Vu la procédure suivante :
Par une requête sommaire, un mémoire complémentaire et un mémoire en réplique, enregistrés les 21 mars et 24 juin 2024 et le 12 mars 2025 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la Confédération générale du travail Mayotte demande au Conseil d'Etat :
1°) d'annuler pour excès de pouvoir le décret n° 2023-1216 du 20 décembre 2023 portant relèvement du salaire minimum de croissance, en tant qu'il fixe à 8,80 euros l'heure le salaire minimum de croissance applicable à Mayotte ;
2°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 5 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
- la directive (UE) 2022/2041 du Parlement européen et du Conseil du 19 octobre 2022 relative à des salaires minimaux adéquats dans l'Union européenne ;
- le code du travail ;
- la loi n° 2008-1258 du 3 décembre 2008 ;
- l'ordonnance n° 2017-1491 du 25 octobre 2017 ;
- le décret n° 2017-1719 du 20 décembre 2017 ;
- le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de Mme Ariane Piana-Rogez, maîtresse des requêtes,
- les conclusions de M. Thomas Janicot, rapporteur public ;
La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SCP Lyon-Caen, Thiriez, avocat de la Confédération générale du travail Mayotte ;
Considérant ce qui suit :
1. En vertu de l'article L. 3231-2 du code du travail, le salaire minimum de croissance assure aux salariés dont les rémunérations sont les plus faibles la garantie de leur pouvoir d'achat et une participation au développement économique de la nation. Le montant de ce salaire, dont les modalités de fixation figurent aux articles L. 3231-4 à L. 3231-11 du même code, est déterminé, au moins une fois par an, par décret en conseil des ministres en application des articles L. 3231-7 et R. 3231-1 de ce code. A ce titre, d'une part, l'article L. 3231-4 prévoit que : " La garantie du pouvoir d'achat des salariés prévue au 1° de l'article L. 3231-2 est assurée par l'indexation du salaire minimum de croissance sur l'évolution de l'indice national des prix à la consommation institué comme référence par voie réglementaire " et l'article L. 3231-5 que : " Lorsque l'indice national des prix à la consommation atteint un niveau correspondant à une hausse d'au moins 2 % par rapport à l'indice constaté lors de l'établissement du salaire minimum de croissance immédiatement antérieur, le salaire minimum de croissance est relevé dans la même proportion à compter du premier jour du mois qui suit la publication de l'indice entraînant ce relèvement. " D'autre part, l'article L. 3231-6 prévoit que : " La participation des salariés au développement économique de la nation prévue au 2° de l'article L. 3231-2 est assurée, indépendamment de l'application de l'article L. 3231-4, par la fixation du salaire minimum de croissance, chaque année avec effet au 1er janvier. "
2. S'agissant spécifiquement des départements d'outre-mer, l'article L. 3423-1 du code du travail dispose, en particulier, que : " Lorsque le salaire minimum applicable en métropole est relevé en application des articles L. 3231-4 et L. 3231-5, le salaire minimum de Guadeloupe, de Guyane, de Martinique, de Mayotte, de La Réunion, de Saint-Barthélemy et de Saint-Martin est relevé à la même date et dans les mêmes proportions " et l'article L. 3423-2 du même code que : " Le salaire minimum de croissance de Guadeloupe, de Guyane, de Martinique, de Mayotte, de La Réunion, de Saint-Barthélemy et de Saint-Martin est fixé chaque année compte tenu de la situation économique locale telle qu'elle résulte notamment des comptes économiques du département considéré par décret en conseil des ministres. "
3. La Confédération générale du travail Mayotte demande l'annulation pour excès de pouvoir du décret du 20 décembre 2023 portant relèvement du salaire minimum de croissance en tant qu'il fixe à 8,80 euros l'heure le montant du salaire minimum de croissance applicable à Mayotte.
Sur la légalité externe :
4. Le décret annuel en conseil des ministres déterminant le niveau du salaire minimum de croissance prévu aux articles L. 3231-7 et R. 3231-1 du code du travail est adopté à l'issue d'une procédure en deux temps. D'une part, aux termes du I de l'article 24 de la loi du 3 décembre 2008 en faveur des revenus du travail : " Un groupe d'experts se prononce chaque année sur l'évolution du salaire minimum de croissance. / Le rapport qu'il établit à cette occasion est adressé à la Commission nationale de la négociation collective et au Gouvernement. Il est rendu public. / Le Gouvernement remet à la Commission nationale de la négociation collective, préalablement à la fixation annuelle du salaire minimum, une analyse des comptes économiques de la Nation et un rapport sur les conditions économiques générales. Si ce rapport s'écarte de celui établi par le groupe d'experts, le Gouvernement motive par écrit ces différences auprès de la Commission nationale de la négociation collective (...) ". D'autre part, l'article R. 3231-7 du même code dispose que : " (...) 1° La Commission nationale de la négociation collective, de l'emploi et de la formation professionnelle reçoit en temps utile, du Gouvernement, une analyse des comptes économiques de la nation et un rapport sur les conditions économiques générales ; / 2° La commission délibère sur ces éléments et, compte tenu des modifications déjà intervenues en cours d'année, transmet au Gouvernement un avis motivé accompagné d'un rapport relatant, s'il y a lieu, la position de la majorité et celle des minorités. "
5. S'il ressort des pièces du dossier que le rapport établi par le groupe d'expert, qui a été adressé à la Commission nationale de la négociation collective, de l'emploi et de la formation professionnelle en application des dispositions citées au point 4, ne porte pas spécifiquement sur la situation de Mayotte, pas plus au demeurant que sur celle des autres départements d'outre-mer ou de Saint-Barthélemy et Saint-Martin, il n'est toutefois pas contesté que le gouvernement a également transmis à cette Commission, pour qu'elle délibère, un rapport sur l'évolution économique dans les départements et collectivités d'outre-mer comportant notamment, s'agissant de Mayotte, des données relatives au nombre de demandeurs d'emploi, au taux de chômage, à l'emploi, à la conjoncture économique et à l'évolution des revenus et des salaires, de sorte que cette Commission a pu être éclairée sur les conditions économiques de Mayotte. Par suite, le syndicat requérant n'est, en tout état de cause, pas fondé à soutenir que le décret en litige aurait été adopté à l'issue d'une procédure irrégulière, faute pour la Commission nationale de la négociation collective, de l'emploi et de la formation professionnelle de disposer d'informations suffisantes pour se prononcer sur l'évolution du salaire minimum de croissance à Mayotte.
Sur la légalité interne :
6. En premier lieu, l'article L. 3423-2 du code du travail, cité au point 2, disposant que le salaire minimum de croissance applicable à chaque département d'outre-mer ainsi qu'à Saint-Barthélemy et Saint-Martin est fixé chaque année en tenant compte de la situation économique locale, le syndicat requérant ne peut utilement soutenir que le décret en litige porterait une atteinte illégale au principe d'égalité faute qu'il fixe le salaire minimum de croissance au même niveau à Mayotte que dans les autres départements d'outre-mer ou à Saint-Barthélemy et Saint-Martin.
7. En deuxième lieu, si le salaire minimum de croissance applicable à Mayotte est inférieur de 24,5 % à celui applicable en métropole et dans les autres départements d'outre-mer ainsi qu'à Saint-Barthélemy et Saint-Martin, il ressort des pièces du dossier que ce différentiel, qui n'est que de 14 % en montant net compte tenu du différentiel de cotisations sociales applicables à Mayotte, existe depuis le 1er janvier 2018, date à laquelle a été fixé pour la première fois, par le décret du 20 décembre 2017, le niveau du salaire minimum de croissance pour Mayotte à la suite de l'extension à Mayotte de la partie législative du code du travail par l'ordonnance du 25 octobre 2017 visée ci-dessus. En outre, le salaire moyen mesuré à Mayotte est plus de deux fois inférieur au salaire moyen mesuré ailleurs en France, si bien que le salaire minimum applicable à Mayotte représente 77 % du salaire moyen, contre 50 % sur le reste du territoire national, et le taux de chômage s'établissait, à Mayotte, à 34 % en 2022, en hausse de quatre points sur une année. Il en résulte que, contrairement à ce que soutient le syndicat requérant, en se bornant à appliquer au salaire minimum de croissance applicable à Mayotte la revalorisation prévue à l'article L. 3423-1 du code du travail, cité au point 3, sans réduire le différentiel existant entre ce salaire et celui applicable en métropole et dans les autres départements d'outre-mer ainsi qu'à Saint-Barthélemy et Saint-Martin, le pouvoir règlementaire n'a, compte tenu de la situation économique locale, pas entaché le décret litigieux d'erreur manifeste d'appréciation.
8. En troisième lieu, le syndicat requérant invoque la méconnaissance, par le décret attaqué, de plusieurs articles de la directive du Parlement européen et du Conseil du 19 octobre 2022 relative à des salaires minimaux adéquats dans l'Union européenne. Si le délai de transposition de cette directive, fixé au 15 novembre 2024, n'était pas échu à la date d'édiction de ce décret, il ressort de la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne que les autorités nationales ne pouvaient légalement prendre pendant ce délai de transposition des mesures de nature à compromettre sérieusement la réalisation du résultat prescrit par la directive.
9. D'une part, l'article 5 de cette directive prévoit que les Etats membres dans lesquels il existe des salaires minimaux légaux établissent les procédures nécessaires pour la fixation et l'actualisation de ces salaires et impose que " ces procédures de fixation et d'actualisation reposent sur des critères conçus pour contribuer à leur caractère adéquat, dans le but d'atteindre un niveau de vie décent, de diminuer la pauvreté au travail, ainsi que de promouvoir la cohésion sociale et la convergence sociale vers le haut et de réduire l'écart de rémunération entre les femmes et les hommes. " Si le paragraphe 2 de cet article énumère plusieurs éléments devant obligatoirement figurer parmi les critères nationaux pris en compte pour fixer et actualiser ces salaires, son paragraphe 1 laisse aux Etats membres la définition de ces critères et la possibilité de décider de leur poids relatif. En prévoyant que le salaire minimum de croissance de chaque département d'outre-mer est fixé chaque année compte tenu de la situation économique locale telle qu'elle résulte notamment des comptes économiques du département considéré, ce dont il peut résulter que le montant du salaire minimum de croissance applicable à Mayotte diffère de celui applicable en métropole et dans les autres départements d'outre-mer ainsi qu'à Saint-Barthélemy et Saint-Martin, l'article L. 3423-2 du code du travail, sur lequel se fonde en l'espèce le décret attaqué, ne retient pas un critère susceptible de compromettre sérieusement la mise en œuvre de l'article 5 de cette directive.
10. D'autre part, aux termes de l'article 6 de cette directive : " Lorsque les États membres autorisent des taux de salaires minimaux légaux différents pour des catégories spécifiques de travailleurs ou des retenues qui réduisent la rémunération versée à un niveau inférieur à celui du salaire minimum légal concerné, ils veillent à ce que ces variations et retenues respectent les principes de non-discrimination et de proportionnalité, ce dernier comprenant la poursuite d'un objectif légitime. " La prise en compte, dans la fixation du salaire minimum applicable à Mayotte, qui fait partie des régions ultra-périphériques au sens du droit de l'Union européenne, de la situation économique locale répond à un objectif légitime. Pour les motifs exposés au point 9, le montant retenu pour Mayotte n'est ni discriminatoire ni disproportionné au regard de celui applicable en métropole et dans les autres départements d'outre-mer ainsi qu'à Saint-Barthélemy et Saint-Martin. Par suite, le syndicat requérant n'est en tout état de cause pas fondé à soutenir que le décret en litige compromettrait sérieusement la mise en œuvre de l'article 6 de la directive.
11. Enfin, l'article 7 de la directive énonce des obligations relatives à la participation des partenaires sociaux à la fixation et à l'actualisation des salaires minimaux. Il résulte des dispositions citées au point 4 que la fixation annuelle, par le pouvoir réglementaire, du montant du salaire minimum de croissance applicable à chaque département d'outre-mer ainsi qu'à Saint-Barthélemy et Saint-Martin est précédée, comme elle l'a d'ailleurs été en l'espèce, de la consultation de la Commission nationale de la négociation collective, de l'emploi et de la formation professionnelle. L'absence de consultation de la commission consultative du travail instituée auprès du représentant de l'Etat à Mayotte par l'article L. 2621-2 du code du travail ne saurait être de nature à compromettre sérieusement la réalisation du résultat prescrit par l'article 7 de la directive.
12. Il résulte de tout ce qui précède que le syndicat requérant n'est pas fondé à demander l'annulation du décret du 20 décembre 2023 portant relèvement du salaire minimum de croissance, en tant qu'il fixe à 8,80 euros l'heure le salaire minimum de croissance à Mayotte.
Sur les frais de l'instance :
13. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce qu'une somme à verser au syndicat requérant soit mise à la charge de l'Etat, qui n'est pas, dans la présente instance, la partie perdante.
D E C I D E :
--------------
Article 1er : La requête de la Confédération générale du travail Mayotte est rejetée.
Article 2 : La présente décision sera notifiée à la Confédération générale du travail Mayotte, au Premier ministre et à la ministre du travail, de la santé, des solidarités et des familles.
Copie en sera adressée au ministre d'Etat, ministre des outre-mer.
Délibéré à l'issue de la séance du 7 mai 2025 où siégeaient : M. Pierre Collin, président adjoint de la section du contentieux, présidant ; Mme Maud Vialettes, Mme Gaëlle Dumortier, présidentes de chambre ; M. Jean-Luc Nevache, M. Édouard Geffray, Mme Marie-Astrid Nicolazo de Barmon, M. Raphaël Chambon, Mme Isabelle Tison, conseillers d'Etat ; Mme Ariane Piana-Rogez, maîtresse des requêtes-rapporteure.
Rendu le 6 juin 2025.
Le président :
Signé : M. Pierre Collin
La rapporteure :
Signé : Mme Ariane Piana-Rogez
Le secrétaire :
Signé : M. Hervé Herber