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20/12/2024 | FRANCE | N°489324

France | France, Conseil d'État, 6ème - 5ème chambres réunies, 20 décembre 2024, 489324


Vu la procédure suivante :



Par une requête sommaire, un mémoire complémentaire et un mémoire en réplique, enregistrés les 9 novembre 2023, 16 janvier et 29 avril 2024 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, Mme E... F... demande au Conseil d'Etat :



1°) d'annuler pour excès de pouvoir la décision du 7 septembre 2023 par laquelle le garde des sceaux, ministre de la justice a prononcé à son encontre la sanction d'exclusion temporaire des fonctions de substitute du procureur de la République, pour une durée d'un an,

avec privation totale du traitement, en application du 4° bis de l'article 45 l'ordonn...

Vu la procédure suivante :

Par une requête sommaire, un mémoire complémentaire et un mémoire en réplique, enregistrés les 9 novembre 2023, 16 janvier et 29 avril 2024 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, Mme E... F... demande au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler pour excès de pouvoir la décision du 7 septembre 2023 par laquelle le garde des sceaux, ministre de la justice a prononcé à son encontre la sanction d'exclusion temporaire des fonctions de substitute du procureur de la République, pour une durée d'un an, avec privation totale du traitement, en application du 4° bis de l'article 45 l'ordonnance du 22 décembre 1958 ;

2°) de mettre à la charge de l'Etat le versement de la somme de 5 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle soutient que la décision du 7 septembre 2023 du garde des sceaux, ministre de la justice est entachée :

- de vice de procédure en ce que l'avis de la formation du Conseil supérieur de la magistrature compétente en matière de discipline des magistrats du parquet du 29 juin 2023 sur lequel elle s'appuie a été pris à la suite, d'une part, d'une instruction menée par plusieurs rapporteurs et sans qu'elle ait été entendue par le dernier rapporteur désigné, et, d'autre part, d'une audience et d'un délibéré au cours desquels il n'est pas attesté que le membre du Conseil dont elle a demandé la récusation n'a pas participé au délibéré portant sur sa demande de récusation ;

- d'un défaut de motivation et d'une erreur de droit en ce que le garde des sceaux, ministre de la justice a méconnu sa compétence en se bornant à reprendre les éléments relevés par l'avis du Conseil supérieur de la magistrature ;

- d'une inexactitude matérielle des faits, d'une erreur de droit et d'une erreur de qualification juridique des faits sur les manquements déontologiques retenus ;

- d'une erreur de qualification juridique des faits en ce que la sanction d'exclusion temporaire des fonctions de substitute du procureur de la République, pour une durée d'un an, avec privation totale du traitement est disproportionnée.

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :

- la Constitution ;

- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;

- l'ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958 ;

- la loi organique n° 94-100 du 5 février 1994 ;

- le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de Mme Laëtitia Malleret, maîtresse des requêtes en service extraordinaire,

- les conclusions de M. Nicolas Agnoux, rapporteur public ;

La parole ayant été donnée, après les conclusions, à Me Bardoul, avocat de Mme F... ;

Vu les notes en délibéré, enregistrées le 25 novembre 2024, présentée par Mme F... ;

Considérant ce qui suit :

1. Mme F..., substitute du procureur de la République près le tribunal judiciaire de ..., demande l'annulation pour excès de pouvoir de la décision du 7 septembre 2023 par laquelle le garde des sceaux, ministre de la justice a prononcé à son encontre la sanction d'exclusion temporaire des fonctions de substitute du procureur de la République d'une durée d'un an, avec privation totale de son traitement, prévue au 4° bis de l'article 45 de l'ordonnance du 22 décembre 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature.

2. Aux termes de l'article 65 de la Constitution : " La formation du Conseil supérieur de la magistrature compétente à l'égard des magistrats du parquet donne son avis sur les sanctions disciplinaires qui les concernent. " Aux termes de l'article 59 de l'ordonnance du 22 décembre 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature : " Aucune sanction contre un magistrat du parquet ne peut être prononcée sans l'avis de la formation compétente du Conseil supérieur de la magistrature ". Enfin, aux termes de l'article 65 de cette ordonnance : " La formation compétente du Conseil supérieur de la magistrature émet un avis motivé sur la sanction que les faits reprochés lui paraissent entraîner ; cet avis est transmis au garde des sceaux, ministre de la justice. "

Sur l'avis émis le 29 juin 2023 par le Conseil supérieur de la magistrature :

3. Lorsque le Conseil supérieur de la magistrature, dans sa formation compétente à l'égard des magistrats du parquet, est appelé à connaître de l'éventualité d'infliger une sanction disciplinaire, il ne dispose d'aucun pouvoir de décision et se borne à émettre un avis à l'autorité compétente sur le principe du prononcé d'une sanction disciplinaire et, s'il y a lieu, sur son quantum.

4. Toutefois, sont opérants les moyens tirés de ce que le Conseil supérieur de la magistrature aurait statué dans des conditions qui ne respecteraient pas les principes d'impartialité et des droits de la défense.

5. En premier lieu, aux termes du premier alinéa de l'article 63 de l'ordonnance du 22 décembre 1958, dans sa version applicable en l'espèce : " Le Conseil supérieur de la magistrature est saisi par la dénonciation des faits motivant les poursuites disciplinaires que lui adresse le garde des sceaux, ministre de la justice. " Aux termes du deuxième alinéa de l'article 63-3 de cette ordonnance : " Le président de la formation de discipline désigne, en qualité de rapporteur, un membre de cette formation. Il le charge, s'il y a lieu, de procéder à une enquête ". Aux termes du premier alinéa de son article 52, " Au cours de l'enquête, le rapporteur entend ou fait entendre le magistrat mis en cause par un magistrat d'un rang au moins égal à celui de ce dernier ". Enfin, l'article 55 prévoit que " Le magistrat a droit à la communication de son dossier, de toutes les pièces de l'enquête et du rapport établi par le rapporteur ".

6. Il ressort des pièces du dossier que le président de la formation compétente du Conseil supérieur de la magistrature a désigné comme rapporteure Mme C... le 21 février 2022, puis par une décision du 28 mars 2022 a déchargé Mme C... de ses fonctions au profit de Mme B..., qui a procédé à l'audition de Mme F.... A la suite du renouvellement de la composition du Conseil supérieur de la magistrature, M. A... a été désigné comme rapporteur le 14 février 2023, puis, par décision du 18 avril 2023 un second rapporteur a été désigné en la personne de M. D.... Les deux rapporteurs ont adressé un rapport à la formation disciplinaire compétente pour les magistrats du parquet le 11 mai 2023.

7. Les dispositions applicables à la discipline des magistrats, citées au point 5, ne font pas obstacle à ce que plusieurs rapporteurs soient désignés par le président de la formation disciplinaire, en particulier lorsque la complexité de l'affaire le justifie. La circonstance que deux rapporteurs aient été désignés dans la procédure ayant conduit le Conseil supérieur de la magistrature à émettre son avis sur le cas de Mme F... n'est pas, par elle-même, de nature à établir qu'il aurait statué en méconnaissance des droits de la défense.

8. En outre, lorsqu'un membre du Conseil supérieur de la magistrature, désigné en qualité de rapporteur par le président de la formation de discipline, est remplacé par un autre membre après le renouvellement du Conseil, aucune disposition législative ou réglementaire ni aucun principe n'impose au nouveau rapporteur de reprendre l'instruction de l'affaire depuis l'origine. En l'espèce, il ressort des pièces du dossier que Mme F... a été auditionnée par Mme B..., alors désignée comme rapporteure avant le renouvellement du Conseil supérieur de la magistrature, et que le rapport établi par M. A... et M. D... s'appuie sur le compte-rendu de l'audition conduite par Mme B..., qu'il cite à de nombreuses reprises. Alors que l'article 52 de l'ordonnance du 22 décembre 1958 prévoit que l'audition du magistrat mis en cause peut être conduite par une autre personne que le rapporteur, la circonstance que les rapporteurs désignés après le renouvellement du Conseil n'aient pas procédé à une nouvelle audition de l'intéressée n'est pas constitutive d'une irrégularité, pas davantage que celle qu'un des nouveaux rapporteurs désignés ait auditionné d'autres personnes.

9. Enfin, le Conseil supérieur de la magistrature, lorsqu'il rend un avis en matière disciplinaire, peut légalement, sous réserve que soient respectés les droits de la défense, connaître de l'ensemble du comportement du magistrat concerné et n'est pas tenu de limiter son examen aux seuls faits qui ont été initialement portés à sa connaissance. Par suite, contrairement à ce qui est soutenu, la circonstance que le Conseil supérieur de la magistrature ait pris en compte des faits non contenus dans la partie relative aux qualifications de la saisine adressée au Conseil supérieur de la magistrature par le garde des sceaux, ministre de la justice, tout en étant mentionnés dans la partie de la saisine consacrée aux faits, n'est pas de nature à entacher d'irrégularité la procédure suivie, dès lors que Mme F... a été mise à même de les discuter avant que l'avis ne soit rendu.

10. En second lieu, aux termes du premier alinéa de l'article 10-2 de la loi organique du 5 février 1994 : " Aucun membre du Conseil supérieur ne peut délibérer ni procéder à des actes préparatoires lorsque sa présence ou sa participation pourrait entacher d'un doute l'impartialité de la décision rendue. "

11. Si le Conseil supérieur de la magistrature, lorsqu'il statue comme conseil de discipline des magistrats du siège, a le caractère d'une juridiction administrative devant laquelle doivent être observées les règles générales de procédure dont l'application n'est pas incompatible avec son organisation ou n'a pas été écartée par une disposition expresse, au nombre desquelles sont comprises les règles qui régissent la récusation, le Conseil supérieur de la magistrature, dans sa formation compétente à l'égard des magistrats du parquet, lorsqu'il est appelé à connaître de l'éventualité d'infliger une sanction disciplinaire à un magistrat du parquet, ne présente pas le caractère d'une juridiction. Il doit néanmoins s'assurer que l'impartialité de l'avis qu'il rend sur une éventuelle sanction ne puisse être entachée d'un doute par la présence ou la participation d'un de ses membres.

12. En l'espèce, si Mme F... a mis en cause l'impartialité d'un membre du Conseil supérieur de la magistrature appelé à délibérer sur la demande d'avis la concernant, en se fondant sur la circonstance que ce membre était membre fondateur d'une association dont seraient également membres tant la requérante que l'avocat lié aux faits qui lui sont reprochés, il ressort des pièces du dossier, comme l'indique l'avis du Conseil supérieur de la magistrature, que ce membre du Conseil supérieur de la magistrature avait quitté cette association bien avant l'adhésion de Mme F... et avant celle de cet avocat. Les éléments avancés par Mme F... ne sont, par suite, pas de nature à faire naître un doute quant à l'impartialité de l'avis émis. Les moyens tirés de l'irrégularité de l'avis rendu par le Conseil supérieur de la magistrature doivent, dès lors, être écartés.

Sur la décision du garde des sceaux, ministre de la justice :

13. Il appartient au garde des sceaux, ministre de la justice d'exercer son pouvoir disciplinaire pour, s'il estime qu'une faute peut être reprochée à un magistrat, déterminer, tant au vu de l'avis du Conseil supérieur de la magistrature que de l'ensemble des circonstances de l'affaire, celle des sanctions figurant à l'article 45 de l'ordonnance du 22 décembre 1958 qui lui paraît devoir être infligée.

14. Il ressort des termes de la décision du ministre, qui est suffisamment motivée, que celui-ci, s'il se réfère à l'avis du Conseil supérieur de la magistrature, ne s'est pas estimé lié par la position prise par le Conseil mais a formulé sa propre appréciation sur les faits de l'espèce. Le ministre n'a ainsi nullement renoncé à exercer le pouvoir d'appréciation qu'il lui appartient de mettre en œuvre en application de la Constitution et de l'ordonnance du 22 décembre 1958. Il suit de là que Mme F... n'est pas fondée à soutenir que le ministre aurait méconnu l'étendue de sa compétence et entaché sa décision d'erreur de droit.

15. Aux termes du premier alinéa de l'article 43 de l'ordonnance du 22 décembre 1958, dans sa rédaction applicable en l'espèce : " Tout manquement par un magistrat aux devoirs de son état, à l'honneur, à la délicatesse ou à la dignité constitue une faute disciplinaire ". Aux termes de l'article 45 de la même ordonnance, dans sa version applicable : " Les sanctions disciplinaires applicables aux magistrats sont : (...) 4° bis L'exclusion temporaire de fonctions pour une durée maximum d'un an, avec privation totale ou partielle du traitement ".

16. Le magistrat se doit de respecter ses obligations professionnelles, mais aussi de s'abstenir de comportements qui, incompatibles avec l'exercice de ses fonctions, peuvent jeter sur elles le discrédit.

17. Il ressort des pièces du dossier que, pour prononcer la sanction en cause, le garde des sceaux a retenu en particulier que la magistrate avait, à la suite du conflit personnel qui l'opposait à un avocat qui avait été son conseil dans une précédente affaire disciplinaire la concernant, saisi le bâtonnier à l'encontre de cet avocat de faits graves qu'elle savait non caractérisés, en mettant en exergue sa qualité de magistrate, et alors que sa plainte était de nature purement privée. Le garde des sceaux a également retenu que Mme F... avait signé, en qualité de magistrate, une attestation de compétence concernant ce même avocat en vue de son intégration directe dans la magistrature, qui n'avait été établie qu'en vue de satisfaire son bénéficiaire. Si elle fait valoir sa décision ultérieure de retirer cette attestation, cette circonstance n'est pas de nature à faire obstacle à la caractérisation d'un manquement déontologique. Le garde des sceaux a retenu en outre que l'intéressée avait, en sa qualité de substitut du procureur, décidé de procéder à une citation directe à l'encontre de ce même avocat pour des chefs de menaces sur magistrat, et de harcèlement, sans en aviser formellement son supérieur hiérarchique, qui a indiqué, dans son audition devant l'inspection générale de la justice, en avoir appris l'existence par un article de presse. Enfin, le garde des sceaux a retenu que Mme F... avait accédé à l'applicatif Cassiopée, relatif aux plaintes pénales et à leur instruction, s'agissant de la procédure l'opposant à titre personnel au même avocat ainsi qu'à des procédures concernant cet avocat et celle qui était alors sa compagne, alors que la consultation de telles informations est réservée, comme le précise l'article R. 15-33-66-8 du code de procédure pénale, aux seules nécessités liées au traitement des infractions ou des procédures dont les magistrats sont saisis.

18. D'une part, c'est à bon droit que le garde des sceaux, ministre de la justice a regardé ces agissements comme constitutifs de fautes de nature à justifier une sanction disciplinaire.

19. D'autre part, eu égard à la gravité des manquements commis, leur répétition, leur diversité et la continuité dans laquelle ils s'inscrivaient, le garde des sceaux, ministre de la justice n'a pas, en infligeant à l'encontre de Mme F... une exclusion temporaire des fonctions de substitute du procureur de la République d'une durée d'un an, avec privation totale de son traitement, prononcé une sanction disproportionnée.

20. Il résulte de tout ce qui précède que Mme F... n'est pas fondée à demander l'annulation de la sanction qui lui a été infligée. Ses conclusions présentées au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative ne peuvent, en conséquence, qu'être rejetées.

D E C I D E :

--------------

Article 1er : La requête de Mme F... est rejetée.

Article 2 : La présente décision sera notifiée à Mme E... F... et au garde des sceaux, ministre de la justice.

Délibéré à l'issue de la séance du 22 novembre 2024 où siégeaient : M. Jacques-Henri Stahl, président adjoint de la section du contentieux, présidant ; Mme Isabelle de Silva, M. Jean-Philippe Mochon, présidents de chambre ; M. Alain Seban, Mme Laurence Helmlinger, M. Cyril Roger-Lacan, M. Laurent Cabrera, M. Stéphane Hoynck, conseillers d'Etat et Mme Laëtitia Malleret, maîtresse des requêtes en service extraordinaire-rapporteure.

Rendu le 20 décembre 2024.

Le président :

Signé : M. Jacques-Henri Stahl

La rapporteure :

Signé : Mme Laëtitia Malleret

La secrétaire :

Signé : Mme Marie-Adeline Allain


Synthèse
Formation : 6ème - 5ème chambres réunies
Numéro d'arrêt : 489324
Date de la décision : 20/12/2024
Type de recours : Excès de pouvoir

Publications
Proposition de citation : CE, 20 déc. 2024, n° 489324
Composition du Tribunal
Rapporteur ?: Mme Laëtitia Malleret
Rapporteur public ?: M. Nicolas Agnoux
Avocat(s) : BARDOUL

Origine de la décision
Date de l'import : 25/12/2024
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant ECLI : ECLI:FR:CE:2024:489324.20241220
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