Vu la procédure suivante :
La société Électricité de France (EDF), à l'appui de sa requête d'appel contre le jugement du tribunal administratif de Lille rejetant sa demande tendant à la restitution par l'établissement public Voies navigables de France de la somme totale de 747 547 773 euros correspondant aux montants de la taxe sur les titulaires d'ouvrages hydrauliques auxquels elle a été assujettie au titre des années 2009 à 2015, a produit un mémoire, enregistré le 21 juin 2019 au greffe de la cour administrative d'appel de Douai, en application de l'article 23-1 de l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958, par lequel elle soulève une question prioritaire de constitutionnalité.
Par un arrêt n° 18DA00364 du 5 novembre 2019, enregistré le 14 novembre 2019 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la cour administrative d'appel de Douai, avant qu'il soit statué sur la requête d'appel de la société EDF, a décidé, par application des dispositions de l'article 23-2 de l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958, de transmettre au Conseil d'État la question de la conformité aux droits et libertés garantis par la Constitution des dispositions des I et II de l'article 124 de la loi du 29 décembre 1990 de finances pour 1991, dans leurs différentes versions applicables aux impositions en litige, et reprises jusqu'à leur abrogation le 1er janvier 2020 aux articles L. 4316-3 à L. 4316-6 du code des transports.
Par la question prioritaire de constitutionnalité transmise ainsi qu'un nouveau mémoire et un mémoire en réplique, enregistrés les 11 et 23 décembre 2019 au secrétariat du contentieux du Conseil d'État, la société EDF soutient que ces dispositions, applicables aux impositions en litige, établies au titre des années 2009 à 2015, méconnaissent le principe d'égalité devant les charges publiques, garanti par l'article 13 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, le droit à un recours effectif garanti par l'article 16 de cette même Déclaration, le droit de propriété garanti par les articles 2 et 17 de la même Déclaration ainsi que le principe de sécurité juridique.
Par deux mémoires, enregistrés les 16 décembre 2019 et 7 janvier 2020, l'établissement public Voies navigables de France soutient que les conditions posées par l'article 23-4 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 ne sont pas remplies et, en particulier, que la question ne présente pas un caractère sérieux.
Par un mémoire, enregistré le 23 décembre 2019, le ministre de la transition écologique et solidaire soutient que les conditions posées par l'article 23-4 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 ne sont pas remplies et, en particulier, que la question ne présente pas un caractère sérieux.
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
- la Constitution, notamment son Préambule et son article 61-1 ;
- l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 ;
- le code des transports, notamment ses articles L. 4316-3 à L. 4316-14 ;
- la loi n° 90-1168 du 29 décembre 1990, modifiée notamment par l'article 91 de la loi n° 2001-1275 du 28 décembre 2001;
- la loi n° 91-1385 du 31 décembre 1991, notamment son article 2 ;
- le décret n°91-797 du 20 août 1991 ;
- le décret 96-1184 du 26 décembre 1996 ;
- le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de M. Alexandre Koutchouk, maître des requêtes en service extraordinaire,
- les conclusions de M. Romain Victor, rapporteur public ;
La parole ayant été donnée, avant et après les conclusions, à la SCP Piwnica, Molinié, avocat de la société Électricité de France et à la SCP Meier-Bourdeau, Lecuyer, avocat de voies navigables de France ;
Vu la note en délibéré, enregistrée le 16 janvier 2020, présentée par la société Electricité de France ;
Considérant ce qui suit :
1. Il résulte des dispositions de l'article 23-4 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel que, lorsqu'une juridiction relevant du Conseil d'État a transmis à ce dernier, en application de l'article 23-2 de cette même ordonnance, la question de la conformité à la Constitution d'une disposition législative, le Conseil constitutionnel est saisi de cette question de constitutionnalité à la triple condition que la disposition contestée soit applicable au litige ou à la procédure, qu'elle n'ait pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement des circonstances, et que la question soit nouvelle ou présente un caractère sérieux.
2. Aux termes de l'article 124 de la loi du 29 décembre 1990 de finances pour 1991, dans sa rédaction applicable aux impositions dues au titre des années 2009 et 2010, l'établissement public actuellement dénommé " Voies navigables de France ", dont la mission est " l'exploitation, l'entretien, l'amélioration, l'extension et la promotion des voies navigables et de leurs dépendances " et qui, à cet effet, " gère et exploite le domaine de l'État qui lui est confié ainsi que son domaine privé " perçoit à son profit pour assurer l'ensemble de ses missions " des taxes sur les titulaires d'ouvrages de prise d'eau, rejet d'eau ou autres ouvrages hydrauliques destinés à prélever ou à évacuer des volumes d'eau sur le domaine public fluvial qui lui est confié ainsi que les redevances et droits fixes sur les personnes publiques ou privées pour toute autre emprise sur ce domaine et pour tout autre usage d'une partie de celui-ci ". Le II du même article précise que : " La taxe sur les titulaires d'ouvrages de prise d'eau, rejet d'eau ou d'autres ouvrages hydrauliques destinés à prélever ou à évacuer des volumes d'eau a un taux unique par catégorie d'usagers et comprend, lorsque ces ouvrages sont implantés sur le domaine public fluvial de l'État dont la gestion est confiée à l'établissement public mentionné au premier alinéa du I du présent article, deux éléments : / a) Un élément égal au produit de la superficie de l'emprise au sol des ouvrages correspondants par un taux de base fixé dans la limite des plafonds suivants : a) 1,52 € par mètre carré pour une emprise située dans une commune de moins de 2000 habitants; / b) 15,24 € par mètre carré pour une emprise située dans une commune de plus de 2000 habitants et de moins de 100000 habitants; / c) 30,49 € par mètre carré pour une emprise située dans une commune de plus de 100000 habitants; / b) Un élément égal au produit du volume prélevable ou rejetable par l'ouvrage par un taux de base compris entre 1,5 et 4,6 euros par millier de mètres cubes prélevables ou rejetables, et identique pour tous les usagers. (...) / Les titulaires d'ouvrages mentionnés au premier alinéa du II du présent article doivent adresser chaque année au comptable de l'établissement public une déclaration accompagnée du paiement de la taxe due. / Les sûretés, garanties et sanctions relatives à cette taxe sont régies par les règles applicables en matière de taxe sur le chiffre d'affaires. / Un décret en Conseil d'État précise les modalités d'application des dispositions du II du présent article. ".
3. Il résulte par ailleurs des dispositions de l'article 2 de la loi du 31 décembre 1991 portant dispositions diverses en matière de transports, applicable aux impositions dues au titre des années 2009 et 2010, que les agents de Voies navigables de France peuvent procéder à des contrôles de l'assiette de la taxe instituée par l'article 124 de la loi de finances pour 1991 précitée et que ces opérations sont précédées de l'envoi d'un avis portant mention de la date et de l'objet du contrôle. Les redressements correspondant à des omissions, erreurs, insuffisances ou inexactitudes dans les éléments servant de base de calcul de la taxe sont portés par Voies navigables de France à la connaissance du redevable, trente jours au moins avant la mise en recouvrement des impositions supplémentaires, par lettre motivée, de manière à lui permettre de formuler ses observations. Ce même article prévoit qu'en l'absence de déclaration, les impositions établies d'office par Voies navigables de France font l'objet d'une mise en demeure préalable notifiée au redevable trente jours au moins avant leur mise en recouvrement.
4. Les dispositions précitées, abrogées par l'ordonnance du 28 octobre 2010 relative à la partie législative du code des transports, ont été codifiées aux articles L. 4316-3 à L. 4316-14 du code des transports, applicables aux impositions dues au titre des années 2011 à 2015.
5. Aux termes de l'article 10 du décret du 20 août 1991 relatif aux recettes instituées au profit de Voies navigables de France par l'article 124 de la loi de finances pour 1991, pris pour l'application de ces dispositions, modifié par l'article 3 du décret du 26 décembre 1996 et ultérieurement codifié à l'article R.4316-1 du code des transports : " La taxe annuelle mentionnée au II de l'article 124 de la loi de finances pour 1991 susvisée est due par les titulaires d'une autorisation d'occupation du domaine délivrée avant le 1er janvier de l'année au titre de laquelle est perçue la taxe, quelle que soit l'autorité qui a délivré l'autorisation. Les redevables doivent adresser au comptable de Voies navigables de France leur déclaration accompagnée du paiement de la taxe avant le 1er mai de l'année au titre de laquelle cette taxe est due. Toutefois, la taxe peut donner lieu, à partir de la deuxième année d'assujettissement, au versement d'acomptes avant le 1er février et avant le 1er mai de l'année au titre de laquelle elle est due, le solde étant acquitté avant le 1er août de la même année. Le premier acompte est égal au tiers de la taxe versée au titre de l'année précédente. Le deuxième acompte est égal à la moitié de la différence entre le montant de la taxe due, tel qu'il ressort de la déclaration effectuée au titre de l'année en cours, et le premier acompte versé. ". L'article 11 de ce décret, codifié à l'article R.4316-2 du même code, fixe, pour les ouvrages autres que les ouvrages liés à un usage agricole, le taux de base mentionné au a du II de l'article 124 de la loi de finances pour 1991 à 1,15 € par mètre carré pour une emprise située dans une commune de moins de 2 000 habitants, 11,20 € par mètre carré pour une emprise située dans une commune de 2 000 habitants et de moins de 100 000 habitants et 22,50 € par mètre carré pour une emprise située dans une commune de 100 000 habitants et plus, ce taux étant fixé à 1,15 € par mètre carré pour les ouvrages liés à un usage agricole quelle que soit la commune d'implantation de l'ouvrage et étant réduit, pour l'ensemble des usages, de 50 % pour la fraction de la superficie de l'emprise au sol des ouvrages comprise entre 10 000 et 20 000 mètres carrés et de 85 % pour la fraction de la superficie de l'emprise supérieure à 20 000 mètres carrés. Ce même article dispose que, pour les ouvrages autres que les ouvrages hydroélectriques autorisés au titre de la loi du 16 octobre 1919, le taux de base mentionné au b du II de l'article 124 de la loi de finances pour 1991 est fixé à 5,7 euros par millier de mètres cubes prélevables ou rejetables, le volume prélevable étant défini comme le volume maximal annuel prélevable de l'ouvrage, tel qu'il résulte de la capacité physique de celui-ci et le volume rejetable comme le volume maximal annuel rejetable par l'ouvrage, tel qu'il résulte de la capacité physique de rejet de l'ouvrage et des quantités susceptibles de transiter par celui-ci. Cet article prévoit en outre, pour ce deuxième élément de la taxe, des coefficients d'abattement de 94 % pour les usages agricoles et de 10 % pour les usages industriels et fixe le taux de base à 8,67 € pour les ouvrages hydroélectriques autorisés au titre de la loi du 16 octobre 1919. Enfin, il précise que la superficie d'emprise et les volumes définis retenus pour établir la taxe sont ceux qui sont mentionnés dans les actes autorisant l'occupation du domaine confié à l'établissement public.
6. Aux termes de l'article 34 de la Constitution : " La loi fixe les règles concernant... l'assiette, le taux et les modalités de recouvrement des impositions de toutes natures... ". La méconnaissance par le législateur de sa propre compétence ne peut être invoquée à l'appui d'une question prioritaire de constitutionnalité que dans le cas où cette méconnaissance affecte par elle-même un droit ou une liberté que la Constitution garantit.
7. En premier lieu, si la société requérante soutient que le législateur aurait méconnu son office en ne définissant pas avec suffisamment de précision le fait générateur et la date d'exigibilité de la taxe, il résulte des dispositions précitées, notamment de celles de l'article 10 du décret du 20 août 1991 pris pour l'application du II de l'article 124 de la loi de finances pour 1991 du 29 décembre 1990, que le fait générateur est constitué par la détention d'une autorisation d'occupation du domaine public au 1er janvier de l'année au titre de laquelle la taxe est due et que la date de son exigibilité est fixée au 1er mai de cette année. Par suite, la société requérante n'est, en tout état de cause, pas fondée à soutenir que le législateur aurait porté atteinte à des droits ou libertés garantis par la Constitution en méconnaissant l'étendue de sa compétence sur ce point.
8. En deuxième lieu, si la société Électricité de France soutient que l'absence de définition, par le législateur de l'assiette de la taxe autoriserait Voies navigables de France à déterminer, de façon discrétionnaire, le montant de l'imposition contribuable par contribuable et méconnaîtrait ainsi le principe d'égalité devant les charges publiques garanti par l'article 13 de la Déclaration de 1789 et le droit de propriété, il résulte des dispositions citées au point 2 à 5 ci-dessus que les éléments d'assiette et de liquidation de la taxe ont été entièrement définis par le législateur et par le pouvoir réglementaire, sur habilitation de celui-ci, par application de montants unitaires aux données physiques des ouvrages, telles que constatées dans les actes autorisant l'occupation du domaine public.
9. En troisième lieu, lorsqu'il définit une imposition, le législateur doit déterminer ses modalités de recouvrement, lesquelles comprennent les règles régissant le contrôle, le recouvrement, le contentieux, les garanties et les sanctions applicables à cette imposition. L'absence de détermination des modalités de recouvrement d'une imposition affecte le droit à un recours effectif garanti par l'article 16 de la Déclaration de 1789.
10. Si la société Électricité de France soutient que le législateur aurait méconnu l'étendue de sa compétence en ne définissant pas avec suffisamment de précision les modalités de recouvrement de la taxe sur les titulaires d'ouvrages hydrauliques, il résulte toutefois des dispositions des articles L. 4316-10 à L. 4316-14 du code des transports, issues des dispositions de l'article 2 de la loi du 31 décembre 1991 précité, dans leurs différentes versions applicables aux impositions en litige, que les règles relatives au contrôle de la taxe y sont définies avec suffisamment de précision. Il résulte en outre des articles L. 4316-6 et L.4316-12 du même code, issus du II de l'article 124 de la loi de finances pour 1991 et de l'article 2 de la loi du 31 décembre 1991 portant dispositions diverses en matière de transports mentionnés ci-dessus, d'une part, que les règles relatives aux garanties et aux sanctions sont celles qui sont prévues pour les taxes sur le chiffre d'affaires et, d'autre part, que le recouvrement de la taxe intervient par un paiement spontané accompagnant la déclaration que les redevables sont tenus d'adresser, chaque année, au comptable de l'établissement public et, à défaut, par voie de taxation d'office, les règles de droit commun de l'article L.252 A du livre des procédures fiscales, relatives au recouvrement, par un établissement public, des recettes de toute nature qu'il est habilité à recevoir, étant par ailleurs applicables. Il résulte enfin d'une jurisprudence constante du Tribunal des Conflits que le contentieux des impositions qui, telles que la taxe en litige, ne sont ni des contributions indirectes ni des impôts directs, est compris dans le contentieux général des actes et des opérations de puissance publique relevant de la juridiction administrative.
11. Il résulte de ce qui précède que, contrairement à ce que soutient la société Électricité de France, la loi définit les modalités de recouvrement de la taxe sur les titulaires d'ouvrages hydrauliques. La société requérante n'est ainsi pas fondée à soutenir que l'abstention du législateur porterait atteinte à la garantie des droits, qui découle de l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 et au droit de propriété garanti par les articles 2 et 17 de cette même Déclaration
12. En quatrième lieu, la société Électricité de France ne saurait soutenir que le législateur aurait méconnu le principe de sécurité juridique en n'encadrant suffisamment ni le fait générateur et la date d'exigibilité de la taxe ni ses modalités de recouvrement, ce principe n'étant pas au nombre des droits et libertés garantis par la Constitution, au sens et pour l'application de l'article 23-1 de l'ordonnance portant loi organique du 7 novembre 1958.
13. Il résulte de tout ce qui précède qu'il n'y a pas lieu de renvoyer au Conseil constitutionnel la question prioritaire de constitutionnalité soulevée par la société Électricité de France.
D E C I D E :
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Article 1er : Il n'y a pas lieu de renvoyer au Conseil constitutionnel la question prioritaire de constitutionnalité soulevée par la société Électricité de France.
Article 2 : La présente décision sera notifiée à la société Électricité de France, à la ministre de la transition écologique et solidaire, au Premier ministre, au ministre de l'action et des comptes publics et à l'établissement public Voies navigables de France.
Copie en sera adressée au Conseil constitutionnel.