Vu la procédure suivante :
La société anonyme Société Générale a demandé au tribunal administratif de Montreuil de prononcer la réduction, à concurrence respectivement de 5 877 038 euros, 193 942 euros et 628 843 euros, des cotisations d'impôt sur les sociétés, de contribution sociale sur cet impôt et de contribution exceptionnelle auxquelles elle a été assujettie au titre de l'exercice clos en 2013. Par un jugement n° 1804038 du 11 février 2021, ce tribunal a rejeté sa demande.
Par un arrêt n° 21PA01850 du 15 décembre 2023, la cour administrative d'appel de Paris a annulé ce jugement, réduit la base d'imposition à l'impôt sur les sociétés à hauteur de 35 262 226 euros au titre de l'exercice clos en 2013, prononcé la décharge des impositions en litige correspondantes et rejeté le surplus des conclusions de l'appel formé par la Société Générale contre le jugement.
Par un pourvoi, un mémoire en réplique et un nouveau mémoire, enregistrés les 13 février et 19 juillet 2024 et le 24 février 2025 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, le ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique demande au Conseil d'Etat d'annuler les articles 1er à 4 de cet arrêt.
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
- le traité sur le fonctionnement de l'Union européenne ;
- la convention signée le 14 avril 1997 entre la France et la Lettonie, en vue d'éviter les doubles impositions et de prévenir l'évasion et la fraude fiscales en matière d'impôts sur le revenu et sur la fortune ;
- le code général des impôts et le livre des procédures fiscales ;
- le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de M. Lionel Ferreira, maître des requêtes,
- les conclusions de Mme Céline Guibé, rapporteure publique ;
La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SARL Matuchansky, Poupot, Valdelièvre, Rameix, avocat de la Société Générale ;
Considérant ce qui suit :
1. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond qu'à la suite d'un contrôle sur pièces de la Société Générale, tête d'un groupe fiscalement intégré, l'administration fiscale a remis en cause l'imputation sur le résultat d'ensemble du groupe, au titre de l'exercice clos en 2013, des pertes, que la société avait estimé définitives, subies par une filiale de droit letton d'une société membre du groupe. Par un jugement du 11 février 2021, le tribunal administratif de Montreuil a rejeté la demande de la Société Générale tendant à la réduction des cotisations d'impôt sur les sociétés, de contribution sociale sur cet impôt et de contribution exceptionnelle auxquelles elle avait été assujettie au titre de l'exercice clos en 2013. Le ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique se pourvoit en cassation contre les articles 1er à 4 de l'arrêt du 15 décembre 2023 par lesquels la cour administrative d'appel de Paris a réduit la base d'imposition à l'impôt sur les sociétés à hauteur de 35 262 226 euros au titre de l'exercice clos en 2013 et prononcé la décharge des impositions correspondantes.
2. Aux termes, d'une part, des dispositions du I de l'article 209 du code général des impôts : " Sous réserve des dispositions de la présente section, les bénéfices passibles de l'impôt sur les sociétés sont déterminés (...) en tenant compte uniquement des bénéfices réalisés dans les entreprises exploitées en France, de ceux mentionnés aux a, e, e bis et e ter du I de l'article 164 B ainsi que de ceux dont l'imposition est attribuée à la France par une convention internationale relative aux doubles impositions.(...) ". Une société dont les résultats sont soumis à l'impôt sur les sociétés en France ne peut, en outre, imputer les pertes subies par une filiale que dans le cadre du régime d'intégration fiscale prévues par les dispositions des articles 223 A et suivants du code général des impôts, lesquelles en réservent le bénéfice aux seules sociétés dont le siège est en France. Ainsi, en vertu de l'article 223 A, une société peut se constituer " seule redevable de l'impôt sur les sociétés dû sur l'ensemble des résultats du groupe formé par elle-même et les sociétés dont elle détient 95 % au moins du capital de manière continue au cours de l'exercice, directement ou indirectement par l'intermédiaire de sociétés ou d'établissements stables membres du groupe (...) ". En vertu du a) du 1 de l'article 223 I : " Les déficits subis par une société du groupe au titre d'exercices antérieurs à son entrée dans le groupe ne sont imputables que sur son bénéfice, dans les limites et conditions prévues au troisième alinéa du I de l'article 209 (...) ". Ces dernières dispositions prévoient que " (...) en cas de déficit subi pendant un exercice, ce déficit est considéré comme une charge de l'exercice suivant et déduit du bénéfice réalisé pendant ledit exercice dans la limite d'un montant de 1 000 000 € majoré de 50 % du montant correspondant au bénéfice imposable dudit exercice excédant ce premier montant. Si ce bénéfice n'est pas suffisant pour que la déduction puisse être intégralement opérée, l'excédent du déficit est reporté dans les mêmes conditions sur les exercices suivants. Il en est de même de la fraction de déficit non admise en déduction en application de la première phrase du présent alinéa ".
3. Aux termes, d'une part, de l'article 49 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne : " (...) les restrictions à la liberté d'établissement des ressortissants d'un État membre dans le territoire d'un autre Etat membre sont interdites. Cette interdiction s'étend également aux restrictions à la création d'agences, de succursales ou de filiales, par les ressortissants d'un Etat membre établis sur le territoire d'un Etat membre (...) ". Aux termes de l'article 54 du même traité : " Les sociétés constituées en conformité de la législation d'un Etat membre et ayant leur siège statutaire, leur administration centrale ou leur principal établissement à l'intérieur de l'Union sont assimilées, pour l'application des dispositions du présent chapitre, aux personnes physiques ressortissantes des États membres (...) ".
4. A l'appui de son pourvoi, le ministre soutient, en se prévalant de l'arrêt de la Cour de justice de l'Union européenne du 25 février 2010 X Holding BV (aff. C-337/08), que la cour administrative d'appel de Paris a méconnu les stipulations de l'article 49 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne en jugeant qu'elles s'opposaient à ce que les dispositions de l'article 223 A du code général des impôts, qui excluent les filiales non-résidentes du champ du régime de l'intégration fiscale, lequel constitue l'unique dispositif national permettant l'imputation sur les résultats d'une société mère de pertes subies par ses filiales, puissent faire obstacle, par principe, à la déduction en France des pertes définitives au sens du point 55 de l'arrêt de la Cour de justice du 13 décembre 2005 Marks et Spencer plc (aff. C-446/03), subies par une filiale non-résidente.
5. D'une part, dans l'arrêt Marks et Spencer plc précité concernant la législation fiscale britannique permettant à la société mère d'un groupe d'opérer, sous certaines conditions, une compensation entre ses bénéfices et les pertes subies par ses filiales à l'exclusion de celles qui n'a ni résidence ni activité économique au Royaume-Uni, la Cour de justice de l'Union européenne a dit pour droit que si les dispositions du traité relatives à la liberté d'établissement ne s'opposent pas à la législation d'un État membre qui exclut de manière générale la possibilité pour une société mère résidente de déduire de son bénéfice imposable des pertes subies dans un autre État membre par une filiale établie sur le territoire de celui-ci alors qu'elle accorde une telle possibilité pour des pertes subies par une filiale résidente, il n'en reste pas moins disproportionné pour l'État de résidence de la société mère d'exclure une telle possibilité lorsque, d'une part, la filiale non résidente a épuisé les possibilités de prise en compte des pertes qui existent dans son État de résidence au titre de l'exercice fiscal concerné par la demande de dégrèvement ainsi que des exercices fiscaux antérieurs et, d'autre part, il n'existe pas de possibilités pour que ces pertes puissent être prises en compte dans son État de résidence au titre des exercices futurs soit par elle-même, soit par un tiers, notamment en cas de cession de la filiale à celui-ci. Cette réserve tenant à l'imputation des pertes définitives des filiales non-résidentes sur le résultat de la société mère résidente a été réaffirmée depuis par la Cour, notamment dans son arrêt du 3 février 2015 Commission c/ Royaume-Uni
(aff. C-172/13).
6. D'autre part, dans son arrêt du 25 février 2010 X Holding BV (aff. C-337/08) concernant le régime d'intégration fiscale néerlandais, après avoir jugé que la situation d'une société mère résidente qui souhaite constituer une entité fiscale unique avec une filiale résidente et celle d'une société mère résidente souhaitant constituer une entité fiscale unique avec une filiale non-résidente étaient, au regard de l'objectif d'un régime d'intégration fiscale, objectivement comparables pour autant que l'une et l'autre cherchent à bénéficier des avantages de ce régime qui permet, notamment, de consolider au niveau de la société mère les bénéfices et les pertes des sociétés intégrées dans l'entité fiscale unique et de conserver aux transactions effectuées au sein du groupe un caractère fiscalement neutre (point 24), la Cour de justice de l'Union européenne a dit pour droit que les articles 49 et 54 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne ne s'opposent pas à la législation d'un État membre qui exclut la possibilité, pour une société mère, de constituer une entité fiscale unique avec une filiale non-résidente au motif que cette restriction à la liberté d'établissement était justifiée par la nécessité de préserver la répartition équilibrée du pouvoir d'imposition entre les États membres.
7. La Cour de justice a indiqué, dans son arrêt du 2 septembre 2015 Groupe Stéria SCA (aff. C-386/14 point 27), qu'elle avait seulement entendu juger dans l'affaire X Holding BV que la condition de résidence était justifiée en tant que condition d'accès à un régime d'intégration fiscale et qu'il ne pouvait être déduit de cet arrêt que toute différence de traitement entre des sociétés appartenant à un groupe fiscalement intégré, d'une part, et des sociétés n'appartenant pas à un tel groupe, d'autre part, était compatible avec l'article 49 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne. Ainsi, selon la Cour, la compatibilité avec la liberté d'établissement des avantages fiscaux à l'intérieur d'un groupe fiscalement intégré autres que le transfert des pertes doit être appréciée de manière distincte.
8. En premier lieu, dans son arrêt du 22 décembre 2022 Finanzamt B contre W AG (aff. C-538/20), la Cour de justice de l'Union européenne a jugé que la situation d'une société résidente détenant un établissement stable non résident n'est pas comparable à celle d'une société résidente détenant un établissement stable résident au regard des mesures prises par l'État membre de résidence en vue de prévenir ou d'atténuer la double imposition des bénéfices et, symétriquement, la double déduction des pertes dans le chef des sociétés résidentes, lorsque cet État membre a renoncé, en vertu d'une convention préventive de double imposition, à exercer son pouvoir d'imposition sur les résultats de l'établissement stable non-résident de la première société, (point 22) et dit pour droit que, dans cette hypothèse, les articles 49 et 54 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne ne s'opposent pas à un régime fiscal d'un État membre en vertu duquel une société résidente de celui-ci ne peut déduire de son bénéfice imposable les pertes définitives subies par son établissement stable situé dans un autre État membre.
9. Eu égard à cet arrêt, rendu pour ce qui concerne les établissements stables, la question se pose de savoir si, d'une part, la circonstance que l'État membre de résidence d'une société à la tête d'un groupe fiscalement intégré a renoncé, en vertu d'une convention préventive de double imposition, à exercer son pouvoir d'imposition sur les résultats de la filiale non-résidente de cette société situé dans un autre Etat membre et, d'autre part, la circonstance que l'Etat de résidence de la société à la tête du groupe fiscalement intégré avait, en vertu de son seul droit national, préalablement à la signature de la convention préventive de double imposition, déjà renoncé à exercer son pouvoir d'imposition sur les résultats de la filiale non-résidente, sont susceptibles, l'une ou l'autre, de remettre en cause le caractère objectivement comparable, retenu au point 24 de l'arrêt X Holding BV, de la situation d'une société mère résidente qui souhaite constituer une entité fiscale unique avec une filiale résidente avec celle d'une société mère résidente souhaitant constituer une entité fiscale unique avec une filiale non-résidente.
10. En second lieu, en cas de réponse négative à la question mentionnée au point 9, dans l'une ou l'autre de ses branches, et donc de confirmation de la solution de comparabilité des situations retenue dans l'arrêt X Holding BV, la question se pose de savoir si l'impossibilité, dans le cadre d'un régime d'intégration fiscale tel que celui prévu aux articles
223 A et suivants du code général des impôts, d'imputer sur le résultat d'ensemble de ce groupe les pertes définitives d'une filiale non-résidente d'une société du groupe constitue l'une des règles de consolidation des bénéfices et des pertes au sein de l'entité fiscale unique et est, à ce seul titre, compatible avec la liberté d'établissement sans qu'il soit besoin d'apprécier la proportionnalité de cette restriction, ainsi qu'il a été jugé dans la décision X Holding BV ou si, au contraire, l'impossibilité d'imputer les pertes définitives d'une filiale non-résidente sur le résultat d'ensemble du groupe doit être regardée comme le refus d'un avantage fiscal distinct des règles de consolidation des bénéfices et des pertes à l'intérieur du groupe, constitutif, par lui-même, d'une restriction disproportionnée, incompatible avec cette liberté par application de la réserve dégagée dans la décision Marks et Spencer plc.
11. Ces questions sont déterminantes pour la solution du litige que doit trancher le Conseil d'Etat et présentent une difficulté sérieuse. Il y a lieu, par suite, d'en saisir la Cour de justice de l'Union européenne en application de l'article 267 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne et, jusqu'à ce que celle-ci se soit prononcée, de surseoir à statuer sur les conclusions présentées par le ministre.
D E C I D E :
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Article 1er : Il est sursis à statuer jusqu'à ce que la Cour de justice de l'Union européenne se soit prononcée sur les questions suivantes :
1°) a) La circonstance que l'Etat de résidence d'une société à la tête d'un groupe fiscalement intégré a renoncé, en vertu des règles de territorialité de l'impôt de son droit national, à exercer son pouvoir d'imposition sur les résultats de la filiale non-résidente de cette société située dans un autre Etat membre est-elle susceptible de remettre en cause le caractère objectivement comparable de la situation d'une société mère résidente qui souhaite constituer une entité fiscale unique avec une filiale résidente avec celle d'une société mère résidente souhaitant constituer une entité fiscale unique avec une filiale non-résidente pour autant que l'une et l'autre cherchent à bénéficier des avantages du régime d'intégration fiscale '
b) La circonstance que l'État membre de résidence d'une société à la tête d'un groupe fiscalement intégré a renoncé, en vertu d'une convention préventive de double imposition, à exercer son pouvoir d'imposition sur les résultats de la filiale non-résidente de cette société située dans un autre Etat membre est-elle susceptible de remettre en cause le caractère objectivement comparable de la situation d'une société mère résidente qui souhaite constituer une entité fiscale unique avec une filiale résidente avec celle d'une société mère résidente souhaitant constituer une entité fiscale unique avec une filiale non-résidente pour autant que l'une et l'autre cherchent à bénéficier des avantages du régime d'intégration fiscale '
2°) En cas de réponse négative à la première question, dans l'une ou l'autre de ses branches, l'impossibilité, dans le cadre d'un régime d'intégration fiscale tel que celui prévu aux articles
223 A et suivants du code général des impôts, d'imputer sur le résultat d'ensemble de ce groupe les pertes définitives d'une filiale non-résidente d'une société du groupe constitue-t-elle l'une des règles de consolidation des bénéfices et des pertes au sein de l'entité fiscale unique compatible, à ce seul titre, avec la liberté d'établissement ou au contraire, une telle impossibilité doit-elle être regardée comme le refus d'un avantage fiscal distinct des règles de consolidation des bénéfices et des pertes à l'intérieur du groupe, constitutif, par lui-même, d'une restriction disproportionnée incompatible avec cette liberté '
Article 2 : La présente décision sera notifiée au ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, à la société anonyme Société Générale et à la Cour de justice de l'Union européenne.
Copie en sera adressée au Premier ministre.
Délibéré à l'issue de la séance du 12 mars 2025 où siégeaient : M. Pierre Collin, président adjoint de la section du contentieux, présidant ; M. Bertrand Dacosta,
Mme Anne Egerszegi, présidents de chambre ; M. Olivier Yeznikian, M. Vincent Daumas,
Mme Rozen Noguellou, M. Nicolas Polge, conseillers d'Etat ; M. Jérôme Goldenberg, conseiller d'Etat en service extraordinaire et M. Lionel Ferreira, maître des requêtes-rapporteur.
Rendu le 15 avril 2025.
Le président :
Signé : M. Pierre Collin
Le rapporteur :
Signé : M. Lionel Ferreira
La secrétaire :
Signé : Mme Nathalie Planchette
La République mande et ordonne au ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique en ce qui le concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.
Pour expédition conforme,
Pour la secrétaire du contentieux, par délégation :