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23/03/2023 | FRANCE | N°439036

France | France, Conseil d'État, 6ème - 5ème chambres réunies, 23 mars 2023, 439036


Vu la procédure suivante :

Par une décision du 15 avril 2021, le Conseil d'Etat, statuant au contentieux sur la requête de la Fédération Forestiers privés de France (Fransylva) tendant à l'annulation pour excès de pouvoir du décret n° 2019-1432 du 23 décembre 2019 relatif aux missions de service public des fédérations départementales des chasseurs concernant les associations communales de chasse agréées et les plans de chasse individuels, a sursis à statuer jusqu'à ce que la Cour européenne des droits de l'homme ait donné son avis, en application du Protocole n° 16

à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libe...

Vu la procédure suivante :

Par une décision du 15 avril 2021, le Conseil d'Etat, statuant au contentieux sur la requête de la Fédération Forestiers privés de France (Fransylva) tendant à l'annulation pour excès de pouvoir du décret n° 2019-1432 du 23 décembre 2019 relatif aux missions de service public des fédérations départementales des chasseurs concernant les associations communales de chasse agréées et les plans de chasse individuels, a sursis à statuer jusqu'à ce que la Cour européenne des droits de l'homme ait donné son avis, en application du Protocole n° 16 à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, sur la question de savoir quels sont les critères pertinents pour apprécier si une différence de traitement établie par la loi poursuit, au regard des interdictions posées par l'article 14 de la convention en combinaison avec l'article 1er du premier protocole additionnel, un objectif d'utilité publique fondée sur des critères objectifs et rationnels, en rapport avec les buts de la loi l'établissant.

Par un avis n° 16-2021-002 du 13 juillet 2022, la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l'homme s'est prononcée sur cette question.

La Fédération Forestiers privés de France a présenté des observations sur cet avis le 30 septembre 2022.

La Fédération nationale des chasseurs et l'association nationale des fédérations départementales et interdépartementales des chasseurs à associations communes de chasse agréées ont présenté des observations sur cet avis le 24 novembre 2022.

Vu les autres pièces du dossier, y compris celles visées par la décision du Conseil d'Etat du 15 avril 2021 ;

Vu :

- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, son protocole additionnel n° 1 et son protocole additionnel n° 16 ;

- le code de l'environnement ;

- la loi n° 2019-773 du 24 juillet 2019 ;

- l'avis n° P16-2021-002 du 13 juillet 2022 de la Cour européenne des droits de l'homme ;

- le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de Mme Catherine Moreau, conseillère d'Etat en service extraordinaire,

- les conclusions de M. Stéphane Hoynck, rapporteur public ;

La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SCP Waquet, Farge, Hazan, avocat de la Fédération Forestiers privés de France et autre ;

Considérant ce qui suit :

Sur le moyen tiré de l'absence de fondement de l'article R. 422-53 du code de l'environnement en raison de l'inconventionnalité de l'article L. 422-18 du même code :

1. D'une part, selon l'article 14 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales : " La jouissance des droits et libertés reconnus dans la présente convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l'origine nationale ou sociale, l'appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. " Aux termes de l'article 1er du premier protocole additionnel à cette convention : " Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international. / (...) ". Il en résulte, selon la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme que, en principe, une distinction entre des personnes placées dans une situation analogue est discriminatoire, au sens de ces stipulations, si elle n'est pas assortie de justifications objectives et raisonnables, c'est-à-dire si elle ne poursuit pas un objectif d'utilité publique ou si elle n'est pas fondée sur des critères objectifs et rationnels en rapport avec les buts de la loi.

2. D'autre part, aux termes de l'article L. 422-2 du code de l'environnement " Les associations communales et intercommunales de chasse agréées ont pour but d'assurer une bonne organisation technique de la chasse. Elles favorisent sur leur territoire le développement du gibier et de la faune sauvage dans le respect d'un véritable équilibre agro-sylvo-cynégétique, l'éducation cynégétique de leurs membres, la régulation des animaux susceptibles d'occasionner des dégâts et veillent au respect des plans de chasse en y affectant les ressources appropriées en délivrant notamment des cartes de chasse temporaire. Elles ont également pour objet d'apporter la contribution des chasseurs à la conservation des habitats naturels, de la faune et de la flore sauvages. / Leur activité s'exerce dans le respect des propriétés, des cultures et des récoltes, et est coordonnée par la fédération départementale des chasseurs. Les associations communales et intercommunales de chasse agréées collaborent avec l'ensemble des partenaires du monde rural ". Aux termes de l'article L. 422-10 du même code: " L'association communale est constituée sur les terrains autres que ceux : 1° Situés dans un rayon de 150 mètres autour de toute habitation ; 2° Entourés d'une clôture telle que définie par l'article L. 424-3 ; 3° Ayant fait l'objet de l'opposition des propriétaires ou détenteurs de droits de chasse sur des superficies d'un seul tenant supérieures aux superficies minimales mentionnées à l'article L. 422-13 ; Faisant partie du domaine public de l'Etat, des départements et des communes, des forêts domaniales ou des emprises de la SNCF ,de SNCF Réseau et de SNCF Voyageurs ; 5° Ayant fait l'objet de l'opposition de propriétaires, de l'unanimité des copropriétaires indivis qui, au nom de convictions personnelles opposées à la pratique de la chasse, interdisent, y compris pour eux-mêmes, l'exercice de la chasse sur leurs biens, sans préjudice des conséquences liées à la responsabilité du propriétaire, notamment pour les dégâts qui pourraient être causés par le gibier provenant de ses fonds (...) ". L'article L. 422-13 dispose que pour être recevable, l'opposition des propriétaires ou détenteurs de droits de chasse mentionnés au 3° de l'article L. 422-10 doit porter sur des terrains d'un seul tenant et d'une superficie minimum de vingt hectares, ce minimum pouvant être abaissé ou augmenté dans les cas prévus au II à V de cet article. L'article L. 422-18 du même code prévoit que " l'opposition formulée en application du 3° ou du 5° de l'article L. 422-10 prend effet à l'expiration de la période de cinq ans en cours, sous réserve d'avoir été notifiée six mois avant le terme de cette période ". Le troisième alinéa de cet article, introduit par le V de l'article 13 de la loi du 24 juillet 2019 portant création de l'Office français de la biodiversité, modifiant les missions des fédérations de chasseurs et renforçant la police de l'environnement prévoit que " Le droit d'opposition mentionné au premier alinéa du présent article est réservé aux propriétaires et aux associations de propriétaires ayant une existence reconnue lors de la création de l'association ". Il résulte ainsi de ces dispositions que, s'agissant du cas mentionné au 3° de l'article L. 422-10, peuvent faire opposition, d'une part les personnes propriétaires d'un terrain ou détenteurs des droits de chasse d'une superficie d'un seul tenant supérieure au seuil résultant de l'article L. 422-13 de ce code, d'autre part les associations de propriétaires réunissant des terrains d'un seul tenant représentant une superficie totale remplissant la même condition, et ce à la condition que l'association ait une existence reconnue à la date de création l'association. En revanche, les associations comparables créées postérieurement à la date de création de l'ACCA ne peuvent retirer leurs terrains de l'association.

3. Dans l'avis du 13 juillet 2022 par lequel elle s'est prononcée sur la question dont le Conseil d'Etat, statuant au contentieux, l'avait saisie après avoir écarté les autres moyens de la requête et avant de statuer sur l'exception d'inconventionnalité soulevée contre les dispositions de l'article L. 422-18 du code de l'environnement, la Cour européenne des droits de l'homme a indiqué, en premier lieu, s'agissant de la différence de traitement qui résulte du troisième alinéa de l'article L. 422-18 du code de l'environnement entre les associations ayant une existence reconnue à la date de création de l'association communale de chasse agréée (ACCA) et les associations créées postérieurement, qu'il convient tout d'abord d'apprécier si une telle différence de traitement peut relever du champ d'application de l'article 14 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, combiné avec l'article 1er du protocole additionnel n°1, et, dans l'affirmative, si elle concerne des personnes placées dans des situations analogues ou comparables, au sens de l'article 14 de la convention combiné avec l'article 1er du protocole n° 1. En second lieu, en cas de réponse affirmative à chacune de ces questions préalables, afin de déterminer si la différence de traitement en cause est légitime et raisonnable et, partant, compatible avec l'article 14 de la convention combiné avec l'article 1er du protocole n° 1, il convient de s'assurer : premièrement, qu'en distinguant les catégories de propriétaires ou de détenteurs de droits de chasse en fonction de la date de la création de leur association, le législateur poursuivait un ou plusieurs buts légitimes ; deuxièmement, que la loi satisfait à l'exigence de légalité inscrite à l'article 1er du protocole n° 1 et, troisièmement, qu'il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et les buts légitimes visés. Enfin, la Cour a précisé que lors de cette appréciation de la proportionnalité de la mesure instituant la différence de traitement en cause, il y a lieu de tenir compte, notamment, de la nature du critère de différenciation institué par la loi et de son impact sur la marge d'appréciation des autorités nationales, du choix des moyens employés pour atteindre les buts visés, de l'adéquation entre les buts visés et les moyens employés, ainsi que de l'impact de ces derniers.

4. En premier lieu, le critère temporel sur lequel repose la différence de traitement résultant de l'article L. 422-18 du code de l'environnement dans sa rédaction issue de la loi du 24 juillet 2019 entre, d'une part, les associations de propriétaires ayant une existence reconnue à la date de création de l'ACCA et celles créées postérieurement à cette date, d'autre part, les personnes physiques qui peuvent demander le retrait de leur fonds du territoire d'une ACCA lorsque leur terrain de chasse atteint une superficie supérieure au seuil minimal, y compris après la date de création de l'ACCA, et les associations de propriétaires créées postérieurement, constitue un motif de discrimination prohibé par l'article 14 de la convention, combiné avec l'article 1er du protocole n° 1.

5. En deuxième lieu, dans la mesure où les associations de propriétaires, qu'elles aient une existence reconnue avant la création d'une ACCA ou postérieurement à celle-ci, ont pour objet de regrouper des propriétaires dont les terrains, pris individuellement, ont une superficie d'un seul tenant inférieure aux seuils mentionnés à l'article L. 422-13 du code de l'environnement, par ailleurs applicables aux propriétaires ou détenteurs de droits de chasse sur une surface d'un seul tenant, la différence de traitement qu'instaure entre ces associations l'article L. 422-18 peut être regardée comme concernant des personnes placées dans des situations analogues ou comparables au sens de l'article 14 de la convention, combiné avec l'article 1er du protocole n° 1.

6. En troisième lieu, il résulte des travaux préparatoires de la loi du 24 juillet 2019, dont est issu le troisième alinéa de l'article L. 422-18 du code de l'environnement, qu'en adoptant ces dispositions, le législateur a entendu prévenir le morcellement et le rétrécissement des territoires de chasse des ACCA et préserver ainsi la mission d'intérêt général dont ces associations communales sont investies, dans les communes des départements soumis à un fort morcellement foncier où elles sont constituées, afin d'assurer une bonne organisation technique de la chasse et de favoriser une gestion équilibrée du gibier, de la faune sauvage et des biotopes, en organisant la pratique de la chasse sur des territoires d'une superficie suffisamment stable et importante. Il résulte également de ces travaux préparatoires, et il n'est pas sérieusement contesté, que les associations de propriétaires fonciers qui se constituent après la date de création de l'ACCA ont pour but principal de retirer leurs droits de chasse, qui avaient été transmis à ces associations communales lors de leur création, du périmètre de celles-ci. Les dispositions contestées de l'article L. 442-18 du code de l'environnement poursuivent dès lors un but légitime tenant en particulier à la préservation de l'équilibre agro-sylvo-cynégétique des territoires.

7. Par suite, et alors que si les propriétaires regroupés en association postérieurement à la création d'une ACCA ne peuvent jouir d'un exercice exclusif du droit de chasse sur les terrains leur appartenant, ils disposent toutefois, en leur qualité de membres de droit de l'association communale, de l'autorisation de chasser sur l'espace constitué par l'ensemble des terrains réunis par cette association, la distinction temporelle qu'opèrent les dispositions du troisième alinéa de l'article L. 422-18 du code de l'environnement entre ces associations et celles existant à la date de création de l'ACCA constitue une mesure proportionnée au but légitime poursuivi. Par suite, le moyen tiré de ce que ces dispositions instituent une discrimination contraire aux articles 14 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et 1er du premier protocole additionnel à cette convention en tant qu'elle prive du droit de se retirer d'une ACCA existante les associations de propriétaires créées après la constitution de l'ACCA doit être écarté.

Sur le moyen d'erreur de droit tiré de ce que le décret attaqué ne modifie pas l'article R. 422-53 du code de l'environnement :

8. Alors qu'il résulte des dispositions de l'article L. 422-18 du code de l'environnement, dans sa rédaction issue de la loi du 24 juillet 2019, que le droit de retirer ses terrains d'une ACCA est ouvert aussi bien aux personnes propriétaires d'un terrain ou détenteurs des droits de chasse qu'aux associations de propriétaires ayant une existence reconnue lors de la création de l'association communale, l'article R. 422-53 du même code, qui détermine les modalités de ce retrait, continue de mentionner les seuls propriétaires personnes physiques et n'a pas été modifié afin d'y ajouter les associations de propriétaires mentionnées à l'article L. 422-18. Toutefois, il résulte de la combinaison des dispositions des articles L. 422-18 et R. 422-53 que les personnes physiques et morales autorisées à retirer leurs terrains d'une ACCA doivent le faire dans les conditions prévues à l'article R. 422-52. Par suite, le Premier ministre, auquel il appartenait de tirer toutes les conséquences des dispositions de la loi du 24 juillet 2019, n'était pas tenu de modifier l'article R. 422-53 à la suite de la modification par cette loi de l'article L. 422-18.

9. Il résulte de tout ce qui précède que la requête de la Fédération Forestiers privés de France doit être rejetée.

D E C I D E :

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Article 1er : La requête de la Fédération Forestiers privés de France est rejetée.

Article 2 : La présente décision sera notifiée à la Fédération Forestiers privés de France, au Premier ministre, au ministre de la transition écologique et de la cohésion des territoires, à la Fédération nationale des chasseurs et à l'association nationale des Fédérations départementales et interdépartementales des chasseurs à associations communales et intercommunales de chasse agréées.

Délibéré à l'issue de la séance du 6 mars 2023 où siégeaient : M. Rémy Schwartz, président adjoint de la section du contentieux, présidant ; Mme Isabelle de Silva, M. Jean-Philippe Mochon, présidents de chambre ; Mme Sophie-Caroline de Margerie, Mme Suzanne von Coester, Mme Fabienne Lambolez, M. Olivier Yeznikian, M. Cyril Roger-Lacan conseillers d'Etat et Mme Catherine Moreau, conseillère d'Etat en service extraordinaire-rapporteure.

Rendu le 23 mars 2023.

Le président :

Signé : M. Rémy Schwartz

La rapporteure :

Signé : Mme Catherine Moreau

La secrétaire :

Signé : Mme Marie-Adeline Allain


Synthèse
Formation : 6ème - 5ème chambres réunies
Numéro d'arrêt : 439036
Date de la décision : 23/03/2023
Type d'affaire : Administrative
Type de recours : Excès de pouvoir

Publications
Proposition de citation : CE, 23 mar. 2023, n° 439036
Inédit au recueil Lebon

Composition du Tribunal
Rapporteur ?: Mme Catherine Moreau
Rapporteur public ?: M. Stéphane Hoynck
Avocat(s) : SCP WAQUET, FARGE, HAZAN

Origine de la décision
Date de l'import : 27/03/2023
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant ECLI : ECLI:FR:CE:2023:439036.20230323
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