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13/12/2024 | FRANCE | N°489595

France | France, Conseil d'État, 6ème - 5ème chambres réunies, 13 décembre 2024, 489595


Vu la procédure suivante :



Par une requête et un mémoire en réplique, enregistrés le 22 novembre 2023 et le 17 mai 2024 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, Mme B... A... demande au Conseil d'Etat :



1°) d'annuler pour excès de pouvoir l'avis non conforme émis le 26 octobre 2023 par le Conseil supérieur de la magistrature, dans sa formation compétente à l'égard des magistrats du siège, sur sa nomination au tribunal judiciaire d'Alès (Gard);



2°) de procéder à la reconstitution de

sa carrière et de la rétablir dans ses droits à pension ;



3°) de mettre à la charg...

Vu la procédure suivante :

Par une requête et un mémoire en réplique, enregistrés le 22 novembre 2023 et le 17 mai 2024 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, Mme B... A... demande au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler pour excès de pouvoir l'avis non conforme émis le 26 octobre 2023 par le Conseil supérieur de la magistrature, dans sa formation compétente à l'égard des magistrats du siège, sur sa nomination au tribunal judiciaire d'Alès (Gard);

2°) de procéder à la reconstitution de sa carrière et de la rétablir dans ses droits à pension ;

3°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 3 500 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :

- la Constitution ;

- l'ordonnance n°58-1270 du 22 décembre 1958 ;

- le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de Mme Pauline Hot, maîtresse des requêtes,

- les conclusions de Mme Maïlys Lange, rapporteure publique ;

La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SCP Sevaux, Mathonnet, avocat de Mme A... ;

Considérant ce qui suit :

1. Le Syndicat de la magistrature justifie, eu égard à la nature et l'objet du litige, d'un intérêt suffisant pour intervenir au soutien de la requête de Mme A.... Par suite, son intervention est recevable.

2. Aux termes de l'article 65 de la Constitution : " Le Conseil supérieur de la magistrature comprend une formation compétente à l'égard des magistrats du siège (...). La formation du Conseil supérieur de la magistrature compétente à l'égard des magistrats du siège fait des propositions pour les nominations des magistrats du siège à la Cour de cassation, pour celles de premier président de cour d'appel et pour celles de président de tribunal de grande instance. Les autres magistrats du siège sont nommés sur son avis conforme. (...) "

3. Aux termes de l'article 26 de l'ordonnance du 22 décembre 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature : " Le Président de la République nomme les auditeurs de justice aux postes du second degré de la hiérarchie judiciaire sur les propositions du garde des sceaux, ministre de la justice. / Suivant leur rang de classement, à l'exclusion des fonctions visées par les réserves du jury prévues à l'article 21 et en fonction de la liste qui leur est proposée, les auditeurs font connaître au garde des sceaux, ministre de la justice, le poste auquel ils souhaitent être nommés (...) ".

4. En vertu de l'article 67 de cette ordonnance, dans sa rédaction issue de la loi organique du 25 février 1992, applicable au litige et ultérieurement modifiée par la loi du 20 novembre 2023 relative à l'ouverture, à la modernisation et à la responsabilité du corps judiciaire : Tout magistrat est placé dans l'une des positions suivantes : " 1° En activité ; 2° En service détaché ; 3° En disponibilité ; 4° Sous les drapeaux ; 5° En congé parental (...) ".

5. Aux termes de l'article 72-3 de la même ordonnance, dans sa rédaction issue de la loi organique du 23 mars 2019, telle qu'applicable en l'espèce avant sa modification par la loi du 20 novembre 2023 à l'ouverture, à la modernisation et à la responsabilité du corps judiciaire : " La réintégration des magistrats précédemment placés en position de congé parental est prononcée conformément aux articles 28, 37 et 38. / Six mois au plus tard avant l'expiration du congé parental, le magistrat concerné fait connaître au garde des sceaux, ministre de la justice, sa décision de solliciter le renouvellement de cette position ou de réintégrer le corps judiciaire. / Dans les cas où le renouvellement n'est pas sollicité par le magistrat ou est refusé par le garde des sceaux, ministre de la justice, et au plus tard cinq mois avant l'expiration du congé parental, le magistrat fait connaître au garde des sceaux, ministre de la justice, au moins trois choix d'affectation dans trois juridictions différentes. (...) / Quatre mois au plus tard avant l'expiration du congé parental, le garde des sceaux, ministre de la justice, peut inviter le magistrat à présenter trois demandes supplémentaires d'affectation dans trois autres juridictions appartenant à des ressorts de cour d'appel différents, dans les conditions prévues au troisième alinéa du présent article. / A l'expiration du congé parental, le magistrat est réintégré immédiatement dans le corps judiciaire et nommé, sans préjudice du sixième alinéa, dans l'une des fonctions qui ont fait l'objet de ses demandes dans les conditions prévues au troisième alinéa et, le cas échéant, au quatrième alinéa. / Si le magistrat n'a pas exprimé de demande dans les conditions prévues au troisième alinéa et, le cas échéant, au quatrième alinéa, ou si aucune des demandes ainsi formulées ne peut être satisfaite, le garde des sceaux, ministre de la justice, propose au magistrat concerné une affectation dans trois juridictions. A défaut d'acceptation dans le délai d'un mois, le magistrat est, à l'expiration du congé parental, nommé dans l'une de ces juridictions aux fonctions qui lui ont été proposées. / Les troisième à sixième alinéas s'appliquent aux magistrats qui sollicitent leur réintégration à l'issue d'un congé parental sans préjudice de leur droit à recevoir une affectation dans la juridiction dans laquelle ils exerçaient précédemment leurs fonctions, le cas échéant, en surnombre de l'effectif budgétaire du grade auquel appartient le magistrat et, s'il y a lieu, en surnombre de l'effectif organique de la juridiction. L'intéressé est nommé au premier poste correspondant aux fonctions exercées dont la vacance survient dans la juridiction où il a été nommé en surnombre. "

6. Il résulte de ces dernières dispositions, dans leur rédaction applicable au litige, c'est-à-dire dans leur rédaction antérieure à la loi organique du 20 novembre 2023, que le magistrat qui souhaitait être réintégré dans le corps judiciaire à la fin de la durée de son congé parental était en droit de recevoir une affectation dans la juridiction dans laquelle il exerçait précédemment ses fonctions, le cas échéant, en surnombre de l'effectif budgétaire du grade auquel il appartient et, s'il y a lieu, en surnombre de l'effectif organique de la juridiction. Il n'était toutefois pas tenu, aux termes de ces dispositions dans leur version alors applicable, de demander sa réaffectation dans sa juridiction d'origine. Dans l'hypothèse où il ne demandait pas à être réaffecté dans cette juridiction, il présentait alors, au plus tard cinq mois avant la fin de son congé, trois choix d'affectation dans trois juridictions différentes. Le garde des sceaux pouvait l'inviter à présenter trois demandes supplémentaires dans trois autres juridictions appartenant à des ressorts de cour d'appel différents. Le magistrat était nommé dans l'une des juridictions de son choix, ou, si c'était impossible, dans une des trois juridictions qui lui étaient alors proposées par le garde des sceaux.

7. Il ressort des pièces du dossier que Mme B... A..., auditrice de justice, a eu un enfant né le 28 avril 2023, au cours de sa formation à l'Ecole nationale de la magistrature. Désireuse de bénéficier d'un congé parental à l'issue de sa scolarité, elle s'est rapprochée de la direction des services judiciaires, chargée de la gestion des carrières des magistrats au sein du ministère de la justice, qui lui a indiqué que son placement en congé parental libérerait le poste qu'elle aurait choisi à l'issue de sa formation à l'Ecole et que sa réintégration s'effectuerait à l'issue du congé selon les modalités prévues par les dispositions de l'article 72-3 de l'ordonnance organique du 22 décembre 1958. Au terme de son congé de maternité, le 3 juillet 2023, Mme A... a achevé sa scolarité à l'Ecole nationale de la magistrature. Par décret du Président de la République du 31 juillet 2023, elle a été nommée, en application de l'article 26 de l'ordonnance organique, et à compter du 1er septembre 2023, comme juge placé auprès du premier président de la cour d'appel d'Amiens, poste qu'elle avait choisi, en fonction de son rang de classement, parmi ceux proposés aux auditeurs de justice de sa promotion. Elle n'a toutefois pas occupé ce poste, ayant été placée, à sa demande, en congé parental pour une durée de deux mois à compter du 1er septembre 2023. Dans la perspective de sa réintégration, elle a présenté, conformément à l'article 72-3 de l'ordonnance organique, trois choix d'affectation, respectivement comme juge aux tribunaux judiciaires d'Alès, d'Auxerre et de Montpellier. Le garde des sceaux, ministre de la justice, a proposé sa nomination au tribunal judiciaire d'Alès à la formation compétente à l'égard des magistrats du siège du Conseil supérieur de la magistrature, conformément aux dispositions de l'article 65 de la Constitution. Le 26 octobre 2023, le Conseil supérieur de la magistrature a toutefois émis, sur ce projet de nomination, un avis non conforme, dont Mme A... demande l'annulation pour excès de pouvoir.

8. Pour émettre un avis non conforme à la nomination de la requérante au poste de juge au tribunal judiciaire d'Alès, le Conseil supérieur de la magistrature a considéré que le fait, pour la requérante, de solliciter, de façon répétée, un congé parental de très courte durée puis de demander, sans avoir jamais rejoint le poste qu'elle s'était engagée à occuper à l'issue de sa scolarité à l'Ecole nationale de la magistrature, sa réintégration sur un autre poste constituait une fraude à la loi. Le Conseil a par ailleurs invité dans son avis de la direction des services judiciaires à faire application des dispositions de l'article 72-3 de l'ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958, notamment de son dernier alinéa qui prévoit une priorité de réintégration du magistrat en congé parental sur le poste précédemment exercé.

9. En premier lieu, il résulte, ainsi qu'il a été dit au point 6, des dispositions de l'article 72-3 de l'ordonnance organique du 22 décembre 1958, alors applicables, que si Mme A... disposait d'un droit à être réintégrée dans l'emploi dans lequel elle avait été nommée à Amiens, ces dispositions ne permettaient pas de lui imposer d'être réintégrée dans cet emploi. Par suite, Mme A... est fondée à soutenir que l'avis qu'elle attaque ne pouvait légalement retenir qu'il y avait lieu, en priorité, de la réintégrer dans cet emploi.

10. En deuxième lieu, si l'obtention du congé parental demandé par Mme A... a eu pour conséquence qu'elle n'a pas effectivement pris ses fonctions à Amiens dans l'emploi où elle avait été nommée à l'issue de sa scolarité à l'Ecole nationale de la magistrature et si elle a postulé, à l'issue du congé parental, sur un poste à Alès, il ressort des pièces du dossier que l'intéressée s'est conformée aux indications qui lui ont été données par la direction des services judiciaires, que le congé parental, dont la courte durée initiale était, selon la requérante, liée à des contraintes financières, a été renouvelé une première fois sur la suggestion de l'administration, soucieuse de placer l'intéressée dans l'une des positions statutaires prévues par les dispositions de l'article 67 de l'ordonnance du 22 décembre 1958, dans l'attente de l'aboutissement de la procédure de réintégration. Dans les circonstances de l'espèce, Mme A... ne peut être regardée comme ayant délibérément cherché à contourner les règles applicables. Elle est, par suite, fondée à soutenir que l'avis contesté a inexactement apprécié les faits de l'espèce en retenant l'existence d'une fraude à la loi.

11. En troisième lieu, l'administration peut faire valoir devant le juge de l'excès de pouvoir que la décision dont l'annulation est demandée est légalement justifiée par un motif, de droit ou de fait, autre que celui initialement indiqué, mais également fondé sur la situation existant à la date de cette décision. A ce titre, le garde des sceaux, dans son mémoire en défense, et le Conseil supérieur de la magistrature, dans ses observations, demandent au Conseil d'Etat de substituer aux motifs retenus par l'avis attaqué un nouveau motif tiré de ce que la nomination de Mme A... à Alès était susceptible de porter atteinte à l'égalité de traitement de l'ensemble des auditeurs de justice de la promotion de la requérante, qui n'ont pas pu choisir un poste dans ce tribunal dans le cadre de la procédure d'affectation des auditeurs de justice à l'issue de l'Ecole nationale de la magistrature prévue par l'article 26 de l'ordonnance organique du 22 décembre 1958, et qu'elle dérogeait aux lignes directrices de gestion qui prévoient une durée d'affectation minimale de trois ans dans les fonctions, sans être justifiée par sa situation familiale, ni par l'intérêt du service.

12. Toutefois, dès lors que Mme A... a été placée en position de congé parental, sa réintégration à l'issue de ce congé était exclusivement régie par les dispositions de l'article 72-3 de l'ordonnance organique du 22 décembre 1958 alors applicables, sans qu'ait d'incidence sur l'application de ces dispositions la circonstance que l'intéressée avait été nommée avant ce congé dans un emploi en application des dispositions régissant la nomination des auditeurs de justice à l'issue de la scolarité à l'Ecole nationale de la magistrature. Par suite, la demande de substitution de motifs ne peut être accueillie.

13. Il résulte de ce qui précède que Mme A... est fondée à demander l'annulation de l'avis du Conseil supérieur de la magistrature du 26 octobre 2023 qu'elle attaque.

Sur les conclusions à fin d'injonction :

14. Il ressort des pièces du dossier qu'en conséquence de l'avis non conforme contesté, s'étant opposé à la nomination de Mme A... à Alès, et des motifs qui fondaient cet avis, la direction des services judiciaires a demandé à Mme A... de choisir avant le 13 novembre 2023 parmi trois postes dans le ressort de la cour d'appel d'Amiens, à savoir le poste de juge placé auprès de la première présidente de la cour d'appel d'Amiens, le poste de juge non spécialisé du tribunal judiciaire d'Amiens ou le poste de juge des contentieux de la protection au tribunal judiciaire de Saint-Quentin. Ayant refusé ces trois postes, Mme A... a été conduite à demander un nouveau congé parental, position dans laquelle elle a été placée jusqu'au 28 février 2024, date à laquelle elle a été réintégrée dans un emploi en exécution d'une injonction prononcée par ordonnance du juge des référés du Conseil d'Etat saisi d'une demande tendant à la suspension de l'exécution de l'avis non conforme du Conseil supérieur de la magistrature du 26 octobre 2023. L'annulation de cet avis non conforme implique nécessairement qu'il soit procédé à la reconstitution de la carrière de l'intéressée à compter du 10 novembre 2023, date à laquelle les autres magistrats dont la nomination a été examinée le même jour par le Conseil supérieur de la magistrature ont été nommés, jusqu'à la date de sa réintégration effective dans le corps des magistrats, le 28 février 2024, et de la rétablir dans ses droits à pension pour cette même période.

15. Il y a lieu d'enjoindre au garde des sceaux, ministre de la justice de prendre les mesures correspondantes dans un délai de trois mois à compter de la présente décision.

Sur les frais d'instance :

16. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à l'Etat la somme de 3 000 euros à verser à Mme A..., au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

D E C I D E :

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Article 1er : L'intervention du Syndicat de la magistrature est admise.

Article 2 : L'avis du Conseil supérieur de la magistrature du 26 octobre 2023 est annulé.

Article 3 : Il est enjoint au garde des sceaux, ministre de la justice, de procéder à la reconstitution de la carrière de Mme A... à compter du 10 novembre 2023 jusqu'au 28 février 2024 et au rétablissement de ses droits à pension pour cette même période, dans un délai de trois mois à compter de la notification de la présente décision.

Article 4 : L'Etat versera à Mme A... une somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Article 5 : La présente décision sera notifiée à Mme B... A... et au garde des sceaux, ministre de la justice.

Copie en sera adressée au Conseil supérieur de la magistrature.


Synthèse
Formation : 6ème - 5ème chambres réunies
Numéro d'arrêt : 489595
Date de la décision : 13/12/2024
Type de recours : Excès de pouvoir

Publications
Proposition de citation : CE, 13 déc. 2024, n° 489595
Composition du Tribunal
Rapporteur ?: Mme Pauline Hot
Rapporteur public ?: Mme Maïlys Lange
Avocat(s) : SCP SEVAUX, MATHONNET

Origine de la décision
Date de l'import : 19/12/2024
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant ECLI : ECLI:FR:CE:2024:489595.20241213
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