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27/04/2023 | FRANCE | N°468822

France | France, Conseil d'État, 1ère - 4ème chambres réunies, 27 avril 2023, 468822


Vu la procédure suivante :

Par deux mémoires, enregistrés le 9 février et le 14 avril 2023 au secrétariat du contentieux du Conseil d'État, l'union de syndicats Fédération régionale des syndicats d'exploitants agricoles d'Ile-de-France (FRSEA IDF) demande au Conseil d'État, en application de l'article 23-5 de l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 et à l'appui de sa requête tendant à l'annulation pour excès de pouvoir du décret n° 2022-1223 du 10 septembre 2022 relatif au droit de préemption pour la préservation des ressources en eau destinées à la consommation

humaine, de renvoyer au Conseil constitutionnel la question de la conformi...

Vu la procédure suivante :

Par deux mémoires, enregistrés le 9 février et le 14 avril 2023 au secrétariat du contentieux du Conseil d'État, l'union de syndicats Fédération régionale des syndicats d'exploitants agricoles d'Ile-de-France (FRSEA IDF) demande au Conseil d'État, en application de l'article 23-5 de l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 et à l'appui de sa requête tendant à l'annulation pour excès de pouvoir du décret n° 2022-1223 du 10 septembre 2022 relatif au droit de préemption pour la préservation des ressources en eau destinées à la consommation humaine, de renvoyer au Conseil constitutionnel la question de la conformité aux droits et libertés garantis par la Constitution des articles L. 218-1 à L. 218-14 du code de l'urbanisme.

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :

- la Constitution, notamment son Préambule et son article 61-1 ;

- l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 ;

- le code de l'environnement ;

- le code rural et de la pêche maritime ;

- le code de la santé publique ;

- le code de l'urbanisme, notamment ses articles L. 218-1 à L. 218-14 ;

- la loi n° 2019-1461 du 27 décembre 2019 ;

- la loi n° 2022-217 du 21 février 2022 ;

- le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de M. Pierre Boussaroque, conseiller d'Etat,

- les conclusions de M. Mathieu Le Coq, rapporteur public ;

La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SCP Rocheteau, Uzan-Sarano, Goulet, avocat de l'union de syndicats Fédération régionale des syndicats d'exploitants agricoles d'Ile-de-France ;

Considérant ce qui suit :

1. Aux termes du premier alinéa de l'article 23-5 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel : " Le moyen tiré de ce qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution peut être soulevé (...) à l'occasion d'une instance devant le Conseil d'Etat (...) ". Il résulte des dispositions de ce même article que le Conseil constitutionnel est saisi de la question prioritaire de constitutionnalité à la triple condition que la disposition contestée soit applicable au litige ou à la procédure, qu'elle n'ait pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement des circonstances, et que la question soit nouvelle ou présente un caractère sérieux.

2. Les articles L. 218-1 à L. 218-14 du code de l'urbanisme, insérés au code de l'urbanisme par la loi du 27 décembre 2019 relative à l'engagement dans la vie locale et la proximité de l'action publique et modifiés par la loi du 21 février 2022 relative à la différenciation, la décentralisation, la déconcentration et portant diverses mesures de simplification de l'action publique locale, instituent en faveur des communes, groupements de communes ou syndicats mixtes compétents pour contribuer à la préservation de la ressource en eau un droit de préemption des surfaces agricoles sur un territoire délimité en tout ou partie dans l'aire d'alimentation de captages utilisés pour l'alimentation en eau destinée à la consommation humaine. Ce droit de préemption est mis en œuvre par l'autorité administrative de l'Etat qui, par arrêté, peut décider de l'instaurer et détermine alors la zone sur laquelle il s'applique. Ces dispositions législatives précisent en outre les titulaires du droit de préemption, les aliénations soumises à ce droit, la procédure et le régime des biens acquis. L'article L. 218-14 du code de l'urbanisme renvoie la détermination, en tant que de besoin, des conditions d'application de ces dispositions à un décret en Conseil d'Etat.

3. A l'appui de sa requête tendant à l'annulation pour excès de pouvoir du décret du 10 septembre 2022 relatif au droit de préemption pour la préservation des ressources en eau destinées à la consommation humaine, pris pour l'application des dispositions mentionnées au point précédent, l'union de syndicats Fédération régionale des syndicats d'exploitants agricoles d'Ile-de-France demande au Conseil d'Etat de renvoyer au Conseil constitutionnel la question de la conformité aux droits et libertés garantis par la Constitution des articles L. 218-1 à L. 218-14 du code de l'urbanisme. Sa question doit être regardée comme portant sur la rédaction de ces articles en vigueur à la date à laquelle est intervenu le décret du 10 septembre 2022 contesté.

Sur le droit de préemption institué :

4. Par les dispositions contestées par la question prioritaire de constitutionnalité, le législateur a déterminé les règles régissant ce nouveau droit de préemption, en particulier le régime des aliénations ainsi que la procédure à suivre et, complétant les dispositions applicables, notamment les articles L. 218-3 et L. 218-13, par l'article 191 de la loi du 21 février 2022, le régime des biens acquis afin de permettre la mise en œuvre de mesures propres à assurer le respect de la finalité poursuivie et de garantir son suivi dans le temps. Il a ainsi prévu que les biens acquis sont intégrés dans le domaine privé de l'autorité de préemption et qu'ils ne peuvent être utilisés qu'en vue d'une exploitations agricole compatible avec l'objectif de préservation de la ressource en eau. Les biens acquis peuvent être mis à bail, les baux nouveaux devant comporter des clauses environnementales prévues au troisième alinéa de l'article L. 411-27 du code rural et de la pêche maritime, de manière à garantir la préservation de la ressource en eau. Lorsque le bien acquis est déjà grevé d'un bail rural, le titulaire du droit de préemption ou le délégataire est tenu de proposer au preneur la modification du bail afin d'y introduire de telles clauses environnementales. Celles-ci sont introduites au plus tard lors du renouvellement du bail. Enfin, les biens acquis peuvent être cédés de gré à gré à des personnes publiques ou privées, à la condition que l'acquéreur consente à la signature d'un contrat portant obligations réelles environnementales, au sens de l'article L. 132-3 du code de l'environnement, avec au minimum des mesures garantissant la préservation de la ressource en eau, pour une durée ne pouvant excéder quatre-vingt-dix-neuf ans.

5. Par ces dispositions, le législateur a entendu, ainsi qu'il résulte notamment des travaux préparatoires à la loi du 17 décembre 2019, préserver la qualité de la ressource en eau destinée à la consommation humaine. Ce faisant, il a poursuivi l'objectif de valeur constitutionnelle de protection de l'environnement.

6. Même si, ainsi que le souligne l'union requérante, les effets attachés aux préemptions demeurent tributaires du rythme des ventes de terres agricoles ainsi que des moyens financiers des collectivités titulaires du droit de préemption, et peuvent se trouver différés du fait du respect dû aux clauses des baux en cours, les modalités choisies par le législateur n'apparaissent pas manifestement inappropriées pour atteindre l'objectif qu'il s'est fixé. Si l'union requérante soutient que les mêmes résultats auraient pu être atteints par les dispositifs légaux existants, notamment celui prévu à l'article L. 1321-2 du code de la santé publique, la circonstance que l'objectif que s'est assigné le législateur aurait pu être atteint par d'autres voies que celle qu'il a choisie dans l'exercice de son pouvoir général d'appréciation n'est pas de nature, dès lors que les modalités retenues par la loi ne sont pas manifestement inappropriées à cet objectif, à permettre de regarder comme sérieux le moyen tiré de ce qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution. Il s'ensuit que l'union requérante n'est pas fondée à soutenir que les dispositions législatives litigieuses porteraient dans leur principe une atteinte inconstitutionnelle au droit de propriété, à la liberté d'entreprendre ou à la liberté contractuelle.

Sur les modalités de mise en œuvre du droit de préemption :

7. En premier lieu, les dispositions critiquées définissent les conditions dans lesquelles le droit de préemption qu'elles instituent peut être mis en œuvre, les droits du propriétaire cédant ainsi que les garanties dont il bénéficie, l'article L. 218-4 du code de l'urbanisme énumérant d'ailleurs les droits de préemption concurremment applicables sur lesquels prime le droit institué. Ainsi, l'union requérante n'est en tout état de cause pas fondée à soutenir que les dispositions législatives contestées méconnaîtraient l'objectif de valeur constitutionnelle d'accessibilité et d'intelligibilité de la loi ou porteraient, du fait de leur complexité excessive et injustifiée, une atteinte excessive aux différents droits et libertés qu'elle invoque.

8. En second lieu, les décisions créant une zone de préemption en application de l'article L. 218-1 du code de l'urbanisme, qui se bornent à délimiter le périmètre dans lequel l'autorité exerçant la compétence de contribution à la préservation de la ressource en eau prévue à l'article L. 2224-7 du code général des collectivités territoriales peut exercer le droit de préemption dans les conditions définies par le législateur aux articles L. 218-1 à L. 218-14 du code de l'urbanisme, n'ont pas d'incidence directe sur l'environnement. L'union requérante n'est dès lors pas fondée à soutenir que ces dispositions porteraient atteinte au droit à l'information et à la participation du public énoncé à l'article 7 de la Charte de l'environnement faute d'avoir prévu une procédure particulière en vue de la consultation du public avant que l'arrêté instaurant le droit de préemption dans la zone sur laquelle il s'applique puisse être pris.

Sur le régime applicable aux biens préemptés :

9. D'une part, il résulte des dispositions de l'article L. 218-13 du code de l'urbanisme que le législateur a entendu assurer le respect des droits des exploitants titulaires d'un bail rural en cours, auxquels les clauses environnementales nouvelles ne peuvent être imposées qu'à l'expiration de ce bail, que ces clauses sont celles limitativement énumérées à l'article L. 411-27 du code rural et de la pêche maritime et que leur acceptation par le preneur est une condition du renouvellement d'un bail comme elle l'est d'ailleurs de la conclusion d'un nouveau bail. Ainsi, les dispositions contestées, dont il était loisible au législateur de limiter l'application au baux ruraux sans porter atteinte au principe d'égalité devant la loi, ne font pas obstacle au renouvellement des baux ruraux en cours et ne placent pas les preneurs de ces baux dans une situation d'incertitude juridique, pas plus qu'elles ne portent une atteinte inconstitutionnelle au droit de propriété, à la liberté d'entreprendre, à la liberté contractuelle ou au respect dû aux conventions légalement formées. L'éventualité d'un détournement de ces dispositions législatives ou d'un abus lors de l'application de celle-ci, notamment dans le choix des clauses environnementales, lequel est au demeurant placé sous le contrôle du juge, n'est par ailleurs pas de nature à méconnaître par elle-même les droits et libertés garantis par la Constitution. Enfin, aucune règle ni aucun principe n'impose au législateur de prévoir une compensation au bénéfice du preneur pour les charges supplémentaires que les clauses environnementales nouvelles, introduites au bail dans les conditions ci-dessus décrites, sont susceptibles de lui imposer.

10. D'autre part, il résulte des termes de l'article L. 218-13 du code de l'urbanisme qu'en cas de cession de gré à gré, le choix du cessionnaire est subordonné à l'acceptation par celui-ci de certaines obligations réelles environnementales définies à l'article L. 132-3 du code de l'environnement, qui ne peuvent tendre qu'à maintenir, conserver, gérer ou restaurer des éléments de la biodiversité ou des fonctions écologiques. Par ailleurs, contrairement à ce qui est soutenu, les dispositions législatives litigieuses n'affranchissent nullement le cédant de l'obligation de respecter le principe posé par les dispositions du IV de l'article L. 1 du code rural et de la pêche maritime aux termes duquel l'Etat facilite, dans le cadre de la politique d'installation et de transmission en agriculture, l'accès au foncier agricole dans des conditions transparentes et équitables. Enfin, la circonstance que les terres préemptées puissent être conservées par le titulaire du droit de préemption, qui est libre de les mettre à bail, d'en assurer lui-même l'exploitation ou de les laisser inexploitées lorsque leur exploitation n'est pas compatible avec la protection de qualité de la captation d'eau, sans qu'une obligation de rétrocession n'ait été imposée par le législateur, ne méconnaît pas en elle-même l'objectif poursuivi par le législateur.

11. Il s'ensuit que l'union requérante n'est pas fondée à soutenir que les dispositions attaquées reposeraient sur une différence de traitement injustifiée par rapport à celui dont bénéficient les terres agricoles exploitées sous d'autres régimes, créeraient une situation d'insécurité juridique ou, en ayant insuffisamment encadré les conditions de mise à bail et de rétrocession des terrains préemptés, porteraient une atteinte inconstitutionnelle au droit de propriété, à la liberté d'entreprendre, à la liberté contractuelle, au respect dû aux conventions légalement formées ou au principe d'égalité devant la loi.

12. Il résulte de tout ce qui précède que la question soulevée, qui n'est pas nouvelle, ne présente pas un caractère sérieux. Ainsi, sans qu'il soit besoin de renvoyer au Conseil constitutionnel la question prioritaire de constitutionnalité invoquée, le moyen tiré par l'union de syndicats Fédération régionale des syndicats d'exploitants agricoles d'Ile-de-France, à l'appui sa requête, de ce que les articles L. 213-1 à L. 213-14 du code de l'urbanisme porteraient atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution doit être écarté.

D E C I D E :

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Article 1er : Il n'y a pas lieu de renvoyer au Conseil constitutionnel la question prioritaire de constitutionnalité soulevée par l'union de syndicats Fédération régionale des syndicats d'exploitants agricoles d'Ile-de-France.

Article 2 : La présente décision sera notifiée à l'union de syndicats Fédération régionale des syndicats d'exploitants agricoles d'Ile-de-France et au ministre de la transition écologique et de la cohésion des territoires.

Copie en sera adressée au Conseil constitutionnel et à la Première ministre.

Délibéré à l'issue de la séance du 19 avril 2023 où siégeaient : M. Jacques-Henri Stahl, président adjoint de la section du contentieux, présidant ; Mme Maud Vialettes, Mme Gaëlle Dumortier, présidentes de chambre ; M. Alain Seban, M. Jean-Luc Nevache, M. Damien Botteghi, M. Alban de Nervaux et M. Jérôme Marchand-Arvier, conseillers d'Etat ; M. Pierre Boussaroque, conseiller d'Etat-rapporteur.

Rendu le 27 avril 2023.

Le président :

Signé : M. Jacques-Henri Stahl

Le rapporteur :

Signé : M. Pierre Boussaroque

Le secrétaire :

Signé : M. Hervé Herber


Synthèse
Formation : 1ère - 4ème chambres réunies
Numéro d'arrêt : 468822
Date de la décision : 27/04/2023
Type d'affaire : Administrative
Type de recours : Excès de pouvoir

Publications
Proposition de citation : CE, 27 avr. 2023, n° 468822
Inédit au recueil Lebon

Composition du Tribunal
Rapporteur ?: M. Pierre Boussaroque
Rapporteur public ?: M. Mathieu Le Coq
Avocat(s) : SCP ROCHETEAU, UZAN-SARANO et GOULET

Origine de la décision
Date de l'import : 14/05/2023
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant ECLI : ECLI:FR:CE:2023:468822.20230427
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