Vu la procédure suivante :
Par une requête, enregistrée le 23 septembre 2021 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, M. B... A... demande au Conseil d'Etat :
1°) d'annuler pour excès de pouvoir la décision implicite de rejet résultant du silence gardé par le garde des sceaux, ministre de la justice sur sa demande tendant à ce que soit édicté l'arrêté d'application prévu au dernier alinéa de l'article D. 230-26 du code rural et de la pêche maritime ;
2°) d'enjoindre au garde des sceaux, ministre de la justice de prendre cet arrêté dans un délai de deux mois à compter de la notification de la décision à venir ;
3°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 3 000 euros à verser à la SCP Anne Sevaux et Paul Mathonnet, avocat de M. A..., au titre des dispositions des articles L. 761-1 du code de justice administrative et 37 de la loi n° 91-647 du 10 juillet 1991.
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
- le code pénitentiaire ;
- le code de procédure pénale ;
- le code rural et de la pêche maritime, notamment ses articles L. 230-5 et D. 230-26 ;
- la loi n° 91-647 du 10 juillet 1991 ;
- la loi n° 2010-874 du 27 juillet 2010 ;
- le décret n° 2012-142 du 30 janvier 2012 ;
- le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de M. Cédric Fraisseix, maître des requêtes en service extraordinaire,
- les conclusions de M. Stéphane Hoynck, rapporteur public ;
La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SCP Sevaux, Mathonnet, avocat de M. A... ;
Considérant ce qui suit :
1. Il ressort des pièces du dossier que, par un courrier du 14 janvier 2021, reçu le 18 janvier suivant, M. B... A..., détenu à la maison centrale d'Ensisheim (Haut-Rhin), a demandé au garde des sceaux, ministre de la justice de procéder à l'édiction, avec les autres ministres concernés, de l'arrêté interministériel prévu au dernier alinéa de l'article D. 230-26 du code rural et de la pêche maritime, dans sa rédaction résultant de l'article 1er du décret du 30 janvier 2012 relatif à la qualité nutritionnelle des repas servis dans le cadre des services de restauration des établissements pénitentiaires. Il demande l'annulation pour excès de pouvoir du refus implicite qui lui a été opposé, résultant du silence gardé pendant plus de deux mois sur sa demande, et qu'il soit enjoint au garde des sceaux, ministre de la justice de prendre l'arrêté prévu au dernier alinéa de l'article D. 230-26 précité dans un délai de deux mois à compter de la notification de la décision à venir.
Sur les conclusions dirigées contre le refus du garde des sceaux de prendre l'arrêté prévu au dernier alinéa de l'article D. 230-26 du code rural et de la pêche maritime :
2. Lorsqu'un décret renvoie à un arrêté le soin de prévoir ses conditions d'application, cet arrêté doit intervenir dans un délai raisonnable, hors le cas où le respect d'engagements internationaux ou de la loi y ferait obstacle, à moins que l'application des dispositions du décret ne soit pas manifestement impossible en l'absence de mesures d'application. L'effet utile de l'annulation pour excès de pouvoir du refus de prendre les mesures qu'implique nécessairement l'application d'un décret réside dans l'obligation, que le juge peut prescrire d'office en vertu de l'article L. 911-1 du code de justice administrative, pour l'autorité chargée de les édicter, de prendre ces mesures.
3. L'article L. 230-5 du code rural et de la pêche maritime, issu de l'article 1er de la loi du 27 juillet 2010 de modernisation de l'agriculture et de la pêche, prévoit à son premier alinéa que : " Les gestionnaires, publics et privés, (...) des services de restauration (...) des établissements pénitentiaires sont tenus de respecter des règles, déterminées par décret, relatives à la qualité nutritionnelle des repas qu'ils proposent et de privilégier, lors du choix des produits entrant dans la composition de ces repas, les produits de saison. Les règles relatives à la qualité nutritionnelle des repas sont publiées sous la forme d'une charte affichée dans les services concernés ".
4. L'article D. 230-26 du même code, dans sa rédaction résultant de l'article 1er du décret du 30 janvier 2012 précité, entré en vigueur le 1er juillet 2013, prévoit en application des dispositions de l'article L. 230-5 citées au point 3 que : " Afin d'atteindre l'objectif d'équilibre nutritionnel des repas servis par les services de restauration des établissements pénitentiaires, sont requis, conformément à l'article L. 230-5 : / - le respect d'exigences de variété des plats servis de façon à prévenir les carences ; / - quatre ou cinq plats proposés à chaque déjeuner ou dîner, dont nécessairement un plat principal avec une garniture et un produit laitier ; / - la mise à disposition de portions adaptées. / Les dispositions du présent article sont précisées par un arrêté conjoint du ministre de la justice et des ministres chargés de l'alimentation, de la santé, de la consommation et de l'outre-mer ". Ces dispositions sont complétées par celles de l'article 9 du règlement intérieur type des établissements pénitentiaires, annexé à l'article R. 57-6-18 du code de procédure pénale, désormais codifié à l'article R. 323-1 du code pénitentiaire, qui prévoient que : " Chaque personne détenue reçoit une alimentation variée, bien préparée et présentée, répondant tant en ce qui concerne la qualité que la quantité aux règles de la diététique et de l'hygiène, compte tenu de son âge, de son état de santé, de la nature de son travail et, dans toute la mesure du possible, de ses convictions philosophiques ou religieuses. / Le régime alimentaire comporte trois distributions par jour. Les deux principaux repas sont espacés d'au moins six heures. / Les personnes détenues malades bénéficient du régime alimentaire qui leur est médicalement prescrit ".
5. D'une part, l'article L. 230-5 du code rural et de la pêche maritime a imposé au pouvoir réglementaire de déterminer les règles relatives à la qualité nutritionnelle des repas que les gestionnaires des services de restauration des établissements pénitentiaires sont tenus de respecter, en précisant en outre que ces services doivent privilégier " lors du choix des produits entrant dans la composition de ces repas, les produits de saison ", et en prévoyant, pour la bonne information des publics concernés, que ces règles seront " publiées sous la forme d'une charte affichée dans les services concernés ". S'il était loisible au pouvoir réglementaire de renvoyer à un arrêté le soin de préciser les modalités d'application des règles qu'il lui appartenait de définir, il résulte des dispositions citées au point 4 que celles-ci ne peuvent être regardées comme ayant elles-mêmes fixé de telles règles pour les établissements pénitentiaires, dès lors qu'elles portent seulement sur la variété des plats, la fréquence et la composition du repas, et la taille des portions, mais ne comportent pas de dispositions relatives à la qualité nutritionnelle des repas ou au choix des produits entrant dans la composition des repas.
6. D'autre part, l'arrêté interministériel auquel renvoie le dernier alinéa de l'article D. 230-26 du code rural et de la pêche maritime n'est pas intervenu, plus de dix ans après l'entrée en vigueur de l'article 1er du décret du 30 janvier 2012 précité. Si le garde des sceaux, ministre de la justice soutient en défense, notamment en fournissant des exemples de menus servis dans les établissements pénitentiaires, que ceux-ci appliqueraient les recommandations nutritionnelles pour le milieu carcéral contenues dans un document établi par le groupe d'étude des marchés de restauration collective et nutrition, cette circonstance est sans incidence dès lors qu'il ne résulte pas des dispositions réglementaires applicables qu'elles auraient satisfait à la volonté du législateur.
7. Il résulte de ce qui précède que M. A... est fondé à demander l'annulation de la décision implicite par laquelle le garde des sceaux, ministre de la justice a rejeté sa demande tendant à ce que l'arrêté interministériel prévu par le dernier alinéa de l'article D. 230-26 du code rural et de la pêche maritime soit pris.
Sur les conclusions aux fins d'injonction :
8. Aux termes de l'article L. 911-1 du code de justice administrative : " Lorsque sa décision implique nécessairement qu'une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d'un service public prenne une mesure d'exécution dans un sens déterminé, la juridiction, saisie de conclusions en ce sens, prescrit, par la même décision, cette mesure assortie, le cas échéant, d'un délai d'exécution. / La juridiction peut également prescrire d'office cette mesure ".
9. L'annulation de la décision attaquée du garde des sceaux, ministre de la justice implique nécessairement que soit pris l'arrêté interministériel prévu au dernier alinéa de l'article D. 230-26 du code rural et de la pêche maritime. Il y a lieu, dès lors, d'enjoindre au garde des sceaux, ministre de la justice et aux autres ministres signataires mentionnés à cet article D. 230-26 de prendre cet arrêté dans un délai de six mois à compter de la notification de la présente décision.
Sur les conclusions présentées au titre des articles L. 761-1 du code de justice administrative et 37 de la loi du 10 juillet 1991 :
10. M. A... a obtenu le bénéfice de l'aide juridictionnelle. Par suite, son avocat peut se prévaloir des dispositions des articles L. 761-1 du code de justice administrative et 37 de la loi du 10 juillet 1991. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, et sous réserve que la SCP Anne Sevaux et Paul Mathonnet, avocat de M. A..., renonce à percevoir la somme correspondant à la part contributive de l'Etat, de mettre à la charge de l'Etat une somme de 3 000 euros à verser à cette société.
D E C I D E :
--------------
Article 1er : La décision implicite du 19 mars 2021 par laquelle le garde des sceaux, ministre de la justice a refusé de prendre l'arrêté prévu au dernier alinéa de l'article D. 230-26 du code rural et de la pêche maritime est annulée.
Article 2 : Il est enjoint au garde des sceaux, ministre de la justice, au ministre de l'agriculture et de la souveraineté alimentaire, au ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, au ministre de l'intérieur et des outre-mer et au ministre de la santé et de la prévention de prendre l'arrêté prévu au dernier alinéa de l'article D. 230-26 du code rural et de la pêche maritime dans un délai de six mois à compter de la notification de la présente décision.
Article 3 : L'Etat versera à la SCP Anne Sevaux et Paul Mathonnet, avocat de M. A..., la somme de 3 000 euros au titre des articles L. 761-1 du code de justice administrative et 37 de la loi du 10 juillet 1991, sous réserve que cette société renonce à percevoir la somme correspondant à la part contributive de l'Etat.
Article 4 : La présente décision sera notifiée à M. B... A..., au garde des sceaux, ministre de la justice et au ministre de l'agriculture et de la souveraineté alimentaire.
Copie en sera adressée à la Première ministre, au ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, au ministre de l'intérieur et des outre-mer et au ministre de la santé et de la prévention.
Délibéré à l'issue de la séance du 20 septembre 2023 où siégeaient : Mme Christine Maugüé, présidente adjointe de la section du contentieux, présidant ; Mme Isabelle de Silva, M. Jean-Philippe Mochon, présidents de chambre ; Mme Suzanne von Coester, Mme Fabienne Lambolez, M. Olivier Yeznikian, conseillers d'Etat et M. Cédric Fraisseix, maître des requêtes en service extraordinaire-rapporteur.
Rendu le 13 octobre 2023.
La présidente :
Signé : Mme Christine Maugüé
Le rapporteur :
Signé : M. Cédric Fraisseix
La secrétaire :
Signé : Mme Valérie Peyrisse