La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

20/12/2022 | FRANCE | N°443111

France | France, Conseil d'État, 5ème - 6ème chambres réunies, 20 décembre 2022, 443111


Vu la procédure suivante :

Par une requête sommaire et un mémoire complémentaire, enregistrés les 20 août et 20 novembre 2020 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la société Betclic Enterprises Limited demande au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler pour excès de pouvoir le décret n° 2020-75 du 30 janvier 2020 relatif aux modalités de liquidation et de recouvrement du montant des avoirs des joueurs en déshérence dû à l'Etat par les opérateurs de jeux ou de paris en ligne et en réseau physique de distribution ;

2°) de mettre à la charge de l'Eta

t la somme de 5 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrat...

Vu la procédure suivante :

Par une requête sommaire et un mémoire complémentaire, enregistrés les 20 août et 20 novembre 2020 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la société Betclic Enterprises Limited demande au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler pour excès de pouvoir le décret n° 2020-75 du 30 janvier 2020 relatif aux modalités de liquidation et de recouvrement du montant des avoirs des joueurs en déshérence dû à l'Etat par les opérateurs de jeux ou de paris en ligne et en réseau physique de distribution ;

2°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 5 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :

- la Constitution ;

- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et son premier protocole additionnel ;

- le traité sur le fonctionnement de l'Union européenne ;

- le code de commerce ;

- la loi n° 2010-476 du 12 mai 2010 ;

- la loi n° 2015-1785 du 29 décembre 2015 ;

- la loi n° 2019-486 du 22 mai 2019 ;

- le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de Mme Ségolène Cavaliere, maître des requêtes en service extraordinaire,

- les conclusions de M. Florian Roussel, rapporteur public ;

La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SCP Célice, Texidor, Perier, avocat de la société Betclic Enterprises Limited et à la SCP Piwnica, Molinié, avocat du ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique ;

Considérant ce qui suit :

1. Il résulte de l'article 17 de la loi du 12 mai 2010 relative à l'ouverture à la concurrence et à la régulation du secteur des jeux d'argent et de hasard en ligne que l'accès aux jeux ou aux paris proposés par un opérateur agréé de jeux ou de paris en ligne est subordonné à l'ouverture d'un compte-joueur que le joueur peut créditer en vue de ces activités. Dans sa rédaction issue de l'article 50 de la loi du 29 décembre 2015 de finances pour 2016, cet article dispose que, lorsqu'un opérateur clôture un compte-joueur présentant un solde créditeur, il met en réserve la somme correspondante pendant six années durant lesquelles le joueur peut, à certaines conditions, obtenir le reversement de cette somme et que, lorsque la somme n'a pas été reversée au joueur à l'issue des six années, elle est acquise à l'Etat.

2. Aux termes du V de l'article 137 de la loi du 22 mai 2019 relative à la croissance et à la transformation des entreprises : " V. - Les frais de gestion prélevés par les opérateurs de jeux ou de paris en ligne (...) sur les sommes qu'ils mettent en réserve conformément aux dispositions des quatrième et septième alinéas de l'article 17 de la loi n° 2010-476 du 12 mai 2010 relative à l'ouverture à la concurrence et à la régulation du secteur des jeux d'argent et de hasard en ligne et du dernier alinéa de l'article 66 de la même loi sont limités à un montant par compte forfaitaire défini par voie règlementaire, prélevé trois mois avant l'expiration du délai de six ans. Aucun autre type de prélèvement ne peut être effectué par l'opérateur sur les comptes clôturés et dont les avoirs sont mis en réserve ". La société Betclic Enterprises Limited demande l'annulation du décret du 30 janvier 2020, pris pour l'application de ces dispositions, qui a fixé à cinq euros par compte le montant maximal des frais de gestion susceptibles d'être prélevés par les opérateurs sur les sommes mises en réserve.

Sur la légalité externe du décret attaqué :

3. Aux termes de l'article L. 462-2 du code de commerce, l'Autorité de la concurrence " est obligatoirement consultée par le Gouvernement sur tout projet de texte réglementaire instituant un régime nouveau ayant directement pour effet : / 1° De soumettre l'exercice d'une profession ou l'accès à un marché à des restrictions quantitatives ; / 2° D'établir des droits exclusifs dans certaines zones ; / 3° D'imposer des pratiques uniformes en matière de prix ou de conditions de vente ". Le décret attaqué, qui se borne à fixer, pour l'application des dispositions de l'article 137 de la loi du 22 mai 2019, le montant maximal des frais de gestion que les opérateurs agréés de jeux ou de paris en ligne sont autorisés à prélever sur les sommes mises en réserve lors de la clôture d'un compte-joueur et non réclamées au terme d'un délai de six ans, n'institue aucun régime nouveau au sens de l'article L. 462-2 du code de commerce. Ainsi, la société requérante n'est pas fondée à soutenir que le décret attaqué aurait été adopté à l'issue d'une procédure irrégulière, faute d'avoir été précédée d'une consultation de l'Autorité de la concurrence.

Sur la légalité interne du décret attaqué :

4. En premier lieu, ainsi qu'il a été dit, les dispositions de l'article 17 de la loi du 12 mai 2010, dans leur rédaction issue de l'article 50 de la loi de finances pour 2016, ont prévu le reversement à l'Etat de l'intégralité des sommes portées par les joueurs au crédit de leurs comptes, s'agissant des comptes clôturés pour lesquels les joueurs n'ont pas demandé le reversement du solde pendant six ans. Il en résulte que, si la société requérante soutient que, dans les cas où les conditions générales d'utilisation conclues entre les opérateurs et leurs clients prévoyaient la possibilité d'appliquer des frais de gestion d'un montant supérieur à celui fixé par le décret attaqué, les opérateurs pouvaient escompter devenir propriétaires des sommes correspondantes, le principe de la limitation du montant des frais de gestion résultant du V de l'article 137 de la loi du 22 mai 2019 ne saurait être regardé comme ayant mis fin à la propriété des opérateurs sur ces sommes, ou même comme ayant mis fin à une espérance légitime pour ceux-ci d'en devenir propriétaires. La société requérante n'est, par suite, pas fondée à soutenir que ces dispositions législatives seraient incompatibles avec les stipulations de l'article 1er du premier protocole additionnel à la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.

5. En deuxième lieu, une disposition législative ou réglementaire nouvelle ne peut s'appliquer à des situations contractuelles en cours à sa date d'entrée en vigueur, sans revêtir par là même un caractère rétroactif. Il suit de là que seule une disposition législative peut, pour des raisons d'ordre public, fût-ce implicitement, autoriser l'application de la norme nouvelle à de telles situations.

6. En l'espèce, la loi du 29 décembre 2015 de finances pour 2016 a prévu que le reversement à l'Etat des sommes créditant les comptes-joueurs ouverts pour l'accès aux jeux ou aux paris proposés par un opérateur agréé de jeux ou de paris en ligne et n'ayant pas été reversées aux joueurs à l'expiration d'un délai de six ans après leur clôture s'appliquait à toute les sommes mises en réserve à ce titre à compter de l'année 2010. Le décret attaqué s'étant borné à fixer, pour l'application du V de l'article 137 de la loi du 22 mai 2019, le montant maximal des frais de gestion susceptibles d'être prélevés par les opérateurs agréés de jeux et de paris en ligne sur les sommes des comptes-joueurs mises en réserve en application de l'article 17 de la loi du 12 mai 2010, la société requérante ne saurait utilement soutenir que le décret attaqué serait entaché d'une rétroactivité illégale et que, faute de différer son application aux contrats conclus à compter de son entrée en vigueur, il méconnaîtrait le principe de sécurité juridique.

7. Enfin, la société requérante ne peut, en tout état de cause, utilement soutenir que le décret attaqué, qui se borne à fixer le montant maximal des frais de gestion pouvant être prélevé sur chaque compte-joueur clôturé, porterait atteinte au droit de propriété, à la liberté d'entreprendre ou à la liberté contractuelle, ni qu'il méconnaîtrait le principe de libre prestation de service garanti par l'article 56 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne. Il ne ressort, en tout état de cause, pas des éléments versés au dossier que le montant maximal de cinq euros qu'il prévoit serait manifestement disproportionné.

8. Il résulte de tout ce qui précède que la société Betclic Enterprises Limited n'est pas fondée à demander l'annulation pour excès de pouvoir du décret qu'elle attaque.

9. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce qu'une somme soit mise à ce titre à la charge de l'Etat qui n'est pas, dans la présente instance, la partie perdante. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de la société Betclic Enterprises Limited la somme de 3 000 euros à verser à l'Etat au titre des mêmes dispositions.

D E C I D E :

--------------

Article 1er : La requête de la société Betclic Enterprises Limited est rejetée.

Article 2 : La société Betclic Enterprises Limited versera à l'Etat la somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Article 3 : La présente décision sera notifiée à la société Betclic Enterprises Limited, à la Première ministre, au ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique.

Copie en sera adressée à l'Autorité nationale des jeux.

Délibéré à l'issue de la séance du 28 novembre 2022 où siégeaient : M. Jacques-Henri Stahl, président adjoint de la section du contentieux, présidant ; Mme Isabelle de Silva, présidente de chambre, M. Jean-Philippe Mochon, président de chambre ; Mme Suzanne von Coester, Mme Fabienne Lambolez, conseillères d'Etat ; M. Olivier Yeznikian, M. Cyril Roger-Lacan, M. Laurent Cabrera, conseillers d'Etat et Mme Ségolène Cavaliere, maître des requêtes en service extraordinaire-rapporteure.

Rendu le 20 décembre 2022.

Le président :

Signé : M. Jacques-Henri Stahl

La rapporteure :

Signé : Mme Ségolène Cavaliere

La secrétaire :

Signé : Mme Anne-Lise Calvaire


Synthèse
Formation : 5ème - 6ème chambres réunies
Numéro d'arrêt : 443111
Date de la décision : 20/12/2022
Type d'affaire : Administrative
Type de recours : Excès de pouvoir

Publications
Proposition de citation : CE, 20 déc. 2022, n° 443111
Inédit au recueil Lebon

Composition du Tribunal
Rapporteur ?: Mme Ségolène Cavaliere
Rapporteur public ?: M. Florian Roussel
Avocat(s) : SCP CELICE, TEXIDOR, PERIER ; SCP PIWNICA, MOLINIE

Origine de la décision
Date de l'import : 29/01/2023
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant ECLI : ECLI:FR:CE:2022:443111.20221220
Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award