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17/05/2024 | FRANCE | N°474398

France | France, Conseil d'État, 9ème - 10ème chambres réunies, 17 mai 2024, 474398


Vu la procédure suivante :



Par une requête et deux mémoires, enregistrés les 22 mai, 15 novembre et 20 décembre 2023 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la société Amazon EU demande au Conseil d'Etat :



1°) d'annuler pour excès de pouvoir l'arrêté du 4 avril 2023 relatif au montant minimal de tarification du service de livraison du livre ;



2°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 5 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.





Vu :

- le traité sur l'Union européenne ;

- le traité sur le fonct...

Vu la procédure suivante :

Par une requête et deux mémoires, enregistrés les 22 mai, 15 novembre et 20 décembre 2023 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la société Amazon EU demande au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler pour excès de pouvoir l'arrêté du 4 avril 2023 relatif au montant minimal de tarification du service de livraison du livre ;

2°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 5 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Vu :

- le traité sur l'Union européenne ;

- le traité sur le fonctionnement de l'Union européenne ;

- la charte des droits fondamentaux de l'Union européenne ;

- la directive 2000/31/CE du Parlement européen et du Conseil du 8 juin 2000 ;

- la directive 2006/123/CE du Parlement européen et du Conseil du

12 décembre 2006 ;

- la loi n° 81-766 du 10 août 1981 ;

- la loi n° 2021-1901 du 30 décembre 2021 ;

- le code de commerce ;

- le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de M. Matias de Sainte Lorette, maître des requêtes,

- les conclusions de Mme Céline Guibé, rapporteure publique ;

La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SCP Célice, Texidor, Perier, avocat de la société Amazon EU ;

Considérant ce qui suit :

1. Aux termes du premier alinéa de l'article 1er de la loi du 10 août 1981 relative au prix du livre, dans sa rédaction résultant de l'article 1er de la loi du 30 décembre 2021 visant à conforter l'économie du livre et à renforcer l'équité et la confiance entre ses acteurs : " Toute personne physique ou morale qui édite ou importe des livres est tenue de fixer, pour les livres qu'elle édite ou importe, un prix de vente au public ". Aux termes du quatrième alinéa du même article 1er : " Les détaillants doivent pratiquer un prix effectif de vente au public compris entre 95 % et 100 % du prix fixé par l'éditeur ou l'importateur. Lorsque le livre est expédié à l'acheteur et n'est pas retiré dans un commerce de vente au détail de livres, le prix de vente est celui fixé par l'éditeur ou l'importateur. Le service de livraison du livre ne peut en aucun cas, que ce soit directement ou indirectement, être proposé par le détaillant à titre gratuit, sauf si le livre est retiré dans un commerce de vente au détail de livres. Il doit être facturé dans le respect d'un montant minimal de tarification fixé par arrêté des ministres chargés de la culture et de l'économie sur proposition de l'Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse. Cet arrêté tient compte des tarifs proposés par les prestataires de services postaux sur le marché de la vente au détail de livres et de l'impératif de maintien sur le territoire d'un réseau dense de détaillants ".

2. Par un arrêté du 4 avril 2023, pris pour l'application du quatrième alinéa de l'article 1er de la loi du 10 août 1981, le ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique et la ministre de la culture ont fixé le montant minimal de tarification du service de livraison à domicile des livres, d'une part, à 3 euros toutes taxes comprises pour toute commande comprenant un ou plusieurs livres dont la valeur d'achat en livres neufs est inférieure à 35 euros toutes taxes comprises, d'autre part, à plus que 0 euro toutes taxes comprises pour toute commande comprenant un ou plusieurs livres neufs dont la valeur d'achat en livres neufs est supérieure ou égale à 35 euros toutes taxes comprises. La société Amazon EU demande l'annulation pour excès de pouvoir de cet arrêté.

Sur la consultation de l'Autorité de la concurrence :

3. Aux termes de l'article L. 462-2 du code de commerce, l'Autorité de la concurrence est " obligatoirement consultée par le Gouvernement sur tout projet de texte réglementaire instituant un régime nouveau ayant directement pour effet : / (...) / 3° D'imposer des pratiques uniformes en matière de prix ou de conditions de vente ".

4. Le principe du montant minimal de facturation du service de livraison du livre résulte, non de l'arrêté attaqué, mais des dispositions du quatrième alinéa de l'article 1er de la loi du 10 août 1981 modifié par la loi du 30 décembre 2021. Par suite, le moyen tiré de l'irrégularité de cet arrêté faute d'avoir été soumis à l'examen préalable de l'Autorité de la concurrence ne peut qu'être écarté.

Sur le respect du droit de l'Union européenne :

5. D'une part, aux termes de l'article 22 de la charte des droits fondamentaux de l'Union européenne : " L'Union respecte la diversité culturelle, religieuse et linguistique ". Aux termes du dernier alinéa du paragraphe 3 de l'article 3 du traité sur l'Union européenne : " L'Union respecte la richesse de sa diversité culturelle et linguistique ". Aux termes de l'article 167 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne : " 1. L'Union contribue à l'épanouissement des cultures des États membres (...). / 2. L'action de l'Union vise à encourager la coopération entre États membres et, si nécessaire, à appuyer et compléter leur action dans les domaines suivants (...) - la création artistique et littéraire (...). / (...) 4. L'Union tient compte des aspects culturels dans son action au titre d'autres dispositions des traités, afin notamment de respecter et de promouvoir la diversité de ses cultures ".

6. D'autre part, aux termes de l'article 34 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne : " Les restrictions quantitatives à l'importation ainsi que toutes mesures d'effet équivalent, sont interdites entre les Etats membres ". Aux termes de l'article 56 de ce traité : " Dans le cadre des dispositions ci-après, les restrictions à la libre prestation des services à l'intérieur de l'Union sont interdites à l'égard des ressortissants des États membres établis dans un État membre autre que celui du destinataire de la prestation ".

7. En premier lieu, aux termes du paragraphe 1 de l'article 1er de la directive 2000/31/CE du Parlement européen et du Conseil du 8 juin 2000 relative à certains aspects juridiques des services de la société de l'information, et notamment du commerce électronique, dans le marché intérieur : " La présente directive a pour objectif de contribuer au bon fonctionnement du marché intérieur en assurant la libre circulation des services de la société de l'information entre les États membres ". Aux termes du paragraphe 1 de l'article 3 de cette directive : " Chaque État membre veille à ce que les services de la société de l'information fournis par un prestataire établi sur son territoire respectent les dispositions nationales applicables dans cet État membre relevant du domaine coordonné ". Aux termes du paragraphe 2 du même article 3 : " Les État membres ne peuvent, pour des raisons relevant du domaine coordonné, restreindre la libre circulation des services de la société de l'information en provenance d'un autre État membre ". En vertu du paragraphe 4 de cet article 3, les Etats membres ne peuvent prendre, à l'égard d'un service donné de la société de l'information, des mesures qui dérogent au paragraphe 2 que si certaines conditions sont réunies, et notamment que si ces mesures sont nécessaires et proportionnées et si, aux termes du b), " l'État membre a préalablement (...) :/- demandé à l'État membre visé au paragraphe 1 de prendre des mesures et ce dernier n'en a pas pris ou elles n'ont pas été suffisantes,/- notifié à la Commission et à l'État membre visé au paragraphe 1 son intention de prendre de telles mesures ".

8. La société requérante se prévaut de l'illégalité de l'arrêté attaqué en ce que les dispositions du quatrième alinéa de l'article 1er de la loi du 10 août 1981 modifié, cité au point 1, dont il fait application, méconnaîtraient la directive 2000/31/CE en ce qu'elles restreindraient la libre circulation des services de la société de l'information en provenance d'un autre État membre dans des conditions contraires à celles fixées par l'article 3, paragraphe 4, de de cette directive.

9. Toutefois, en vertu de l'article 2, h) ii, de la directive 2000/31/CE, le " domaine coordonné ", qui concerne les exigences prévues par les systèmes juridiques des États membres, applicables aux prestataires des services de la société de l'information ou aux services de la société de l'information, " ne couvre pas (...) les exigences applicables à la livraison de biens ". Il résulte de ces dispositions, ainsi que l'a jugé la Cour de justice de l'Union européenne par son arrêt du 2 décembre 2010, Ker Optika (C-108/09), que si les actes relatifs à la vente d'un bien en ligne, notamment l'offre en ligne et la conclusion du contrat par voie électronique, entrent dans le champ d'application de la directive 2000/31/CE, les conditions de livraison de ce bien n'en relèvent pas.

10. Il en résulte que les dispositions contestées du quatrième alinéa de l'article 1er de la loi du 10 août 1981 modifiée, qui régissent exclusivement le service de livraison d'un livre et non les actes relatifs à la vente de ce livre ne relèvent pas du champ d'application de la directive 2000/31/CE. Par suite, le moyen tiré de l'incompatibilité des dispositions législatives mises en cause avec les objectifs de cette directive doit être écarté.

11. En deuxième lieu, aux termes de l'article 1er de la directive 2006/123/CE du Parlement européen et du Conseil du 12 décembre 2006 relative aux services dans le marché intérieur : " 1. La présente directive établit les dispositions générales permettant de faciliter l'exercice de la liberté d'établissement des prestataires ainsi que la libre circulation des services, tout en garantissant un niveau de qualité élevé pour les services. / (...) / 4. La présente directive ne porte pas atteinte aux mesures prises au niveau communautaire ou au niveau national, dans le respect du droit communautaire, en vue de la protection ou de la promotion de la diversité culturelle ou linguistique, ou du pluralisme des médias ". Aux termes du paragraphe 1 de l'article 16 de la même directive : " Les Etats membres respectent le droit des prestataires de fournir des services dans un Etat membre autre que celui dans lequel ils sont établis. / L'Etat membre dans lequel le service est fourni garantit le libre accès à l'activité de service ainsi que son libre exercice sur son territoire. / Les Etats membres ne peuvent pas subordonner l'accès à une activité de service ou son exercice sur leur territoire à des exigences qui ne satisfont pas aux principes suivants : / a) la non-discrimination (...) ; / b) la nécessité : l'exigence doit être justifiée par des raisons d'ordre public, de sécurité publique, de santé publique ou de protection de l'environnement ; / c) la proportionnalité (...) ".

12. La société requérante fait valoir, pour soutenir que l'arrêté qu'elle conteste est illégal, que les dispositions du quatrième alinéa de l'article 1er de la loi du 10 août 1981 dont cet arrêté fait application méconnaîtraient les objectifs de la directive 2006/123/CE en ce qu'elles subordonneraient le libre exercice d'une activité de service à une exigence incompatible avec les conditions fixées à l'article 16, paragraphe 1, de cette directive. Pour sa part, le ministre de la culture fait valoir en défense, à titre principal, qu'ayant été instituées en vue de préserver la diversité éditoriale et, par suite, la diversité culturelle, les dispositions contestées n'entrent pas dans le champ de la directive 2006/123/CE en vertu de son article 1er, paragraphe 4. A titre subsidiaire, le ministre soutient que la préservation de la diversité culturelle constitue un motif permettant de justifier la mesure contestée.

13. La réponse à ce moyen dépend de la question de savoir si les dispositions de l'article 1er, paragraphe 4, de la directive 2006/123/CE doivent être interprétées en ce sens qu'elles excluent du champ d'application de celle-ci une mesure nationale régissant l'exercice, sur le territoire de l'Etat-membre, d'une activité de service en vue de protéger ou de promouvoir la diversité culturelle ou si, combinées avec celles de l'article 16, paragraphe 1 b), de cette directive, elles doivent être interprétées en ce sens que la préservation ou la promotion de la diversité culturelle est susceptible de justifier une dérogation à l'interdiction de soumettre les prestataires établis dans un autre Etat membre à une exigence instaurée par une telle réglementation nationale.

14. Dans l'hypothèse où la Cour retiendrait une telle lecture combinée des articles 1er et 16 de la directive, la question se pose également de savoir si l'appréciation de la compatibilité de la réglementation nationale en cause avec les objectifs poursuivis par la directive 2006/123/CE est exclusive du même examen au regard du droit primaire de l'Union européenne.

15. En troisième lieu, dans l'hypothèse où il conviendrait d'apprécier la compatibilité d'une mesure nationale adoptée en vue de protéger ou de promouvoir la diversité culturelle avec les libertés garanties par les articles 34 et 56 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne, la question se pose de savoir si une mesure nationale qui fixe un tarif minimal pour la livraison à domicile d'un bien doit être regardée comme portant sur une modalité de vente de ce bien et, par suite, être appréciée au regard de la libre circulation des marchandises ou s'il convient d'apprécier la réglementation contestée au regard de la libre prestation de services, notamment, eu égard à l'atteinte portée à l'activité de vente de ce bien en ligne ou au caractère distinct de la prestation de livraison par rapport à la prestation de vente du bien.

16. Ces questions sont déterminantes pour la solution du litige que doit trancher le Conseil d'Etat. Elles présentent des difficultés sérieuses. Il y a lieu, par suite, d'en saisir la Cour de justice de l'Union européenne en application de l'article 267 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne et, jusqu'à ce que celle-ci se soit prononcée, de surseoir à statuer sur les conclusions présentées par la société requérante.

D E C I D E :

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Article 1er : Il est sursis à statuer jusqu'à ce que la Cour de justice de l'Union européenne se soit prononcée sur les questions suivantes :

1°) Les dispositions de l'article 1er, paragraphe 4, de la directive 2006/123/CE du Parlement européen et du Conseil du 12 décembre 2006 relative aux services dans le marché intérieur doivent-elles être interprétées en ce sens qu'elles excluent du champ d'application de celle-ci une mesure nationale régissant l'exercice, sur le territoire de l'Etat membre, d'une activité de service en vue de protéger ou de promouvoir la diversité culturelle ou doivent-elles, combinées avec celles de l'article 16, paragraphe 1 b), de la même directive, être interprétées en ce sens que la préservation ou la promotion de la diversité culturelle est susceptible de justifier une dérogation à l'interdiction de soumettre les prestataires établis dans un autre Etat membre à une exigence instaurée par une telle réglementation nationale '

2°) L'appréciation de la compatibilité d'une telle réglementation nationale avec les objectifs poursuivis par la directive 2006/123/CE est-elle exclusive du même examen au regard du droit primaire de l'Union européenne '

3°) Dans l'hypothèse où il conviendrait d'apprécier la compatibilité d'une mesure nationale adoptée en vue de protéger ou de promouvoir la diversité culturelle avec les libertés garanties par les articles 34 et 56 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne, une mesure nationale qui fixe un tarif minimal pour la livraison à domicile d'un bien doit-elle être regardée comme portant sur une modalité de vente de ce bien et, par suite, être appréciée au regard de la seule libre circulation des marchandises ou convient-il d'apprécier cette réglementation au regard de la seule libre prestation de services, notamment, eu égard à l'atteinte portée à l'activité de vente de ce bien en ligne ou au caractère distinct de la prestation de livraison par rapport à la prestation de vente du bien '

Article 2 : La présente décision sera notifiée à la société Amazon EU, à la ministre de la culture, au ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique et à la Cour de justice de l'Union européenne.

Copie en sera adressée au Premier ministre.

Délibéré à l'issue de la séance du 24 avril 2024 où siégeaient :

M. Jacques-Henri Stahl, président adjoint de la section du contentieux, présidant ; M. Bertrand Dacosta, Mme Anne Egerszegi, présidents de chambre ; M. Olivier Yeznikian, M. Vincent Daumas, Mme Rozen Noguellou, M. Nicolas Polge, conseillers d'Etat ; M. Jérôme Goldenberg, conseiller d'Etat en service extraordinaire, et M. Matias de Sainte Lorette, maître des requêtes-rapporteur.

Rendu le 17 mai 2024.

Le président :

Signé : M. Jacques-Henri Stahl

Le rapporteur :

Signé : M. Matias de Sainte Lorette

La secrétaire :

Signé : Mme Fehmida Ghulam

La République mande et ordonne à la ministre de la culture, au ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique chacun en ce qui le concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.

Pour expédition conforme,

Pour la secrétaire du contentieux, par délégation :


Synthèse
Formation : 9ème - 10ème chambres réunies
Numéro d'arrêt : 474398
Date de la décision : 17/05/2024
Type de recours : Excès de pouvoir

Publications
Proposition de citation : CE, 17 mai. 2024, n° 474398
Composition du Tribunal
Rapporteur ?: M. Matias de Sainte Lorette
Rapporteur public ?: Mme Céline Guibé
Avocat(s) : SCP CELICE, TEXIDOR, PERIER

Origine de la décision
Date de l'import : 19/05/2024
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant ECLI : ECLI:FR:CE:2024:474398.20240517
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