Vu la procédure suivante :
Par une requête, un mémoire en réplique et un nouveau mémoire, enregistrés les 27 mai et 20 décembre 2024 et 13 mai 2025 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, M. A... B... demande au Conseil d'Etat :
1°) d'annuler pour excès de pouvoir le décret du 5 avril 2024 par lequel le Président de la République l'a radié des cadres par mesure disciplinaire ;
2°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 4 000 euros sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
- la Constitution et notamment son Préambule ;
- le code de la défense ;
- le code de procédure pénale ;
- le code de la sécurité intérieure ;
- la décision n° 2025-1137 QPC du Conseil constitutionnel du 30 avril 2025 ;
- le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de Mme Marie Lehman, maîtresse des requêtes en service extraordinaire,
- les conclusions de M. Nicolas Labrune, rapporteur public ;
La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SCP Waquet, Farge, Hazan, Feliers, avocat de M. B... ;
Considérant ce qui suit :
1. M. B..., chef d'escadron de la gendarmerie nationale, demande l'annulation du décret du 5 avril 2024 par lequel le Président de la République a prononcé sa radiation des cadres par mesure disciplinaire pour des faits de harcèlement sexuel et d'agression sexuelle à l'égard de femmes ayant fait partie de son environnement professionnel, les ayant conduites à déposer plainte à son encontre.
Sur le cadre juridique :
2. En premier lieu, d'une part, aux termes de l'article 9 de la Déclaration de 1789 : " Tout homme étant présumé innocent jusqu'à ce qu'il ait été déclaré coupable, s'il est jugé indispensable de l'arrêter, toute rigueur qui ne serait pas nécessaire pour s'assurer de sa personne doit être sévèrement réprimée par la loi ". Il en résulte le principe selon lequel nul n'est tenu de s'accuser, dont découle le droit de se taire. Ces exigences s'appliquent non seulement aux peines prononcées par les juridictions répressives mais aussi à toute sanction ayant le caractère d'une punition. Par une décision n° 2025-1137 QPC du 30 avril 2024, le Conseil constitutionnel a jugé ce principe applicable aux militaires poursuivis disciplinairement sur le fondement de l'article L. 4137-1 du code de la défense.
3. De telles exigences impliquent que l'agent public faisant l'objet d'une procédure disciplinaire ne puisse être entendu sur les manquements qui lui sont reprochés sans qu'il soit préalablement informé du droit qu'il a de se taire. A ce titre, il doit être avisé, avant d'être entendu pour la première fois, qu'il dispose de ce droit pour l'ensemble de la procédure disciplinaire. Dans le cas où l'autorité disciplinaire a déjà engagé une procédure disciplinaire à l'encontre d'un agent et que ce dernier est ensuite entendu dans le cadre d'une enquête administrative diligentée à son endroit, il incombe aux enquêteurs de l'informer du droit qu'il a de se taire. En revanche, sauf détournement de procédure, le droit de se taire ne s'applique ni aux échanges ordinaires avec les agents dans le cadre de l'exercice du pouvoir hiérarchique, ni aux enquêtes et inspections diligentées par l'autorité hiérarchique et par les services d'inspection ou de contrôle, quand bien même ceux-ci sont susceptibles de révéler des manquements commis par un agent.
4. Dans le cas où un agent sanctionné n'a pas été informé du droit qu'il a de se taire alors que cette information était requise en vertu des principes énoncés aux points 2 et 3, cette irrégularité n'est susceptible d'entraîner l'annulation de la sanction prononcée que lorsque, eu égard à la teneur des déclarations de l'agent public et aux autres éléments fondant la sanction, il ressort des pièces du dossier que la sanction infligée repose de manière déterminante sur des propos tenus alors que l'intéressé n'avait pas été informé de ce droit.
5. D'autre part, aux termes de l'article L. 421-4 du code de la sécurité intérieure : " Le statut des militaires de la gendarmerie nationale est régi par le livre Ier de la quatrième partie du code de la défense ". Aux termes du cinquième alinéa de l'article L. 4137-1 du code de la défense : " Le militaire à l'encontre duquel une procédure de sanction est engagée a droit à la communication de son dossier individuel, à l'information par son administration de ce droit, (...) ". L'article L. 4137-3 de ce code dispose que : " Doivent être consultés : / (...) / 3° Un conseil d'enquête avant toute sanction disciplinaire du troisième groupe. / (...) / Un décret en Conseil d'Etat précise la composition et le fonctionnement des conseils mentionnés ci-dessus, ainsi que les règles de la procédure qui leur sont applicables ". L'article L. 4137-4 du même code prévoit que " le ministre de la défense ou les autorités habilitées à cet effet prononcent les sanctions disciplinaires et professionnelles prévues aux articles L. 4137-1 et L. 4137-2, après consultation, s'il y a lieu, de l'un des conseils prévus à l'article L. 4137-3 ". Aux termes du dernier alinéa de l'article R. 4137-17 de ce code : " Le ministre de la défense peut, le cas échéant, ordonner directement la réunion d'un conseil de discipline ou d'un conseil d'enquête lorsque le comportement d'un militaire non encore sanctionné justifierait une sanction du deuxième ou du troisième groupe ". Aux termes de l'article R. 4137-72 du même code : " Au vu de l'ordre d'envoi, la constitution du conseil d'enquête, la nomination de ses membres et la désignation du rapporteur sont effectuées par le ministre de la défense (...). / Cette autorité désigne un rapporteur parmi les officiers de la force armée (...) à laquelle appartient le comparant (...) ". L'article R. 4137-78 de ce code dispose que : " Le rapporteur convoque le comparant et son défenseur. Il (...) recueille leurs explications (...). Le comparant ou son défenseur fait en outre connaître au rapporteur l'identité des personnes qu'il demande à faire entendre par le conseil d'enquête (...) ". Aux termes de l'article R. 4137-81 du même code : " Lors de l'ouverture de la réunion du conseil, le président informe le comparant et son défenseur que le conseil d'enquête émet un avis sur les suites qui lui paraissent devoir être réservées à la procédure disciplinaire engagée. (...) / Le rapporteur donne lecture de son rapport. Le conseil prend ensuite connaissance des renseignements fournis par écrit et entend successivement et séparément les personnes mentionnées à l'article R. 4137-78. Le rapporteur, le comparant et son défenseur ainsi que les membres du conseil peuvent, sous l'autorité du président, leur poser des questions. Les membres du conseil peuvent, sous l'autorité du président, poser des questions au comparant. Le comparant et son défenseur présentent alors leurs observations. En cas d'une intervention postérieure d'un membre du conseil d'enquête ou du rapporteur, le comparant et son défenseur peuvent prendre à nouveau la parole, le comparant s'exprimant en tout état de cause le dernier (...) ". L'article R. 4137-83 de code prévoit que " Le président et les autres membres du conseil ne peuvent s'abstenir et doivent répondre par oui ou par non à chaque question posée. Le vote a lieu à bulletin secret. La majorité forme l'avis du conseil. / L'avis du conseil d'enquête, établi dès la fin de la séance, est signé par tous les membres du conseil et immédiatement envoyé, avec les pièces à l'appui, au ministre de la défense ou à l'autorité militaire habilitée par lui à prononcer la sanction ". Enfin, aux termes de l'article R. 4137-85 du même code : " La décision prise à la suite de l'avis du conseil d'enquête est notifiée par écrit, avec l'avis émis par le conseil, au militaire en cause. Une copie de la décision est transmise au président du conseil ".
6. Enfin, aux termes du premier alinéa de l'article L. 4122-3 du code de la défense : " Le militaire est soumis aux obligations qu'exige l'état militaire conformément au deuxième alinéa de l'article L. 4111-1. Il exerce ses fonctions avec dignité, impartialité, intégrité et probité ", et aux termes de l'article L. 4137-2 du même code : " Les sanctions disciplinaires applicables aux militaires sont réparties en trois groupes : / (...) 3° Les sanctions du troisième groupe sont : / (...) b) La radiation des cadres ou la résiliation du contrat ".
Sur la sanction :
En ce qui concerne la régularité de la procédure disciplinaire :
7. Il ressort des pièces du dossier qu'à la suite d'une plainte déposée contre M. B... pour des faits de harcèlement sexuel, le procureur de la République adjoint près le tribunal judiciaire de Versailles a, le 8 juin 2022, saisi le chef du bureau des enquêtes judiciaires de l'inspection générale de la gendarmerie nationale afin que soit diligentée une enquête à raison de ces faits. A l'issue de cette enquête, M. B... a, le 30 juin 2023, fait l'objet d'un ordre d'envoi direct devant un conseil d'enquête, qui a également désigné le rapporteur auprès de celui-ci. Le rapporteur a procédé, les 9 août, 29 septembre et 6 octobre 2023 à l'audition de M. B..., qui était assisté de sa défenseure. Lors de sa séance du 7 novembre 2023, le conseil d'enquête a de nouveau entendu, après la lecture du rapport du rapporteur puis l'audition des personnes entendues à la demande de M. B... et du président du conseil d'enquête, le requérant, assisté de sa défenseure. Par un avis du 7 novembre 2023, le conseil d'enquête a proposé que soit prononcée à l'encontre de l'intéressé la sanction de retrait de son emploi pour une durée de 12 mois.
8. En premier lieu, il est constant que M. B... n'a pas été informé de son droit de se taire avant d'être entendu par le rapporteur auprès du conseil d'enquête puis par celui-ci. Toutefois, il ressort des pièces du dossier, d'une part, qu'au cours de l'enquête conduite par l'inspection générale de la gendarmerie nationale, M. B... a fait l'objet de deux gardes à vue, à l'occasion desquelles il a été informé, en application des dispositions du code de procédure pénale, de son droit de garder le silence et, d'autre part, que la sanction prononcée à l'encontre du requérant ne se fonde pas de manière déterminante sur les déclarations qu'il aurait faites hors du cadre de ces gardes à vue, en particulier lors de ses auditions par le rapporteur auprès du conseil d'enquête puis par celui-ci. Par suite, le moyen tiré de ce que l'absence de notification à M. B... du droit qu'il avait de se taire lors de son audition devant le conseil d'enquête entacherait d'illégalité la sanction litigieuse doit être écarté.
9. En deuxième lieu, il ne résulte d'aucune disposition du code de la défense ni d'aucun principe que l'avis du conseil d'enquête devrait être motivé. Dans ces conditions, M. B... ne peut utilement soutenir que la procédure serait viciée à raison de l'absence de motivation de cet avis. Au demeurant, la motivation de l'avis du conseil d'enquête résulte des mentions contenues dans le procès-verbal de la séance de ce conseil, qui indique qu'au cours de la séance du 7 novembre 2023, ont été lus l'ordre d'envoi devant le conseil d'enquête et le rapport de clôture de l'enquête, qui contient la transcription détaillée de l'ensemble des débats tenus devant le conseil d'enquête et décrit les opérations de vote à bulletin secret.
En ce qui concerne la proportionnalité de la sanction :
10. Il appartient au juge de l'excès de pouvoir, saisi de moyens en ce sens, de rechercher si les faits reprochés à un agent public ayant fait l'objet d'une sanction disciplinaire constituent des fautes de nature à justifier une sanction et si la sanction retenue est proportionnée à la gravité de ces fautes.
11. Il ressort des pièces du dossier, en particulier des éléments issus de l'enquête conduite par l'inspection générale de la gendarmerie nationale à la demande du procureur de la République adjoint près le tribunal judiciaire de Versailles, que, le 30 mai 2022, une jeune femme réserviste opérationnelle de la gendarmerie nationale a déposé une plainte à l'encontre de M. B... pour des faits, commis entre octobre 2021 et mai 2022, de harcèlement sexuel par une personne abusant de l'autorité que lui confère sa fonction, propos ou comportements à connotation sexuelle imposés de façon répétée, alors que cette jeune femme avait été adressée au bureau protection, prospective et contrôle interne, dont M. B... était alors le chef, pour la prise en charge des suites d'une agression sexuelle dont elle avait précédemment été victime en septembre 2021. Six autres femmes faisant partie de l'environnement professionnel de M. B..., contactées au cours de l'enquête, ont alors également déposé plainte à son encontre pour des faits similaires relevant de comportements de harcèlement sexuel, l'une d'entre elles ayant déposé plainte pour agression sexuelle. Par suite, eu égard à la gravité de ces faits, qui revêtent un caractère fautif et à leur incompatibilité avec les obligations d'un gendarme, et tout particulièrement avec le devoir d'exemplarité qui incombe à un officier supérieur et alors que l'intéressé s'était déjà vu infliger un blâme du ministre, en 2018, pour avoir tenu de façon récurrente des propos misogynes, sexistes, obscènes, racistes et discriminatoires à l'égard de ses subordonnés, l'autorité investie du pouvoir disciplinaire n'a pas, dans les circonstances de l'espèce, au regard du pouvoir d'appréciation dont elle disposait, pris une sanction disproportionnée en lui infligeant la sanction du troisième groupe de radiation des cadres.
12. Il résulte de ce qui précède que M. B... n'est pas fondé à demander l'annulation de la décision qu'il attaque. Ses conclusions présentées au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative ne peuvent, par suite, qu'être rejetées.
D E C I D E :
--------------
Article 1er : La requête de M. B... est rejetée.
Article 2 : La présente décision sera notifiée à M. A... B... et au ministre des armées.