Vu la procédure suivante :
Par une requête et un mémoire complémentaire, enregistrés les 25 mars et 26 juin 2024, M. F... E... demande au Conseil d'Etat :
1°) d'annuler pour excès de pouvoir le décret du 11 janvier 2024 rapportant le décret du 24 décembre 2020 lui accordant la nationalité française et l'autorisant à franciser ses nom et prénom ;
2°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 3 500 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
- la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
- le traité sur l'Union européenne ;
- le traité sur le fonctionnement de l'Union européenne ;
- le code civil ;
- le décret n° 93-1362 du 30 décembre 1993 ;
- le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de M. Alexandre Trémolière, maître des requêtes en service extraordinaire,
- les conclusions de M. Clément Malverti, rapporteur public,
La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SCP Zribi, Texier, avocat de M. E... ;
Considérant ce qui suit :
1. Aux termes des dispositions de l'article 27-2 du code civil : " Les décrets portant acquisition, naturalisation ou réintégration peuvent être rapportés sur avis conforme du Conseil d'Etat dans le délai de deux ans à compter de leur publication au Journal officiel si le requérant ne satisfait pas aux conditions légales ; si la décision a été obtenue par mensonge ou fraude, ces décrets peuvent être rapportés dans le délai de deux ans à partir de la découverte de la fraude ".
2. Il ressort des pièces du dossier que M. F... E..., ressortissant marocain, a déposé une demande de naturalisation auprès de la préfecture du Doubs, le 7 avril 2018, par laquelle il a indiqué être marié en secondes noces depuis le 17 novembre 2010 avec Mme B... G..., dont il a déclaré avoir divorcé le 8 avril 2019, et père d'un enfant mineur né au Maroc en 2001. Il s'est engagé sur l'honneur à signaler tout changement dans sa situation personnelle et familiale. Au vu de ses déclarations, il a été naturalisé et autorisé à franciser ses nom et prénom, en C... H..., par décret le 24 décembre 2020. Toutefois, par bordereaux reçus les 12 janvier 2022 et 15 février 2023, le ministre de l'Europe et des affaires étrangères a informé le ministre chargé des naturalisations que M. C... avait épousé religieusement au Maroc, en 2016, soit antérieurement à sa naturalisation, Mme A... D..., ressortissante marocaine, avec qui il a eu deux enfants. Par un décret du 11 janvier 2024, publié au Journal officiel du lendemain, le Premier ministre a rapporté le décret du 24 décembre 2020 prononçant la naturalisation de M. C... et l'autorisant à franciser ses nom et prénom au motif qu'il avait été pris au vu d'informations mensongères délivrées par l'intéressé quant à sa situation familiale. M. E... demande l'annulation pour excès de pouvoir de ce décret.
3. En premier lieu, le décret attaqué, qui n'avait pas à répondre à l'ensemble des observations produites par l'intéressé, comporte l'indication des éléments de droit et de fait sur lesquels il se fonde et est ainsi suffisamment motivé. Par suite, les moyens tirés de son insuffisance de motivation doivent être écartés.
4. En deuxième lieu, il ressort des pièces du dossier que l'intention du ministre chargé des naturalisations de saisir le Conseil d'Etat d'un projet de décret portant retrait du décret du 24 décembre 2020 a été adressée à M. C... le 20 juin 2023. L'intéressé a été informé du délai d'un mois dont il disposait à compter de la notification pour faire valoir ses observations. M. C... a adressé des observations au ministre par lettres des 3, 5 et 24 juillet 2023, reçues les 11 et 31 juillet suivant, lesquelles ont été portées par le ministre à la connaissance de la section de l'intérieur du Conseil d'Etat avant qu'elle n'émette un avis sur le projet de décret, ainsi que l'indiquent les mentions de l'avis produit par le ministre comme celles du décret attaqué. Par suite, le moyen tiré de la méconnaissance des règles procédurales fixées par le décret du 30 décembre 1993 ne peut qu'être écarté.
5. En troisième lieu, le délai de deux ans imparti par l'article 27-2 du code civil pour rapporter le décret de naturalisation a commencé à courir à la date à laquelle la réalité de la situation familiale de l'intéressé a été portée à la connaissance du ministre chargé des naturalisations. A cet égard, il ressort des pièces du dossier que les services du ministre chargé des naturalisations n'ont été informés pour la première fois des éléments relatifs au mariage et à la paternité de l'intéressé, transmis par bordereau du ministre de l'Europe et des affaires étrangères, que le 12 janvier 2022, ainsi que l'atteste le tampon apposé sur ce bordereau. Dans ces conditions, le décret attaqué, qui a été signé le 11 janvier 2024, a été pris avant l'expiration du délai de deux ans prévu par les dispositions de l'article 27-2 du code civil.
6. En quatrième lieu, l'article 21-16 du code civil dispose que : " Nul ne peut être naturalisé s'il n'a en France sa résidence au moment de la signature du décret de naturalisation ". Il résulte de ces dispositions que la demande de naturalisation n'est pas recevable lorsque l'intéressé n'a pas fixé en France de manière durable le centre de ses intérêts. Pour apprécier si cette condition est remplie, l'autorité administrative peut notamment prendre en compte, sous le contrôle du juge de l'excès de pouvoir, la situation personnelle et familiale en France de l'intéressé à la date du décret lui accordant la nationalité française.
7. Il ressort des pièces du dossier, notamment du jugement du 27 juillet 2021 du tribunal de première instance de Témara (Maroc) confirmant, à la demande des deux époux, ce mariage, que M. E... s'est uni religieusement en 2016 à Mme D..., ressortissante marocaine résidant habituellement à l'étranger, avec laquelle il a eu deux enfants nés en 2016, et que ce mariage avait été légalisé par un précédent jugement rendu contradictoirement par le tribunal de première instance d'Eljadida le 24 janvier 2018. Si M. E... soutient qu'il n'avait pas connaissance de ce précédent jugement du 24 janvier 2018 et qu'il ne souhaitait pas reconnaître ses enfants antérieurement à sa naturalisation, il ne conteste pas, en tout état de cause, les faits et il ressort des pièces du dossier qu'il avait connaissance de la procédure intentée contre lui en 2018 en vue d'obtenir la reconnaissance de sa paternité. De tels éléments auraient dû être portés à la connaissance des services instruisant sa demande de naturalisation, comme il s'y était engagé lors du dépôt de sa demande. L'intéressé, qui maîtrise la langue française, ainsi qu'il ressort du compte-rendu de l'entretien d'assimilation du 11 juin 2019, ne pouvait se méprendre ni sur la teneur des indications devant être portées à la connaissance de l'administration chargée d'instruire sa demande, ni sur la portée de la déclaration sur l'honneur qu'il a signée. M. E... s'est abstenu d'informer l'autorité administrative de certains aspects de sa situation personnelle qui étaient de nature à modifier l'appréciation portée par l'autorité administrative sur la condition de résidence posée à l'article 21-16 du code civil. Dans ces conditions, M. E..., qui ne fait état d'aucune circonstance qui l'aurait empêché d'honorer ses obligations déclaratives, doit être regardé comme ayant volontairement dissimulé sa situation familiale. La circonstance alléguée que l'intéressé satisferait à la condition de résidence en France posée par l'article 21-16 du code civil est par elle-même sans incidence sur la mise en œuvre de la faculté ouverte par les dispositions de l'article 27-2 du code civil de retirer un décret de naturalisation en cas de mensonge ou fraude. Par suite, en rapportant sa naturalisation dans le délai de deux ans à compter de la découverte de la fraude, le Premier ministre n'a pas commis d'erreur dans l'appréciation de la situation de M. E....
8. En cinquième lieu, un décret qui rapporte un décret ayant conféré la nationalité française est, par lui-même, dépourvu d'effet sur la présence sur le territoire français de celui qu'il vise, comme sur ses liens avec les membres de sa famille, et n'affecte pas, dès lors, le droit au respect de sa vie familiale. En revanche, un tel décret affecte un élément constitutif de l'identité de la personne concernée et est ainsi susceptible de porter atteinte au droit au respect de sa vie privée. En l'espèce, toutefois, eu égard à la date à laquelle il est intervenu et aux motifs qui le fondent, le décret attaqué ne peut être regardé comme ayant porté une atteinte disproportionnée au droit au respect de la vie privée de M. E... garanti par l'article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, sans qu'ait d'incidence à cet égard la circonstance que le décret portant naturalisation ait également conduit à franciser ses nom et prénom.
9. En dernier lieu, la définition des conditions d'acquisition et de perte de la nationalité relève de la compétence de chaque Etat membre de l'Union européenne. Toutefois, dans la mesure où la perte de la nationalité d'un Etat membre a pour conséquence la perte du statut de citoyen de l'Union, la perte de la nationalité d'un Etat membre doit, pour être conforme au droit de l'Union, répondre à des motifs d'intérêt général et être proportionnée à la gravité des faits qui la fondent, au délai écoulé depuis l'acquisition de la nationalité et à la possibilité pour l'intéressé de recouvrer une autre nationalité. L'article 27-2 du code civil permet de rapporter, dans un délai de deux ans à compter de la découverte de la fraude, un décret qui a conféré la nationalité française au motif que l'intéressé a obtenu la nationalité française par mensonge ou fraude. Ces dispositions, qui ne sont pas incompatibles avec les exigences relevant du droit de l'Union, permettaient en l'espèce, eu égard à la date à laquelle il est intervenu et aux motifs qui le fondent, de rapporter légalement le décret accordant la nationalité française à M. E..., dont il n'est ni soutenu, ni a fortiori établi qu'il aurait perdu la nationalité marocaine.
10. Il résulte de ce qui précède que M. E... n'est pas fondé à demander l'annulation pour excès de pouvoir du décret du 11 janvier 2024 rapportant le décret du 24 décembre 2020 lui accordant la nationalité française et l'autorisant à franciser ses nom et prénom. Ses conclusions présentées au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative ne peuvent, en conséquence, qu'être rejetées.
D E C I D E :
--------------
Article 1er : La requête de M. E... est rejetée.
Article 2 : La présente décision sera notifiée à M. F... E... et au ministre de l'intérieur.