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18/06/2024 | FRANCE | N°465963

France | France, Conseil d'État, 9ème - 10ème chambres réunies, 18 juin 2024, 465963


Vu la procédure suivante :



La société Galerie Karsten Greve a demandé au tribunal administratif de Paris de prononcer la décharge des rappels de taxe sur la valeur ajoutée qui lui ont été réclamés au titre de la période du 1er janvier au 31 décembre 2014 ainsi que des pénalités correspondantes. Par un jugement n° 1812825 du 25 novembre 2020, ce tribunal a rejeté sa demande.



Par un arrêt n° 21PA00400 du 1er juin 2022, la cour administrative d'appel de Paris a rejeté l'appel formé par la société Galerie Karsten Greve

contre ce jugement.



Par un pourvoi sommaire, un mémoire complémentaire, u...

Vu la procédure suivante :

La société Galerie Karsten Greve a demandé au tribunal administratif de Paris de prononcer la décharge des rappels de taxe sur la valeur ajoutée qui lui ont été réclamés au titre de la période du 1er janvier au 31 décembre 2014 ainsi que des pénalités correspondantes. Par un jugement n° 1812825 du 25 novembre 2020, ce tribunal a rejeté sa demande.

Par un arrêt n° 21PA00400 du 1er juin 2022, la cour administrative d'appel de Paris a rejeté l'appel formé par la société Galerie Karsten Greve contre ce jugement.

Par un pourvoi sommaire, un mémoire complémentaire, un mémoire en réplique et un nouveau mémoire, enregistrés les 21 juillet 2022, 3 octobre 2022, 20 juin 2023 et 15 mars 2024 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la société Galerie Karsten Greve demande au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler cet arrêt ;

2°) réglant l'affaire au fond, de faire droit à son appel ;

3°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 4 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :

- la directive 2006/112/CE du Conseil du 28 novembre 2006 ;

- le code général des impôts et le livre des procédures fiscales ;

- le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de M. Matias de Sainte Lorette, maître des requêtes,

- les conclusions de Mme Emilie Bokdam-Tognetti, rapporteure publique ;

La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SCP L. Poulet, Odent, avocat de la société Galerie Karsten Greve ;

Considérant ce qui suit :

1. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que la société Galerie Karsten Greve, qui exerce une activité de galerie d'art, a fait l'objet d'une vérification de comptabilité à l'issue de laquelle l'administration fiscale a remis en cause le bénéfice du régime de la taxation sur la marge bénéficiaire que la société avait appliqué à la revente d'œuvres d'art acquises auprès de la société de droit britannique Studio Rubin Gideon, et lui a en conséquence réclamé des rappels de taxe sur la valeur ajoutée au titre de la période du 1er janvier au 31 décembre 2014. Par un jugement du 25 novembre 2020, le tribunal administratif de Paris a rejeté la demande de la société Galerie Karsten Greve tendant à la décharge de ces rappels de taxe ainsi que des pénalités correspondantes. Elle se pourvoit en cassation contre l'arrêt du 1er juin 2022 par lequel la cour administrative d'appel de Paris a rejeté l'appel qu'elle avait formé contre ce jugement.

2. D'une part, aux termes de l'article 311 de la directive du 28 novembre 2006 relative au système commun de taxe sur la valeur ajoutée, qui figure en tête du chapitre 4 : " Régimes particuliers applicables dans le domaine des biens d'occasion, des objets d'art, de collection ou d'antiquité " de son titre XII " Régimes particuliers " : " 1. Aux fins du présent chapitre, et sans préjudice d'autres dispositions communautaires, sont considérés comme : / (...) / 2) " objets d'art ", les biens figurant à l'annexe IX, partie A (...) ", dans laquelle sont mentionnés les " Tableaux, collages et tableautins similaires, peintures et dessins, entièrement exécutés à la main par l'artiste (...) ". Aux termes de l'article 316 de cette directive : " 1. Les Etats membres accordent aux assujettis-revendeurs le droit d'opter pour l'application du régime de la marge bénéficiaire aux livraisons de biens suivants : / a) les objets d'art, de collection ou d'antiquité qu'ils ont eux-mêmes importés ; / b) les objets d'art qui leur ont été livrés par l'auteur ou par ses ayants droit ; / c) les objets d'art qui leur ont été livrés par un assujetti autre qu'un assujetti-revendeur, lorsque la livraison par cet autre assujetti a été soumise au taux réduit en vertu de l'article 103 ". Aux termes de l'article 103 de la même directive : " 1. Les Etats membres peuvent prévoir que le taux réduit, ou l'un des taux réduits, qu'ils appliquent conformément aux articles 98 et 99 s'applique également aux importations d'objets d'art, de collection ou d'antiquité tels que définis à l'article 311, paragraphe 1, points 2), 3) et 4). / 2. Lorsqu'ils font usage de la faculté prévue au paragraphe 1, les Etats membres peuvent également appliquer le taux réduit aux livraisons suivantes : / a) les livraisons d'objets d'art effectuées par leur auteur ou par ses ayants droit ; / b) les livraisons d'objets d'art effectuées à titre occasionnel par un assujetti autre qu'un assujetti-revendeur, lorsque les objets d'art ont été importés par cet assujetti lui-même ou qu'ils lui ont été livrés par leur auteur ou par ses ayants droit ou qu'ils lui ont ouvert droit à déduction totale de la TVA ". Aux termes du paragraphe 1 de l'article 94 de la même directive : " Le taux applicable à l'acquisition intracommunautaire de biens est celui appliqué sur le territoire de l'État membre pour la livraison d'un même bien ".

3. D'autre part, aux termes du 1° du I de l'article 297 A du code général des impôts : " La base d'imposition des livraisons par un assujetti revendeur de biens d'occasion, d'œuvres d'art, d'objets de collection ou d'antiquité qui lui ont été livrés par un non redevable de la taxe sur la valeur ajoutée ou par une personne qui n'est pas autorisée à facturer la taxe sur la valeur ajoutée au titre de cette livraison est constituée de la différence entre le prix de vente et le prix d'achat. / La définition des biens d'occasion, des œuvres d'art, des objets de collection et d'antiquité est fixée par décret ". Aux termes de l'article 297 B du même code : " Les assujettis revendeurs peuvent demander à appliquer les dispositions de l'article 297 A pour les livraisons d'œuvres d'art, d'objets de collection ou d'antiquité subséquentes à une importation, une acquisition intracommunautaire ou une livraison soumises au taux réduit de la taxe sur la valeur ajoutée en application de l'article 278 septies ou du I de l'article 278-0 bis ". En vertu du 1° du II de l'article 98 A de l'annexe III à ce même code, sont considérés comme œuvres d'art les " Tableaux, collages et tableautins similaires, peintures et dessins, entièrement exécutés à la main par l'artiste ".

4. En premier lieu, aux termes du 2° du I de l'article 278-0 bis du code général des impôts, dans sa rédaction applicable au litige, sont soumises à la taxe sur la valeur ajoutée au taux réduit de 5,5 % les " acquisitions intracommunautaires d'œuvres d'art qui ont fait l'objet d'une livraison dans un autre Etat membre par d'autres assujettis que des assujettis revendeurs ". Il résulte de la combinaison de ces dispositions et de celles de l'article 297 B citées au point 3, lues à la lumière de celles des articles 103 et 316 de la directive du 28 novembre 2006 citées au point 2, qu'elles ont pour objet de transposer, que le droit d'opter pour le régime particulier de la taxe sur la valeur ajoutée sur la marge bénéficiaire qu'elles prévoient n'est applicable à des livraisons d'objets d'art consécutives à une acquisition intracommunautaire réalisée auprès d'un autre assujetti qu'un assujetti revendeur qu'à la condition que cet autre assujetti effectue la livraison de tels objets à titre occasionnel.

5. Il ressort de manière constante des pièces du dossier soumis aux juges du fond, notamment des factures émises par la société Studio Rubin Gideon et destinées à la société Galerie Karsten Greve, que la première a effectué, au cours de la période d'imposition en litige, des livraisons d'objets d'art à titre habituel. Faute pour les livraisons réalisées par la société Studio Rubin Gideon d'avoir été effectuées à titre occasionnel, il résulte de ce qui a été dit au point 4 que la société Galerie Karsten Greve n'était pas, en tout état de cause, en droit de soumettre au régime de taxe sur la valeur ajoutée sur la marge bénéficiaire, sur le fondement des dispositions combinées de l'article 297 B et du 2° du I de l'article 278-0 bis du code général des impôts, ses propres livraisons consécutives aux acquisitions intracommunautaires réalisées auprès de la société Studio Rubin Gideon. Ce motif qui, reposant sur des faits constants ressortant du dossier soumis aux juges du fond, est exclusif de toute appréciation de fait, doit être substitué à celui retenu par la cour administrative d'appel au point 7 de l'arrêt attaqué, dont il justifie sur ce point le dispositif. Les moyens du pourvoi dirigés contre le motif retenu par l'arrêt attaqué sont par suite inopérants et ne peuvent qu'être écartés.

6. En second lieu, aux termes du 2° de l'article 278 septies du code général des impôts, dans sa rédaction applicable à la période d'imposition en litige, sont soumises à la taxe sur la valeur ajoutée au taux de 10 % " les livraisons d'œuvres d'art effectuées par leur auteur ou ses ayants droit ". Il résulte de la combinaison de ces dispositions et de celles de l'article 297 B du code général des impôts citées au point 3 que le droit d'opter pour le régime particulier de la taxe sur la valeur ajoutée sur la marge bénéficiaire qu'elles prévoient est applicable à des livraisons d'objets d'art consécutives à une livraison effectuée par leur auteur ou ses ayants droit, ainsi qu'à celles consécutives à une acquisition intracommunautaire réalisée auprès de leur auteur ou de ses ayants-droits.

7. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que la société Galerie Karsten Greve a appliqué le régime de taxe sur la valeur ajoutée sur la marge bénéficiaire à des livraisons effectuées auprès de ses clients de tableaux du peintre Gideon Rubin, qu'elle avait elle-même obtenus à la suite d'acquisitions intracommunautaire réalisées auprès de la société de droit britannique Studio Rubin Gideon, dont M. Rubin était l'un des deux associés. Pour juger que la société Galerie Karsten Greve n'était pas en droit d'appliquer à ces livraisons de tableaux le régime de taxe sur la valeur ajoutée sur la marge bénéficiaire, la cour administrative d'appel a estimé, au point 6 de l'arrêt attaqué, que les tableaux ne lui avaient pas été livrés par leur auteur, au motif que, s'agissant d'un tableau, l'auteur ne pouvait être que l'artiste qui l'avait peint de sa main, de sorte que la société Studio Rubin Gideon, en sa qualité de personne morale, ne pouvait être regardée comme l'auteur des tableaux en cause. La société requérante soutient, à l'appui de son pourvoi, que la cour administrative d'appel a commis, sur ce point, une erreur de droit.

8. La réponse au moyen soulevé par la société requérante est subordonnée au point de savoir si les dispositions du b) du paragraphe 1 de l'article 316 de la directive du 28 novembre 2006, combinées à celles du 2) du paragraphe 1 de son article 311 et à celles de son annexe IX, partie A, doivent être interprétées en ce sens qu'elles s'opposent à ce qu'une personne morale telle qu'une société soit regardée, au sens et pour l'application de ces dispositions, comme " l'auteur " d'un tableau.

9. En cas de réponse négative à cette première question, la réponse au moyen soulevé est également subordonnée au point de savoir quels critères doivent être pris en compte pour admettre qu'une personne morale telle qu'une société puisse être regardée, au sens et pour l'application de ces mêmes dispositions, comme " l'auteur " d'un tableau (tels que, dans le cas d'une société, la soumission de la société à un régime juridique particulier, la détention par la personne physique ayant peint le tableau de tout ou partie du capital social de la société, l'exercice par cette personne de fonctions de direction au sein de la société...).

10. Ces questions sont déterminantes pour la solution du litige que doit trancher le Conseil d'Etat. Elles présentent des difficultés sérieuses. Il y a lieu, par suite, d'en saisir la Cour de justice de l'Union européenne en application de l'article 267 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne et, jusqu'à ce que celle-ci se soit prononcée, de surseoir à statuer sur les conclusions présentées par la société requérante.

D E C I D E :

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Article 1er : Il est sursis à statuer jusqu'à ce que la Cour de justice de l'Union européenne se soit prononcée sur les questions suivantes :

1°) Les dispositions du b) du paragraphe 1 de l'article 316 de la directive du 28 novembre 2006, combinées à celles du 2) du paragraphe 1 de son article 311 et à celles de son annexe IX, partie A, doivent-elles être interprétées en ce sens qu'elles s'opposent à ce qu'une personne morale telle qu'une société soit regardée, au sens et pour l'application de ces dispositions, comme " l'auteur " d'un tableau '

2°) En cas de réponse négative à la première question, quels critères doivent être pris en compte pour admettre qu'une personne morale telle qu'une société puisse être regardée, au sens et pour l'application de ces mêmes dispositions, comme " l'auteur " d'un tableau (tels que, dans le cas d'une société, la soumission de la société à un régime juridique particulier, la détention par la personne physique ayant peint le tableau de tout ou partie du capital social de la société, l'exercice par cette personne de fonctions de direction au sein de la société...) '

Article 2 : La présente décision sera notifiée à la société Galerie Karsten Greve, au ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique et au greffe de la Cour de justice de l'Union européenne.

Copie en sera adressée au Premier ministre.

Délibéré à l'issue de la séance du 24 mai 2024 où siégeaient : M. Pierre Collin, président adjoint de la section du contentieux, présidant ; M. Bertrand Dacosta, Mme Anne Egerszegi, présidents de chambre ; M. Olivier Yeznikian, Mme Rozen Noguellou, M. Nicolas Polge, M. Vincent Daumas, conseillers d'Etat, M. Jérôme Goldenberg, conseiller d'Etat en service extraordinaire, et M. Matias de Sainte Lorette, maître des requêtes-rapporteur.

Rendu le 18 juin 2024.

Le président :

Signé : M. Pierre Collin

Le rapporteur :

Signé : M. Matias de Sainte Lorette

La secrétaire :

Signé : Mme Fehmida Ghulam

La République mande et ordonne au Premier ministre et au ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, chacun en ce qui le concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.

Pour expédition conforme,

Pour la secrétaire du contentieux, par délégation :


Synthèse
Formation : 9ème - 10ème chambres réunies
Numéro d'arrêt : 465963
Date de la décision : 18/06/2024
Type de recours : Plein contentieux

Publications
Proposition de citation : CE, 18 jui. 2024, n° 465963
Composition du Tribunal
Rapporteur ?: M. Matias de Sainte Lorette
Rapporteur public ?: Mme Emilie Bokdam-Tognetti
Avocat(s) : SCP L. POULET-ODENT

Origine de la décision
Date de l'import : 23/06/2024
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant ECLI : ECLI:FR:CE:2024:465963.20240618
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