Vu la procédure suivante :
Par une requête sommaire, un mémoire complémentaire et un mémoire en réplique, enregistrés le 7 octobre 2024 et les 7 janvier et 24 février 2025 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, M. A... B... et l'association " Le collectif des citoyens de Mayotte issu du mouvement 2018 " demandent au Conseil d'Etat :
1°) d'annuler pour excès de pouvoir le décret n° 2024-664 du 3 juillet 2024 modifiant le décret n° 2020-377 du 31 mars 2020 relatif à l'exercice dans certains territoires d'outre-mer des professions de médecin, chirurgien-dentiste, sage-femme et pharmacien par des personnes ne remplissant pas les conditions de nationalité et de diplôme normalement applicables ;
2°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 4 500 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
- la Constitution, notamment son Préambule et ses articles 1er, 61-1 et 73 ;
- l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 ;
- le code de la santé publique ;
- la loi n° 2019-774 du 24 juillet 2019 ;
- la loi n° 2023-1268 du 27 décembre 2023 ;
- le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de Mme Carole Hentzgen, auditrice,
- les conclusions de M. Maxime Boutron, rapporteur public ;
La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SCP Lyon-Caen, Thiriez, avocat de M. B... et de l'association " Le collectif des citoyens de Mayotte issu du mouvement 2018 " ;
Considérant ce qui suit :
1. Aux termes de l'article L. 4111-1 du code de la santé publique : " Nul ne peut exercer la profession de médecin, de chirurgien-dentiste ou de sage-femme s'il n'est : / 1° Titulaire d'un diplôme, certificat ou autre titre mentionné aux articles L. 4131-1, L. 4141-3 ou L. 4151-5 ; / 2° De nationalité française, de citoyenneté andorrane ou ressortissant d'un Etat membre de l'Union européenne ou partie à l'accord sur l'Espace économique européen, du Maroc ou de la Tunisie (...) ; / 3° Inscrit à un tableau de l'ordre des médecins, à un tableau de l'ordre des chirurgiens-dentistes ou à un tableau de l'ordre des sages-femmes (...) ".
2. Aux termes du I de l'article L. 4111-2 du même code : " Le ministre chargé de la santé ou, sur délégation, l'autorité compétente désignée par décret en Conseil d'Etat peut, après avis d'une commission nationale, majoritairement composée de professionnels de santé et comprenant notamment des délégués des conseils nationaux des ordres et des organisations nationales des professions intéressées, choisis par ces organismes, autoriser individuellement à exercer les personnes titulaires d'un diplôme, certificat ou autre titre permettant l'exercice, dans le pays d'obtention de ce diplôme, certificat ou titre, de la profession de médecin, dans la spécialité correspondant à la demande d'autorisation, chirurgien-dentiste, le cas échéant dans la spécialité correspondant à la demande d'autorisation, ou de sage-femme. / Ces personnes doivent avoir satisfait à des épreuves anonymes de vérification des connaissances, organisées par profession et, le cas échéant, par spécialité, et justifier d'un niveau suffisant de maîtrise de la langue française. (...) " Il résulte de ces dispositions que le législateur a prévu une procédure dérogatoire aux dispositions citées au point 1 permettant aux praticiens titulaires de diplômes obtenus hors de l'Union européenne (Padhue) d'être autorisés, après avis d'une commission nationale majoritairement composée de professionnels de santé, à exercer en France les professions de médecin, de chirurgien-dentiste ou de sage-femme sous réserve d'avoir satisfait à une épreuve de vérification des connaissances propres à leur profession et, le cas échéant, leur spécialité et de justifier d'un niveau suffisant de langue française.
3. Enfin, aux termes de l'article L. 4131-5 du même code, un dispositif dérogatoire spécifique est mis en œuvre pour certains territoires d'outre-mer : " Par dérogation à l'article L. 4111-1 et jusqu'au 31 décembre 2030, les directeurs généraux des agences régionales de santé de la Guadeloupe, de la Guyane, de la Martinique et de Mayotte ainsi que le représentant de l'Etat à Saint-Pierre-et-Miquelon peuvent autoriser un médecin, un chirurgien-dentiste ou une sage-femme, ressortissant d'un pays autre que ceux mentionnés au 2° du même article L. 4111-1 ou titulaire d'un diplôme de médecine, d'odontologie ou de maïeutique, quel que soit le pays dans lequel ce diplôme a été obtenu, à exercer dans une structure de santé située dans leurs ressorts territoriaux respectifs. Cette autorisation est délivrée par arrêté, pour une durée déterminée, après avis d'une commission territoriale d'autorisation d'exercice, constituée par profession et, le cas échéant, par spécialité. / Une seule commission territoriale d'autorisation d'exercice est constituée pour la Guyane, la Martinique, la Guadeloupe, Mayotte et Saint-Pierre-et-Miquelon. / Le nombre de professionnels autorisés à bénéficier des dispositions du premier alinéa du présent article est fixé par arrêté du ministre chargé de la santé comprenant un nombre de postes, répartis par collectivité, profession et, le cas échéant, par spécialité, établi sur la base de propositions de chacune des agences régionales de santé concernées ou du représentant de l'Etat à Saint-Pierre-et-Miquelon. / Un décret en Conseil d'Etat fixe les conditions de mise en œuvre du présent article notamment : / a) Les modalités d'établissement de l'arrêté fixant le nombre et la répartition territoriale des professionnels autorisés à bénéficier des dispositions du présent article ; / b) La composition et le fonctionnement de la commission territoriale constituée par profession et, le cas échéant, par spécialité ; / c) Les structures de santé au sein desquelles ces professionnels peuvent exercer ; / d) Les modalités de mise en œuvre et de suivi de ces autorisations d'exercice dérogatoires ". Ce dispositif, issu pour l'essentiel de l'article 71 de la loi du 24 juillet 2019 relative à l'organisation et à la transformation du système de santé, a été modifié par l'article 37 de la loi du 27 décembre 2023 qui l'a prolongé jusqu'au 31 décembre 2030, au lieu du 31 décembre 2025, et a étendu son application au département de Mayotte.
4. M. B... et l'association " Le collectif des citoyens de Mayotte issu du mouvement 2018 " demandent l'annulation pour excès de pouvoir du décret du 3 juillet 2024 modifiant le décret du 31 mars 2020 relatif à l'exercice dans certains territoires d'outre-mer des professions de médecin, chirurgien-dentiste, sage-femme et pharmacien par des personnes ne remplissant pas les conditions de nationalité et de diplôme normalement applicables, pris en application de l'article L. 4131-5 du code de la santé publique dans sa dernière rédaction rappelée au point 3. A l'appui de ce recours, ils demandent que soit renvoyée au Conseil constitutionnel la question de la conformité aux droits et libertés garantis par la Constitution des dispositions de cet article, en tant qu'il s'applique à Mayotte.
Sur la question prioritaire de constitutionnalité :
5. D'une part, aux termes du premier alinéa de l'article 23-5 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel : " Le moyen tiré de ce qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution peut être soulevé, y compris pour la première fois en cassation, à l'occasion d'une instance devant le Conseil d'Etat (...) ". Il résulte des dispositions de ce même article que le Conseil constitutionnel est saisi de la question prioritaire de constitutionnalité à la triple condition que la disposition contestée soit applicable au litige ou à la procédure, qu'elle n'ait pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement des circonstances, et que la question soit nouvelle ou présente un caractère sérieux.
6. D'autre part, aux termes de l'article 1er de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 : " Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. (...) ". Aux termes de l'article 6 de la même Déclaration, la loi " doit être la même pour tous, soit qu'elle protège, soit qu'elle punisse ". Aux termes du premier alinéa de l'article 1er de la Constitution : " La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l'égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d'origine, de race ou de religion (...) ". Le principe d'égalité ne s'oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes, ni à ce qu'il déroge à l'égalité pour des raisons d'intérêt général, pourvu que, dans l'un et l'autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l'objet de la loi qui l'établit.
7. Enfin, aux termes du premier alinéa de l'article 73 de la Constitution : " Dans les départements et les régions d'outre-mer, les lois et règlements sont applicables de plein droit. Ils peuvent faire l'objet d'adaptations tenant aux caractéristiques et contraintes particulières de ces collectivités ".
8. Par les dispositions contestées de l'article L. 4131-5 du code de la santé publique citées au point 3, dans leur rédaction issue de la loi du 27 décembre 2023, le législateur a institué une procédure simplifiée d'autorisation de plein exercice spécifique pour certains départements et collectivité d'outre-mer en vue de permettre à des praticiens titulaires de diplômes obtenus hors de l'Union européenne d'exercer en France les professions de médecin, de chirurgien-dentiste ou de sage-femme. Ce dispositif, dérogatoire à la voie d'accès de droit commun prévue à l'article L. 4111-2 du code de la santé publique cité au point 2 et applicable seulement à l'exercice des professions médicales dans les structures de santé des ressorts territoriaux concernés, a pour objectif d'améliorer l'accès aux soins dans certains départements et collectivités d'outre-mer, grâce à une procédure simplifiée d'autorisation d'exercice délivrée par les directeurs généraux des agences régionales de santé, après avis de la commission nationale compétente. Le requérants soutiennent que ces dispositions, en ce qu'elles dispensent les praticiens concernés de certaines obligations, notamment de celle de l'épreuve de vérification des connaissances, méconnaîtraient le principe d'égalité devant la loi garanti par les articles 1er et 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 et 1er de la Constitution en ce qu'elles établiraient une double différence de traitement entre, d'une part, les praticiens exerçant à Mayotte par rapport à ceux qui exercent sur le territoire métropolitain et, d'autre part, les patients pris en charge à Mayotte par rapport au reste de la population française dans la qualité des soins dispensés, qui ne peut être regardée comme justifiée ni par un objectif légitime en rapport avec l'objet de la loi, ni par l'intérêt général.
9. Il ressort cependant des pièces du dossier que le département de Mayotte se caractérise par un besoin important en matière de prise en charge sanitaire de la population, ainsi que l'illustrent la forte progression des maladies chroniques dans le département et le niveau de l'espérance de vie très en-deçà de celui observé en métropole, ce besoin étant accru par la très faible densité médicale à Mayotte et l'éloignement entre ce département et les autres composantes du territoire de la République. Dans ces conditions, il était loisible au législateur, afin de satisfaire les besoins en renforts médicaux à Mayotte, de prévoir que l'autorisation d'exercice des praticiens titulaires de diplômes obtenus hors de l'Union européenne pourrait faire l'objet dans ce département, à l'instar d'autres départements ou collectivités se trouvant dans une situation comparable, de règles différentes de celle qui s'appliquent dans les autres composantes du territoire de la République, eu égard aux caractéristiques et contraintes particulières du département de Mayotte ainsi qu'aux conditions définies par les dispositions contestées pour assurer la qualité des soins prodigués en soumettant l'autorisation d'exercice à l'avis d'une commission territoriale chargée d'évaluer les dossiers déposés en tenant compte des qualifications professionnelles et de l'expérience acquise des candidats. S'il en résulte des différences de traitement, en premier lieu entre les praticiens titulaires de diplômes obtenus hors de l'Union européenne en fonction de leur lieu d'exercice et en second lieu entre les patients selon qu'ils sont pris en charge à Mayotte ou en métropole, ces différences sont justifiées par une différence objective de situation en rapport direct avec l'objet de la loi.
10. Il résulte de ce qui précède que la question soulevée, qui n'est pas nouvelle, ne présente pas un caractère sérieux. Il n'y a dès lors pas lieu de la renvoyer au Conseil constitutionnel.
Sur les autres moyens de la requête :
11. En premier lieu, il ressort des pièces du dossier que le conseil départemental de Mayotte a été saisi le 30 avril 2024 pour avis sur le décret litigieux. Le moyen tiré de ce que le décret attaqué aurait été pris à l'issue d'une procédure irrégulière faute de sa consultation doit, par suite, être écarté.
12. En second lieu, le moyen tiré de ce que, faute d'imposer aux praticiens concernés la réussite aux épreuves de vérification des connaissances, le décret attaqué porterait atteinte au principe d'égalité, est inopérant, cette règle résultant des dispositions législatives dont le décret fait application. Par ailleurs, il ressort des pièces du dossier que les dispositions des articles 2, 3 et 4 du décret attaqué relatives aux conditions de recrutement des praticiens concernés à Mayotte et aux modalités d'instruction des dossiers de candidature par la commission territoriale d'autorisation d'exercice, qui se bornent à tirer les conséquences, pour ces praticiens, d'une différence de situation avec les autres praticiens en rapport avec l'objet de la loi, ne portent aucune atteinte au principe d'égalité.
13. Il résulte de ce qui précède que M. B... et autre ne sont pas fondés à demander l'annulation du décret qu'ils attaquent. Par suite, leur requête doit être rejetée, y compris les conclusions tendant à l'application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
D E C I D E :
--------------
Article 1er : Il n'y a pas lieu de transmettre au Conseil constitutionnel la question prioritaire de constitutionnalité soulevée par M. B... et autre.
Article 2 : La requête de M. B... et autre est rejetée.
Article 3 : La présente décision sera notifiée à M. A... B..., premier dénommé, et à la ministre du travail, de la santé, des solidarités et des familles.
Copie en sera adressée au Conseil constitutionnel, au Premier ministre et au ministre d'Etat, ministre des outre-mer.
Délibéré à l'issue de la séance du 6 mars 2025 où siégeaient : M. Jean-Philippe Mochon, président de chambre, présidant ; M. Alain Seban, conseiller d'Etat et Mme Carole Hentzgen, auditrice-rapporteure.
Rendu le 21 mars 2025.
Le président :
Signé : M. Jean-Philippe Mochon
La rapporteure :
Signé : Mme Carole Hentzgen
La secrétaire :
Signé : Mme Nathalie Pilet