La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

17/05/2024 | FRANCE | N°487762

France | France, Conseil d'État, 9ème - 10ème chambres réunies, 17 mai 2024, 487762


Vu la procédure suivante :



Par deux mémoires, enregistrés les 20 février et 19 avril 2024 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, présentés en application de l'article 23-5 de l'ordonnance

n° 58-1067 du 7 novembre 1958, les sociétés InnoVent, FE Audrieu, FE Coquelles, FE FIEFS, FE Frenouville, Ferme Eolienne de Le Portel Plage, Carbonne Verre, FE Saint-Marc, Parc Eolien de la Longue Rive, VGF, Eoliennes de Bignan, FE Gâprée, FE Lamballe, FE Sains-les-Pernes, FE Saint-Julien, FE Sainte-Anne et FE Argentan demandent au Conseil d'Etat, à l

'appui de leur requête tendant à l'annulation pour excès de pouvoir du décret ...

Vu la procédure suivante :

Par deux mémoires, enregistrés les 20 février et 19 avril 2024 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, présentés en application de l'article 23-5 de l'ordonnance

n° 58-1067 du 7 novembre 1958, les sociétés InnoVent, FE Audrieu, FE Coquelles, FE FIEFS, FE Frenouville, Ferme Eolienne de Le Portel Plage, Carbonne Verre, FE Saint-Marc, Parc Eolien de la Longue Rive, VGF, Eoliennes de Bignan, FE Gâprée, FE Lamballe, FE Sains-les-Pernes, FE Saint-Julien, FE Sainte-Anne et FE Argentan demandent au Conseil d'Etat, à l'appui de leur requête tendant à l'annulation pour excès de pouvoir du décret n° 2023-522 du 28 juin 2023 relatif aux modalités de déclaration et de paiement de la contribution sur la rente inframarginale de la production d'électricité, de renvoyer au Conseil constitutionnel la question de la conformité aux droits et libertés garantis par la Constitution des dispositions de l'article 54 de la loi

n° 2022-1726 du 30 décembre 2022 de finances pour 2023.

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :

- la Constitution, notamment son Préambule et son article 61-1 ;

- l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 ;

- le code des impositions sur les biens et services ;

- le code général des impôts et le livre des procédures fiscales ;

- la loi n° 2022-1726 du 30 décembre 2022 ;

- la loi n° 2023-1322 du 29 décembre 2023 ;

- le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de M. Olivier Pau, auditeur,

- les conclusions de Mme Céline Guibé, rapporteure publique ;

La parole ayant été donnée, après les conclusions, à Me Guermonprez-Tanner, avocat de la société Innovent et autres ;

Considérant ce qui suit :

1. Aux termes du premier alinéa de l'article 23-5 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel : " Le moyen tiré de ce qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution peut être soulevé (...) à l'occasion d'une instance devant le Conseil d'Etat (...) ". Il résulte des dispositions de ce même article que le Conseil constitutionnel est saisi de la question prioritaire de constitutionnalité à la triple condition que la disposition contestée soit applicable au litige ou à la procédure, qu'elle n'ait pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement des circonstances, et que la question soit nouvelle ou présente un caractère sérieux.

2. À l'appui de leur requête tendant à l'annulation pour excès de pouvoir du décret du 28 juin 2023 relatif aux modalités de déclaration et de paiement de la contribution sur la rente inframarginale de la production d'électricité, les sociétés InnoVent et autres demandent que soit renvoyée au Conseil constitutionnel la question de la conformité aux droits et libertés garantis par la Constitution des dispositions de l'article 54 de la loi du 30 décembre 2022 de finances pour 2023 instituant cette contribution et pour l'application desquelles ce décret a été pris. Les sociétés requérantes soutiennent, d'une part, que ces dispositions méconnaissent le principe d'égalité devant la loi et le principe d'égalité devant les charges publiques, respectivement garantis par les articles 6 et 13 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, ainsi que la garantie des droits protégée par l'article 16 de cette Déclaration et, d'autre part, que ces dispositions portent atteinte de façon disproportionnée à la liberté d'entreprendre et à la liberté contractuelle découlant de l'article 4 de la Déclaration de 1789 ainsi qu'au droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé reconnu par l'article 1er de la Charte de l'environnement.

3. Aux termes de l'article 54 de la loi du 30 décembre 2022 de finances pour 2023, dans sa rédaction antérieure à l'entrée en vigueur de l'article 80 de la loi de finances pour 2024 du 29 décembre 2023 : " I. - A. - Les règles relatives à la contribution sur la rente inframarginale de la production d'électricité sont déterminées par le livre Ier du code des impositions sur les biens et services et par le présent article. / (...) / III. - Le fait générateur de la contribution est constitué par la production d'électricité au moyen d'une installation mentionnée au II du présent article pendant l'une des périodes de taxation suivantes : / 1° Celle débutant le

1er juillet 2022 et s'achevant le 30 novembre 2022 ; / 2° Celle débutant le 1er décembre 2022 et s'achevant le 30 juin 2023 ; / 3° Celle débutant le 1er juillet 2023 et s'achevant le

31 décembre 2023. / Il intervient, pour chacune de ces périodes, à l'achèvement de l'année civile au cours de laquelle intervient son terme. / IV. - A. - Le montant de la contribution est égal à la fraction des revenus de marché de l'exploitant de l'installation excédant un seuil forfaitaire. / Cette fraction fait l'objet d'un abattement de 10 %. / B. - 1. La fraction mentionnée au A du présent IV est égale à la marge forfaitaire, définie comme la différence entre les termes suivants : / 1° La somme des revenus de marché au sens du C du présent IV ; / 2° Le forfait défini au D du présent IV. / 2. Le montant de la contribution est évalué séparément sur chacune des périodes de taxation. / Lorsque la marge forfaitaire déterminée pour une période est négative, la contribution est nulle pour cette période et ce montant négatif peut, dans la limite de 80 %, être ajouté, en tout ou partie, à la marge forfaitaire d'une ou de plusieurs périodes de taxation suivantes. / (...) ". En vertu du 1 du D du IV de ce même article, le " forfait " mentionné au 2° du B de ce IV est égal au produit entre, d'une part, les quantités d'électricité produites ayant généré les revenus de marché du producteur et, d'autre part, un " seuil unitaire " exprimé en euros par mégawattheure, déterminé en fonction de la technologie de production et, le cas échéant, de la puissance électrique de l'installation exprimée en mégawatts. Ce " seuil unitaire " est fixé à 100 euros par mégawattheure pour ce qui concerne la technologie de production " Éolien ".

4. Il résulte des dispositions de l'article 54 de la loi de finances pour 2023 que la contribution contestée est assise, pour chaque producteur d'électricité, sur 90 % de la fraction, dite " rente inframarginale ", de ses revenus de marché excédant un certain montant de chiffre d'affaires déterminé en fonction de la technologie de production utilisée et de la puissance électrique de l'installation. Elle est due au titre de trois périodes d'imposition distinctes, du

1er juillet 2022 au 30 novembre 2022, du 1er décembre 2022 au 30 juin 2023 et du 1er juillet 2023 au 31 décembre 2023. Il ressort des travaux parlementaires préalables à l'adoption de l'article 54 de la loi de finances pour 2023 que, en instituant cet impôt, le législateur a entendu, dans un contexte de très forte hausse des prix de l'électricité sur le marché à partir du mois de septembre 2021, qui a eu pour conséquence une augmentation considérable du profit généré par les installations de production d'électricité dont les coûts de production étaient inférieurs aux dernières installations appelées, corriger les effets d'aubaine dont ont bénéficié les exploitants de ces installations et financer les mesures de soutien public mises en œuvre afin d'atténuer l'effet préjudiciable de cette hausse des prix pour les consommateurs finals d'électricité.

5. En premier lieu, selon l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, la loi " doit être la même pour tous, soit qu'elle protège, soit qu'elle punisse ". Le principe d'égalité ne s'oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes, ni à ce qu'il déroge à l'égalité pour des raisons d'intérêt général, pourvu que, dans l'un et l'autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l'objet de la loi qui l'établit. Il n'en résulte pas pour autant que le principe d'égalité oblige à traiter différemment des personnes se trouvant dans des situations différentes.

6. En fixant le " seuil unitaire " selon les technologies de production d'électricité utilisées par les producteurs, et, par voie de conséquence, le " forfait " au-delà duquel les revenus de marché entrent dans l'assiette de la contribution contestée, le législateur a entendu prendre en compte les différences significatives de coûts de production constatés selon la technologie utilisée, et par suite, ajuster les seuils aux conditions normales de rentabilité propres à chaque technologie de production. Cette différence de traitement entre producteurs d'électricité, fondée sur une différence de situation, est en rapport direct avec l'objet des dispositions législatives contestées et ne méconnaît pas le principe d'égalité devant la loi garanti par l'article 6 de la Déclaration de 1789.

7. En deuxième lieu, aux termes de l'article 13 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 : " Pour l'entretien de la force publique, et pour les dépenses d'administration, une contribution commune est indispensable : elle doit être également répartie entre tous les citoyens, en raison de leurs facultés ". En vertu de l'article 34 de la Constitution, il appartient au législateur de déterminer, dans le respect des principes constitutionnels et compte tenu des caractéristiques de chaque impôt, les règles selon lesquelles doivent être appréciées les facultés contributives. En particulier, pour assurer le respect du principe d'égalité, il doit fonder son appréciation sur des critères objectifs et rationnels en fonction des buts qu'il se propose. Cette appréciation ne doit cependant pas entraîner de rupture caractérisée de l'égalité devant les charges publiques. Cette exigence ne serait pas respectée si l'impôt revêtait un caractère confiscatoire ou faisait peser sur une catégorie de contribuables une charge excessive au regard de leurs facultés contributives.

8. Si les sociétés requérantes soutiennent que la contribution sur la rente inframarginale de la production d'électricité présenterait un caractère confiscatoire et ferait peser sur les producteurs une charge excessive au regard de leurs facultés contributives, l'assiette de l'imposition contestée, qui revêt un caractère temporaire et qui, en vertu des dispositions du 4° du 1 de l'article 39 du code général des impôts, est déductible du bénéfice soumis à l'impôt sur les sociétés, est constituée de la seule fraction des revenus exceptionnels réalisés par les producteurs d'électricité en 2022 et 2023, excédant le niveau de recettes qu'ils pouvaient raisonnablement attendre dans le cadre d'un fonctionnement normal de marché. Au surplus, le législateur a prévu, au A du IV de l'article 54 de la loi de finances pour 2023, la prise en compte de cette rente inframarginale à hauteur de 90 %, laissant ainsi aux producteurs le bénéfice de 10 % de ces revenus exceptionnels, et, au second alinéa du 2 du B du même IV, la faculté d'imputer l'éventuelle marge forfaitaire négative réalisée au titre d'une période de taxation sur la marge forfaitaire positive d'une ou de plusieurs périodes suivantes. Par ailleurs, le législateur a prévu, aux 3 et 4 du D de ce même IV, deux clauses de sauvegarde permettant d'assurer la couverture des coûts d'exploitation, du risque d'exploitation et de la rémunération des investissements, afin de prévenir des situations d'imposition sans lien avec la capacité contributive des producteurs. Par suite, le grief tiré de la méconnaissance de l'article 13 de la Déclaration de 1789 doit être écarté.

9. En troisième lieu, aux termes de l'article 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 : " La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l'exercice des droits naturels de chaque homme n'a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la loi ". Il est loisible au législateur d'apporter à la liberté d'entreprendre et à la liberté contractuelle, qui découlent de l'article 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, des limitations liées à des exigences constitutionnelles ou justifiées par l'intérêt général, à la condition qu'il n'en résulte pas d'atteintes disproportionnées au regard de l'objectif poursuivi.

10. Les dispositions législatives contestées n'ont, en tout état de cause, ni pour objet ni pour effet de porter atteinte à la liberté d'entreprendre ou à liberté contractuelle. Par suite, les griefs tirés de la méconnaissance de l'article 4 de la Déclaration de 1789 ne peuvent qu'être écartés.

11. En quatrième lieu, aux termes de l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 : " Toute société dans laquelle la garantie des droits n'est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n'a point de Constitution ". Il est à tout moment loisible au législateur, statuant dans le domaine de sa compétence, de modifier des textes antérieurs ou d'abroger ceux-ci en leur substituant, le cas échéant, d'autres dispositions. Ce faisant, il ne saurait toutefois priver de garanties légales des exigences constitutionnelles. En particulier, il ne saurait, sans motif d'intérêt général suffisant ni porter atteinte aux situations légalement acquises, ni remettre en cause les effets qui peuvent légitimement être attendus de telles situations.

12. Si les sociétés requérantes soutiennent que les dispositions de l'article 54 de la loi du 30 décembre 2022 de finances pour 2023 méconnaissent la garantie des droits dès lors que la contribution contestée est assise sur les recettes issues de la vente d'électricité réalisées entre le 1er juillet 2022 et le 31 décembre 2022, il était loisible au législateur de prévoir que l'assiette de la taxe serait définie par référence à des ventes réalisées pendant une période antérieure à son fait générateur, sans que soit méconnue la garantie des droits. Par suite, le grief tiré de la méconnaissance de l'article 16 de la Déclaration de 1789 doit être écarté.

13. En dernier lieu, l'article 1er de la Charte de l'environnement dispose que " Chacun a le droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé ". Les limitations apportées par le législateur à l'exercice de ce droit doivent être liées à des exigences constitutionnelles ou justifiées par un motif d'intérêt général et proportionnées à l'objectif poursuivi.

14. Les dispositions de l'article 54 de la loi du 30 décembre 2022 de finances pour 2023 ne sont, par elles-mêmes, pas de nature à porter atteinte au droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé, protégé par l'article 1er de la Charte de l'environnement. Par suite, le grief tiré de la méconnaissance de cet article de la Charte de l'environnement doit être écarté.

15. Il résulte de tout ce qui précède que la question de la conformité des dispositions de l'article 54 de la loi du 30 décembre 2022 de finances pour 2023 aux droits et libertés garantis par la Constitution, qui n'est pas nouvelle, est dépourvue de caractère sérieux. Il n'y a, dès lors, pas lieu de la renvoyer au Conseil constitutionnel.

D E C I D E :

--------------

Article 1 : Il n'y a pas lieu de renvoyer au Conseil constitutionnel la question prioritaire de constitutionnalité soulevée par les sociétés InnoVent et autres.

Article 2 : La présente décision sera notifiée à la société InnoVent, représentante unique désignée pour l'ensemble des requérantes, et au ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique.

Copie en sera adressée au Conseil constitutionnel et au Premier ministre.

Délibéré à l'issue de la séance du 24 avril 2024 où siégeaient :

M. Jacques-Henri Stahl, président adjoint de la section du contentieux, présidant ; M. Bertrand Dacosta, Mme Anne Egerszegi, présidents de chambre ; M. Olivier Yeznikian, M.Vincent Daumas Mme Rozen Noguellou, M. Nicolas Polge, conseillers d'Etat ; M. Jérôme Goldenberg, conseiller d'Etat en service extraordinaire et M. Olivier Pau, auditeur-rapporteur.

Rendu le 17 mai 2024.

Le président :

Signé : M. Jacques-Henri Stahl

Le rapporteur :

Signé : M. Olivier Pau

La secrétaire :

Signé : Mme Fehmida Ghulam

La République mande et ordonne au ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique en ce qui le concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.

Pour expédition conforme,

Pour la secrétaire du contentieux, par délégation :


Synthèse
Formation : 9ème - 10ème chambres réunies
Numéro d'arrêt : 487762
Date de la décision : 17/05/2024
Type de recours : Excès de pouvoir

Publications
Proposition de citation : CE, 17 mai. 2024, n° 487762
Composition du Tribunal
Rapporteur ?: M. Olivier Pau
Rapporteur public ?: Mme Céline Guibé
Avocat(s) : GUERMONPREZ-TANNER

Origine de la décision
Date de l'import : 19/05/2024
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant ECLI : ECLI:FR:CE:2024:487762.20240517
Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award