Vu la procédure suivante :
Par un mémoire et un mémoire en réplique, enregistrés les 25 mars et 7 mai 2025 au secrétariat du contentieux du Conseil d'État, l'association " Un cœur, une voix " demande au Conseil d'État, en application de l'article 23-5 de l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 et à l'appui de sa requête tendant, d'une part, à l'annulation de la décision implicite par laquelle le Premier ministre a rejeté sa demande du 27 décembre 2024 tendant à l'abrogation des dispositions réglementaires du code électoral relatives à l'établissement de la liste électorale spéciale en Nouvelle-Calédonie et à l'abrogation, par voie de conséquence, des dispositions se référant à cette liste, d'autre part, à ce qu'il soit enjoint au Premier ministre d'abroger les articles en cause, de renvoyer au Conseil constitutionnel la question de la conformité aux droits et libertés garantis par la Constitution des articles 188 et 189 de la loi organique n° 99-209 du 19 mars 1999 relative à la Nouvelle-Calédonie.
Elle soutient que ces dispositions, applicables au litige, portent atteinte, en tant qu'elles restreignent le corps des électeurs appelés à désigner les membres des assemblées de province et du congrès aux seules personnes inscrites sur une liste électorale spéciale, à l'exclusion de citoyens français durablement installés sur le territoire de Nouvelle-Calédonie et qu'elles privent ces mêmes citoyens exclus de la liste électorale spéciale de la possibilité de consentir librement, par le biais de leurs représentants, aux impôts votés par le congrès de Nouvelle-Calédonie et par les assemblées de province, alors même qu'ils doivent en supporter la charge, d'une part, aux principes d'universalité et d'égalité du suffrage, qui découlent de l'article 3 de la Constitution et de l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789, d'autre part, au principe du libre consentement à l'impôt et au droit de représentation qu'il implique, garantis par l'article 14 de la même Déclaration.
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
- la Constitution, notamment son Préambule et son article 61-1 ;
- la loi constitutionnelle n° 98-610 du 20 juillet 1998 ;
- la loi constitutionnelle n° 2007-237 du 23 février 2007 ;
- l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 ;
- l'accord sur la Nouvelle-Calédonie signé à Nouméa le 5 mai 1998 ;
- la loi organique n° 99-209 du 19 mars 1999 ;
- la décision n° 99-410 DC du 15 mars 1999 ;
- le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de Mme Sophie Delaporte, conseillère d'Etat,
- les conclusions de M. Frédéric Puigserver, rapporteur public ;
La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SARL Matuchansky, Poupot, Valdelièvre, Rameix, avocat de l'association " Un cœur, une voix " ;
Considérant ce qui suit :
1. Aux termes du premier alinéa de l'article 23-5 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel : " Le moyen tiré de ce qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution peut être soulevé, y compris pour la première fois en cassation, à l'occasion d'une instance devant le Conseil d'Etat (...) ". Il résulte des dispositions de ce même article que le Conseil constitutionnel est saisi de la question prioritaire de constitutionnalité à la triple condition que la disposition contestée soit applicable au litige ou à la procédure, qu'elle n'ait pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement des circonstances, et que la question soit nouvelle ou présente un caractère sérieux.
2. D'une part, aux termes de l'article 188 de la loi organique du 19 mars 1999 relative à la Nouvelle-Calédonie : " I. - Le congrès et les assemblées de province sont élus par un corps électoral composé des électeurs satisfaisant à l'une des conditions suivantes : / a) Remplir les conditions pour être inscrits sur les listes électorales de la Nouvelle-Calédonie établies en vue de la consultation du 8 novembre 1998 ; / b) Etre inscrits sur le tableau annexe et domiciliés depuis dix ans en Nouvelle-Calédonie à la date de l'élection au congrès et aux assemblées de province ; / c) Avoir atteint l'âge de la majorité après le 31 octobre 1998 et soit justifier de dix ans de domicile en Nouvelle-Calédonie en 1998, soit avoir eu un de leurs parents remplissant les conditions pour être électeur au scrutin du 8 novembre 1998, soit avoir un de leurs parents inscrit au tableau annexe et justifier d'une durée de domicile de dix ans en Nouvelle-Calédonie à la date de l'élection. / II. - Les périodes passées en dehors de la Nouvelle-Calédonie pour accomplir le service national, pour suivre des études ou une formation ou pour des raisons familiales, professionnelles ou médicales ne sont pas, pour les personnes qui y étaient antérieurement domiciliées, interruptives du délai pris en considération pour apprécier la condition de domicile. " Le I de l'article 189 de la même loi organique dispose que : " I. - Les électeurs remplissant les conditions fixées à l'article 188 sont inscrits sur la liste électorale spéciale à l'élection du congrès et des assemblées de province. Cette liste est dressée à partir de la liste électorale en vigueur et du tableau annexe des électeurs non admis à participer au scrutin ". Les alinéas suivants de l'article 189 définissent les modalités d'établissement de la liste électorale spéciale et du tableau annexe, confié à une commission administrative spéciale mise en place dans chaque bureau de vote. Cette commission inscrit sur la liste électorale spéciale les électeurs remplissant les conditions exigées par l'article 188, soit à leur demande, soit d'office s'agissant des personnes âgées de dix-huit ans à la date de clôture des listes électorales. L'électeur qui fait l'objet d'une radiation ou d'un refus d'inscription ou dont l'inscription est contestée est averti sans frais et peut présenter ses observations. La liste électorale spéciale et le tableau annexe, qui sont permanents, font l'objet d'une révision annuelle. L'inscription est aussi possible en dehors des périodes de révision pour les personnes mentionnées à l'article L. 30 du code électoral et celles qui remplissent en cours d'année les conditions prévues aux b et c du I de l'article 188.
3. D'autre part, la loi constitutionnelle du 23 février 2007 a modifié l'article 77 de la Constitution en y ajoutant un dernier alinéa aux termes duquel : " Pour la définition du corps électoral appelé à élire les membres des assemblées délibérantes de la Nouvelle-Calédonie et des provinces, le tableau auquel se réfèrent l'accord mentionné à l'article 76 et les articles 188 et 189 de la loi organique n° 99-209 du 19 mars 1999 relative à la Nouvelle-Calédonie est le tableau dressé à l'occasion du scrutin prévu audit article 76 et comprenant les personnes non admises à y participer. "
4. En premier lieu, les articles 188 et 189 de la loi organique du 19 mars 1999 relative à la Nouvelle-Calédonie sont applicables au présent litige au sens et pour l'application de l'article 23-5 de l'ordonnance du 7 novembre 1958.
5. En deuxième lieu, si le Conseil constitutionnel a, dans les motifs et le dispositif de sa décision n° 99-410 DC du 15 mars 1999, déclaré les articles 188 et 189 de la loi organique du 19 mars 1999 relative à la Nouvelle-Calédonie conformes à la Constitution, au bénéfice de l'interprétation qu'il a alors donnée de la notion de tableau annexe mentionné au I de l'article 189, la modification de l'article 77 de la Constitution introduite par la loi constitutionnelle du 23 février 2007 constitue un changement de circonstances de droit de nature à justifier un nouvel examen de ces dispositions par le Conseil constitutionnel.
6. En troisième lieu, le moyen tiré de ce que les dispositions contestées portent atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution, notamment aux principes à valeur constitutionnelle d'universalité du suffrage et d'égalité devant le suffrage, soulève une question présentant un caractère nouveau, le Conseil constitutionnel n'ayant pas fait application à ce jour du dernier alinéa de l'article 77 de la Constitution.
7. Il résulte de ce qui précède qu'il y a lieu de renvoyer au Conseil constitutionnel la question prioritaire de constitutionnalité soulevée.
D E C I D E :
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Article 1er : La question de la conformité à la Constitution des articles 188 et 189 de la loi organique du 19 mars 1999 relative à la Nouvelle-Calédonie est renvoyée au Conseil constitutionnel.
Article 2 : il est sursis à statuer sur la requête de l'association " Un cœur, une voix " jusqu'à ce que le Conseil constitutionnel ait tranché la question de constitutionnalité mentionnée à l'article 1er.
Article 3 : La présente décision sera notifiée à l'association " Un cœur, une voix " et au ministre d'Etat, ministre des Outre-mer.
Copie en sera adressée au Premier ministre et au ministre d'Etat, ministre de l'intérieur.
Délibéré à l'issue de la séance du 11 juin 2025 où siégeaient : M. Pierre Collin, président adjoint de la section du contentieux, présidant ; M. Bertrand Dacosta, Mme Anne Egerszegi, présidents de chambre ; M. Nicolas Polge, M. Vincent Daumas, Mme Rozen Noguellou, conseillers d'Etat et Mme Sophie Delaporte, conseillère d'Etat-rapporteure.
Rendu le 24 juin 2025.
Le président :
Signé : M. Pierre Collin
La rapporteure :
Signé : Mme Sophie Delaporte
La secrétaire :
Signé : Mme Magali Méaule