoire énoncée au paragraphe 1 de l'article 17 du règlement, qui procède d'une décision prise unilatéralement par un État membre. Cette faculté laissée à chaque Etat membre est discrétionnaire et ne constitue nullement un droit pour les demandeurs d'asile.
5. Par ailleurs, ainsi que l'a jugé la Cour de justice de l'Union européenne dans son arrêt du 16 février 2017, affaire n° C-578/16 PPU, " L'article 4 de la charte des droits fondamentaux de l'Union européenne doit être interprété en ce sens que, même en l'absence de raisons sérieuses de croire à l'existence de défaillance systémiques dans l'État membre responsable de l'examen de la demande d'asile, le transfert d'un demandeur d'asile dans le cadre du règlement n° 604/2013 ne peut être opéré que dans des conditions excluant que ce transfert entraîne un risque réel et avéré que l'intéressé subisse des traitements inhumains ou dégradants, au sens de cet article ". Dans une affaire n° 29217/12 du 4 novembre 2014, Tarakhel c/ Suisse, la Cour européenne des droits de l'homme a relevé que les capacités d'accueil de l'Italie étaient alors localement défaillantes, sans qu'il s'agisse pour autant d'une défaillance systémique. La cour a considéré que cette situation n'empêchait pas l'adoption de décisions de transfert mais obligeait le pays qui envisageait une procédure de remise, lorsqu'elle porte sur une personne particulièrement vulnérable, et notamment s'agissant d'une famille avec de jeunes enfants, de s'assurer au préalable, avant toute exécution matérielle, auprès des autorités italiennes qu'à leur arrivée en Italie les personnes concernées seront notamment accueillies dans des structures et dans des conditions adaptées à l'âge des enfants et que l'unité de la cellule familiale sera préservée.
6. Si l'Italie est un Etat membre de l'Union européenne et partie tant à la convention de Genève du 28 juillet 1951 sur le statut des réfugiés, complétée par le protocole de New York, qu'à la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, il appartient à l'administration d'apprécier dans chaque cas, au vu des pièces qui lui sont soumises et sous le contrôle du juge, si les conditions dans lesquelles un dossier particulier est traité par les autorités de ce pays répondent à l'ensemble des garanties exigées par le respect du droit d'asile.
7. Il ressort des pièces du dossier que M. B... est entré irrégulièrement en France accompagné de son épouse, Mme A..., qui fait l'objet d'une décision de transfert concomitante à destination des autorités italiennes. Ils sont parents d'une petite fille, C... B..., née le 1er février 2023, soit un mois avant la décision contestée. Ainsi, eu égard à l'âge du nourrisson, ils doivent être regardés comme des personnes vulnérables au sens des normes qui régissent l'accueil des personnes demandant la protection internationale. Par ailleurs, alors même que les autorités françaises avaient expressément informé les autorités italiennes de l'état de grossesse de Mme A... dans leur demande de reprise en charge adressée le 7 décembre 2022 puis avaient communiqué à ces mêmes autorités, le 17 février suivant, l'acte de naissance de l'enfant, c'est par un accord implicite que l'Italie a accepté de reprendre en charge Mme A... et M. B..., de sorte que cet accord a été donné sans que l'administration française n'obtienne de précisions sur les conditions spécifiques de prise en charge des intéressés et de leur enfant. A défaut de tout autre élément, et en dépit de l'absence de défaillances systémiques en Italie à la date de la décision attaquée, cette réponse ne permet pas d'estimer que les autorités italiennes ont pris en considération le très jeune âge de l'enfant et prévu, en conséquence, une prise en charge adaptée pour ses parents dès leur arrivée alors que le préfet du Nord n'apporte, en première instance, pas plus qu'en appel, aucune information détaillée et fiable quant à la structure précise de destination, aux conditions matérielles d'hébergement et à la préservation de l'unité familiale. Ainsi, dans les circonstances particulières de l'espèce, en l'absence de garanties que les autorités italiennes assureront des conditions d'accueil et de prise en charge spécifiques adaptées à la situation de particulière vulnérabilité des intéressés, le préfet du Nord, en ne mettant pas en œuvre la clause discrétionnaire prévue par l'article 17 du règlement n° 604/2013 du 26 juin 2013 et en refusant ainsi d'instruire en France la demande d'asile de M. B..., a entaché sa décision d'une erreur manifeste d'appréciation.
8. Il résulte de ce qui précède, sans qu'il soit besoin de statuer sur la fin de non-recevoir opposée par M. B..., que le préfet du Nord n'est pas fondé à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, la magistrate désignée du tribunal administratif de Lille a annulé l'arrêté du 1er mars 2023 portant remise de l'intéressé aux autorités italiennes en vue de l'examen de sa demande d'asile, lui a enjoint d'enregistrer sa demande d'asile en procédure normale et de lui délivrer une attestation de demande d'asile dans un délai d'un mois à compter de la notification du jugement et, enfin, a mis à la charge de l'Etat une somme de 900 euros au titre des articles L. 761-1 du code de justice administrative et 37 de la loi du 10 juillet 1991.
Sur les conclusions à fin de sursis à exécution :
9. Le présent arrêt statue sur les conclusions tendant à l'annulation du jugement du 26 avril 2023 du tribunal administratif de Lille. Par suite, les conclusions de la requête enregistrée sous le n° 23DA00973 du préfet du Nord tendant à ce qu'il soit sursis à l'exécution de ce jugement sont devenues sans objet.
Sur les conclusions présentées sur le fondement des articles L. 761-1 du code de justice administrative et 37 de la loi du 10 juillet 1991 :
10. M. B... a obtenu le bénéfice de l'aide juridictionnelle totale. Par suite, son avocate peut se prévaloir des dispositions des articles L. 761-1 du code de justice administrative et 37 de la loi du 10 juillet 1991. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, et sous réserve que Me Dewaele, avocate de M. B..., renonce à percevoir la somme correspondant à la part contributive de l'Etat, de mettre à la charge de l'Etat le versement à Me Dewaele de la somme de 1 000 euros.
DECIDE :
Article 1er : La requête du préfet du Nord enregistrée sous le n° 23DA00968 est rejetée.
Article 2 : Il n'y a pas lieu de statuer sur les conclusions du préfet du Nord tendant au sursis à exécution du jugement n° 2302174 du 26 avril 2023 du tribunal administratif de Lille.
Article 3 : L'Etat versera à Me Dewaele une somme de 1 000 euros au titre des dispositions du deuxième alinéa de l'article 37 de la loi du 10 juillet 1991, sous réserve que Me Dewaele renonce à percevoir la somme correspondant à la part contributive de l'Etat.
Article 4 : Le présent arrêt sera notifié à M. D... B..., au ministre de l'intérieur et des outre-mer et à Me Dewaele.
Copie en sera adressée pour information au préfet du Nord.
Délibéré après l'audience publique du 17 octobre 2023, à laquelle siégeaient :
- Mme Marie-Pierre Viard, présidente de chambre,
- M. Jean-Marc Guérin-Lebacq, président-assesseur,
- M. Frédéric Malfoy, premier conseiller.
Rendu public par mise à disposition au greffe le 19 octobre 2023.
Le rapporteur,
Signé : F. MalfoyLa présidente,
Signé : M.-P. Viard
La greffière,
Signé : N. Roméro La République mande et ordonne au ministre de l'intérieur et des outre-mer en ce qui le concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution du présent arrêt.
Pour expédition conforme,
La greffière
N. Roméro
2
Nos 23DA00968, 23DA00973