Vu la procédure suivante :
M. A... B... a demandé au tribunal administratif de Montreuil d'annuler pour excès de pouvoir les décisions des 20 novembre 2019, 11 février 2020 et 18 août 2020 par lesquelles le département de la Seine-Saint-Denis a rejeté sa demande de consultation de la minute des jugements rendus par le tribunal correctionnel de Bobigny entre 1971 et 1987. Par un jugement n° 2013158 du 29 juin 2022, le tribunal administratif de Montreuil a annulé la décision du 18 août 2020 et rejeté le surplus des conclusions de la demande.
Par une ordonnance n° 22PA03970 du 24 octobre 2022, enregistrée au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat le 27 octobre 2022, la présidente de la cour administrative d'appel de Paris a transmis le pourvoi formé par le département de la Seine-Saint-Denis au Conseil d'Etat en application des articles R. 811-1 et R. 351-2 du code de justice administrative.
Par ce pourvoi, un nouveau mémoire et un mémoire en réplique, enregistrés les 29 décembre 2022 et 8 décembre 2023 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, le département de la Seine-Saint-Denis demande au Conseil d'Etat :
1°) d'annuler ce jugement ;
2°) réglant l'affaire au fond, de rejeter la demande de M. B... ;
3°) de mettre à la charge de M. B... la somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
- le code de l'organisation judiciaire ;
- le code du patrimoine ;
- le code de procédure pénale ;
- le code des relations entre le public et l'administration ;
- le décret n° 2020-797 du 29 juin 2020 ;
- le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de Mme Alexandra Bratos, auditrice,
- les conclusions de M. Laurent Domingo, rapporteur public ;
La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SCP Marlange, de la Burgade, avocat du département de Seine-Saint-Denis et à la SARL Le Prado - Gilbert, avocat de M. B... ;
Vu la note en délibéré, enregistrée le 8 avril 2024, présentée par M. B... ;
Considérant ce qui suit :
1. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que, par trois décisions des 20 novembre 2019, 11 février 2020 et du 18 août 2020, le service des archives départementales du département de la Seine-Saint-Denis a refusé de faire droit à la demande présentée par M. B... tendant à la communication de l'intégralité des minutes des jugements rendus par le tribunal correctionnel de Bobigny entre 1971 et 1987. Le département de la Seine-Saint-Denis se pourvoit en cassation contre le jugement du 29 juin 2022 du tribunal administratif de Montreuil en tant qu'il a annulé la décision du 18 août 2020.
2. D'une part, l'article L. 211-1 du code du patrimoine dispose que : " Les archives sont l'ensemble des documents, y compris les données, quels que soient leur date, leur lieu de conservation, leur forme et leur support, produits ou reçus par toute personne physique ou morale et par tout service ou organisme public ou privé dans l'exercice de leur activité ". L'article L. 211-4 de ce code prévoit que : " Les archives publiques sont : / 1° Les documents qui procèdent de l'activité de l'Etat, (...) ". Aux terme de l'article L. 213-1 du même code : " Les archives publiques sont, sous réserve des dispositions de l'article L. 213-2, communicables de plein droit. / L'accès à ces archives s'exerce dans les conditions définies pour les documents administratifs à l'article L. 311-9 du code des relations entre le public et l'administration ". L'article L. 213-2 du même code dispose que : " Par dérogation aux dispositions de l'article L. 213-1 : / I. - Les archives publiques sont communicables de plein droit à l'expiration d'un délai de : / (...) / 4° Soixante-quinze ans à compter de la date du document ou du document le plus récent inclus dans le dossier, ou un délai de vingt-cinq ans à compter de la date du décès de l'intéressé si ce dernier délai est plus bref : / (...) / c) Pour les documents relatifs aux affaires portées devant les juridictions, sous réserve des dispositions particulières relatives aux jugements, et à l'exécution des décisions de justice ; / (...) / 5° Cent ans à compter de la date du document ou du document le plus récent inclus dans le dossier, ou un délai de vingt-cinq ans à compter de la date du décès de l'intéressé si ce dernier délai est plus bref, pour les documents mentionnés au 4° qui se rapportent à une personne mineure. / Les mêmes délais s'appliquent aux documents dont la communication est de nature à porter atteinte à la sécurité de personnes nommément désignées ou facilement identifiables impliquées dans des activités de renseignement, que ces documents aient fait ou ne fassent pas l'objet d'une mesure de classification. Il en est de même pour les documents relatifs aux enquêtes réalisées par les services de la police judiciaire, aux affaires portées devant les juridictions, sous réserve des dispositions particulières relatives aux jugements, et à l'exécution des décisions de justice dont la communication porte atteinte à l'intimité de la vie sexuelle des personnes. / (...) ". Aux termes du I de l'article L. 213-3 du même code dispose que : " L'autorisation de consultation de documents d'archives publiques avant l'expiration des délais fixés au I de l'article L. 213-2 peut être accordée aux personnes qui en font la demande dans la mesure où l'intérêt qui s'attache à la consultation de ces documents ne conduit pas à porter une atteinte excessive aux intérêts que la loi a entendu protéger. (...) l'autorisation est accordée par l'administration des archives aux personnes qui en font la demande après accord de l'autorité dont émanent les documents. / Le temps de réponse à une demande de consultation ne peut excéder deux mois à compter de l'enregistrement de la demande ".
3. La justice étant rendue de façon indivisible au nom de l'Etat, les minutes des jugements, quelle que soit la juridiction dont elles proviennent, procédant ainsi de l'activité de l'Etat, sont des archives publiques dont la communication est régie par les dispositions des articles L. 213-1 à L. 213-3 du code du patrimoine. Ces dispositions ne font pas obstacle à ce que copie de ces jugements soit délivrée par les juridictions qui les ont rendues, conformément aux dispositions particulières les régissant qui sont relatives aux jugements.
4. D'autre part, l'article R. 166 du code de procédure pénale, dans sa version résultant du décret du 29 juin 2020 relatif à la mise à la disposition du public des décisions des juridictions judiciaires et administratives, applicable depuis le 1er septembre 2020, dispose que : " En matière pénale, peut être délivrée à des tiers, sans autorisation préalable, la copie : / 1° Des arrêts de la Cour de cassation ; / 2° Des décisions des juridictions de jugement du premier ou du second degré, lorsqu'elles sont définitives et ont été rendues publiquement à la suite d'un débat public ". Il en résulte que les dispositions de l'article R. 166 du code de procédure pénale s'appliquent au service d'archives publiques qui détient les décisions mentionnées par cet article et sous les réserves qu'il prévoit au 2°.
5. Enfin, il appartient au juge de l'excès de pouvoir, saisi de moyens en ce sens, de contrôler la régularité et le bien-fondé d'une décision de refus opposée par le service détenteur à une demande de communication de décisions juridictionnelles susceptibles de relever à la fois du code de l'organisation judiciaire, du code de procédure civile ou du code de procédure pénale et du code du patrimoine. Pour ce faire, par exception au principe selon lequel le juge de l'excès de pouvoir apprécie la légalité d'un acte administratif à la date de son édiction, il appartient au juge, eu égard à la nature des droits en cause et à la nécessité de prendre en compte l'écoulement du temps et l'évolution des circonstances de droit et de fait afin de conférer un effet pleinement utile à son intervention, de se placer à la date à laquelle il statue.
6. Pour annuler la décision du 18 août 2020 attaquée, le tribunal administratif a retenu, d'une part, que les dispositions de l'article R. 166 du code de procédure pénale n'étaient pas entrées en vigueur à la date de la décision attaquée et, d'autre part, en se fondant sur celles de l'article R. 156 du code de procédure pénale, qu'il a estimé alors applicables, que tous les jugements dont la consultation était demandée par M. B..., dès lors qu'ils présentaient, en l'absence d'allégations contraires de la part du département de la Seine-Saint-Denis, un caractère définitif, étaient immédiatement communicables à l'intéressé. Toutefois, d'une part, en ne se plaçant pas à la date de son jugement pour apprécier la légalité de la décision attaquée au regard notamment des dispositions des articles R. 166 et R. 172 du code de procédure pénale citées au point 4 alors entrées en vigueur et, d'autre part, en retenant comme unique critère celui tiré de ce que les décisions étaient définitives et en omettant celui également mentionné par l'article R. 166 précité, dont le département se prévalait tiré, sans être contredit, de ce que tous ces jugements n'avaient pas été rendus publiquement à la suite d'un débat public, le tribunal administratif de Montreuil a, compte tenu de ce qui a été dit aux points 4 et 5, commis une double erreur de droit. Par suite, et sans qu'il soit besoin de statuer sur les autres moyens du pourvoi, le département de la Seine-Saint-Denis est fondé à demander l'annulation du jugement qu'il attaque.
7. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de régler l'affaire au fond en application des dispositions de l'article L. 821-2 du code de justice administrative.
8. En premier lieu, il résulte des termes mêmes de l'article R. 166 du code de procédure pénale citées au point 4 que si, en matière pénale, peut être délivrée à des tiers, sans autorisation préalable, la copie des décisions des juridictions de jugement du premier ou du second degré, lorsqu'elles sont définitives et ont été rendues publiquement à la suite d'un débat public, il n'est pas sérieusement contesté, ainsi que le département de la Seine-Saint-Denis le soutient sans être contredit, que les jugements dont M. B... demande la consultation n'ont pas tous été rendus publiquement à la suite d'un débat public. Par suite, ce dernier n'est pas fondé à soutenir que sa demande de consultation n'imposait aucun tri parmi les jugements dont il a demandé la consultation.
9. En deuxième lieu, M. B... n'a pas présenté de demande de consultation anticipée sur le fondement des dispositions de l'article L. 213-3 du code du patrimoine. Il ne conteste pas que la communication de certains jugements pénaux objets de sa demande est susceptible de relever d'une procédure d'accès spécifique en application des articles R. 167 à 170 du code de procédure pénale qui prévoient l'intervention préalable à la délivrance notamment aux tiers d'une copie de ces jugements, d'une décision du procureur de la République ou du procureur général susceptible d'être contestée devant la chambre de l'instruction. Il n'est, dès lors, pas fondé à soutenir qu'en l'absence d'une communication de plein droit organisée par les dispositions du code de procédure pénale ou d'une décision prise en sa faveur par les autorités compétentes, les délais prévus par l'article L. 213-2 du code du patrimoine ne pourraient pas lui être opposés.
10. En dernier lieu, la demande de consultation dont M. B... a saisi le service des archives départementales de la Seine-Saint-Denis porte sur environ 215 730 jugements rendus par le tribunal correctionnel de Bobigny entre 1971 et 1987 et contenus dans 1 270 boîtes pouvant comprendre, sans répartition préalable, à la fois des jugements rendus publiquement à la suite d'un débat public et d'autres qui n'ont pas été rendus publiquement. Il n'est pas sérieusement contesté que les opérations de tri préalable qu'implique cette demande représente, eu égard à la nature et au nombre de documents demandés, une charge de travail excessive pour le service des archives départementales de Seine-Saint-Denis au regard des moyens dont il dispose, du fait de la nécessité d'identifier, pour chaque jugement demandé, le régime de communicabilité dont il relève. Par suite, M. B..., qui n'a, au demeurant, pas déposé de demande individuelle de consultation anticipée des archives sur le fondement des dispositions du I de l'article L. 213-3 du code du patrimoine citées au point 2, en dépit de l'invitation qui lui a été faite par la directrice des archives départementales de la Seine-Saint-Denis, n'est pas fondé à soutenir que, dans les circonstances de l'espèce, le motif du refus tiré du caractère abusif de sa demande serait illégal.
11. Il résulte de tout ce qui précède que la demande de M. B... doit être rejetée.
12. Il n'y a pas lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de M. B... la somme que le département de la Seine-Saint-Denis demande au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
D E C I D E :
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Article 1er : Le jugement du tribunal administratif de Montreuil du 29 juin 2022 est annulé.
Article 2 : La demande présentée par M. B... devant le tribunal administratif de Montreuil est rejetée.
Article 3 : Les conclusions présentées par le département de la Seine-Saint-Denis au titre des articles L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.
Article 4 : La présente décision sera notifiée au département de la Seine-Saint-Denis et à M. A... B....
Copie en sera adressée au garde des sceaux, ministre de la justice et à la ministre de la culture.
Délibéré à l'issue de la séance du 5 avril 2024 où siégeaient : M. Rémy Schwartz, président adjoint de la section du contentieux, présidant ; M. Bertrand Dacosta, Mme Anne Egerszegi, présidents de chambre ; M. Olivier Yeznikian, M. Nicolas Polge, M. Bruno Delsol, M. Vincent Daumas, M. Didier Ribes, conseillers d'Etat et Mme Alexandra Bratos, auditrice-rapporteure.
Rendu le 30 avril 2024.
Le président :
Signé : M. Rémy Schwartz
La rapporteure :
Signé : Mme Alexandra Bratos
La secrétaire :
Signé : Mme Claudine Ramalahanoharana