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14/05/2024 | FRANCE | N°469244

France | France, Conseil d'État, 10ème - 9ème chambres réunies, 14 mai 2024, 469244


Vu la procédure suivante :



Par une requête sommaire et un mémoire complémentaire, enregistrés les 28 novembre 2022 et 28 février 2023 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, M. A... B... demande au Conseil d'Etat :



1°) d'annuler pour excès de pouvoir la décision du 30 septembre 2022 du garde des sceaux, ministre de la justice rejetant sa demande d'abrogation de la circulaire du 13 octobre 2009 relative à l'accès à l'informatique pour les personnes placées sous main de justice ;



2°) d

e mettre à la charge de l'Etat la somme de 4 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de j...

Vu la procédure suivante :

Par une requête sommaire et un mémoire complémentaire, enregistrés les 28 novembre 2022 et 28 février 2023 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, M. A... B... demande au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler pour excès de pouvoir la décision du 30 septembre 2022 du garde des sceaux, ministre de la justice rejetant sa demande d'abrogation de la circulaire du 13 octobre 2009 relative à l'accès à l'informatique pour les personnes placées sous main de justice ;

2°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 4 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :

- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et son premier protocole additionnel ;

- le code pénitentiaire ;

- le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de Mme Sophie Delaporte, conseillère d'Etat,

- les conclusions de Mme Esther de Moustier, rapporteure publique ;

La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SCP Sevaux, Mathonnet, avocat de M. B... ;

Considérant ce qui suit :

1. Par une circulaire du 13 octobre 2009 du ministre d'Etat, garde des sceaux, ministre de la justice et des libertés, relative à l'accès à l'informatique pour les personnes placées sous main de justice, l'administration pénitentiaire a indiqué, dans sa présentation, souhaiter accompagner l'évolution marquée par une forte augmentation du nombre d'ordinateurs possédés ou utilisés par les détenus au sein des différents établissements pénitentiaires, compte tenu du caractère particulièrement adapté de ces outils pour assurer les missions qui lui incombent de formation générale ou professionnelle et de réinsertion des personnes détenues. Elle précise en outre que " le domaine très évolutif dans lequel se situe l'informatique entraînera nécessairement et inévitablement des actualisations qui tiendront compte notamment des avis et observations formulés par les chefs d'établissements pénitentiaires ". Après avoir rappelé les principes, les objectifs et le cadre légal existant et avant d'aborder les mesures de contrôle, la circulaire présente les modalités d'usage de l'informatique par les détenus selon qu'ils se trouvent en cellule, en salles d'activités, ou en salles d'activités encadrées. Il ressort, enfin, des écritures du garde des sceaux, ministre de la justice, que la refonte de la circulaire en litige est en cours depuis janvier dernier mais requiert néanmoins un important travail évalué à plusieurs mois. M. B... doit être regardé comme demandant, eu égard à son argumentation, l'annulation pour excès de pouvoir, non pas de la circulaire elle-même, mais seulement du refus qui, par un courrier du 30 septembre 2022, a été opposé à sa demande d'abrogation de la circulaire fondée sur la circonstance qu'en l'absence d'actualisation, plusieurs de ses dispositions se référant à des matériels informatiques devenus obsolètes seraient devenues illégales.

Sur le moyen tiré de la violation de l'article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales :

2. M. B... soutient que, d'une part, les restrictions à la conservation de certaines données personnelles mentionnées au paragraphe 1.3 et rappelées au paragraphe 6.1, et que, d'autre part, les modalités de contrôle des équipements informatiques figurant au paragraphe 6.3.2, portent atteinte à son droit au respect de la vie privée et familiale protégé par l'article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.

3. Aux termes du deuxième alinéa de l'article L. 1 du code pénitentiaire, le service public pénitentiaire " contribue à l'insertion ou à la réinsertion des personnes qui lui sont confiées et à la prévention de la commission de nouvelles infractions. " Aux termes du premier alinéa de l'article L. 2 du même code : " Le service public pénitentiaire s'acquitte de ses missions dans le respect des droits et libertés garantis par la Constitution et les conventions internationales ratifiées par la France, notamment la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ". Aux termes de l'article L. 331-1 du même code : " Toute personne détenue a droit à la confidentialité de ses documents personnels. / Ces documents peuvent être confiés au greffe de l'établissement pénitentiaire qui les met à la disposition de la personne intéressée. / Les documents mentionnant le motif de la mise sous écrou de chaque personne détenue sont, dès son arrivée, confiés au greffe. / Les modalités d'application du présent article sont fixées par décret en Conseil d'Etat ".

4. D'une part, en vertu des dispositions figurant au paragraphe 1.3 de la circulaire : " En aucun cas, les détenus ne sont autorisés à conserver des documents, autres que ceux liés à des activités socioculturelles ou d'enseignement ou de formation ou professionnelles, sur un support informatique " et de celles rappelées au paragraphe 6.1 : " (...) les détenus ne sont autorisés à conserver dans leur ordinateur que des documents liés à des activités socio-culturelles, d'enseignement, de formation professionnelle à l'exclusion de tout autre document (notamment la correspondance avec leur avocat) ". D'autre part, en vertu des dispositions relatives aux mesures qui peuvent être prises dans le cadre d'un contrôle d'ordinateur, figurant au paragraphe 6.3.2 de la circulaire : " Après un contrôle d'ordinateur : en cas de remise de la machine à la personne détenue : le personnel de l'administration pénitentiaire ayant effectué le contrôle demande au détenu de signer un procès-verbal précisant la non-détérioration du matériel informatique inspecté et sa validation pour la suppression par l'administration pénitentiaire de tous les fichiers et logiciels illégitimes ou mettant en jeu la sécurité pénitentiaire retrouvés sur son ordinateur (l'administration pénitentiaire ne doit pas détruire les documents licites élaborés par le détenu sans son accord, en respect de ses droits d'auteurs éventuels). Si le détenu refuse de signer car il considère que des modifications ont été effectuées lors du contrôle ou qu'il n'autorise pas la suppression des fichiers interdits, il le signale dans le procès-verbal. Dans ce cas, une retenue à titre conservatoire du matériel permet de faire réaliser un contrôle plus approfondi par un personnel tiers compétent. (...) / - dans le cas contraire : en application de l'article 40 et de l'article D. 281 du code de procédure pénale le chef d'établissement peut signaler aux autorités judiciaires toute infraction découverte à l'occasion de ces fouilles et contrôles notamment les copies illégales d'œuvres protégées par la propriété intellectuelle (copie de logiciels, de fichiers musicaux, de films...). La décision de retenue d'un matériel informatique demeure du ressort du chef d'établissement. Il est important de noter qu'il peut être fait application des dispositions du code de procédure pénale en matière disciplinaire ".

5. Il résulte des termes précités de la circulaire que les restrictions résultant de ces dispositions n'ont pas, par elles-mêmes, pour effet d'interdire la conservation, par un détenu, de documents ou informations personnels, sous forme non numérique, après les avoir, le cas échéant, imprimés, notamment s'agissant de la correspondance. Il en va de même, en tout état de cause, pour la correspondance entretenue avec son avocat. En outre, en vertu de l'article L. 331-1 du code pénitentiaire, certains de ces documents doivent être déposés au greffe de l'établissement pénitentiaire. Contrairement à ce qui est allégué, ces contraintes inhérentes à la vie carcérale qui constituent une ingérence dans la vie privée de la personne détenue, prévues par la loi, sont justifiées en prison notamment, d'une part, par la défense de l'ordre et de la sécurité au sein des établissements pénitentiaires et la prévention des infractions pénales, compte tenu en particulier des risques de dissimulation, dans les fichiers, textes ou images numériques conservés, d'éléments présentant des risques pour la sécurité ou le bon ordre dans l'établissement et, d'autre part, par la protection des droits et libertés d'autrui, au regard des possibilités d'atteinte à ces droits du fait d'une présence, difficilement conciliable avec l'exercice d'un contrôle des dispositifs informatiques par les agents de l'institution pénitentiaire, d'échanges du détenu avec son avocat dans les documents numériques qu'il conserve. Enfin, les seules circonstances alléguées tirées de ce que la circulaire ne précise pas ce qu'il faut entendre par " fichiers et logiciels illégitimes ", alors que ce caractère doit s'entendre de tous les matériels non autorisés, ou ne fixe pas de limite à la durée de retenue du matériel informatique décidée par le chef d'établissement après un contrôle, alors que la retenue à titre conservatoire vise à permettre un contrôle approfondi de fichiers interdits découverts dans le matériel informatique du détenu et que la retenue non conservatoire peut être décidée en cas d'infraction ayant donné lieu à un signalement au titre du code de procédure pénale ou à l'engagement d'une procédure disciplinaire, ne sont pas, par elles-mêmes, de nature à porter atteinte au droit au respect de la vie privée et familiale de l'intéressé. Dans ces conditions, il ne ressort pas des pièces du dossier que les restrictions apportées à la conservation par le détenu, sous forme numérique, de certaines données personnelles, constitueraient, dans les conditions prévues par la circulaire en litige, une atteinte au respect du droit à la vie privée et familiale disproportionnée au regard des objectifs poursuivis par l'administration pénitentiaire. Il s'ensuit que le moyen tiré de ce que le refus d'abrogation des dispositions précitées de la circulaire méconnaîtrait les stipulations de l'article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales doit être écarté.

Sur le moyen tiré de la violation de l'article 2 du premier protocole à la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, de l'article 10 de cette convention et des dispositions de l'article L. 1 du code pénitentiaire :

6. M. B... fait valoir que les modalités d'acquisition du matériel informatique par les détenus figurant aux paragraphes 1.5, 2.3.2 ou 3.1.1 de la circulaire, sont contraires au droit à l'instruction garanti par l'article 2 du premier protocole additionnel à la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, au droit d'accéder à l'information protégé par l'article 10 de cette convention, ainsi qu'à l'objectif de réinsertion professionnelle ou aux droits au travail, à l'enseignement et à la formation professionnelle énoncés notamment à l'article L. 1 du code pénitentiaire.

7. En premier lieu, aux termes du premier alinéa de l'article 2 du premier protocole additionnel à la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales : " Nul ne peut se voir refuser le droit à l'instruction ". Aux termes de l'article 10 de la même convention : " 1. Toute personne a droit à la liberté d'expression. Ce droit comprend la liberté d'opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu'il puisse y avoir ingérence d'autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n'empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d'autorisations. / 2. L'exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l'intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l'ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d'autrui, pour empêcher la divulgation d'informations confidentielles ou pour garantir l'autorité et l'impartialité du pouvoir judiciaire ".

8. En l'espèce, M. B... fait valoir que la mise en œuvre de la circulaire conduit à interdire l'acquisition d'équipements informatiques plus récents et performants portant notamment sur des câbles, des clés USB, certains disques de stockage, des systèmes d'exploitation, des dispositifs de liaison sans fil. Toutefois, et alors même que l'administration pénitentiaire dispose d'un pouvoir de contrôle des matériels informatiques utilisés par les détenus, des motifs d'ordre et de sécurité au sein des établissements pénitentiaires justifient légitimement le maintien de restrictions qui privilégient l'acquisition de matériels neufs commandés par l'intermédiaire de l'administration pénitentiaire auprès de fournisseurs agréés, même s'ils s'avèrent plus onéreux, par rapport à des matériels non neufs, ou celles relatives à l'interdiction de la remise de tout matériel informatique au parloir. Il ne ressort pas des pièces du dossier que ces mesures ne reposeraient pas sur l'existence d'un rapport raisonnable de proportionnalité au regard du but de bon ordre et de sécurité à atteindre. S'il est vrai que, dans l'attente d'une refonte prochaine de la circulaire en litige, l'obsolescence non sérieusement contestée en défense d'une partie des matériels informatiques actuellement accessibles aux détenus, particulièrement en cellule ou en salles d'activités non encadrées, en ce qui concerne les supports de stockage de l'information nécessaires pour les activités de formation et d'insertion, contribue à renforcer l'impact de ces restrictions, il n'est pas davantage démontré par les éléments produits par l'intéressé, et alors qu'en défense, l'administration se prévaut, sans être contredite, des résultats obtenus en faveur des détenus dans le domaine de la formation éducative et professionnelle liée à l'informatique, que cette obsolescence atteindrait un degré tel que les restrictions critiquées porteraient actuellement une atteinte à la substance même du droit à l'instruction ou du droit à la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées. Par suite, M. B... n'est pas fondé à soutenir que le refus d'abrogation des dispositions de la circulaire relatives aux modalités d'acquisition du matériel informatique par les détenus méconnaîtrait, à la date de la présente décision, les stipulations du premier alinéa de l'article 2 du premier protocole additionnel à la convention européenne ou de son article 10, qui ne saurait s'interpréter comme imposant à l'Etat une obligation générale de fournir aux détenus les matériels informatiques les plus récents ou les plus performants ou des matériels non neufs reconditionnés.

9. En second lieu, les moyens tirés de ce que le refus d'abrogation des dispositions de la circulaire citées au point 4 méconnaîtrait les dispositions de l'article L. 1 du code pénitentiaire, citées au point 3, en vertu desquelles le service public pénitentiaire contribue à l'insertion ou à la réinsertion des personnes qui lui sont confiées, complétées par celles des articles R. 412-1 et suivants, relatives au droit au travail des détenus, R. 413-2 et suivants, relatives à l'enseignement, R. 413-6 et suivants, relatives à la formation professionnelle, et R. 414-1 et suivants, relatives à l'accès aux activités culturelles et socioculturelles, qui ne comportent d'argumentations distinctes, doivent, en tout état de cause, compte tenu de ce qui a été énoncé au point précédent, être écartés.

10. Il résulte de tout ce qui précède que M. B... n'est pas fondé à demander l'annulation du refus d'abroger la circulaire litigieuse. Sa requête, doit par suite, être rejetée, y compris ses conclusions présentées au titre de de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

D E C I D E :

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Article 1er : La requête de M. B... est rejetée.

Article 2 : La présente décision sera notifiée à M. A... B... et au garde des sceaux, ministre de la justice.

Délibéré à l'issue de la séance du 29 avril 2024 où siégeaient : M. Rémy Schwartz, président adjoint de la section du contentieux, présidant ; M. Bertrand Dacosta, Mme Anne Egerszegi, présidents de chambre ; M. Olivier Yeznikian, Mme Rozen Noguellou, M. Nicolas Polge, M. Vincent Daumas, M. Didier Ribes, conseillers d'Etat et Mme Sophie Delaporte, conseillère d'Etat-rapporteure.

Rendu le 14 mai 2024.

Le président :

Signé : M. Rémy Schwartz

La rapporteure :

Signé : Mme Sophie Delaporte

La secrétaire :

Signé : Mme Claudine Ramalahanoharana


Synthèse
Formation : 10ème - 9ème chambres réunies
Numéro d'arrêt : 469244
Date de la décision : 14/05/2024
Type de recours : Excès de pouvoir

Publications
Proposition de citation : CE, 14 mai. 2024, n° 469244
Composition du Tribunal
Rapporteur ?: Mme Sophie Delaporte
Rapporteur public ?: Mme Esther de Moustier
Avocat(s) : SCP SEVAUX, MATHONNET

Origine de la décision
Date de l'import : 02/06/2024
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant ECLI : ECLI:FR:CE:2024:469244.20240514
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