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13/11/2019 | FRANCE | N°415396

France | France, Conseil d'État, 5ème - 6ème chambres réunies, 13 novembre 2019, 415396


Vu la procédure suivante :

Par une requête et deux mémoires en réplique, enregistrés au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat les 2 novembre 2017, 7 septembre 2018 et 14 janvier 2019, la société C8 demande au Conseil d'Etat :

1°) de condamner le Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) à lui verser une indemnité de 9,5 millions d'euros en réparation du préjudice qu'elle estime avoir subi du fait de l'illégalité de sa décision n° 2017-297 du 7 juin 2017 ;

2°) de mettre à la charge du Conseil supérieur de l'audiovisuel une somme de 10 000 euros au

titre de l'article L.761-1 du code de justice administrative.

Vu les autres pièces d...

Vu la procédure suivante :

Par une requête et deux mémoires en réplique, enregistrés au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat les 2 novembre 2017, 7 septembre 2018 et 14 janvier 2019, la société C8 demande au Conseil d'Etat :

1°) de condamner le Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) à lui verser une indemnité de 9,5 millions d'euros en réparation du préjudice qu'elle estime avoir subi du fait de l'illégalité de sa décision n° 2017-297 du 7 juin 2017 ;

2°) de mettre à la charge du Conseil supérieur de l'audiovisuel une somme de 10 000 euros au titre de l'article L.761-1 du code de justice administrative.

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :

- la Constitution, notamment son Préambule ;

- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;

- la loi n° 86-1067 du 30 septembre 1986 ;

- la décision du Conseil constitutionnel n° 88-248 DC du 17 janvier 1989 ;

- le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de M. Alain Seban, conseiller d'Etat,

- les conclusions de Mme Cécile Barrois de Sarigny, rapporteur public ;

La parole ayant été donnée, avant et après les conclusions, à la SCP Piwnica, Molinié, avocat de la société C8 et à la SCP Baraduc, Duhamel, Rameix, avocat du conseil supérieur de l'audiovisuel ;

Considérant ce qui suit :

1. Il résulte de l'instruction que, par une décision n° 2017-297 du 7 juin 2017, le Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) a infligé à la société C8, à titre de sanction, la suspension pendant une durée de deux semaines de la diffusion des séquences publicitaires au sein de l'émission " Touche pas à mon poste " et des séquences publicitaires diffusées pendant les quinze minutes qui précèdent et les quinze minutes qui suivent la diffusion de cette émission, que celle-ci soit diffusée en direct ou rediffusée. Par une décision n° 412071 du 18 juin 2018, le Conseil d'Etat statuant au contentieux a rejeté la requête par laquelle la société C8 lui a demandé l'annulation de cette sanction. Sous le présent numéro, la société C8 demande l'indemnisation des préjudices qu'elle estime avoir subis du fait de l'illégalité qu'elle allègue de cette même sanction.

2. Aux termes de l'article 3-1 de la loi du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication : " Le Conseil supérieur de l'audiovisuel, autorité publique indépendante, garantit l'exercice de la liberté de communication audiovisuelle par tout procédé de communication électronique, dans les conditions définies par la présente loi. / (...) Il assure le respect des droits des femmes dans le domaine de la communication audiovisuelle. A cette fin, il veille, d'une part, à une juste représentation des femmes et des hommes dans les programmes des services de communication audiovisuelle et, d'autre part, à l'image des femmes qui apparaît dans ces programmes, notamment en luttant contre les stéréotypes, les préjugés sexistes, les images dégradantes, les violences faites aux femmes et les violences commises au sein des couples. (...) " Aux termes du premier alinéa de l'article 42 de cette loi : " Les éditeurs et distributeurs de services de communication audiovisuelle et les opérateurs de réseaux satellitaires peuvent être mis en demeure de respecter les obligations qui leur sont imposées par les textes législatifs et réglementaires et par les principes définis aux articles 1er et 3-1. " Aux termes de l'article 42-1 de la même loi : " Si la personne faisant l'objet de la mise en demeure ne se conforme pas à celle-ci, le Conseil supérieur de l'audiovisuel peut prononcer à son encontre, compte tenu de la gravité du manquement, et à la condition que celui-ci repose sur des faits distincts ou couvre une période distincte de ceux ayant déjà fait l'objet d'une mise en demeure, une des sanctions suivantes : / 1° La suspension de l'édition, de la diffusion ou de la distribution du ou des services d'une catégorie de programme, d'une partie du programme, ou d'une ou plusieurs séquences publicitaires pour un mois au plus ; (...) ".

3. Aux termes de l'article 4-2-2 de la convention relative au service de télévision " Direct 8 ", devenu C8, conclue le 10 juin 2003 entre le CSA et la société Bolloré Médias, aux droits de laquelle est venue la société C8, sur le fondement de l'article 28 de la loi du 30 septembre 1986, le conseil supérieur peut, si l'éditeur ne se conforme pas aux mises en demeure de respecter les obligations prévues par cette convention, " compte tenu de la gravité du manquement, prononcer l'une des sanctions suivantes : (...) 2° la suspension pour un mois au plus de l'édition, de la diffusion ou de la distribution du service, d'une catégorie de programme, d'une partie du programme ou d'une ou plusieurs séquences publicitaires (...) ". L'article 4-2-4 de la convention prévoit que les sanctions mentionnées à ses articles 4-2-2 et 4-2-3 sont prononcées dans le respect des garanties fixées par les articles 42 et suivants de la loi du 30 septembre 1986.

4. Par une décision adoptée lors de sa séance du 7 juin 2017, le CSA a estimé qu'une séquence diffusée le 7 décembre 2016 par le service de télévision C8 lors de l'émission " Touche pas à mon poste " était constitutive d'un manquement, d'une part, aux obligations résultant de l'article 3-1 de la loi du 30 septembre 1986 en matière d'image des femmes et de lutte contre les stéréotypes et les violences qui leur sont faites et, d'autre part, aux prescriptions de l'article 2-2-1 de la convention du 10 juin 2003, selon lesquelles l'éditeur doit maîtriser son antenne. Le conseil supérieur a, en conséquence, infligé à la société C8, en sa qualité d'éditeur du service, la sanction mentionnée au point 1.

Sur le respect du principe d'impartialité :

5. Les propos tenus à la radio par le président du CSA les 8 et 22 novembre 2016, qui présentaient d'ailleurs un caractère très général, ne révèlent aucun parti-pris à l'égard de l'émission " Touche pas à mon poste ", dans laquelle a été diffusée la séquence ayant conduit le CSA à prendre la décision litigieuse et sont, au demeurant, antérieurs aux faits ayant donné lieu à la décision litigieuse. Il en va de même de l'interview, publiée dans un quotidien le 24 novembre 2016, d'un membre du CSA qui, au surplus, n'a pas pris part à la délibération de cette décision. Les déclarations d'un autre membre du CSA à la radio le 18 juin 2017, qui se réfèrent certes expressément à l'émission " Touche pas à mon poste ", sont sans rapport avec cette séquence et ne sauraient davantage être regardées comme constitutives d'un manquement de ce membre à son devoir d'impartialité.

6. Ni l'ensemble des propos qui viennent d'être analysés, ni le fait que la société requérante a fait l'objet de plusieurs avertissements, mises en garde, mises en demeure et sanctions, de plus en plus sévères, de la part du CSA concernant l'émission " Touche pas à mon poste ", pas davantage que la position adoptée par le CSA à l'égard de divers autres médias, à l'occasion de faits d'une autre nature que ceux qui ont donné lieu à la sanction litigieuse, ne révèlent, en tout état de cause, que cette autorité aurait préjugé de la suite à donner à la procédure disciplinaire ayant conduit à la décision litigieuse avant même la délibération de celle-ci.

Sur la mise en demeure préalable :

7. Ainsi qu'il a été dit ci-dessus, la décision litigieuse sanctionne un manquement aux obligations résultant de l'article 3-1 de la loi du 30 septembre 1986 en matière d'image des femmes et de lutte contre les stéréotypes et les violences qui leur sont faites et aux prescriptions de l'article 2-2-1 de la convention du 10 juin 2003 relatives à la maîtrise de l'antenne. Par sa décision n° 2016-872 du 23 novembre 2016, devenue définitive à la suite du rejet par le Conseil d'Etat statuant au contentieux, le 4 décembre 2017, du recours formé à son encontre par la société requérante, le CSA a mis en demeure la société C8, alors dénommée D8, de respecter, à l'avenir, les dispositions de l'article 3-1 de la loi du 30 septembre 1986 à la suite de la diffusion d'une séquence jugée " véhicul[er] des préjugés sexistes et présent[er] une image dégradante des femmes ". Par sa décision n° 2015-274 du 1er juillet 2015, le CSA a notamment, contrairement à ce qui est allégué, mis en demeure la société C8, alors dénommée D8, de respecter, à l'avenir, les stipulations de l'article 2-2-1 de la convention. Ces deux mises en demeure fondent légalement les griefs retenus par la décision litigieuse, conformément aux dispositions des articles 42 et 42-1 citées ci-dessus.

Sur le respect du principe de légalité des délits et des peines :

8. Se prononçant sur la conformité à la Constitution du texte adopté par le Parlement et qui allait devenir la loi du 17 janvier 1989 modifiant la loi du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication, le Conseil constitutionnel, par sa décision n° 88-248 DC du 17 janvier 1989, a estimé que les pouvoirs de sanction conférés par le législateur au CSA ne sont susceptibles de s'exercer qu'après mise en demeure des titulaires d'autorisation pour l'exploitation de services de communication audiovisuelle de respecter les obligations qui leur sont imposées par les textes législatifs et réglementaires et faute pour les intéressés de respecter ces obligations ou de se conformer aux mises en demeure qui leur ont été adressées. C'est sous réserve de cette interprétation que les articles en cause ont été déclarés conformes à l'article 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789 et à l'article 34 de la Constitution. Cette réserve d'interprétation assure notamment le respect du principe de légalité des délits et des peines, consacré par l'article 8 de la Déclaration du 26 août 1789 et qui s'applique notamment devant les organismes administratifs dotés d'un pouvoir de sanction. Le CSA ne peut, en effet, prononcer une sanction contre le titulaire de l'autorisation qu'en cas de réitération d'un comportement ayant fait auparavant l'objet d'une mise en demeure par laquelle il a été au besoin éclairé sur ses obligations. La décision litigieuse se fonde sur une mise en demeure qui définit avec précision le comportement que le CSA a regardé comme contraire aux dispositions précitées de l'article 3-1 de la loi du 30 septembre 1986. Dans ces conditions, le moyen tiré de ce que, eu égard à la généralité des termes de cet article, le CSA aurait méconnu le principe de légalité des délits et des peines doit être écarté.

Sur la qualification juridique des faits :

9. Il résulte de l'instruction que, le 7 décembre 2016, lors de l'émission " Touche pas à mon poste ", a été diffusée une séquence, censée montrer les coulisses de l'émission, au cours de laquelle l'animateur a proposé à une chroniqueuse un " jeu " consistant à lui faire toucher, pendant qu'elle gardait les yeux fermés, diverses parties de son corps qu'elle devait ensuite identifier. Après avoir fait toucher à l'intéressée sa poitrine et son bras, l'animateur a posé sa main sur son entrejambe. Celle-ci a réagi en se récriant puis en relevant le caractère habituel de ce type de geste. La mise en scène d'un tel comportement, procédant par surprise, sans consentement préalable de l'intéressée et portant, de surcroît, sur la personne d'une chroniqueuse placée en situation de subordination vis-à-vis de l'animateur et producteur, ne peut que banaliser des comportements inacceptables et d'ailleurs susceptibles de faire l'objet, dans certains cas, d'une incrimination pénale. Elle place la personne concernée dans une situation dégradante et, présentée comme habituelle, tend à donner de la femme une image stéréotypée la réduisant à un statut d'objet sexuel. Le CSA a pu légalement estimer que ces faits, constituant, d'une part, une méconnaissance par la chaîne des obligations qui lui incombent en application des dispositions précitées de l'article 3-1 de la loi du 30 septembre 1986, rappelées dans la mise en demeure que lui a adressée le CSA le 23 novembre 2016, et révélant, d'autre part, un défaut de maîtrise de l'antenne, étaient, alors même qu'ils s'étaient produits dans le cadre d'une émission humoristique, de nature à justifier le prononcé d'une sanction sur le fondement de l'article 42-1 cité ci-dessus. Eu égard tant aux pouvoirs dévolus au CSA, auquel le législateur a confié la mission de veiller à l'image donnée des femmes dans les programmes, qu'à la nature des faits décrits ci-dessus au regard des obligations qui s'imposent à la société requérante, la décision de sanctionner cette dernière ne porte pas une atteinte disproportionnée à la liberté d'expression, protégée tant par l'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789 que par l'article 10 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.

Sur la nature et le quantum de la sanction prononcée :

10. Contrairement à ce qui est soutenu, les dispositions citées ci-dessus du 1° de l'article 42-1 de la loi du 30 septembre 1986 n'ont ni pour objet ni pour effet de limiter aux seuls cas de manquement par un opérateur à ses obligations en matière de publicité la possibilité, pour le CSA, d'infliger à cet opérateur la sanction de suspension des programmes publicitaires pendant une durée et dans des conditions déterminées.

11. Il résulte de l'instruction que, eu égard à la nature des faits incriminés et compte tenu notamment de la circonstance qu'ils se sont produits seulement une quinzaine de jours après la mise en demeure adressée par le CSA concernant des faits similaires observés dans la même émission, que la sanction prononcée n'est pas excessive eu égard aux manquements commis.

12. Il résulte de tout ce qui précède que la société C8 n'est pas fondée à soutenir que la décision du CSA n° 2017-297 du 7 juin 2017 est illégale. Par suite, sans qu'il y ait lieu de surseoir à statuer jusqu'à la décision de la Cour européenne des droits de l'homme que la requérante a indiqué vouloir saisir de l'instance ayant donné lieu à la décision du Conseil d'Etat statuant au contentieux du 18 juin 2018 mentionnée au point 1, ses conclusions tendant à la réparation des préjudices qu'elle estime avoir subis du fait de l'illégalité de cette décision ne peuvent qu'être rejetées.

Sur les conclusions présentées au titre de l'article L.761-1 du code de justice administrative :

13. Les dispositions de cet article font obstacle à ce qu'une somme soit mise, à ce titre, à la charge du CSA qui n'est pas, dans la présente instance, la partie perdante. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de la société C8 une somme de 3 000 euros à verser, au même titre, au CSA.

D E C I D E :

--------------

Article 1er : La requête de la société C8 est rejetée.

Article 2 : La société C8 versera au Conseil supérieur de l'audiovisuel la somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Article 3 : La présente décision sera notifiée à la société C8 et au Conseil supérieur de l'audiovisuel.

Copie en sera adressée au ministre de la culture.


Synthèse
Formation : 5ème - 6ème chambres réunies
Numéro d'arrêt : 415396
Date de la décision : 13/11/2019
Type d'affaire : Administrative
Type de recours : Excès de pouvoir

Publications
Proposition de citation : CE, 13 nov. 2019, n° 415396
Inédit au recueil Lebon

Composition du Tribunal
Rapporteur ?: M. Alain Seban
Rapporteur public ?: Mme Cécile Barrois de Sarigny
Avocat(s) : SCP PIWNICA, MOLINIE ; SCP BARADUC, DUHAMEL, RAMEIX

Origine de la décision
Date de l'import : 07/01/2020
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant ECLI : ECLI:FR:CE:2019:415396.20191113
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