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16/06/2021 | FRANCE | N°439198

France | France, Conseil d'État, 1ère - 4ème chambres réunies, 16 juin 2021, 439198


Vu la procédure suivante :

Par une requête, un mémoire complémentaire et un mémoire en réplique, enregistrés les 28 février, 23 juin et 30 novembre 2020 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, l'association Médecins du monde, le Comité pour la santé des exilés (COMEDE), l'association ARCAT, l'association Aides, le Comité inter-mouvements auprès des évacués (La CIMADE), le Groupe d'information et de soutien des immigré.e.s (GISTI), la Ligue des droits de l'homme (LDH), l'association Forum réfugiés - Cosi et l'Association pour la reconnaissance des droits des

personnes homosexuelles et transsexuelles à l'immigration et au séjour (A...

Vu la procédure suivante :

Par une requête, un mémoire complémentaire et un mémoire en réplique, enregistrés les 28 février, 23 juin et 30 novembre 2020 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, l'association Médecins du monde, le Comité pour la santé des exilés (COMEDE), l'association ARCAT, l'association Aides, le Comité inter-mouvements auprès des évacués (La CIMADE), le Groupe d'information et de soutien des immigré.e.s (GISTI), la Ligue des droits de l'homme (LDH), l'association Forum réfugiés - Cosi et l'Association pour la reconnaissance des droits des personnes homosexuelles et transsexuelles à l'immigration et au séjour (ARDHIS) demandent au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler pour excès de pouvoir le décret n° 2019-1531 du 30 décembre 2019 relatif à la condition de résidence applicable aux demandeurs d'asile pour la prise en charge de leurs frais de santé ;

2°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 5 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :

- la directive 2013/33/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 ;

- le code de l'action sociale et des familles ;

- le code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile ;

- le code de la santé publique ;

- le code de la sécurité sociale ;

- le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séeance publique :

- le rapport de Mme Agnès Pic, maître des requêtes en service extraordinaire,

- les conclusions de Mme Marie Sirinelli, rapporteure publique ;

La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SCP Spinosi, avocat de l'association Médecins du monde et autres ;

Considérant ce qui suit :

1. Aux termes l'article L. 160-1 du code de la sécurité sociale : " Toute personne travaillant ou, lorsqu'elle n'exerce pas d'activité professionnelle, résidant en France de manière stable et régulière bénéficie, en cas de maladie ou de maternité, de la prise en charge de ses frais de santé dans les conditions fixées au présent livre ". Aux termes de l'article L. 160-5 du même code : " Toute personne qui déclare auprès d'une caisse primaire d'assurance maladie, dans des conditions fixées par décret, ne pas bénéficier de la prise en charge des frais de santé mentionnée à l'article L. 160-1 bénéficie de cette prise en charge auprès de cette caisse dès qu'elle justifie de son identité et de sa résidence stable et régulière ".

2. Dans sa rédaction antérieure au décret du 30 décembre 2019 relatif à la condition de résidence applicable aux demandeurs d'asile pour la prise en charge de leurs frais de santé, le II de l'article D. 160-2 de ce code disposait que : " La condition de stabilité de la résidence est (...) satisfaite, sans délai, pour la personne qui présente un justificatif démontrant qu'elle relève de l'une ou l'autre des catégories suivantes : 1° Personnes reconnues réfugiées ou bénéficiaires de la protection subsidiaire ou enregistrées par l'autorité compétente en qualité de demandeur d'asile et disposant du droit de se maintenir sur le territoire (...) ", c'est-à-dire pendant l'examen de leur demande par la France ou pendant la procédure de détermination de l'Etat responsable de cet examen et, le cas échéant, la mise en oeuvre effective du transfert du demandeur d'asile vers cet Etat. Le décret du 30 décembre 2019 a remplacé les mots " ou enregistrées par l'autorité compétente en qualité de demandeur d'asile " par les mots " ou les personnes mineures enregistrées par l'autorité compétente en qualité de demandeur d'asile ou à la charge d'une personne enregistrée comme telle ". Il a ainsi pour effet de faire relever les demandeurs d'asile majeurs du I de cet article D. 160-2, aux termes duquel : " Les personnes qui demandent à bénéficier de la prise en charge des frais de santé en application des dispositions de l'article L. 160-5 doivent produire un justificatif démontrant qu'elles résident en France de manière ininterrompue depuis plus de trois mois (...) ". Les requérants demandent l'annulation pour excès de pouvoir du décret du 30 décembre 2019.

Sur la légalité externe du décret attaqué :

3. Il ressort des pièces du dossier que le conseil de la Caisse nationale de l'assurance maladie a été saisi pour avis du projet de décret le 14 novembre 2019, sur le fondement de l'article L. 200-3 du code de la sécurité sociale prévoyant sa consultation sur " tout projet de mesure législative ou réglementaire ayant des incidences sur l'équilibre financier de la branche ou entrant dans [son] domaine de compétence ". Son avis, qui devait, en application de l'article R. 200-3 du même code, être notifié au ministre chargé de la sécurité sociale dans un délai de vingt et un jours à compter de la date de réception du projet, à défaut de quoi il était, en vertu de l'article R. 200-5, réputé avoir été rendu, a été émis le 19 décembre 2019. Les requérants ne sauraient ainsi soutenir que le décret, édicté le 30 décembre 2019, aurait été pris sans que l'avis du conseil de la caisse ait été régulièrement recueilli, les circonstances qu'il ne vise pas cet avis mais seulement la saisine du conseil de la caisse ou que cet avis n'ait pas été publié étant inopérantes.

Sur la légalité interne du décret attaqué :

4. La directive 2013/33/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l'accueil des personnes demandant la protection internationale vise à harmoniser les conditions d'accueil des demandeurs d'asile en leur garantissant un niveau de vie digne et des conditions de vie comparables dans l'ensemble des Etats membres de l'Union européenne. Son article 19 prévoit que : " 1. Les États membres font en sorte que les demandeurs reçoivent les soins médicaux nécessaires qui comportent, au minimum, les soins urgents et le traitement essentiel des maladies et des troubles mentaux graves. / 2. Les États membres fournissent l'assistance médicale ou autre nécessaire aux demandeurs ayant des besoins particuliers en matière d'accueil, y compris, s'il y a lieu, des soins de santé mentale appropriés. "

5. L'article 21 de la directive impose, à titre de " principe général ", que " dans leur droit national transposant la présente directive, les Etats membres tiennent compte de la situation particulière des personnes vulnérables, telles que les mineurs, les mineurs non accompagnés, les handicapés, les personnes âgées, les femmes enceintes, les parents isolés accompagnés d'enfants mineurs, les victimes de la traite des êtres humains, les personnes ayant des maladies graves, les personnes souffrant de troubles mentaux et les personnes qui ont subi des tortures, des viols ou d'autres formes graves de violence psychologique, physique ou sexuelle, par exemple les victimes de mutilation génitale féminine ". Le 1 de son article 22 prévoit que " aux fins de la mise en oeuvre effective de l'article 21, les Etats membres évaluent si le demandeur est un demandeur qui a des besoins particuliers en matière d'accueil. Ils précisent en outre la nature de ces besoins. / Cette évaluation est initiée dans un délai raisonnable après la présentation de la demande de protection internationale et peut être intégrée aux procédures nationales existantes. Les Etats membres veillent à ce que ces besoins particuliers soient également pris en compte, conformément aux dispositions de la présente directive, s'ils deviennent manifestes à une étape ultérieure la procédure d'asile ".

6. Aux termes de l'article 23 de la directive, consacré aux mineurs, qui s'applique selon les dispositions du d) de son article 2 à tout ressortissant de pays tiers ou apatride âgé de moins de 18 ans : " 1. L'intérêt supérieur de l'enfant constitue une considération primordiale pour les États membres lors de la transposition des dispositions de la présente directive relatives aux mineurs. Les États membres garantissent un niveau de vie adéquat pour le développement physique, mental, spirituel, moral et social du mineur. / (...) 4. Les États membres font en sorte que les mineurs qui ont été victimes de toute forme d'abus, de négligence, d'exploitation, de torture, de traitements cruels, inhumains et dégradants, ou de conflits armés, aient accès à des services de réadaptation ; ils veillent à ce que soient dispensés des soins de santé mentale appropriés et que les victimes aient accès, si besoin est, à un soutien qualifié ".

7. Aux termes du 1 de l'article 25 de la directive : " 1. Les États membres font en sorte que les personnes qui ont subi des tortures, des viols ou d'autres violences graves, reçoivent le traitement que nécessitent les dommages causés par de tels actes et, en particulier, qu'elles aient accès à des traitements ou des soins médicaux et psychologiques adéquats ".

8. En premier lieu, les requérants soutiennent que la modification apportée par le décret attaqué méconnaîtrait les objectifs de l'article 19 de la directive, imposant de garantir aux demandeurs d'asile les soins urgents et le traitement essentiel des maladies et des troubles mentaux graves ainsi que l'assistance médicale nécessaire aux demandeurs ayant des besoins particuliers en matière d'accueil.

9. Toutefois, il résulte de l'article L. 254-1 du code de l'action sociale et des familles que : " Les soins urgents dont l'absence mettrait en jeu le pronostic vital ou pourrait conduire à une altération grave et durable de l'état de santé de la personne ou d'un enfant à naître et qui sont dispensés par les établissements de santé aux (...) demandeurs d'asile majeurs qui ne relèvent pas du régime général d'assurance maladie sont pris en charge dans les conditions prévues à l'article L. 251-2. (...) ". En vertu de ce dernier article, cette prise en charge comporte, avec dispense d'avance de frais, outre le forfait hospitalier et les frais de maternité mentionnés à l'article L. 160-9 du code de la sécurité sociale, les frais de santé mentionnés aux 1° , 2°, 4° et 5° de l'article L. 160-8 du même code, qui incluent notamment les frais de médecine générale et spéciale, les frais dentaires, les frais pharmaceutiques, les frais d'examens de biologie médicale, les frais d'hospitalisation, les frais de transports, les frais liés à une interruption volontaire de grossesse, les frais liés aux actes et traitements à visée préventive.

10. En outre, l'article L. 6111-1-1 du code de la santé publique prévoit que : " Les établissements de santé mettent en place des permanences d'accès aux soins de santé, qui comprennent notamment des permanences d'orthogénie, adaptées aux personnes en situation de précarité, visant à faciliter leur accès au système de santé et à les accompagner dans les démarches nécessaires à la mise en oeuvre de leurs droits. A cet effet, ils concluent avec l'Etat des conventions prévoyant, en cas de nécessité, la prise en charge des consultations externes, des actes diagnostiques et thérapeutiques ainsi que des traitements qui sont délivrés gratuitement à ces personnes ". Ces permanences permettent un accès à des consultations médicales généralistes ou spécialisées, à des soins odontologiques ou à des soins infirmiers ainsi que la délivrance de médicaments.

11. Ainsi, il résulte des dispositions du code de l'action sociale et des familles et du code de la santé publique que les demandeurs d'asile peuvent bénéficier, lorsqu'ils ne remplissent pas la condition de stabilité de la résidence prévue à l'article L. 160-1 du code de la sécurité sociale, de soins et traitements qui incluent, par leur nature, les soins urgents et le traitement essentiel des maladies et des troubles mentaux graves exigés par l'article 19 de la directive 2013/33/UE.

12. Cette prise en charge permet également, lorsque le demandeur d'asile est une personne vulnérable dont les besoins particuliers sont identifiés ou deviennent manifestes alors qu'elle est présente sur le territoire depuis moins de trois mois, de préserver, par la délivrance des premiers soins médicaux que cette situation rend nécessaires, son accès aux traitements ou soins médicaux et psychologiques adéquats jusqu'à leur prise en charge en application des dispositions de l'article L. 160-5 du code de la sécurité sociale.

13. Il résulte de ce qui précède que les requérants ne sont pas fondés à soutenir qu'en excluant les demandeurs d'asile majeurs présents en France depuis moins de trois mois de la prise en charge des frais de santé mentionnée à l'article L. 160-1 du code de la sécurité sociale, le décret attaqué méconnaîtrait les objectifs des articles 19 et 21 de la directive 2013/33/UE.

14. En deuxième lieu, le décret attaqué impose à tous les demandeurs d'asile majeurs une condition de résidence stable de trois mois pour bénéficier de la prise en charge des frais de santé mentionnée à l'article L. 160-1 du code de la sécurité sociale. Le moyen tiré de ce que cette condition opérerait une distinction entre les intéressés selon la procédure d'examen de leur demande d'asile, en méconnaissance de la directive 2013/33/UE, ne peut, ainsi, qu'être écarté.

15. En troisième lieu, d'une part, les articles 21 et 23 de la directive imposent aux Etats membres de tenir compte de la situation particulière des mineurs, dont l'intérêt supérieur doit constituer une considération primordiale lorsqu'ils définissent les conditions d'accueil des demandeurs d'asile, notamment en leur garantissant la délivrance de soins appropriés. Par suite, les requérants ne sont pas fondés à soutenir qu'en imposant aux seuls demandeurs d'asile majeurs l'obligation de justifier d'une résidence ininterrompue en France depuis plus de trois mois pour bénéficier de la prise en charge des frais de santé mentionnée à l'article L. 160-1 du code de la sécurité sociale, le décret attaqué aurait méconnu les objectifs de la directive.

16. D'autre part, en dispensant les demandeurs d'asile mineurs de l'obligation d'avoir à justifier d'une résidence ininterrompue en France depuis plus de trois mois pour bénéficier de la prise en charge de leurs soins de santé mentionnée à l'article L. 160-1 du code de la sécurité sociale, le pouvoir réglementaire a tenu compte de ce qu'ils sont, en raison de leur âge, dans une situation différente de celle des autres demandeurs d'asile. La différence de traitement qui en résulte est en rapport direct avec l'objet de la mesure et n'est pas manifestement disproportionnée au regard de la différence de situation qui la justifie. Par suite, le moyen tiré de la méconnaissance du principe d'égalité doit être écarté.

17. Il résulte de tout ce qui précède que les requérants ne sont pas fondés à demander l'annulation du décret qu'ils attaquent.

Sur les frais exposés et non compris dans les dépens :

18. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce que soit mise à la charge de l'Etat, qui n'est pas la partie perdante dans la présente instance, la somme que demandent les requérants au titre des frais exposés et non compris dans les dépens.

D E C I D E :

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Article 1er : La requête de l'association Médecins du monde et autres est rejetée.

Article 2 : La présente décision sera notifiée à l'association Médecins du monde, représentant unique désigné, et au ministre des solidarités et de la santé.

Copie en sera adressée au Premier ministre et au ministre de l'intérieur.


Synthèse
Formation : 1ère - 4ème chambres réunies
Numéro d'arrêt : 439198
Date de la décision : 16/06/2021
Type d'affaire : Administrative
Type de recours : Excès de pouvoir

Publications
Proposition de citation : CE, 16 jui. 2021, n° 439198
Inédit au recueil Lebon

Composition du Tribunal
Rapporteur ?: Mme Agnès Pic
Rapporteur public ?: Mme Marie Sirinelli
Avocat(s) : SCP SPINOSI

Origine de la décision
Date de l'import : 06/07/2021
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant ECLI : ECLI:FR:CE:2021:439198.20210616
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