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30/04/2024 | FRANCE | N°475816

France | France, Conseil d'État, 5ème - 6ème chambres réunies, 30 avril 2024, 475816


Vu la procédure suivante :



Par un mémoire et un mémoire en réplique, enregistrés les 11 juillet 2023 et 25 janvier 2024 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la société Pyragric Industrie, première requérante dénommée, et 86 autres entreprises, demandent au Conseil d'Etat :



1°) d'annuler pour excès de pouvoir le décret n° 2023-576 du 8 juillet 2023 portant interdiction de la vente, du port et du transport d'engins pyrotechniques et d'artifices de divertissement ;



2°) de mettre à

la charge de l'Etat la somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice adminis...

Vu la procédure suivante :

Par un mémoire et un mémoire en réplique, enregistrés les 11 juillet 2023 et 25 janvier 2024 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la société Pyragric Industrie, première requérante dénommée, et 86 autres entreprises, demandent au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler pour excès de pouvoir le décret n° 2023-576 du 8 juillet 2023 portant interdiction de la vente, du port et du transport d'engins pyrotechniques et d'artifices de divertissement ;

2°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :

- la Constitution ;

- la directive 2013/29/UE du Parlement européen et du Conseil du 12 juin 2013 ;

- le code de l'environnement ;

- le décret n° 2010-580 du 31 mai 2010 ;

- l'arrêté du ministre de l'intérieur du 17 décembre 2021 portant application des articles L. 557-10-1 et R. 557-6-14-1 du code de l'environnement ;

- l'arrêt de la Cour de justice de l'Union européenne n° C-137/17 Van Gennip BVBA du 26 septembre 2018 ;

- le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de Mme Amel Hafid, maîtresse des requêtes en service extraordinaire,

- les conclusions de M. Maxime Boutron, rapporteur public.

La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SCP Foussard, Froger, avocat de la société Pyragric Industrie et autres.

Considérant ce qui suit :

1. Les sociétés requérantes demandent l'annulation pour excès de pouvoir du décret du 8 juillet 2023 par lequel la Première ministre a, " afin de prévenir les risques de troubles graves à l'ordre public au cours des festivités du 14 juillet ", interdit, jusqu'au 15 juillet 2023 la vente, le port, le transport et l'utilisation des articles pyrotechniques et des artifices de divertissement sur l'ensemble du territoire national, à l'exclusion des opérations réalisées par les professionnels disposant des agréments et habilitations requis et par les collectivités publiques.

Sur le cadre juridique :

2. D'une part, le Premier ministre peut, en vertu de ses pouvoirs propres, édicter des mesures de police applicables à l'ensemble du territoire, notamment celles qui ont pour objet de prévenir des troubles à l'ordre public à l'occasion d'évènements impliquant des rassemblements importants de personnes en de nombreux points du territoire national et susceptibles de donner lieu à des violences contre les personnes, notamment les forces de l'ordre en charge de la sécurisation de ces évènements, et contre les biens. Ces mesures doivent être adaptées, nécessaires et proportionnées à la gravité des risques prévisibles de troubles à l'ordre public.

3. D'autre part, aux termes de l'article L. 557-8 du code de l'environnement, applicable, ainsi qu'il résulte de l'article L. 557-1, aux produits explosifs : " Pour des motifs d'ordre public, de sûreté, de santé, de sécurité ou de protection de l'environnement, et en raison des risques spécifiques qu'ils présentent, la détention, la manipulation ou l'utilisation, l'acquisition ou la mise à disposition sur le marché de certains produits et équipements peuvent être interdites ou subordonnées à des conditions d'âge ou de connaissances techniques particulières des utilisateurs ". L'article R. 557-6-1 de ce code définit un article pyrotechnique comme " tout article contenant des substances explosives ou un mélange explosif de substances conçues pour produire de la chaleur, de la lumière, des sons, des gaz, de la fumée ou une combinaison de ces effets par une réaction chimique exothermique auto-entretenue ". Selon le même article, un artifice de divertissement est un article pyrotechnique destiné au divertissement. L'article R. 557-6-3 du même code, pris pour la transposition de la directive 2013/29/UE du Parlement européen et du Conseil du 13 juin 2013 relative à l'harmonisation des législations des Etats membres concernant la mise à disposition sur le marché d'articles pyrotechniques, classe en son 1° les artifices de divertissement en quatre catégories, de F1 à F4, en fonction des risques de sécurité qu'ils présentent, de leur niveau sonore et de leurs conditions d'utilisation. Les 2° et 3° du même article classent respectivement les articles pyrotechniques destinés au théâtre en deux catégories, T1 et T2, et les autres articles pyrotechniques en deux catégories P1 et P2, en fonction du risque qu'ils présentent.

4. Enfin, aux termes de l'article L. 557-10-1 inséré dans le code de l'environnement par l'article 70 de la loi n° 2021-646 du 25 mai 2021 pour une sécurité globale : " Lorsqu'une personne physique acquiert auprès d'un opérateur économique des articles pyrotechniques destinés au divertissement relevant des catégories définies par arrêté du ministre de l'intérieur, l'opérateur est tenu d'enregistrer la transaction et l'identité de l'acquéreur. Les documents consignant cet enregistrement sont tenus à la disposition des agents habilités de l'Etat. " En application de ces dispositions et de celles des articles R. 557-6-14-1 et suivants du code de l'environnement, un arrêté du 17 décembre 2021 du ministre de l'intérieur et des outre-mer, pris au terme d'une concertation approfondie conduite par l'administration avec les professionnels du secteur afin d'identifier les types d'articles pyrotechniques de catégorie F2 et F3 les plus exposés au risque que leur usage soit détourné à des fins d'atteinte à des biens ou à des personnes, notamment des agents des forces de l'ordre, a créé un dispositif de traçabilité des transactions pour la commercialisation de dix types d'articles précisément identifiés, qui sont le pétard à mèche, la batterie, la batterie nécessitant un support externe, la combinaison, la combinaison nécessitant un support externe, le pétard aérien, le pétard à composition flash, la fusée, la chandelle romaine et la chandelle romaine monocoup.

Sur la portée du décret :

5. En vertu respectivement du d) du 1°, du b) du 2° et du b) du 3° de l'article R. 557-6-3 du code de l'environnement, les artifices de divertissement classés en catégorie F4, qualifiés " d' artifices de divertissement à usage professionnel " ainsi que les articles pyrotechniques destinés au théâtre classés en catégorie T2 et les autres articles pyrotechniques classés en catégorie P2 sont ceux qui sont destinés à être manipulés ou utilisés seulement par des personnes ayant des connaissances particulières. Les articles pyrotechniques relevant de ces catégories F4, T2 et P2 n'entrent dès lors pas dans le champ d'application des règles posées par le décret attaqué, qui, ainsi qu'il a été dit au point 1 ci-dessus, ne s'applique pas aux opérations réalisées par les professionnels disposant des agréments et habilitations requis.

Sur la légalité externe :

6. Il résulte des termes de l'article 22 de la Constitution que les actes du Premier ministre sont contresignés par les ministres chargés de leur exécution. S'agissant d'un décret à caractère réglementaire, les ministres chargés de son exécution sont ceux qui ont compétence pour signer ou contresigner les mesures réglementaires ou individuelles que comporte nécessairement l'exécution du décret. Le décret attaqué n'appelant de telles mesures de la part ni du ministre de l'intérieur et des outre-mer, ni du ministre chargé de la transition écologique, le moyen tiré du défaut de contreseing de ces ministres ne peut qu'être écarté.

Sur la légalité interne :

En ce qui concerne les articles de la catégorie F1 :

7. Aux termes du paragraphe 1 de l'article 4 de la directive 2013/29/UE du 12 juin 2013 du Parlement européen et du Conseil relative à l'harmonisation des législations des Etats membres concernant la mise à disposition sur le marché d'articles pyrotechniques :" Les États membres s'abstiennent d'interdire, de restreindre ou d'entraver la mise à disposition sur le marché d'articles pyrotechniques qui satisfont aux exigences de la présente directive ". Le paragraphe 2 du même article précise que : " La présente directive ne fait pas obstacle à la prise, par un État membre, de mesures qui visent, pour des motifs d'ordre public, de sûreté, de santé et de sécurité, ou de protection de l'environnement, à interdire ou à restreindre la possession, l'utilisation et/ou la vente, à des particuliers, d'artifices de divertissement des catégories F2 et F3, d'articles pyrotechniques destinés au théâtre et d'autres articles pyrotechniques ". Il résulte de ces dispositions, telles qu'interprétées par la Cour de justice de l'Union européenne, notamment dans un arrêt n° C-137/17 du 26 septembre 2018 Van Gennip BVBA, que, sans préjudice des mesures de surveillance du marché prévues par la directive, les Etats membres ne peuvent s'opposer à la commercialisation d'articles pyrotechniques autres que ceux visés au paragraphe 2 de l'article 4. Elles font dès lors obstacle à l'adoption de telles mesures en ce qui concerne les artifices de divertissement classés, en raison du risque très faible qu'ils présentent, en catégorie F1.

8. Il résulte de ce qui est dit au point précédent que les requérantes sont fondées à soutenir que le décret attaqué méconnaît les exigences de la directive 2013/29/UE du 12 juin 2013 en ce qu'il porte sur les articles de catégorie F1.

En ce qui concerne les articles des catégories T1 et P1 :

9. Si les requérantes contestent la légalité de l'interdiction des articles de catégorie T1, destinés au théâtre, et P1, relevant des articles pyrotechniques autres que ceux destinés au théâtre et que les artifices de divertissement, ce moyen n'est, pour ces catégories, pas assorti des précisions suffisantes permettant d'en apprécier le bien-fondé.

En ce qui concerne les articles des catégories F2 et F3 :

10. Il ressort des pièces du dossier que le décret attaqué a été pris en vue de prévenir des troubles graves à l'ordre public pendant la période des festivités du 14 juillet 2023, dans un contexte de récentes violences urbaines d'une particulière intensité sur une large partie du territoire, à l'occasion desquelles certains articles pyrotechniques ont été utilisés dans des proportions importantes comme projectiles contre des biens ou des personnes, en particulier des agents des forces de l'ordre.

11. De telles circonstances sont, par leur nature et leur ampleur, susceptibles de justifier une mesure, telle que celle prévue par le décret attaqué, qui porte interdiction, sur l'ensemble du territoire national et pour une durée limitée à quelques jours, de la vente, du port, du transport et de l'utilisation d'articles pyrotechniques présentant un lien avec le risque constaté pour l'ordre public, sans que s'y opposent contrairement à ce que soutiennent les sociétés requérantes, ni la circonstance que la réglementation de droit commun encadre la commercialisation de tels matériels, ni le risque que des filières clandestines d'approvisionnement soient utilisées pour contourner l'interdiction posée. Une telle mesure ne peut cependant être légalement prise que si, notamment par son champ d'application, elle ne porte pas, au regard de l'objectif d'ordre public poursuivi, une atteinte excessive aux droits et libertés, notamment la liberté de commerce et d'industrie et la liberté d'entreprendre invoquées par les sociétés requérantes.

12. Si, dans l'usage, par le décret attaqué, de son pouvoir de police pour prendre les mesures appropriées aux graves circonstances auxquelles il entendait répondre, le Premier ministre n'était pas tenu, en ce qui concerne la liste des matériels visés, par les règles adoptées en application des dispositions citées ci-dessus de l'article L. 557-10-1 du code de l'environnement, prises aux seules fins de mise en œuvre du dispositif de traçabilité prévu par ces dispositions législatives, il lui appartenait cependant de ne prendre que des mesures adaptées nécessaires et proportionnées, ce qui impliquait de ne faire porter la mesure d'interdiction qu'il édictait que sur les matériels présentant un risque pour l'ordre public. Les sociétés requérantes font valoir à cet égard que seuls les dix types d'articles figurant dans la liste établie par l'arrêté du 17 décembre 2021 pris en application de l'article L. 557-10-1 du code de l'environnement, précisément dressée au terme d'une évaluation approfondie du risque de détournement de leur usage aux fins d'atteinte à l'ordre public, remplissent une telle condition. Eu égard au contenu détaillé de cette liste, aux critères qui ont présidé à son élaboration, à sa connaissance par l'ensemble des professionnels qui en assurent la mise en œuvre, et faute pour le ministre d'apporter en défense, y compris après la mesure d'instruction ordonnée par la 5ème chambre de la section du contentieux, aucun élément justifiant du risque que présenteraient d'autres types d'articles pyrotechniques que ceux qui y sont inscrits, il ressort des pièces du dossier que la mesure d'interdiction de vente, de port et de transport prise par le décret attaqué n'apparait pas justifiée en ce qu'elle porte sur les matériels autres que les dix types d'articles figurant dans la liste établie par l'arrêté du 17 décembre 2021.

13. Il résulte de ce qui précède que les requérantes sont fondées à demander l'annulation du décret attaqué, seulement en tant qu'il concerne les articles de la catégorie F1, ainsi que ceux des catégories F2 et F3 autres que le pétard à mèche, la batterie, la batterie nécessitant un support externe, la combinaison, la combinaison nécessitant un support externe, le pétard aérien, le pétard à composition flash, la fusée, la chandelle romaines et la chandelle romaine monocoup.

14. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'Etat le versement aux requérantes d'une somme globale de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

D E C I D E :

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Article 1er : Le décret n° 2023-576 du 8 juillet 2023 est annulé en tant qu'il porte sur les articles pyrotechniques relevant de la catégorie F1 ainsi que sur les articles des catégories F2 et F3 autres que le pétard à mèche, la batterie, la batterie nécessitant un support externe, la combinaison, la combinaison nécessitant un support externe, le pétard aérien, le pétard à composition flash, la fusée, la chandelle romaines et la chandelle romaine monocoup.

Article 2 : L'Etat versera aux sociétés requérantes la somme globale de 3000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Article 3 : Le surplus des conclusions de la requête est rejeté.

Article 4 : La présente décision sera notifiée à la société Pyragric Industrie, première requérante dénommée pour l'ensemble des sociétés requérantes, ainsi qu'au Premier ministre et au ministre de l'intérieur et des outre-mer.

Copie en sera adressée au ministre de la transition écologique et de la cohésion des territoires.

Délibéré à l'issue de la séance du 25 mars 2024 où siégeaient : M. Rémy Schwartz, président adjoint de la section du contentieux, présidant ; Mme Isabelle de Silva, présidente de chambre ; M. Jean-Philippe Mochon, président de chambre ; Mme Fabienne Lambolez, conseillère d'Etat ; M. Alain Seban, M. Cyril Roger-Lacan, M. Laurent Cabrera, M. Stéphane Hoynck, conseillers d'Etat et Mme Amel Hafid, maîtresse des requêtes en service extraordinaire-rapporteure.

Rendu le 30 avril 2024.

Le président :

Signé : M. Rémy Schwartz

La rapporteure :

Signé : Mme Amel Hafid

Le secrétaire :

Signé : M. Bernard Longieras


Synthèse
Formation : 5ème - 6ème chambres réunies
Numéro d'arrêt : 475816
Date de la décision : 30/04/2024
Type de recours : Excès de pouvoir

Publications
Proposition de citation : CE, 30 avr. 2024, n° 475816
Composition du Tribunal
Rapporteur ?: Mme Amel Hafid
Rapporteur public ?: M. Maxime Boutron
Avocat(s) : SCP FOUSSARD, FROGER

Origine de la décision
Date de l'import : 16/05/2024
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant ECLI : ECLI:FR:CE:2024:475816.20240430
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