La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

24/05/2024 | FRANCE | N°474407

France | France, Conseil d'État, 1ère - 4ème chambres réunies, 24 mai 2024, 474407


Vu la procédure suivante :



La société par actions simplifiée Total raffinage France, devenue la société TotalEnergies raffinage France, a demandé au tribunal administratif de Rouen d'annuler pour excès de pouvoir la décision du 8 avril 2019 par laquelle le directeur régional des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l'emploi de Normandie a confirmé l'injonction faite à cette société le 29 février 2019 par la caisse d'assurance retraite et de la santé au travail de Normandie au titre de l'article L. 422-4 du code de la

sécurité sociale de prendre, avant imposition d'une cotisation supplémentai...

Vu la procédure suivante :

La société par actions simplifiée Total raffinage France, devenue la société TotalEnergies raffinage France, a demandé au tribunal administratif de Rouen d'annuler pour excès de pouvoir la décision du 8 avril 2019 par laquelle le directeur régional des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l'emploi de Normandie a confirmé l'injonction faite à cette société le 29 février 2019 par la caisse d'assurance retraite et de la santé au travail de Normandie au titre de l'article L. 422-4 du code de la sécurité sociale de prendre, avant imposition d'une cotisation supplémentaire, des mesures de sécurité et de prévention dans l'établissement qu'elle exploite, situé route industrielle à Gonfreville-l'Orcher (Seine-Maritime). Par un jugement n° 1901711 du 10 juin 2021, le tribunal administratif de Rouen a rejeté cette demande.

Par un arrêt n° 21DA01928 du 23 mars 2023, la cour administrative d'appel de Douai a rejeté l'appel formé par la société TotalEnergies raffinage France contre ce jugement.

Par un pourvoi sommaire, un mémoire complémentaire et un mémoire en réplique, enregistrés les 23 mai et 17 août 2023 et le 3 avril 2024 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la société TotalEnergies raffinage France demande au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler cet arrêt ;

2°) réglant l'affaire au fond, de faire droit à son appel ;

3°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 5 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :

- la directive 89/391/CEE du Conseil du 12 juin 1989 ;

- le code de la sécurité sociale ;

- le code du travail ;

- la loi n° 91-1414 du 31 décembre 1991 ;

- l'arrêté du 9 décembre 2010 relatif à l'attribution de ristournes sur la cotisation ou d'avances ou de subventions ou à l'imposition de cotisations supplémentaires en matière d'accidents du travail ou de maladies professionnelles ;

- le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de Mme Anne Redondo, maîtresse des requêtes,

- les conclusions de M. Mathieu Le Coq, rapporteur public ;

La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SCP Lyon-Caen, Thiriez, avocat de la société TotalEnergies raffinage France ;

Vu la note en délibéré, enregistrée le 25 avril 2024, présentée par la société TotalEnergies raffinage France ;

Considérant ce qui suit :

1. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond qu'après un accident du travail mortel survenu sur le site de la raffinerie de Gonfreville-l'Orcher, exploité par la société Total raffinage France, la caisse d'assurance retraite et de la santé au travail de Normandie a, le 28 février 2019, sur le fondement de l'article L. 422-4 du code de la sécurité sociale, après avoir notamment constaté l'existence de risques de chute de hauteur et " l'absence d'analyse de risque liée à la co-activité " sur le site de deux entreprises extérieures, dont l'une employant le salarié ayant subi l'accident mortel, et de l'absence de plan de prévention spécifique à l'intervention sur un filtre à sable lors de laquelle cet accident était survenu, enjoint à cette société Total raffinage France de prendre, avant imposition d'une cotisation supplémentaire, diverses mesures relatives à la sécurisation des installations sur lesquelles s'était produit l'accident, à la mise en œuvre des dispositions prévues par le code du travail en matière de prévention des risques liés aux interférences induites par la sous-traitance et à la prévention des risques de chute de hauteur. Par une décision du 8 avril 2019, le directeur régional des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l'emploi de Normandie a, sur recours de la société Total raffinage France, confirmé l'injonction prononcée par la caisse d'assurance retraite et de la santé au travail de Normandie. Par un jugement du 10 juin 2021, le tribunal administratif de Rouen a rejeté la demande de la société Total raffinage France, devenue TotalEnergies raffinage France, tendant à l'annulation pour excès de pouvoir de cette décision. La société TotalEnergies raffinage France se pourvoit en cassation contre l'arrêt du 23 mars 2023 par lequel la cour administrative d'appel de Douai a rejeté son appel contre ce jugement.

2. En premier lieu, le premier alinéa de l'article L. 242-7 du code de la sécurité sociale dispose que : " La caisse d'assurance retraite et de la santé au travail peut (...) imposer des cotisations supplémentaires dans les conditions fixées par arrêté interministériel, pour tenir compte (...) des risques exceptionnels présentés par l'exploitation (...) résultant d'une inobservation des mesures de prévention prescrites en application des articles L. 422-1 et L. 422-4 du présent code. " Aux termes des dispositions de l'article L. 422-4 du code de la sécurité sociale, figurant au livre IV de ce code, relatif aux accidents du travail et aux maladies professionnelles, la caisse régionale d'assurance retraite et de la santé au travail " peut : / 1°) inviter tout employeur à prendre toutes mesures justifiées de prévention, sauf recours de l'employeur à l'autorité compétente de l'Etat qui doit être saisie et doit se prononcer dans les délais qui sont fixés par voie réglementaire (...) ". Aux termes de l'article L. 482-5 du même code : " Des dispositions réglementaires déterminent, en tant que de besoin, les modalités d'application du livre IV. Sauf disposition contraire, elles sont prises par décret en Conseil d'Etat ". Il résulte de ces dispositions que, si la détermination des conditions dans lesquelles la caisse d'assurance retraite et de la santé au travail peut imposer des cotisations supplémentaires pour tenir compte des risques exceptionnels résultant de l'inobservation de mesures de prévention prescrites en application de l'article L. 422-4 de ce code relève d'un arrêté interministériel, les modalités d'application de cet article lui-même, en particulier les délais dans lesquels l'autorité compétente de l'Etat doit être saisie et doit se prononcer lorsque l'employeur entend user du droit de recours qui lui est ouvert, dont la fixation est renvoyée au pouvoir réglementaire, ne peuvent être édictées que par décret en Conseil d'État.

3. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que la société TotalEnergie raffinage France soutenait que l'incompétence dont sont entachées les dispositions de l'arrêté du 9 décembre 2010 relatif à l'attribution de ristournes sur la cotisation ou d'avances ou de subventions ou à l'imposition de cotisations supplémentaires en matière d'accidents du travail ou de maladies professionnelles en tant qu'elles portent sur les modalités d'exercice du droit de recours prévu par l'article L. 422-4 du code de la sécurité sociale, dispositions qui relevaient du décret en Conseil d'Etat, entachait d'illégalité la décision du 8 avril 2019 du directeur régional confirmant l'injonction de la caisse, soit que l'illégalité de l'arrêté du 9 décembre 2010 entache d'illégalité externe la décision du 8 avril 2019, soit qu'elle rende manifestement impossible l'application du 1° de l'article L. 422-4 du code de la sécurité sociale faute de mesures réglementaires d'application légales.

4. Toutefois, d'une part, si l'absence d'édiction des mesures réglementaires qu'implique nécessairement l'application de la loi est de nature à rendre cette application manifestement impossible, il n'en va pas de même du seul fait que les mesures réglementaires qui ont été édictées seraient illégales. D'autre part, la décision par laquelle le directeur régional confirme ou infirme les mesures de prévention prescrites par la caisse régionale en application de l'article L. 422-4 du code de la sécurité sociale ne saurait être regardée comme un acte pris pour l'application des dispositions réglementaires fixant les modalités, en particulier les délais, selon lesquels il doit être saisi par l'employeur ou se prononcer, qui n'en constituent pas davantage la base légale. Par suite, le moyen soulevé devant les juges du fond était, en ses deux branches, inopérant. Il convient de l'écarter pour ce motif, qui doit être substitué à celui retenu par la cour. Par ailleurs et en tout état de cause, la compétence du directeur régional pour se prononcer sur le recours de l'employeur résultant de l'article R. 422-5 du code de la sécurité sociale et non, contrairement à ce qui était soutenu en appel, de l'arrêté du 9 décembre 2010, la cour n'a pas commis d'erreur de droit en jugeant que l'illégalité de cet arrêté ne pouvait qu'être dépourvue de toute incidence sur la compétence de l'auteur de l'acte en litige.

5. En second lieu, la directive 89/391/CEE du Conseil, du 12 juin 1989, concernant la mise en œuvre de mesures visant à promouvoir l'amélioration de la sécurité et de la santé des travailleurs au travail, prévoit, au paragraphe 4 de son article 6, au titre des obligations générales des employeurs, que : " Sans préjudice des autres dispositions de la présente directive, lorsque, dans un même lieu de travail, les travailleurs de plusieurs entreprises sont présents, les employeurs doivent coopérer à la mise en œuvre des dispositions relatives à la sécurité, à l'hygiène et à la santé et, compte tenu de la nature des activités, coordonner leurs activités en vue de la protection et de la prévention des risques professionnels, s'informer mutuellement de ces risques et en informer leurs travailleurs respectifs et/ou leurs représentants ". Aux termes de l'article L. 4121-5 du code du travail, dont la rédaction est, pour l'essentiel, issue de la loi du 31 décembre 1991 modifiant le code du travail et le code de la santé publique en vue de favoriser la prévention des risques professionnels et portant transposition de directives européennes relatives à la santé et à la sécurité du travail, en l'espèce, la directive du 12 juin 1989 : " Lorsque dans un même lieu de travail les travailleurs de plusieurs entreprises sont présents, les employeurs coopèrent à la mise en œuvre des dispositions relatives à la santé et à la sécurité au travail ". Enfin, aux termes de l'article L. 4511-1 du même code : " Les règles de prévention des risques pour la santé et la sécurité des travailleurs, liés aux travaux réalisés dans un établissement par une entreprise extérieure, sont déterminées par décret en Conseil d'Etat pris en application des articles L. 4111-6 et L. 4611-8 ".

6. D'une part, en jugeant que les dispositions de l'article R. 4511-4 du code du travail, qui définissent la notion d'opération à l'exécution de laquelle les travailleurs d'une ou plusieurs entreprises extérieures participent dans une entreprise utilisatrice comme " les travaux ou prestations de services réalisés par une ou plusieurs entreprises afin de concourir à un même objectif ", sans limiter cette définition aux cas où les travailleurs de plusieurs entreprises présents sur le même lieu de travail interviennent simultanément, ne méconnaissaient ni les objectifs de l'article 6 de la directive du 12 juin 1989, ni les dispositions de l'article L. 4121-5 du code du travail, la cour administrative d'appel n'a pas commis d'erreur de droit. Par ailleurs, la société requérante ne peut utilement contester la référence faite par la cour, de manière surabondante, à l'article premier de la directive du 12 juin 1989 qui ouvre aux Etats membres la possibilité de prévoir, par des dispositions nationales, des règles plus favorables à la protection de la sécurité et de la santé des travailleurs au travail.

7. D'autre part, la cour a relevé que, lorsque la chute mortelle est survenue, les deux salariés de l'entreprise chargée des travaux de remplissage d'un filtre à sable installaient le matériel nécessaire à cette intervention, en procédant à la fixation, au niveau de la passerelle en hauteur permettant l'accès à ce filtre, du tuyau flexible qui venait d'être raccordé au camion de l'autre entreprise chargée de la livraison des sables et gravelles destinés au remplissage de ce filtre par un salarié de cette dernière. En estimant qu'en l'espèce, ces deux entreprises se trouvaient dans une situation susceptible de faire naître des risques d'interférences entre leurs activités et matériels, ce dont elle a déduit que le directeur régional avait pu se fonder, pour confirmer l'injonction de la caisse régionale en matière de prévention des risques liés à l'intervention des entreprises extérieures, sur le constat de l'absence d'analyse des risques liés au concours de ces entreprises à un même objectif, la cour a porté sur les pièces du dossier qui lui était soumis une appréciation souveraine, sans les dénaturer.

8. Il résulte de tout ce qui précède que le pourvoi de la société TotalEnergies raffinage France doit être rejeté, y compris ses conclusions présentées au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

D E C I D E :

--------------

Article 1er : Le pourvoi de la société TotalEnergies raffinage France est rejeté.

Article 2 : La présente décision sera notifiée à la société par actions simplifiée TotalEnergies raffinage France et à la ministre du travail, de la santé et des solidarités.

Délibéré à l'issue de la séance du 24 avril 2024 où siégeaient : M. Pierre Collin, président adjoint de la section du contentieux, présidant ; Mme Maud Vialettes, Mme Gaëlle Dumortier, présidentes de chambre ; M. Jean-Luc Nevache, M. Jean-Dominique Langlais, M. Alban de Nervaux, conseillers d'Etat ; Mme Catherine Brouard Gallet, conseillère d'Etat en service extraordinaire ; M. Jean-Luc Matt, maître des requêtes et Mme Anne Redondo, maîtresse des requêtes-rapporteure.

Rendu le 24 mai 2024.

Le président :

Signé : M. Pierre Collin

La rapporteure :

Signé : Mme Anne Redondo

Le secrétaire :

Signé : M. Hervé Herber


Synthèse
Formation : 1ère - 4ème chambres réunies
Numéro d'arrêt : 474407
Date de la décision : 24/05/2024
Type de recours : Excès de pouvoir

Analyses

ACTES LÉGISLATIFS ET ADMINISTRATIFS - APPLICATION DANS LE TEMPS - ENTRÉE EN VIGUEUR - ENTRÉE EN VIGUEUR SUBORDONNÉE À L'INTERVENTION DE MESURES D'APPLICATION - ABSENCE – ILLÉGALITÉ DES MESURES RÉGLEMENTAIRES D’APPLICATION.

01-08-01-02 Si l’absence d’édiction des mesures réglementaires qu’implique nécessairement l’application de la loi est de nature à rendre cette application manifestement impossible, il n’en va pas de même du seul fait que les mesures réglementaires qui ont été édictées seraient illégales.

TRAVAIL ET EMPLOI - CONDITIONS DE TRAVAIL - HYGIÈNE ET SÉCURITÉ - PRÉVENTION DES RISQUES LIÉS À LA COACTIVITÉ (ART - R - 4511-1 ET S - DU CODE DU TRAVAIL) – CHAMP MATÉRIEL – INCLUSION – OPÉRATION DANS LAQUELLE DES TRAVAILLEURS DE PLUSIEURS ENTREPRISES INTERVIENNENT SUCCESSIVEMENT SUR LE MÊME LIEU DE TRAVAIL.

66-03-03 L’article R. 4511-4 du code du travail, qui définit la notion d’opération à l’exécution de laquelle les travailleurs d’une ou plusieurs entreprises extérieures participent dans une entreprise utilisatrice comme « les travaux ou prestations de services réalisés par une ou plusieurs entreprises afin de concourir à un même objectif », ne limite pas cette définition aux cas où les travailleurs de plusieurs entreprises présents sur le même lieu de travail interviennent simultanément.


Publications
Proposition de citation : CE, 24 mai. 2024, n° 474407
Composition du Tribunal
Rapporteur ?: Mme Anne Redondo
Rapporteur public ?: M. Mathieu Le Coq
Avocat(s) : SCP LYON-CAEN, THIRIEZ

Origine de la décision
Date de l'import : 06/06/2024
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant ECLI : ECLI:FR:CE:2024:474407.20240524
Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award