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17/06/2020 | FRANCE | N°425244

France | France, Conseil d'État, 6ème - 5ème chambres réunies, 17 juin 2020, 425244


Vu les procédures suivantes :

1° Sous le n° 425244, par une requête sommaire, un mémoire complémentaire et un mémoire en réplique, enregistrés les 6 novembre 2018, 6 février 2019 et 17 janvier 2020 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, l'association Conférence des bâtonniers de France et d'outre-mer, le Conseil national des barreaux, l'ordre des avocats au barreau de Béthune, l'ordre des avocats au barreau de Tulle, l'ordre des avocats au barreau de Saint-Omer, l'ordre des avocats au barreau de la Creuse, l'ordre des avocats au barreau de Brive, l'ordre des avoc

ats au barreau d'Agen, l'ordre des avocats au barreau de Chambéry, ...

Vu les procédures suivantes :

1° Sous le n° 425244, par une requête sommaire, un mémoire complémentaire et un mémoire en réplique, enregistrés les 6 novembre 2018, 6 février 2019 et 17 janvier 2020 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, l'association Conférence des bâtonniers de France et d'outre-mer, le Conseil national des barreaux, l'ordre des avocats au barreau de Béthune, l'ordre des avocats au barreau de Tulle, l'ordre des avocats au barreau de Saint-Omer, l'ordre des avocats au barreau de la Creuse, l'ordre des avocats au barreau de Brive, l'ordre des avocats au barreau d'Agen, l'ordre des avocats au barreau de Chambéry, l'ordre des avocats au barreau d'Albertville, l'ordre des avocats au barreau d'Annecy, l'ordre des avocats au barreau de Bonneville et des pays du Mont-Blanc, l'ordre des avocats au barreau de Thonon-les-Bains, du Léman et du Genevois et l'ordre des avocats au barreau de Cusset-Vichy demandent au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler pour excès de pouvoir le décret n° 2018-772 du 4 septembre 2018 désignant les tribunaux de grande instance et cours d'appel compétents en matière de contentieux général et technique de la sécurité sociale et d'admission à l'aide sociale ;

2°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 4 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

2° Sous le n° 425254, par une requête sommaire et un mémoire complémentaire, enregistrés au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat les 6 novembre 2018 et 6 février 2019, la Conférence des bâtonniers des Hauts-de-France, l'ordre des avocats au barreau de Lille, l'ordre des avocats au barreau de Douai et l'ordre des avocats au barreau d'Avesnes-sur-Helpe demandent au Conseil d'Etat :

1°) à titre principal, d'annuler pour excès de pouvoir le décret n° 2018-772 du 4 septembre 2018 désignant les tribunaux de grande instance et cours d'appel compétents en matière de contentieux général et technique de la sécurité sociale et d'admission à l'aide sociale, et, à titre subsidiaire, d'annuler ce décret en tant qu'il désigne la seule cour d'appel d'Amiens pour tous les tribunaux de grande instance des Hauts-de-France et n'attribue aucune compétence à la cour d'appel de Douai ;

2°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 4 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

....................................................................................

Vu les autres pièces des dossiers ;

Vu :

- le traité conclu à Turin le 24 mars 1860 ;

- le code de l'organisation judiciaire, notamment ses articles L. 211-16 et L. 311-15 ;

- le code de la sécurité sociale ;

- la loi n° 2016-1547 du 18 novembre 2016 ;

- l'ordonnance n° 2018-358 du 16 mai 2018 ;

- le décret n° 2011-184 du 15 février 2011 ;

- le décret n° 2017-13 du 5 janvier 2017 ;

- l'arrêté du 7 juin 2011 relatif à la création d'un comité technique spécial de service placé auprès du directeur des services judiciaires ;

- le code de justice administrative et l'ordonnance n° 2020-305 du 25 mars 2020 modifiée ;

Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de Mme Coralie Albumazard, maître des requêtes en service extraordinaire,

- les conclusions de M. Stéphane Hoynck, rapporteur public ;

La parole ayant été donnée, avant et après les conclusions, à la SCP Boré, Salve de Bruneton, Mégret, avocat de l'association Conférence des bâtonniers de France et d'outre-mer et autres et à la SCP Foussard, Froger, avocat de la Conférence des bâtonniers des Hauts-de-France et autres ;

Considérant ce qui suit :

1. La loi du 18 novembre 2016 de modernisation de la justice du XXIème siècle a décidé la suppression des juridictions spécialisées en matière de contentieux général et technique de la sécurité sociale et d'admission à l'aide sociale ainsi que le transfert de ce contentieux à des tribunaux de grande instance et à des cours d'appel spécialement désignés. Par deux requêtes qu'il y a lieu de joindre pour statuer par une seule décision, l'association Conférence des bâtonniers de France et d'outre-mer et autres, d'une part, et la Conférence des bâtonniers des Hauts-de-France et autres, d'autre part, demandent au Conseil d'Etat d'annuler pour excès de pouvoir le décret du 4 septembre 2018 qui a désigné les tribunaux de grande instance et les cours d'appel compétents pour connaître de ce contentieux.

2. Les ordres des avocats aux barreaux d'Orléans, de Bourges, de Montluçon, d'Arras, de Dunkerque, de Châlons-en-Champagne, de Limoges, d'Angers et de Villefranche-sur-Saône justifient d'un intérêt suffisant à l'annulation du décret attaqué. Ainsi, leur intervention au soutien de la requête n° 425244 est recevable.

Sur la légalité externe du décret attaqué :

3. Le décret du 15 février 2011 relatif aux comités techniques dans les administrations et les établissements publics de l'Etat définit les conditions dans lesquelles ces comités doivent être consultés. Son article 50 impose notamment de communiquer aux membres du comité toutes pièces et tous documents nécessaires à l'accomplissement de leurs fonctions au plus tard huit jours avant la date de la séance. La composition du comité technique spécial de service placé auprès du directeur des services judiciaires est précisée par un arrêté du 7 juin 2011.

4. Il ressort des pièces des dossiers, et notamment du courriel de convocation et du procès-verbal de réunion produits en défense par la garde des sceaux, ministre de la justice, que, contrairement à ce qui est soutenu, le comité technique spécial de service placé auprès du directeur des services judiciaires s'est prononcé sur le projet de décret désignant les tribunaux de grande instance et les cours d'appel compétents en matière de contentieux général et technique de la sécurité sociale et d'admission à l'aide sociale lors de sa réunion du 20 juillet 2018, à laquelle ses membres ont été convoqués le 11 juillet 2018, dans le délai fixé par le décret du 15 février 2011 précité. Il ressort également des pièces des dossiers que les membres du comité ont été destinataires du projet de décret dans ce même délai. Enfin, il ne ressort pas des pièces des dossiers que la convocation et le projet de décret n'auraient pas été adressés à l'ensemble des représentants du personnel composant ce comité. Par suite, le moyen tiré de ce que le décret attaqué aurait été édicté au terme d'une procédure irrégulière, faute pour le comité technique spécial de service placé auprès du directeur des services judiciaires d'avoir été consulté dans des conditions régulières, ne peut qu'être écarté.

Sur la légalité interne du décret attaqué :

5. Aux termes de l'article L. 211-16 du code de l'organisation judiciaire, dans sa version applicable, issue de la loi du 18 novembre 2016 précitée : " Des tribunaux de grande instance spécialement désignés connaissent : / 1° Des litiges relevant du contentieux général de la sécurité sociale défini à l'article L. 142-1 du code de la sécurité sociale ; / 2° Des litiges relevant du contentieux technique de la sécurité sociale défini à l'article L. 142-2 du même code, à l'exception de ceux mentionnés au 4° du même article ; / 3° Des litiges relevant de l'admission à l'aide sociale mentionnés à l'article L. 134-3 du code de l'action sociale et des familles et des litiges relatifs aux décisions mentionnées aux articles L. 861-5 et L. 863-3 du code de la sécurité sociale ; / 4° Des litiges relevant de l'application de l'article L. 4162-13 du code du travail ". L'article L. 311-15 du même code, dans sa version applicable, issue de la même loi, dispose que : " Des cours d'appel spécialement désignées connaissent des décisions rendues par les juridictions mentionnées à l'article L. 211-16, dans les cas et conditions prévus par le code de l'action sociale et des familles et le code de la sécurité sociale ". Par ces dispositions, le législateur a entendu confier à certaines juridictions judiciaires de droit commun, spécialement désignées, le contentieux général et technique de la sécurité sociale et de l'admission à l'aide sociale, qui relevait auparavant de la compétence de juridictions spécialisées, dans un double objectif, d'une part, de simplification et d'accessibilité des juridictions et, d'autre part, de spécialisation et de professionnalisation des magistrats en charge de ce contentieux.

6. Il résulte des dispositions du décret attaqué, pris pour l'application des dispositions précitées, que le contentieux auparavant traité, en premier ressort, par 115 tribunaux des affaires de sécurité sociale, par 26 tribunaux du contentieux de l'incapacité et par 100 commissions départementales d'aide sociale est transféré aux 116 tribunaux de grande instance désignés par ce texte et que l'appel des décisions auparavant rendues par ces trois juridictions spécialisées, qui relevait de la compétence, respectivement, des 36 cours d'appel, de la cour nationale de l'incapacité et de la tarification de l'assurance des accidents du travail et de la commission centrale d'aide sociale, est transféré aux 28 cours d'appel désignées par ce texte. L'ordonnance du 16 mai 2018 relative au traitement juridictionnel du contentieux de la sécurité sociale et de l'aide sociale a tiré les conséquences de cette réforme et supprimé ces juridictions spécialisées.

7. En premier lieu, d'une part, il résulte de la lettre même des articles L. 211-16 et L. 311-15 du code de l'organisation judiciaire précités qu'en édictant ces dispositions, le législateur n'a pas permis que l'ensemble des juridictions judiciaires de droit commun puissent connaître de ce contentieux mais a au contraire entendu en réserver le traitement à certaines d'entre elles, dans une logique de spécialisation. D'autre part, pour désigner les tribunaux de grande instance et cours d'appel compétents conformément aux objectifs poursuivis par cette réforme, le pouvoir réglementaire a pu légalement se fonder sur des critères prenant en compte la localisation des juridictions spécialisées précédemment chargées de ce contentieux et le maintien d'une accessibilité satisfaisante pour les justiciables ainsi que le niveau d'activité des juridictions désignées comme compétentes et le caractère spécifique de certains ressorts, y compris au regard d'impératifs liés à l'aménagement du territoire. Par suite, les moyens tirés de ce que le décret attaqué serait entaché d'erreurs de droit pour n'avoir pas attribué de compétence à l'ensemble des juridictions judiciaires de droit commun et dans le choix des critères retenus pour désigner les juridictions chargées de ce contentieux doivent être écartés.

8. En deuxième lieu, il ressort des pièces des dossiers que le pouvoir réglementaire a généralement tenu compte de la localisation des tribunaux aux affaires de sécurité sociale, supprimés par l'ordonnance du 16 mai 2018 précitée, précédemment compétents en matière de contentieux général de la sécurité sociale, pour désigner les tribunaux de grande instance compétents pour connaître des contentieux en cause. S'agissant de ce contentieux, la réforme opérée par le décret attaqué est donc, en termes d'accessibilité, sans effets pour le justiciable, tandis qu'elle lui est en moyenne plus favorable s'agissant des contentieux techniques de la sécurité sociale et de l'admission à l'aide sociale, auparavant traités par des juridictions moins bien réparties sur le territoire national. Enfin, il ne ressort pas des pièces des dossiers que les tribunaux de grande instance d'Arras et de Moulins ne seraient pas en mesure de traiter dans des délais raisonnables le contentieux qui leur est transféré par le décret attaqué. Par suite, les moyens tirés de ce que le rattachement de ce contentieux relevant du ressort des tribunaux de grande instance de Béthune, de Cusset et de Montluçon à ceux d'Arras et Moulins, qui accueillaient auparavant le siège d'un tribunal aux affaires de sécurité sociale, serait entaché d'erreur manifeste d'appréciation ne peuvent qu'être écartés.

9. En troisième lieu, s'agissant des cours d'appel désignées pour connaître des contentieux en cause, il ressort des pièces des dossiers que, pour décider du rattachement de ces contentieux relevant des ressorts des cours d'appel d'Agen, de Bourges, de Chambéry, de Limoges et de Reims respectivement aux cours d'appel de Toulouse, d'Orléans, de Grenoble, de Poitiers et de Nancy, le pouvoir réglementaire a tenu compte du niveau d'activité de ces juridictions, inférieur à 200 affaires nouvelles par an en moyenne s'agissant du contentieux de la sécurité sociale entre 2010 et 2017. Dès lors, malgré l'éloignement qui en résulte pour certains justiciables, c'est sans erreur manifeste d'appréciation que le décret attaqué n'a pas désigné les cours d'appel d'Agen, de Bourges, de Chambéry, de Limoges et de Reims comme juridiction compétente pour connaître, en appel, des contentieux en cause.

10. En quatrième lieu, le rattachement de ces contentieux relevant du ressort de la cour d'appel de Chambéry à celui de la cour d'appel de Grenoble, dans une logique de création de pôles de compétences, ne saurait, en toute hypothèse, s'analyser comme la suppression d'une juridiction. Dès lors, à supposer même que des engagements aient été pris par les autorités françaises lors des négociations ayant conduit à la conclusion du traité de réunion de la Savoie à la France, tendant à ce que soient maintenues les juridictions des départements de la Savoie et de la Haute-Savoie dont la création était alors envisagée, aucune des stipulations de ce traité ne fait, en tout état de cause, obstacle à ce que la compétence pour connaître en appel des contentieux de la sécurité sociale et d'admission à l'aide sociale relevant du ressort de la cour d'appel de Chambéry soit attribuée à la cour d'appel de Grenoble. Par suite, le moyen ne peut qu'être écarté.

11. En dernier lieu, il ressort des pièces des dossiers que, pour attribuer l'appel des décisions en matière de contentieux de la sécurité sociale et d'admission à l'aide sociale rendues dans le ressort de la cour d'appel de Douai à la cour d'appel d'Amiens, le pouvoir réglementaire a tenu compte, d'une part, de la localisation, dans cette ville, du siège de la cour nationale de l'incapacité et de la tarification de l'assurance des accidents du travail, permettant à la cour d'appel d'Amiens de bénéficier des compétences et de l'expérience des magistrats et fonctionnaires précédemment affectés dans cette juridiction spécialisée, et, d'autre part, de la désignation de la cour d'appel d'Amiens, par le décret du 5 janvier 2017, en qualité de cour d'appel compétente sur l'ensemble du territoire national pour connaître du contentieux de la tarification de l'assurance des accidents du travail. Compte tenu des objectifs de la réforme engagée par la loi du 18 novembre 2016, qui tend notamment à l'émergence de pôles spécialisés en matière de contentieux de la sécurité sociale et de l'admission à l'aide sociale, le pouvoir réglementaire a pu, sans commettre d'erreur manifeste d'appréciation ni méconnaître le principe d'égalité, rattacher le ressort de la cour d'appel de Douai à celui de la cour d'appel d'Amiens, malgré l'éloignement qui en résulte pour certains justiciables, afin de favoriser l'émergence d'un tel pôle de compétences, sans qu'y fasse obstacle la différence de taille de ces deux juridictions.

12. Il résulte de tout ce qui précède que les requérants ne sont pas fondés à demander l'annulation du décret qu'ils attaquent. Par suite, leurs requêtes ne peuvent qu'être rejetées.

Sur les conclusions présentées au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative :

13. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce qu'une somme soit mise à la charge de l'Etat qui n'est pas, dans la présente instance, la partie perdante. En outre, l'ordre des avocats au barreau d'Orléans et autres, intervenants, n'étant pas parties à l'instance, les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce qu'une somme soit mise, à ce titre, à la charge de l'Etat.

D E C I D E :

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Article 1er : L'intervention de l'ordre des avocats au barreau d'Orléans et autres est admise.

Article 2 : Les requêtes de l'association Conférence des bâtonniers de France et d'outre-mer et autres et de la Conférence des bâtonniers de Hauts-de-France et autres sont rejetées.

Article 3 : Les conclusions présentées par l'ordre des avocats au barreau d'Orléans et autres en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative dans leur intervention au soutien de la requête n° 425244 sont rejetées.

Article 4 : La présente décision sera notifiée à l'association Conférence des bâtonniers de France et d'outre-mer, premier dénommé, pour l'ensemble des requérants, dans l'affaire n° 425244, à la Conférence des bâtonniers des Hauts-de-France, première dénommée, pour l'ensemble des requérants, dans l'affaire n° 425254, à l'ordre des avocats au barreau d'Orléans, premier dénommé, pour l'ensemble des intervenants, sous le n° 425244, à la garde des sceaux, ministre de la justice, et au Premier ministre.


Synthèse
Formation : 6ème - 5ème chambres réunies
Numéro d'arrêt : 425244
Date de la décision : 17/06/2020
Type d'affaire : Administrative
Type de recours : Excès de pouvoir

Publications
Proposition de citation : CE, 17 jui. 2020, n° 425244
Inédit au recueil Lebon

Composition du Tribunal
Rapporteur ?: Mme Coralie Albumazard
Rapporteur public ?: M. Stéphane Hoynck
Avocat(s) : SCP BORE, SALVE DE BRUNETON, MEGRET

Origine de la décision
Date de l'import : 28/07/2020
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant ECLI : ECLI:FR:CE:2020:425244.20200617
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