Vu la procédure suivante :
Par une requête, un mémoire en réplique et un nouveau mémoire, enregistrés les 27 janvier et 26 septembre 2023 et le 5 janvier 2024 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la société Flixbus France demande au Conseil d'Etat :
1°) d'annuler l'arrêté de la ministre de la transition énergétique du
26 septembre 2022 modifiant l'arrêté du 22 décembre 2014 définissant les opérations standardisées d'économies d'énergie, en tant qu'il crée une opération n° TRA-SE-114 relative au covoiturage de longue distance ;
2°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 5 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
- le code de l'énergie ;
- le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de M. Cyril Martin de Lagarde, maître des requêtes en service extraordinaire,
- les conclusions de Mme Céline Guibé, rapporteure publique ;
La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SCP Foussard, Froger, avocat de la société Flixbus France et à la SCP Piwnica, Molinié, avocat de la société Comuto (Blablacar) ;
Vu la note en délibéré, enregistrée le 10 juin 2024, présentée par le ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique ;
Vu la note en délibéré, enregistrée le 10 juin 2024, présentée par la société Comuto (Blablacar) ;
Considérant ce qui suit :
1. Les articles L. 221-1 à L. 222-10 du code de l'énergie instituent un dispositif soumettant les fournisseurs d'énergie dont les ventes excèdent un certain seuil à des obligations d'économies d'énergie, dont ils s'acquittent par la détention, à la fin de chaque période de référence, de certificats d'économies d'énergie. Les fournisseurs d'énergie peuvent réunir les certificats soit en réalisant eux-mêmes des économies d'énergie, soit en obtenant de leurs clients qu'ils en réalisent, soit en les acquérant auprès d'un autre fournisseur d'énergie ou d'une personne morale éligible qui, en application de l'article L. 221-7 de ce code, est susceptible d'obtenir des certificats en contrepartie de mesures d'économies d'énergie réalisées volontairement.
2. Aux termes de l'article R. 221-14 du même code : " Les actions menées par les personnes mentionnées à l'article L. 221-7 qui peuvent donner lieu à la délivrance de certificats d'économies d'énergie sont : / 1° La réalisation d'opérations standardisées définies par arrêté du ministre chargé de l'énergie et assorties d'un volume forfaitaire d'économies d'énergie déterminé par rapport à la situation de référence de performance énergétique mentionnée à l'article R. 221-16 (...) ". En application de ces dispositions, la ministre de la transition énergétique a, par un arrêté du 26 septembre 2022, ajouté à l'annexe 6 de l'arrêté du 22 décembre 2014 définissant les opérations standardisées d'économies d'énergie, deux nouvelles opérations standardisées concernant, d'une part, le " covoiturage longue distance ", sous la forme d'une fiche codifiée sous la référence TRA-SE-114 et, d'autre part, le " covoiturage courte distance ", sous la forme d'une fiche codifiée sous la référence
TRA-SE-115.
3. La société Flixbus France, qui opère un service de transport routier par autocar, demande l'annulation de cet arrêté en tant qu'il crée l'opération standardisée
n° TRA-SE-114 relative au covoiturage de longue distance.
4. La société Comuto (BlaBlaCar) justifie d'un intérêt suffisant au maintien de l'arrêté attaqué. Dès lors, son intervention est recevable.
5. Aux termes de l'article R. 221-16 du code de l'énergie : " Le volume des certificats d'économies d'énergie attribués à une opération correspond à la somme des économies d'énergie annuelles réalisées durant la durée de vie du produit ou la durée d'exécution du contrat de service. Les économies d'énergie réalisées au cours des années suivant la première année de vie du produit ou d'exécution du contrat de service sont calculées au moyen de coefficients de pondération dégressifs arrêtés par le ministre chargé de l'énergie. / La situation de référence de performance énergétique utilisée pour le calcul des certificats d'économies d'énergie correspond : (...) 3° Dans tous les autres cas, à l'état technique et économique du marché du produit ou du service à la date la plus récente pour laquelle des données sont disponibles, ou aux exigences de performance imposées par la réglementation en vigueur lorsque les dernières données connues pour le marché n'intègrent pas les effets d'une réglementation ".
6. L'opération standardisée de " covoiturage longue distance " n° TRA-SE-114 prévoit l'octroi d'un certain volume de certificats d'économies d'énergie aux fournisseurs d'énergie et aux autres personnes éligibles mentionnées à l'article L. 221-7 du code de l'énergie qui incitent les conducteurs de véhicules terrestres à moteur à la réalisation de trajets de covoiturage de longue distance organisés par un opérateur de covoiturage, et à la pérennisation de cette démarche.
7. Aux termes de la partie 3, relative aux conditions pour la délivrance de certificats, de la fiche standardisée n° TRA-SE-114 annexée à l'arrêté attaqué : " Le bénéficiaire de l'opération est le conducteur. (...) L'engagement de l'opération correspond à la publication du premier trajet de covoiturage réalisé par le conducteur sur la plateforme numérique de mise en relation. L'engagement de la première opération d'un bénéficiaire sur une plate-forme numérique de mise en relation concerne la première publication du premier trajet réalisé (...) par le conducteur suivant son inscription, en tant que conducteur, à la plate-forme numérique. / L'achèvement de l'opération correspond au paiement au conducteur du partage des frais de covoiturage, pour le trajet concerné, par l'opérateur de covoiturage, intervenant suite à la réalisation du trajet de covoiturage. / La preuve de la réalisation de l'opération est l'attestation de paiement au conducteur du partage des frais de covoiturage, pour le trajet concerné (...) Une personne physique est éligible à une unique opération de covoiturage de longue distance sur la durée de vie de l'opération mentionnée en partie 4 de la présente fiche (...) ". En application des parties 4 et 5 de cette même fiche, la " durée de vie conventionnelle " de l'opération est fixée à douze ans et le volume forfaitaire d'économies d'énergie attribué est de 18 800 kilowattheures cumulés actualisés (kWh cumac).
8. Alors que la société Flixbus France soutient, à l'appui de son recours pour excès de pouvoir, que la fixation d'un tel volume forfaitaire d'économies d'énergie attribué à cette opération standardisée est entachée d'erreur manifeste d'appréciation, le ministre fait valoir en défense que ce volume forfaitaire a été déterminé " à partir d'un état technique et économique du marché du service de covoiturage de longue distance à la date la plus récente pour laquelle des données étaient disponibles ". Toutefois, aucun élément versé au dossier, notamment en réponse à la mesure supplémentaire d'instruction diligentée par la 9ème chambre de la section du contentieux du Conseil d'Etat, ne permet d'étayer sérieusement cette affirmation. En particulier, la fiche de calcul relative à cette opération standardisée se borne à indiquer que " l'évaluation des économies d'énergie liées au covoiturage repose sur plusieurs paramètres associés aux distances parcourues, la fréquence de trajets, le changement d'usage de la voiture en autosolisme vers le covoiturage, par exemple le nombre de trajets effectués par an, la distance moyenne des trajets (km), le nombre de passager(s) par trajet, la consommation des véhicules (l/100 km), les études permettent de disposer d'informations sur ces éléments. L'étude ADEME (...) précise par exemple (...) que la distance moyenne constatée est voisine de 360 kilomètres par voyage ", sans expliciter ni justifier ces hypothèses. La société Comuto (Blablacar) fait valoir pour sa part que la valorisation de l'opération en cause à hauteur de 18 800 kWh cumac repose sur l'hypothèse selon laquelle une cohorte de conducteurs réaliserait, en moyenne, douze ans après leur première année de covoiturage, un volume équivalent aux deux tiers des trajets qu'ils ont réalisés la première année.
9. En partant même des hypothèses, non contestées en défense, qu'un litre d'essence brûlé délivre une énergie de 9 kWh et qu'une voiture consommerait en moyenne dix litres d'essence pour 100 km, une quantité d'énergie de 18 800 kWh correspondrait en moyenne à l'énergie consommée à l'occasion de 58 trajets de 360 km chacun, pour s'en tenir à la distance moyenne par trajet indiquée par l'étude de l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (ADEME) à laquelle le ministre fait référence. Alors que le forfait de 18 800 kWh cumac est alloué dès le premier trajet, la réalisation d'économies d'énergie pour un tel volume sur douze ans suppose la pérennisation, sur le long terme, d'une démarche de covoiturage par des conducteurs qui y auraient été initialement incités par l'opération litigieuse. Or, aucune étude indépendante de nature à accréditer cette hypothèse n'a été versée au dossier. En revanche, il ressort des pièces versées au dossier qu'un effet d'aubaine lié à la mise en place, en 2023, d'une prime de 100 euros au bénéfice des conducteurs a pu conduire une grande partie de ceux qui auparavant pratiquaient le covoiturage sans utiliser les plateformes électroniques de covoiturage à s'y inscrire pour bénéficier de cette aide financière ponctuelle et que, par ailleurs, un report au détriment d'autres modes de transport plus économes en énergie, tel le train, ne peut être exclu.
10. Dans ces conditions, la société Flixbus est fondée à soutenir qu'en valorisant à hauteur d'un montant de 18 800 kWh cumac la réalisation de l'opération standardisée n° TRA-SE-114, sur la base d'une durée de vie conventionnelle de 12 années, la ministre de la transition énergétique a entaché sa décision d'une erreur manifeste d'appréciation.
11. Il résulte de ce qui précède, sans qu'il soit besoin de se prononcer sur les autres moyens de la requête, que la société Flixbus France est fondée à demander l'annulation pour excès de pouvoir de l'arrêté qu'elle attaque en tant qu'il crée l'opération n° TRA-SE-114 relative au covoiturage de longue distance.
12. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'Etat la somme de 3 000 euros à verser à la société Flixbus France au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
D E C I D E :
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Article 1er : L'intervention de la société Comuto (BlaBlaCar) est admise.
Article 2 : L'arrêté du 22 septembre 2022 modifiant l'arrêté du 22 décembre 2014 définissant les opérations standardisées d'économies d'énergie est annulé en tant qu'il crée l'opération standardisée n° TRA-SE-114 relative au covoiturage de longue distance.
Article 3 : L'Etat versera à la société Flixbus France la somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 4 : La présente décision sera notifiée à la société Flixbus France, au ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, au ministre de la transition écologique et de la cohésion des territoires et à la société Comuto (BlaBlaCar).
Délibéré à l'issue de la séance du 7 juin 2024 où siégeaient : M. Jacques-Henri Stahl, président adjoint de la section du contentieux, présidant ; M. Bertrand Dacosta,
Mme Anne Egerszegi, présidents de chambre ; M. Olivier Yeznikian, Mme Rozen Noguellou, M. Nicolas Polge, M. Vincent Daumas, conseillers d'Etat, M. Jérôme Goldenberg, conseiller d'Etat en service extraordinaire et M. Cyril Martin de Lagarde, maître des requêtes en service extraordinaire-rapporteur.
Rendu le 25 juin 2024.
Le président :
Signé : M. Jacques-Henri Stahl
Le rapporteur :
Signé : M. Cyril Martin de Lagarde
La secrétaire :
Signé : Mme Fehmida Ghulam
La République mande et ordonne au ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique et au ministre de la transition écologique et de la cohésion des territoires, chacun en ce qui le concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.
Pour expédition conforme,
Pour la secrétaire du contentieux, par délégation :