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18/07/2024 | FRANCE | N°489650

France | France, Conseil d'État, 2ème - 7ème chambres réunies, 18 juillet 2024, 489650


Vu la procédure suivante :



M. D... B... et Mme C... B... ont demandé au tribunal administratif de Nantes d'annuler la décision du 30 juin 2021 par laquelle la commission de recours contre les décisions de refus de visa d'entrée en France a rejeté leur recours formé contre la décision du 29 mars 2021 des autorités consulaires françaises à Tunis (Tunisie) refusant de délivrer à leur fils adoptif A... B... un visa de long séjour, ainsi que cette décision consulaire.



Par un jugement n° 2108357 du 14 février 2022, le tribuna

l administratif de Nantes a rejeté ces demandes.



Par un arrêt n° 22NT01...

Vu la procédure suivante :

M. D... B... et Mme C... B... ont demandé au tribunal administratif de Nantes d'annuler la décision du 30 juin 2021 par laquelle la commission de recours contre les décisions de refus de visa d'entrée en France a rejeté leur recours formé contre la décision du 29 mars 2021 des autorités consulaires françaises à Tunis (Tunisie) refusant de délivrer à leur fils adoptif A... B... un visa de long séjour, ainsi que cette décision consulaire.

Par un jugement n° 2108357 du 14 février 2022, le tribunal administratif de Nantes a rejeté ces demandes.

Par un arrêt n° 22NT01145 du 6 octobre 2023, la cour administrative d'appel de Nantes a annulé ce jugement ainsi que la décision du 10 juin 2021 et enjoint au ministre de l'intérieur et des outre-mer de délivrer un visa de long séjour à l'enfant A... B... dans un délai de deux mois à compter de la notification de l'arrêt.

Par un pourvoi sommaire et un mémoire complémentaire, enregistrés les 24 novembre 2023 et 5 janvier 2024 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, le ministre de l'Europe et des affaires étrangères demande au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler cet arrêt ;

2°) réglant l'affaire au fond, de rejeter l'appel de M. et Mme B....

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :

- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;

- la convention du 28 juin 1972 entre la République française et la République tunisienne relative à l'entraide judiciaire ;

- la convention internationale relative aux droits de l'enfant ;

- la convention de La Haye du 29 mai 1993 relative à la protection des enfants et à la coopération en matière d'adoption internationale ;

- le code civil ;

- le code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile ;

- le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de Mme Sophie-Caroline de Margerie, conseillère d'Etat,

- les conclusions de M. Clément Malverti, rapporteur public,

La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SCP Foussard, Froger, avocat de M. et Mme B... ;

Considérant ce qui suit :

1. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que M. et Mme B..., après avoir été autorisés par un jugement du 2 mars 2021 du tribunal cantonal de Grombalia (Tunisie) à adopter leur neveu, A... B..., de nationalité tunisienne, né le 28 décembre 2020, ont présenté une demande de visa de long séjour pour l'enfant en vue de lui permettre d'entrer en France. Par une décision du 30 juin 2021, la commission de recours contre les décisions de refus de visa d'entrée en France a rejeté le recours qu'ils avaient formé contre la décision du 29 mars 2021 des autorités consulaires refusant la délivrance du visa sollicité. Par un arrêt du 26 septembre 2023, contre lequel le ministre de l'Europe et des affaires étrangères se pourvoit en cassation, la cour administrative d'appel de Nantes a fait droit à l'appel de M. et Mme B... contre le jugement du 14 février 2022 par lequel le tribunal administratif de Nantes avait rejeté leur recours dirigé contre la décision consulaire du 29 mars 2021 et la décision de la commission du 30 juin 2021, en annulant la décision de la commission et enjoignant la délivrance au jeune A... B... du visa demandé.

2. Aux termes de l'article 15 de la convention du 28 juin 1972 entre la République française et la République tunisienne relative à l'entraide judiciaire : " En matière civile et commerciale, les décisions contentieuses et gracieuses rendues par les juridictions siégeant en France ou en Tunisie sont reconnues de plein droit sur le territoire de l'autre Etat s'il est satisfait aux conditions suivantes : ... d) La décision ne contient rien de contraire à l'ordre public de l'Etat où elle est invoquée ou aux principes de droit public applicables dans cet Etat (...) ".

3. Les jugements rendus par un tribunal étranger relativement à l'état et à la capacité des personnes produisent leurs effets en France indépendamment de toute déclaration d'exequatur, sauf dans la mesure où ils impliquent des actes d'exécution matérielle sur des biens ou de coercition sur des personnes. Si l'autorité administrative doit tenir compte de tels jugements dans l'exercice de ses prérogatives, il lui appartient toutefois, sous le contrôle du juge de l'excès de pouvoir, de ne pas fonder sa décision sur des éléments issus d'un jugement étranger qui révéleraient l'existence d'une fraude ou d'une situation contraire à la conception française de l'ordre public international, ainsi que le prévoit, pour ce qui concerne les effets en France des jugements rendus en matière civile par les juridictions tunisiennes, l'article 15 de la convention du 28 juin 1972 entre la République française et la République tunisienne relative à l'entraide judiciaire.

4. Aux termes du paragraphe 1 de l'article 3 de la convention internationale relative aux droits de l'enfant, à laquelle la France et la Tunisie sont parties : " Dans toutes les décisions qui concernent les enfants, qu'elles soient le fait des institutions publiques ou privées de protection sociale, des tribunaux, des autorités administratives ou des organes législatifs, l'intérêt supérieur de l'enfant doit être une considération primordiale ". Aux termes de l'article 21 de la même convention : " Les États parties qui admettent et/ou autorisent l'adoption s'assurent que l'intérêt supérieur de l'enfant est la considération primordiale en la matière et : (...) / b - reconnaissent que l'adoption à l'étranger peut être envisagée comme un autre moyen d'assurer les soins nécessaires à l'enfant, si celui-ci ne peut, dans son pays d'origine, être placé dans une famille nourricière ou adoptive ou être convenablement élevé (...) ". Par ailleurs, aux termes de l'article 4 de la convention de La Haye sur la protection des enfants et la coopération en matière d'adoption internationale, à laquelle la France est partie mais non la Tunisie : " Les adoptions visées par la Convention ne peuvent avoir lieu que si les autorités compétentes de l'État d'origine : (...) / b) ont constaté, après avoir dûment examiné les possibilités de placement de l'enfant dans son Etat d'origine, qu'une adoption internationale répond à l'intérêt supérieur de l'enfant ".

5. Il résulte des stipulations précitées de la convention internationale relative aux droits de l'enfant que la considération primordiale afin notamment de déterminer la famille la plus appropriée pour l'enfant dont l'adoption est envisagée doit être son intérêt supérieur. Le choix de la famille adoptante s'apprécie en fonction cette considération primordiale, en tenant compte de tous les facteurs pertinents et à l'issue de l'examen de chaque situation particulière, sans que ces stipulations imposent le maintien de l'enfant dans son pays d'origine, notamment lorsqu'est proposé à l'enfant un foyer permanent à l'étranger avec un membre de la famille.

6. Pour sa part, le " guide des bonnes pratiques " n°1 dans la mise en œuvre et le fonctionnement de la convention de La Haye, qui émane du bureau permanent de la conférence de La Haye de droit international privé, indique que le " principe de subsidiarité " signifie que les Etats parties à cette convention reconnaissent que, dans la mesure du possible, les enfants devraient être élevés dans leur famille d'origine ou une famille élargie. Si ce document invite ainsi l'Etat d'origine à examiner les possibilités d'accueil de l'enfant dans cet Etat, il n'impose toutefois ni la recherche exhaustive d'un placement local, ni la préférence pour un tel placement et vise à garantir que l'adoption internationale envisagée est conforme à l'intérêt supérieur de l'enfant.

7. Il ressort des énonciations de l'arrêt attaqué que, pour rejeter la demande de visa de long séjour présentée en vue de permettre l'entrée en France de l'enfant A... B..., la commission de recours contre les refus de visas d'entrée en France s'est fondée sur le motif que l'adoption de l'enfant se serait faite en violation de l'éthique de l'adoption internationale résultant de l'article 21 de la convention internationale relative aux droits de l'enfant et des principes essentiels découlant de l'article 4 de la convention de La Haye du 29 mai 1993. Pour annuler la décision de refus de visa, la cour administrative d'appel, après avoir admis que le non-respect du " principe de subsidiarité " était susceptible de justifier légalement un refus de visa opposé à un enfant adopté par l'effet d'un jugement étranger, au motif qu'un tel principe relèverait de la conception française de l'ordre public international, a jugé que la commission de recours avait procédé à une appréciation inexacte des faits de l'espèce en fondant son refus, au cas particulier, sur ce principe.

7. Toutefois, eu égard à sa portée, un tel " principe de subsidiarité " ne peut être regardé comme relevant de la conception française de l'ordre public international. Il ne saurait, par suite, permettre à l'autorité administrative de refuser légalement de tenir compte d'un jugement d'adoption rendu par un tribunal étranger.

8. Il y a lieu de substituer ce motif, qui répond à un moyen d'ordre public et ne comporte l'appréciation d'aucune circonstance de fait, au motif retenu par l'arrêt attaqué, dont il justifie le dispositif. Par suite, l'unique moyen d'erreur de droit soulevé par le ministre à l'appui de son pourvoi doit être écarté.

9. Il résulte de ce qui précède que le ministre de l'Europe et des affaires étrangères n'est pas fondé à demander l'annulation de l'arrêt qu'il attaque.

10. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'Etat le versement à M. et Mme B... d'une somme de 3 000 euros au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

D E C I D E :

--------------

Article 1er : Le pourvoi du ministre de l'Europe et des affaires étrangères est rejeté.

Article 2 : L'Etat versera à M. et Mme B... la somme de 3 000 euros au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Article 3 : La présente décision sera notifiée au ministre de l'Europe et des affaires étrangères, à M. D... B... et à Mme C... B....

Délibéré à l'issue de la séance du 3 juillet 2024 où siégeaient : M. Jacques-Henri Stahl, président adjoint de la section du contentieux, présidant ; M. Nicolas Boulouis, M. Olivier Japiot, présidents de chambre ; Mme Anne Courrèges, M. Gilles Pellissier, M. Jean-Yves Ollier, M. Christophe Pourreau, M. Frédéric Gueudar Delahaye, conseillers d'Etat et Mme Sophie-Caroline de Margerie, conseillère d'Etat-rapporteure.

Rendu le 18 juillet 2024.

Le président :

Signé : M. Jacques-Henri Stahl

La rapporteure :

Signé : Mme Sophie-Caroline de Margerie

La secrétaire :

Signé : Mme Eliane Evrard


Synthèse
Formation : 2ème - 7ème chambres réunies
Numéro d'arrêt : 489650
Date de la décision : 18/07/2024
Type de recours : Excès de pouvoir

Analyses

26-01 DROITS CIVILS ET INDIVIDUELS. - ÉTAT DES PERSONNES. - JUGEMENT RENDU PAR UN TRIBUNAL ÉTRANGER RELATIVEMENT À L’ÉTAT ET À LA CAPACITÉ DES PERSONNES – 1) CONDITION POUR QU’IL PRODUISE DES EFFETS EN FRANCE – DÉCLARATION D’EXEQUATUR – ABSENCE – 2) OBLIGATION POUR L’ADMINISTRATION D’EN TENIR COMPTE – A) EXISTENCE – B) EXCEPTION – JUGEMENT RÉVÉLANT UNE FRAUDE OU UNE SITUATION CONTRAIRE À LA CONCEPTION FRANÇAISE DE L'ORDRE PUBLIC INTERNATIONAL [RJ1] – C) ILLUSTRATION – REFUS DE TENIR COMPTE D’UN JUGEMENT D’ADOPTION RENDU PAR UN TRIBUNAL ÉTRANGER, MOTIF PRIS DE CE QU’IL MÉCONNAÎT LE « PRINCIPE DE SUBSIDIARITÉ » (« GUIDE DES BONNES PRATIQUES » DE LA CONVENTION DE LA HAYE DU 29 MAI 1993) – LÉGALITÉ – ABSENCE.

26-01 1) Les jugements rendus par un tribunal étranger relativement à l’état et à la capacité des personnes produisent leurs effets en France indépendamment de toute déclaration d’exequatur, sauf dans la mesure où ils impliquent des actes d’exécution matérielle sur des biens ou de coercition sur des personnes. ...2) a) Si l’autorité administrative doit tenir compte de tels jugements dans l’exercice de ses prérogatives, b) il lui appartient toutefois, sous le contrôle du juge de l'excès de pouvoir, de ne pas fonder sa décision sur des éléments issus d'un jugement étranger qui révéleraient l’existence d’une fraude ou d’une situation contraire à la conception française de l'ordre public international ....c) Le « guide des bonnes pratiques » n°1 dans la mise en œuvre et le fonctionnement de la convention de La Haye du 29 mai 1993, qui émane du bureau permanent de la conférence de La Haye de droit international privé, indique que le « principe de subsidiarité » signifie que les Etats parties à cette convention reconnaissent que dans la mesure du possible, les enfants devraient être élevés dans leur famille d’origine ou une famille élargie. Si ce document invite ainsi l’Etat d’origine à examiner les possibilités d’accueil de l’enfant dans cet Etat, il n’impose toutefois ni la recherche exhaustive d’un placement local, ni la préférence pour un tel placement et vise à garantir que l’adoption internationale envisagée est conforme à l’intérêt supérieur de l’enfant....Eu égard à sa portée, un tel « principe de subsidiarité » ne peut être regardé comme relevant de la conception française de l’ordre public international. ...Il ne saurait, par suite, permettre à l’autorité administrative de refuser légalement de tenir compte d’un jugement d’adoption rendu par un tribunal étranger.


Publications
Proposition de citation : CE, 18 jui. 2024, n° 489650
Composition du Tribunal
Rapporteur ?: Mme Sophie-Caroline de Margerie
Rapporteur public ?: M. Clément Malverti
Avocat(s) : SCP FOUSSARD, FROGER

Origine de la décision
Date de l'import : 21/07/2024
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant ECLI : ECLI:FR:CE:2024:489650.20240718
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