Vu la procédure suivante :
Par une requête et un mémoire complémentaire, enregistrés les 2 avril et 26 juin 2024, M. F... C... demande au Conseil d'Etat :
1°) d'annuler pour excès de pouvoir le décret du 19 janvier 2024 rapportant le décret du 15 février 2016 le naturalisant ;
2°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 5 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
- le code civil ;
- le décret n° 93-1362 du 30 décembre 1993 ;
- le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de Mme Amélie Fort-Besnard, maîtresse des requêtes,
- les conclusions de Mme Dorothée Pradines, rapporteure publique,
La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SCP Boucard-Maman, avocat de M. C... ;
Considérant ce qui suit :
1. Aux termes des dispositions de l'article 27-2 du code civil : " Les décrets portant acquisition, naturalisation ou réintégration peuvent être rapportés sur avis conforme du Conseil d'Etat dans le délai de deux ans à compter de leur publication au Journal officiel si le requérant ne satisfait pas aux conditions légales ; si la décision a été obtenue par mensonge ou fraude, ces décrets peuvent être rapportés dans le délai de deux ans à partir de la découverte de la fraude ".
2. Il ressort des pièces du dossier que M. C..., ressortissant marocain, a déposé une demande de naturalisation auprès de la préfecture de Haute-Marne, le 8 juin 2015, par laquelle il a indiqué être marié depuis le 13 octobre 2006 avec Mme D... E... et père de quatre enfants mineurs nés en France en 2007, 2009 et 2013. Il s'est engagé sur l'honneur à signaler tout changement dans sa situation personnelle et familiale. Au vu de ses déclarations, il a été naturalisé par décret le 15 février 2016. Toutefois, le préfet de Haute-Marne a informé le ministre chargé des naturalisations que M. C... avait épousé, le 10 mai 2005, Mme A... B..., ressortissante marocaine résidant habituellement à l'étranger, sans que cette union soit dissoute au moment de l'instruction de sa demande. Par un décret du 19 janvier 2024, publié au Journal officiel du 21 janvier 2024, le Premier ministre a rapporté le décret du 15 février 2016 prononçant la naturalisation de M. C... au motif qu'il avait été pris au vu d'informations mensongères délivrées par l'intéressé quant à sa situation familiale. M. C... demande l'annulation pour excès de pouvoir de ce décret.
3. En premier lieu, le décret attaqué, qui n'avait pas à répondre à l'ensemble des observations produites par l'intéressé, comporte l'indication des éléments de droit et de fait sur lesquels il se fonde et est ainsi suffisamment motivé. Par suite, le moyen tiré de son insuffisance de motivation doit être écarté.
4. En deuxième lieu, M. C... a été informé de ce qu'une procédure de retrait du décret lui accordant la naturalisation était engagée à son encontre et a été mis en mesure de présenter ses observations en défense en temps utile avant l'intervention du décret attaqué. Par ailleurs, aucun texte ni aucun principe ne faisait obligation à l'administration de lui transmettre les éléments en sa possession alors, au demeurant, que M. C... n'a pas demandé communication de ces documents. Il ressort ainsi des pièces du dossier que le décret attaqué a été précédé de la procédure contradictoire prévue par les articles 59 et 62 du décret du 30décembre 1993. Le moyen tiré de ce que le décret attaqué aurait été pris au terme d'une procédure irrégulière ne peut, dès lors, qu'être écarté.
5. En troisième lieu, le délai de deux ans imparti par l'article 27-2 du code civil pour rapporter le décret de naturalisation a commencé à courir à la date à laquelle la réalité de la situation familiale de l'intéressé a été portée à la connaissance du ministre chargé des naturalisations. A cet égard, il ressort des pièces du dossier que les services du ministre chargé des naturalisations n'ont été informés de la réalité de la situation familiale du requérant que le 20 janvier 2022, date à laquelle leur a été transféré le signalement effectué initialement auprès des services du préfet de Haute-Marne. Dans ces conditions, le décret attaqué, qui a été signé le 19 janvier 2024, a été pris avant l'expiration du délai de deux ans prévu par les dispositions de l'article 27-2 du code civil.
6. En quatrième lieu, l'article 21-24 du code civil dispose que : " Nul ne peut être naturalisé s'il ne justifie de son assimilation à la communauté française, notamment par une connaissance suffisante, selon sa condition, de la langue, de l'histoire, de la culture et de la société françaises, dont le niveau et les modalités d'évaluation sont fixés par décret en Conseil d'Etat, et des droits et devoirs conférés par la nationalité française ainsi que par l'adhésion aux principes et valeurs essentiels de la République ". Il résulte de ces dispositions que l'état de bigamie de l'intéressé révèle un défaut d'assimilation s'opposant à ce qu'il puisse acquérir la nationalité française. Par suite, alors même qu'il remplirait les autres conditions requises à l'obtention de la nationalité française, la circonstance que l'intéressé était, à la date de son mariage avec Mme E..., dans les liens d'une précédente union non-dissoute, était de nature à modifier l'appréciation qui a été portée par l'autorité administrative sur son assimilation à la communauté française.
7. Or, il ressort des pièces du dossier que M. C... s'est marié le 10 mai 2005 avec Mme B..., ressortissante marocaine résidant habituellement à l'étranger. Si le requérant conteste l'authenticité de l'acte de mariage produit aux motifs qu'il ne connaissait pas Mme B... et ne se trouvait pas au Maroc lors de la conclusion de cette union, ni l'absence de mention de cette union sur son acte de naissance alors, au demeurant, que sa seconde union avec Mme E... ne fait pas non plus l'objet d'une telle mention, ni la production d'un " avis " non daté d'un avocat marocain faisant état de recherches infructueuses dans les registres d'état civil du tribunal de première instance de Taounate, non plus que la circonstance, non établie, que M. C... aurait fourni à l'occasion de son union avec Mme E... un certificat de célibat, ne permettent de tenir pour établies ses allégations. Dans ces conditions, la plainte déposée par le requérant à l'encontre de Mme E... pour faux et usage de faux auprès de la compagnie de gendarmerie départementale de Langres, n'apparaît pas à elle seule de nature à corroborer les allégations du requérant. L'intéressé, qui maîtrise la langue française ainsi qu'il ressort du compte-rendu de l'entretien d'assimilation du 8 juin 2015 versé au dossier, ne pouvait se méprendre ni sur la teneur des indications devant être portées à la connaissance de l'administration chargée d'instruire sa demande, ni sur la portée de la déclaration qu'il a signée. Dans ces conditions, M. C... doit donc être regardé comme ayant sciemment dissimulé sa situation familiale. Par suite, en rapportant sa naturalisation dans le délai de deux ans à compter de la découverte de la fraude, le Premier ministre n'a pas fait une inexacte application des dispositions de l'article 27-2 du code civil.
8. En dernier lieu, un décret qui rapporte un décret ayant conféré la nationalité française est, par lui-même, dépourvu d'effet sur la présence sur le territoire français de celui qu'il vise, comme sur ses liens avec les membres de sa famille, et n'affecte pas, dès lors, le droit au respect de sa vie familiale. En revanche, un tel décret affecte un élément constitutif de l'identité de la personne concernée et est ainsi susceptible de porter atteinte au droit au respect de sa vie privée. En l'espèce, toutefois, eu égard à la date à laquelle il est intervenu et aux motifs qui le fondent, le décret attaqué ne peut être regardé comme ayant porté une atteinte disproportionnée au droit au respect de la vie privée de M. C... garanti par l'article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.
9. Il résulte de ce qui précède que M. C... n'est pas fondé à demander l'annulation pour excès de pouvoir du décret du 19 janvier 2024 rapportant le décret du 15 février 2016 lui accordant la nationalité française. Ses conclusions présentées au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative ne peuvent, en conséquence, qu'être rejetées.
D E C I D E :
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Article 1er : La requête de M. C... est rejetée.
Article 2 : La présente décision sera notifiée à M. F... C... et au ministre de l'intérieur.
Délibéré à l'issue de la séance du 24 octobre 2024 où siégeaient : M. Nicolas Boulouis, président de chambre, présidant ; Mme Anne Courrèges, conseillère d'Etat et Mme Amélie Fort-Besnard, maîtresse des requêtes-rapporteure.
Rendu le 18 novembre 2024.
Le président :
Signé : M. Nicolas Boulouis
La rapporteure :
Signé : Mme Amélie Fort-Besnard
Le secrétaire :
Signé : M. Guillaume Auge