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08/07/2019 | FRANCE | N°420287

France | France, Conseil d'État, 5ème chambre, 08 juillet 2019, 420287


Vu la procédure suivante :

M. B... C..., Mme A... C...et Mme D... C...-E... ont demandé au tribunal administratif de Marseille, d'une part, d'annuler la décision implicite par laquelle le préfet des Bouches-du-Rhône a refusé de leur apporter le concours de la force publique en vue de l'exécution de l'arrêt du 15 mai 2014 par lequel la cour d'appel d'Aix-en-Provence a ordonné à leur locataire, la SARL Le Lunick, de libérer leur immeuble, d'autre part, de condamner l'Etat à leur verser la somme de 1 260 372,40 euros assortie des intérêts au taux légal capitalisés, en répa

ration des préjudices causés par ce refus. Par un jugement n° 1601962,...

Vu la procédure suivante :

M. B... C..., Mme A... C...et Mme D... C...-E... ont demandé au tribunal administratif de Marseille, d'une part, d'annuler la décision implicite par laquelle le préfet des Bouches-du-Rhône a refusé de leur apporter le concours de la force publique en vue de l'exécution de l'arrêt du 15 mai 2014 par lequel la cour d'appel d'Aix-en-Provence a ordonné à leur locataire, la SARL Le Lunick, de libérer leur immeuble, d'autre part, de condamner l'Etat à leur verser la somme de 1 260 372,40 euros assortie des intérêts au taux légal capitalisés, en réparation des préjudices causés par ce refus. Par un jugement n° 1601962, 1601965 du 4 décembre 2017, le tribunal administratif a rejeté leurs demandes.

Par un pourvoi sommaire et un mémoire complémentaire, enregistrés les 2 mai et 31 juillet 2018 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, M. C...et autres demandent au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler ce jugement ;

2°) réglant l'affaire au fond, de faire droit à leurs demandes ;

3°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 3 000 euros à verser à la SCP Baraduc-Duhamel-Rameix, leur avocat, sur le fondement des dispositions des articles L. 761-1 du code de justice administrative et 37 de la loi du 10 juillet 1991.

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :

- le code des procédures civiles d'exécution ;

- le décret n° 2016-1480 du 2 novembre 2016 ;

- le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de M. Jean-Dominique Langlais, maître des requêtes,

- les conclusions de M. Nicolas Polge, rapporteur public.

La parole ayant été donnée, avant et après les conclusions, à la SCP Baraduc, Duhamel, Rameix, avocat de M. C...et autres.

1. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que M. et Mme C... et Mme C...-E... louaient depuis le 7 mars 2011 à la société Le Lunick, dans le cadre d'un bail commercial, des locaux sis 12, rue Mazagran à Marseille, que cette société exploitait en louant des chambres meublées. Par une ordonnance du 8 mars 2013, le juge des référés du tribunal d'instance de Marseille a constaté la résiliation du bail par l'effet de la clause résolutoire à compter du 8 janvier 2012 et a ordonné à la société locataire de libérer les lieux. Par un arrêt du 15 mai 2014, la cour d'appel d'Aix-en-Provence a confirmé cette ordonnance. Ces décisions n'ayant pas été exécutées par la société Le Lunick, M. C...et autres ont fait signifier à cette société le 20 juin 2014, par voie d'huissier, un commandement de quitter les lieux, notifié le même jour au préfet des Bouches-du-Rhône. Le 8 juillet 2014, M. C... et autres ont sollicité le concours de la force publique afin de procéder à l'expulsion de la société Le Lunick. Une décision accordant le concours de la force publique a été prise le 3 octobre 2014 mais l'expulsion n'a eu lieu que le 5 mars 2015. M. C...et autres ont demandé au tribunal administratif de Marseille, d'une part, d'annuler la décision implicite refusant le concours de la force publique, née du silence gardée par le préfet pendant deux mois sur leur réquisition du 8 juillet 2014, d'autre part, de condamner l'État à leur verser une indemnité de 1 260 372,40 euros assortie des intérêts au taux légal capitalisés, en réparation des préjudices ayant résulté pour eux de ce refus puis du retard apporté à l'exécution de la décision du 3 octobre 2014. Ils se pourvoient en cassation contre le jugement du 4 décembre 2017 par lequel le tribunal a rejeté l'ensemble de leurs conclusions.

Sur le rejet des conclusions à fin d'annulation d'une décision implicite refusant le concours de la force publique :

2. Aux termes de l'article L. 153-1 du code des procédures civiles d'exécution : " L'État est tenu de prêter son concours à l'exécution des jugements et des autres titres exécutoires. Le refus de l'Etat de prêter son concours ouvre droit à réparation ". Aux termes de l'article L. 412-1, dans sa rédaction alors applicable : " Si l'expulsion porte sur un local affecté à l'habitation principale de la personne expulsée ou de tout occupant de son chef, elle ne peut avoir lieu (...) qu'à l'expiration d'un délai de deux mois qui suit le commandement (...) ". Aux termes de l'article R. 153-1 : " Si l'huissier de justice est dans l'obligation de requérir le concours de la force publique, il s'adresse au préfet. / (...) / Toute décision de refus de l'autorité compétente est motivée. Le défaut de réponse dans un délai de deux mois équivaut à un refus. / (...) ". Aux termes du deuxième alinéa de l'article R. 412-2 : " (...) L'huissier de justice envoie au préfet (...) par lettre recommandée avec demande d'avis de réception, copie du commandement d'avoir à quitter les locaux (...) ".

3. Il résulte de la combinaison de ces dispositions que le concours de la force publique pour l'évacuation d'un local constituant l'habitation principale de son occupant ne peut être légalement accordé avant l'expiration d'un délai de deux mois à compter de la réception par le préfet du commandement d'avoir à quitter les lieux antérieurement signifié à l'occupant. Le préfet saisi d'une demande de concours avant l'expiration de ce délai est légalement fondé à la rejeter, par une décision qui ne saurait engager la responsabilité de l'Etat, en raison de son caractère prématuré. Toutefois, lorsque, à la date d'expiration du délai, la demande n'a pas été rejetée pour ce motif par une décision expresse notifiée à l'huissier, le préfet doit être regardé comme valablement saisi à cette date. Il dispose alors d'un délai de deux mois pour se prononcer sur la demande. Son refus exprès, ou le refus implicite né à l'expiration de ce délai, est de nature à engager la responsabilité de l'Etat.

4. Pour rejeter la demande M. C...et autres tendant à l'annulation d'une décision implicite refusant de leur prêter le concours de la force publique, le jugement attaqué, après avoir reproduit les dispositions précitées, retient que si la demande de concours de la force publique a été présentée le 8 juillet 2014, le préfet ne s'en est trouvé valablement saisi que deux mois après la notification, qui lui avait été faite le 20 juin 2014, du commandement de quitter les lieux, que le délai de deux mois au terme duquel son silence aurait fait naître une décision implicite de rejet a par suite commencé à courir le 20 août 2014 et qu'une décision expresse accordant le concours a été prise le 3 octobre, avant l'expiration de ce délai. En se prononçant ainsi, le tribunal administratif a, implicitement mais nécessairement, retenu, dans le cadre d'une appréciation souveraine des faits de l'espèce exempte de dénaturation, que les occupants des chambres meublées louées par la société Le Lunick, qui devaient être regardés, au sens des dispositions précitées de l'article L. 412-1 du code de la construction et de l'habitation, comme des occupants du chef de cette société, y avaient leur habitation principale. En en déduisant que le délai de naissance d'un refus implicite d'accorder le concours de la force publique n'avait commencé à courir que deux mois après la notification au préfet du commandement de quitter les lieux, le tribunal a fait une exacte application des règles rappelées au point 3.

Sur le rejet des conclusions indemnitaires :

En ce qui concerne la période de responsabilité de l'Etat :

5. En fixant le début de la période de responsabilité de l'Etat au 18 octobre 2014, pour tenir compte du délai dont le préfet disposait pour exécuter matériellement sa décision du 3 octobre accordant aux propriétaires le concours de la force publique, le tribunal administratif n'a pas commis d'erreur de droit. En fixant le terme de cette période au 5 mars 2015, date de l'expulsion des occupants, et en relevant que " si les requérants soutiennent qu'ils n'ont pu récupérer leur bien vide de tout meuble que le 19 mars 2015, il ressort des pièces du dossier que le gérant de la société Le Lunick a procédé au retrait de ses biens les 9 et

18 mars 2015 sous contrôle de l'huissier de justice et avec l'accord du propriétaire qui lui a octroyé un délai d'un mois suivant l'expulsion pour retirer ses biens ", le tribunal n'a pas dénaturé les pièces du dossier.

En ce qui concerne l'évaluation des préjudices :

Quant aux pertes de charges locatives :

6. En retenant que les propriétaires ne pouvaient prétendre à une indemnité au titre de charges qui leur incombaient légalement, telles que la taxe foncière, alors même que le bail prévoyait qu'elles leur seraient remboursées par le locataire, le tribunal administratif n'a pas commis d'erreur de droit.

Quant aux dégradations subies par l'immeuble :

7. Le jugement attaqué refuse d'indemniser les propriétaires au titre de l'enlèvement des coffres électriques au motif qu'il y a été procédé le 18 mars 2015, postérieurement au terme de la période de responsabilité de l'Etat, et au titre des dégradations du système de chauffage, des murs et des plafonds, au motif qu'aucune pièce du dossier n'établit qu'elles aient eu lieu au cours de cette période. Ces appréciations de fait ne sont pas entachées de dénaturation.

Quant à l'impossibilité de vendre le bien :

8. Pour rejeter les conclusions tendant au versement d'une indemnité au titre de l'échec d'un projet de vente de l'immeuble, le jugement attaqué retient que si les requérants ont signé le 27 novembre 2014 un compromis de vente sous condition suspensive de libération des locaux au 31 décembre suivant, " ce seul acte non notarié, ni même signé en présence d'une agence immobilière, en l'absence de tout autre document démontrant que l'acquéreur a fait usage de la condition suspensive précitée, n'est pas de nature à établir l'existence d'un lien de causalité entre le retard dans l'exécution matérielle du concours de la force publique par l'autorité administrative et l'absence de vente de l'immeuble ". En retenant ainsi qu'il ne résultait pas de l'instruction que le retard apporté à l'expulsion des occupants aurait fait échouer un projet de vente, le tribunal administratif n'a pas dénaturé les pièces du dossier.

Quant aux frais de procédure :

9. En refusant d'indemniser les frais de procédure dont les propriétaires demandaient le remboursement au motif qu'ils avaient été engagés hors de la période de responsabilité de l'Etat, le tribunal administratif n'a pas dénaturé les pièces du dossier.

Quant au préjudice moral :

10. En rejetant les conclusions des requérants tendant à l'indemnisation d'un préjudice moral de M. C...et autres au motif qu'ils n'apportaient aucune précision relative à la nature et à l'importance des troubles allégués, le tribunal administratif n'a pas commis d'erreur de droit.

Quant à la privation de jouissance :

11. Le propriétaire qui, faute d'avoir obtenu le concours de la force publique, se trouve privé de la disposition de locaux subit de ce fait un préjudice qui peut être évalué en fonction de la valeur locative de son bien. En se fondant, pour rejeter les conclusions de M. C... et autres tendant à l'indemnisation d'une privation de jouissance, sur un motif tiré de ce que les requérants n'établissaient pas qu'ils auraient mis leur bien en location pendant la période de responsabilité de l'Etat si celui-ci avait été vacant, le tribunal a commis une erreur de droit. Par suite, son jugement doit être annulé en tant qu'il refuse de l'indemniser.

12. Il résulte de tout ce qui précède que le jugement attaqué doit être annulé en tant seulement qu'il se prononce sur l'indemnisation du préjudice de privation de jouissance des requérants, sans qu'il soit besoin d'examiner les autres moyens relatifs à ce chef de préjudice.

13. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, en application des dispositions de l'article L. 821-2 du code de justice administrative, de régler l'affaire au fond dans la mesure de la cassation prononcée.

14. Aux termes de l'article R. 421-1 du code de justice administrative, dans sa rédaction résultant du décret du 2 novembre 2016 portant modification du code de justice administrative : " La juridiction ne peut être saisie que par voie de recours formé contre une décision, et ce, dans les deux mois à partir de la notification ou de la publication de la décision attaquée. / Lorsque la requête tend au paiement d'une somme d'argent, elle n'est recevable qu'après l'intervention de la décision prise par l'administration sur une demande préalablement formée devant elle ". Conformément au II de l'article 35 de ce décret, ces dispositions sont applicables aux requêtes enregistrées à compter du 1er janvier 2017. Il résulte de l'instruction que M. C...et autres ont saisi le tribunal administratif de Marseille le 8 mars 2016. Par suite, la fin de non-recevoir soulevée par le ministre de l'intérieur, tirée de ce que les requérants n'auraient pas rapporté en première instance la preuve que l'administration avait reçu leur demande indemnitaire préalable du 7 avril 2015, ne peut qu'être écartée.

15. Il résulte de l'instruction, d'une part, que, eu égard à l'état des locaux, leur valeur locative pendant la période litigieuse n'excédait pas le montant de 893, 85 euros par mois que la cour d'appel d'Aix-en-Provence avait mis à la charge de la société Le Lunick à titre d'indemnité d'occupation par son arrêt du 15 mai 2014, d'autre part, que la société s'est acquittée de cette indemnité jusqu'au 31 décembre 2019. Dans ces conditions, il sera fait une juste évaluation du préjudice de privation de jouissance subi par les propriétaires du fait du retard apporté à l'expulsion en mettant à ce titre à la charge de l'Etat une indemnité de 2 000 euros, augmentée des intérêts au taux légal à compter du 7 avril 2015, date de la réclamation préalable adressée au préfet des Bouches-du-Rhône, les intérêts étant capitalisés au 8 mars 2016, date à laquelle la capitalisation a été demandée, et à chaque échéance annuelle ultérieure.

16. Il y a lieu de subordonner le versement de l'indemnité que la présente décision accorde à M. C...et autres à la subrogation de l'Etat, dans la limite du montant de cette indemnité, dans les droits que les intéressés peuvent détenir sur la société Le Lunick au titre de l'occupation irrégulière de leur bien entre le 18 octobre 2014 et le 5 mars 2015.

Sur les conclusions présentées sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative :

17. M. C...et autres ont obtenu le bénéfice de l'aide juridictionnelle. Par suite, leur avocat peut se prévaloir des dispositions des articles L. 761-1 du code de justice administrative et 37 de la loi du 10 juillet 1991. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, et sous réserve que la SCP Baraduc-Duhamel-Rameix, avocat de M. C...et autres, renonce à percevoir la somme correspondant à la part contributive de l'Etat, de mettre à la charge de l'Etat la somme de 3 000 euros à verser à la SCP Baraduc-Duhamel-Rameix.

D E C I D E :

--------------

Article 1er : Le jugement n° 1601962, 1601965 du 4 décembre 2017 du tribunal administratif de Marseille est annulé en tant qu'il statue sur l'indemnisation du préjudice de privation de jouissance de M. C...et autres.

Article 2 : L'Etat versera à M. C...et autres une indemnité de 2 000 euros augmentée des intérêts au taux légal à compter du 7 avril 2015, les intérêts étant capitalisés pour produire eux-mêmes intérêts au 8 mars 2016 et à chaque échéance annuelle ultérieure. Le paiement de cette indemnité est toutefois subordonné à la subrogation de l'Etat dans les droits que M. C... et autres peuvent détenir sur la société Le Lunick au titre de l'occupation irrégulière de leur bien entre le 18 octobre 2014 et le 5 mars 2015.

Article 3 : Le surplus des conclusions du pourvoi de M. C...et autres est rejeté.

Article 4 : L'Etat versera à la SCP Baraduc-Duhamel-Rameix, avocat de M. C...et autres, la somme de 3 000 euros en application des dispositions du deuxième alinéa de l'article 37 de la loi du 10 juillet 1991, sous réserve que cette société renonce à percevoir la somme correspondant à la part contributive de l'Etat.

Article 5 : La présente décision sera notifiée à M. B...C..., à Mme A...C..., à Mme D...C...-E... et au ministre de l'intérieur.

Copie en sera adressée au préfet des Bouches-du-Rhône.


Synthèse
Formation : 5ème chambre
Numéro d'arrêt : 420287
Date de la décision : 08/07/2019
Type d'affaire : Administrative
Type de recours : Excès de pouvoir

Publications
Proposition de citation : CE, 08 jui. 2019, n° 420287
Inédit au recueil Lebon

Composition du Tribunal
Rapporteur ?: M. Jean-Dominique Langlais
Rapporteur public ?: M. Nicolas Polge
Avocat(s) : SCP BARADUC, DUHAMEL, RAMEIX

Origine de la décision
Date de l'import : 16/07/2019
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant ECLI : ECLI:FR:CE:2019:420287.20190708
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