La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

23/03/2023 | CANADA | N°2023CSC8

Canada | Canada, Cour suprême, 23 mars 2023, R. c. McColman, 2023 CSC 8


COUR SUPRÊME DU CANADA


 
Référence : R. c. McColman, 2023 CSC 8

 

 
Appel entendu : 1er novembre 2022
Jugement rendu : 23 mars 2023
Dossier : 39826


 
Entre :
 
Sa Majesté le Roi
Appelant
 
et
 
Walker McColman
Intimé
 
- et -
 
Directeur des poursuites criminelles et pénales et Association canadienne des libertés civiles
Intervenants
 
Traduction française officielle
 
Coram : Le juge en chef Wagner et les juges Karakatsanis, Côté, Brown*, Rowe, Martin, Kasirer, Jama

l et O’Bonsawin
 


Motifs de jugement conjoints :
(par. 1 à 75)

Le juge en chef Wagner et la juge O’Bonsawin (avec l’accord des juges Karakatsanis, Côté, Rowe, Martin, ...

COUR SUPRÊME DU CANADA

 
Référence : R. c. McColman, 2023 CSC 8

 

 
Appel entendu : 1er novembre 2022
Jugement rendu : 23 mars 2023
Dossier : 39826

 
Entre :
 
Sa Majesté le Roi
Appelant
 
et
 
Walker McColman
Intimé
 
- et -
 
Directeur des poursuites criminelles et pénales et Association canadienne des libertés civiles
Intervenants
 
Traduction française officielle
 
Coram : Le juge en chef Wagner et les juges Karakatsanis, Côté, Brown*, Rowe, Martin, Kasirer, Jamal et O’Bonsawin
 

Motifs de jugement conjoints :
(par. 1 à 75)

Le juge en chef Wagner et la juge O’Bonsawin (avec l’accord des juges Karakatsanis, Côté, Rowe, Martin, Kasirer et Jamal)

 
 
Note : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada.
 
 
* Le juge Brown n’a pas participé au dispositif final du jugement.
 
 
 

 

 

 

 
Sa Majesté le Roi                                                                                             Appelant
c.
Walker McColman                                                                                             Intimé
et
Directeur des poursuites criminelles et pénales et
Association canadienne des libertés civiles                                             Intervenants
Répertorié : R. c. McColman
2023 CSC 8
No du greffe : 39826.
2022 : 1er novembre; 2023 : 23 mars.
Présents : Le juge en chef Wagner et les juges Karakatsanis, Côté, Brown*, Rowe, Martin, Kasirer, Jamal et O’Bonsawin.
en appel de la cour d’appel de l’ontario
                    Droit criminel — Conduite avec facultés affaiblies — Interception aléatoire de vérification de la sobriété — Pouvoir policier d’intercepter des véhicules sur une propriété privée — Police suivant le VTT de l’accusé du stationnement d’un dépanneur jusque dans une entrée privée — Police formant l’intention d’intercepter l’accusé pour vérifier sa sobriété alors que celui‑ci se trouve sur une voie publique, mais ne l’interceptant que dans l’entrée — Signes évidents d’affaiblissement des facultés manifestés par l’accusé dans l’entrée et arrestation de ce dernier — Accusé déclaré coupable au procès de conduite avec une alcoolémie excessive — Déclaration de culpabilité contestée avec succès en appel par l’accusé au motif que le juge du procès a commis une erreur en concluant que la police est autorisée à procéder à des interceptions aléatoires de vérification de la sobriété sur une propriété privée — L’interception policière était‑elle autorisée? — Code de la route, L.R.O. 1990, c. H.8, art. 48(1), 216(1).
                    Droit constitutionnel — Charte des droits — Détention arbitraire — Réparation — Exclusion de la preuve — Accusé arrêté par la police après une interception aléatoire de vérification de la sobriété effectuée sur une propriété privée — Accusé déclaré coupable au procès de conduite avec une alcoolémie excessive — L’accusé a‑t‑il été détenu arbitrairement par la police? — Dans l’affirmative, l’utilisation des éléments de preuve obtenus est‑elle susceptible de déconsidérer l’administration de la justice, justifiant ainsi leur exclusion? — Charte canadienne des droits et libertés, art. 9, 24(2).
                    Pendant qu’elle effectuait une patrouille générale, la police a repéré le véhicule tout‑terrain de M garé à l’extérieur d’un dépanneur. Elle a suivi M quand celui‑ci est sorti du stationnement au volant du VTT et s’est engagé sur la voie publique. La police a formé l’intention sur la voie publique de procéder à une interception aléatoire de vérification de la sobriété de M en vertu du par. 48(1) du Code de la route de l’Ontario. Au moment où la police a rattrapé M, celui‑ci avait quitté la voie publique pour s’engager dans une entrée privée qui donnait accès à la maison de ses parents. Après l’avoir intercepté, la police a observé chez M des signes évidents d’affaiblissement des facultés et l’a arrêté. M a été accusé de conduite avec facultés affaiblies et de conduite d’un véhicule à moteur avec plus de 80 milligrammes d’alcool par 100 millilitres de sang, infractions prévues au Code criminel.
                    Le juge du procès a conclu que le par. 48(1) du Code de la route autorisait légalement l’interception aléatoire de vérification de la sobriété. Il a déclaré M coupable des deux accusations et a suspendu la déclaration de culpabilité pour conduite avec facultés affaiblies. Le juge d’appel des poursuites sommaires a accueilli l’appel de M, concluant que ni le par. 48(1) ni le par. 216(1) du Code de la route ne permettaient à la police de procéder à des interceptions aléatoires de vérification de la sobriété sur une propriété privée sans motifs raisonnables et probables. Il a statué que la police avait violé le droit garanti à M par l’art. 9 de la Charte, et il a écarté les éléments de preuve en vertu du par. 24(2) de la Charte et prononcé un acquittement. Les juges majoritaires de la Cour d’appel ont rejeté l’appel interjeté par le ministère public contre l’acquittement.
                    Arrêt : Le pourvoi est accueilli, l’acquittement est annulé, et la déclaration de culpabilité et le sursis prononcés au procès sont rétablis.
                    Le paragraphe 48(1) du Code de la route ne confère pas à la police le pouvoir légal d’effectuer des interceptions aléatoires de vérification de la sobriété sur une propriété privée. Bien que le par. 48(1) du Code de la route confère aux policiers le pouvoir légal d’intercepter au hasard un véhicule automobile pour vérifier la sobriété du conducteur, la définition que le Code de la route donne du terme « conducteur » impose des limites strictes au pouvoir des policiers de procéder à des interceptions aléatoires de vérification de la sobriété en vertu du par. 48(1). Le Code de la route comporte deux définitions du terme « conducteur ». Le paragraphe 1(1) dispose que le « conducteur » est une personne qui conduit un véhicule sur une voie publique, et le par. 48(18) précise que, pour l’application de l’art. 48, « conducteur » s’entend en outre de quiconque a la garde ou le contrôle d’un véhicule automobile. La définition prévue au par. 1(1) est exhaustive et précise la portée du terme « conducteur », alors que celle énoncée au par. 48(18) est non exhaustive et élargit le sens ordinaire du terme défini. La définition du « conducteur » au par. 1(1) comporte deux volets; elle vise à la fois une activité et le lieu de cette activité. Pour être un conducteur, il faut conduire un véhicule (activité) et le faire sur une voie publique (lieu). La définition prévue au par. 48(18) vise uniquement à élargir le volet activité de la définition et non l’élément relatif au lieu. Suivant une interprétation harmonieuse des deux définitions données à ce terme, un « conducteur » est, pour l’application du par. 48(1), une personne qui conduit un véhicule automobile, ou qui en a la garde ou le contrôle, sur une voie publique. La personne qui a la garde ou le contrôle d’un véhicule automobile, mais qui ne se trouve plus sur une voie publique, ne serait pas un « conducteur » au sens du Code de la route.
                    La police ne peut utiliser le pouvoir prévu au par. 48(1) pour procéder à une interception aléatoire de vérification de la sobriété sur une propriété privée au motif que le conducteur se trouvait sur la voie publique au moment où le policier a formé l’intention subjective de l’intercepter. Alors que le par. 48(1) précise les circonstances dans lesquelles la police peut intercepter des conducteurs sans motifs raisonnables et probables afin de vérifier leur sobriété, le par. 216(1) du Code de la route prévoit l’aspect pratique du pouvoir général de la police d’intercepter des véhicules, y compris l’obligation correspondante des conducteurs de s’immobiliser à la suite d’une demande ou de signaux en ce sens. Les paragraphes 216(1) et 48(1) se combinent pour prévoir un pouvoir policier d’effectuer des interceptions aléatoires de vérification de la sobriété sur des voies publiques et une obligation correspondante incombant aux conducteurs de s’immobiliser à la suite d’une demande ou de signaux en ce sens. Le paragraphe 216(1) prévoit une exigence de communication, de telle sorte que le policier qui souhaite invoquer le pouvoir conféré au par. 48(1) doit, à tout le moins, demander au conducteur, au moyen de signaux ou autrement, d’immobiliser son véhicule sur une voie publique. La police doit donc communiquer au conducteur son intention d’effectuer une interception aléatoire de vérification de la sobriété sur une voie publique afin d’être visée par le par. 48(1) du Code de la route.
                    En l’espèce, M n’était pas un conducteur pour l’application du par. 48(1) du Code de la route lorsqu’il a été intercepté par la police. Même si l’on peut dire qu’il avait la garde ou le contrôle du VTT, il ne se trouvait pas sur une voie publique quand la police a procédé à l’interception. En conséquence, l’interception policière n’était pas autorisée par le par. 48(1). Puisqu’elle a attendu que M s’engage dans l’entrée privée avant de lui signaler son intention de l’intercepter, la police n’a pas invoqué régulièrement son pouvoir de procéder à une interception aléatoire de vérification de la sobriété en vertu du par. 48(1) du Code de la route. Comme l’interception était illégale, la police a violé les droits garantis à M par l’art. 9 de la Charte, car la détention qui n’est pas légalement autorisée est arbitraire.
                    Cependant, dans l’ensemble et eu égard à toutes les circonstances, les éléments de preuve obtenus dans l’interception policière illégale n’auraient pas dû être écartés en application du par. 24(2) de la Charte. La police a agi sans autorisation légale lorsqu’elle a intercepté M, mais vu l’incertitude juridique qui existait à l’époque de l’interception aléatoire de vérification de la sobriété, la violation n’était pas grave au point d’exiger de la Cour qu’elle se dissocie des actes de la police. L’incertitude juridique milite en faveur de l’exclusion, mais seulement légèrement. L’interception policière illégale constituait une atteinte marquée, sans être des plus extrêmes, aux intérêts de M protégés par la Charte et milite modérément en faveur de l’exclusion de la preuve. Toutefois, les éléments de preuve recueillis par la police étaient fiables et cruciaux pour la cause du ministère public, et la conduite avec facultés affaiblies est une infraction grave. L’utilisation des éléments de preuve servirait mieux la fonction de recherche de la vérité que remplit le procès criminel et n’affaiblirait pas la considération à long terme portée au système de justice.
Jurisprudence
                    Arrêt appliqué : R. c. Grant, 2009 CSC 32, [2009] 2 R.C.S. 353; distinction d’avec les arrêts : R. c. Lux, 2012 SKCA 129, 405 Sask. R. 214; R. c. Anderson, 2014 SKCA 32, 433 Sask. R. 255; arrêts mentionnés : Kienapple c. La Reine, 1974 CanLII 14 (CSC), [1975] 1 R.C.S. 729; R. c. Hufsky, 1988 CanLII 72 (CSC), [1988] 1 R.C.S. 621; R. c. Ladouceur, 1990 CanLII 108 (CSC), [1990] 1 R.C.S. 1257; R. c. Nolet, 2010 CSC 24, [2010] 1 R.C.S. 851; Scott c. R., 2021 QCCS 3866; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] 4 R.C.S. 653; Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), 1998 CanLII 837 (CSC), [1998] 1 R.C.S. 27; Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, 2002 CSC 42, [2002] 2 R.C.S. 559; Canada c. Alta Energy Luxembourg S.A.R.L., 2021 CSC 49; R. c. D.A.I., 2012 CSC 5, [2012] 1 R.C.S. 149; Hypothèques Trustco Canada c. Canada, 2005 CSC 54, [2005] 2 R.C.S. 601; R. c. Sivarasah, 2017 ONSC 3597, 383 C.R.R. (2d) 1; R. c. Holland, 2017 ONCJ 948; R. c. Warha, 2015 ONCJ 214; R. c. Vander Griendt, 2015 ONSC 6644, 331 C.C.C. (3d) 135; R. c. Harrison, 2009 CSC 34, [2009] 2 R.C.S. 494; R. c. Paterson, 2017 CSC 15, [2017] 1 R.C.S. 202; R. c. Blake, 2010 ONCA 1, 251 C.C.C. (3d) 4; R. c. Le, 2019 CSC 34, [2019] 2 R.C.S. 692; R. c. Lafrance, 2022 CSC 32; R. c. Société TELUS Communications, 2013 CSC 16, [2013] 2 R.C.S. 3; R. c. Vu, 2013 CSC 60, [2013] 3 R.C.S. 657; R. c. Alrayyes, 2013 ONSC 7256; R. c. Calder (2002), 29 M.V.R. (4th) 292, conf. par (2004), 2004 CanLII 36113 (ON CA), 47 M.V.R. (4th) 20; R. c. McGregor, 2015 ONCJ 692, 92 M.V.R. (6th) 333; R. c. George, 2004 ONCJ 316; R. c. Nield, 2015 ONSC 5730, 88 M.V.R. (6th) 274; R. c. Hajivasilis, 2013 ONCA 27, 114 O.R. (3d) 337; R. c. Larocque, 2014 ONCJ 601; Dedman c. La Reine, 1985 CanLII 41 (CSC), [1985] 2 R.C.S. 2; R. c. Jacoy, 1988 CanLII 13 (CSC), [1988] 2 R.C.S. 548; R. c. Tim, 2022 CSC 12; R. c. Mann, 2004 CSC 52, [2004] 3 R.C.S. 59; R. c. Bernshaw, 1995 CanLII 150 (CSC), [1995] 1 R.C.S. 254; R. c. Lacasse, 2015 CSC 64, [2015] 3 R.C.S. 1089; R. c. Beaver, 2022 CSC 54; R. c. Boudreault, 2018 CSC 58, [2018] 3 R.C.S. 599.
Lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, art. 1, 9, 24(2).
Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46, art. 253 [abr. & rempl. 2018, c. 21, art. 14, 15], (1)a), b).
Code de la route, L.R.O. 1990, c. H.8, art. 1(1) « conducteur », « voie publique », 48(1), (18) « conducteur », 216(1).
Doctrine et autres documents cités
Trésor de la langue française informatisé (en ligne : http://atilf.atilf.fr/), « exiger ».
Sullivan, Ruth. The Construction of Statutes, 7th ed., Toronto, LexisNexis, 2022.
                    POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario (les juges Feldman, Tulloch et Hourigan), 2021 ONCA 382,156 O.R. (3d) 253, 407 C.C.C. (3d) 341, 485 C.R.R. (2d) 293, 83 M.V.R. (7th) 46, [2021] O.J. No. 3109 (QL), 2021 CarswellOnt 8154 (WL), qui a confirmé une décision du juge Gareau, 2019 ONSC 5359, 381 C.C.C. (3d) 375, 59 M.V.R. (7th) 129, [2019] O.J. No. 4680 (QL), 2019 CarswellOnt 14737 (WL), qui a annulé la déclaration de culpabilité pour conduite avec une alcoolémie excessive prononcée contre l’accusé. Pourvoi accueilli.
                    Davin Michael Garg, pour l’appelant.
                    Donald Orazietti, c.r., et Anthony Orazietti, pour l’intimé.
                    Julie Nadeau et Lina Thériault, pour l’intervenant le Directeur des poursuites criminelles et pénales.
                    Bruce W. Johnston et Lex Gill, pour l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles.
Version française du jugement de la Cour rendu par
 
                  Le juge en chef et la juge O’Bonsawin —
I.               Vue d’ensemble
[1]                             La présente affaire porte sur la question de savoir si la police peut, en vertu du par. 48(1) du Code de la route, L.R.O. 1990, c. H.8, effectuer une interception aléatoire de vérification de la sobriété sur une propriété privée. Un agent de la Police provinciale de l’Ontario (« OPP ») a formé l’intention sur une voie publique d’intercepter au hasard l’intimé afin de vérifier sa sobriété, et l’a suivi jusque dans une entrée privée pour le faire. Une fois s’être approché de lui, l’agent a observé des signes évidents d’intoxication chez l’intimé, lequel a indiqué qu’il avait peut‑être bu 10 bières. Deux alcootests subséquents ont révélé que l’alcoolémie de l’intimé dépassait la limite légale.
[2]                             Selon nous, le par. 48(1) du Code de la route ne conférait pas aux policiers le pouvoir légal de suivre l’intimé jusque dans l’entrée privée pour effectuer l’interception aléatoire de vérification de la sobriété. Les policiers ont donc violé les droits garantis à l’intimé par l’art. 9 de la Charte canadienne des droits et libertés. Néanmoins, pour les motifs qui suivent, nous n’écarterions pas les éléments de preuve en application du par. 24(2) de la Charte. En conséquence, nous sommes d’avis d’accueillir le pourvoi.
II.            Faits
[3]                             Vers 0 h 30 le 26 mars 2016, les agents Jeff Lobsinger et Laura Hicks de l’OPP effectuaient une patrouille générale à proximité de la Première Nation de Thessalon. Pendant la patrouille, l’agent Lobsinger a repéré un véhicule tout‑terrain (« VTT ») garé à l’extérieur d’un dépanneur. L’intimé, Walker McColman, est sorti du stationnement au volant du VTT et s’est engagé sur la voie publique; c’est alors que l’agent Lobsinger a ordonné à l’agente Hicks de suivre le VTT dans leur voiture de patrouille.
[4]                             Le juge du procès a tiré la conclusion de fait selon laquelle l’agent Lobsinger avait formé l’intention sur la voie publique de procéder à une interception aléatoire de vérification de la sobriété de M. McColman en vertu du par. 48(1) du Code de la route. Au procès, l’agent Lobsinger a concédé que M. McColman n’avait pas manifesté de signes de conduite avec facultés affaiblies qui auraient par ailleurs justifié une interception. Autrement dit, les policiers n’avaient pas de motifs raisonnables et probables de l’intercepter.
[5]                             Au moment où les policiers ont rattrapé M. McColman, celui‑ci avait quitté la voie publique pour s’engager dans une entrée privée qui donnait accès à la maison de ses parents ainsi qu’à un établissement commercial. Personne n’a suggéré au procès que M. McColman s’était engagé dans l’entrée pour échapper aux policiers. Il s’est écoulé environ une minute entre le moment où l’agent Lobsinger a repéré le VTT et celui où les policiers ont intercepté M. McColman.
[6]                             Après l’avoir intercepté, l’agent Lobsinger a parlé avec M. McColman et a observé chez lui des signes évidents d’affaiblissement des facultés, allant d’une forte odeur d’alcool à l’incapacité de se tenir droit debout. Selon le témoignage de l’agent Lobsinger, M. McColman a affirmé qu’il avait [traduction] « peut‑être bu 10 » bières ce soir‑là : d.a., p. 154. L’agent Lobsinger a arrêté M. McColman pour conduite avec facultés affaiblies à 0 h 36 et l’a amené au poste de police.
[7]                             Au poste de police, l’administration de l’alcootest a été retardée parce que M. McColman a vomi en raison de sa consommation d’alcool. Un policier a plus tard effectué 2 alcootests, qui ont révélé une alcoolémie de 120 et 110 milligrammes d’alcool par 100 millilitres de sang. La police a accusé M. McColman de conduite avec facultés affaiblies, infraction prévue à l’al. 253(1)a), et de conduite d’un véhicule à moteur avec plus de 80 milligrammes d’alcool par 100 millilitres de sang, infraction visée à l’al. 253(1)b) du Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46. L’article 253 a été abrogé et remplacé en 2018.
III.         Dispositions pertinentes
[8]                              Le paragraphe 1(1) du Code de la route définit le « conducteur » comme une « [p]ersonne qui conduit un véhicule sur une voie publique ». Il définit en outre en ces termes la « voie publique » :
                    S’entend notamment d’une route ordinaire ou d’une voie publique, d’une rue, d’une avenue, d’une allée, d’un boulevard, d’une place, d’un pont, d’un viaduc ou d’un pont sur chevalets dont une partie quelconque est prévue pour le passage de véhicules ou utilisée par le public à cette fin. Est incluse dans la présente définition la zone comprise entre les limites latérales de propriété de ces ouvrages.
[9]                              Le paragraphe 48(1) du Code de la route confère aux policiers le pouvoir légal d’intercepter au hasard un véhicule automobile pour vérifier la sobriété du conducteur. Il prévoit :
                        Un agent de police aisément reconnaissable comme tel peut exiger du conducteur d’un véhicule automobile qu’il s’arrête pour établir s’il y a lieu ou non de le soumettre à l’épreuve visée à l’article 320.27 ou 320.28 du Code criminel (Canada).
[10]                          Le paragraphe 48(18) dispose que, pour l’application de l’art. 48, « “conducteur” [s]’entend en outre de quiconque a la garde ou le contrôle d’un véhicule automobile ».
[11]                          Enfin, le par. 216(1) du Code de la route énonce le pouvoir policier plus large d’intercepter des véhicules et l’obligation correspondante qui incombe aux conducteurs. Il prévoit :
                        Un agent de police, dans l’exercice légitime de ses fonctions, peut exiger du conducteur d’un véhicule, autre qu’une bicyclette, qu’il s’arrête. Si tel est le cas, à la suite d’une demande ou de signaux, le conducteur obéit immédiatement à la demande d’un agent de police identifiable à première vue comme tel.
IV.         Historique judiciaire
A.           Cour de justice de l’Ontario
[12]                        Monsieur McColman a présenté une demande fondée sur la Charte dans laquelle il alléguait, notamment, que l’interception aléatoire de vérification de la sobriété était illégale et violait ses droits garantis par l’art. 9 de la Charte. Il a soutenu que la police n’avait pas le pouvoir d’effectuer l’interception sur une propriété privée.
[13]                        Le juge du procès a rejeté la demande, concluant que le par. 48(1) du Code de la route autorisait légalement l’interception aléatoire de vérification de la sobriété. Il a conclu que les policiers avaient l’intention d’intercepter le véhicule de M. McColman en vue de vérifier la sobriété du conducteur, et qu’ils avaient formé l’intention de l’intercepter alors que celui‑ci conduisait un véhicule sur une voie publique. Le juge du procès a expliqué ce qui suit :
                    [traduction] Le simple fait que [l’agent Lobsinger] n’a effectué l’interception qu’une fois que [M. McColman] s’est engagé dans une entrée privée et se trouvait donc sur une propriété privée n’a pas éliminé ni invalidé le pouvoir que possédait le policier en vertu de l’art. 48 du Code de la route.
                    (motifs exposés au terme du voir‑dire, par. 54, reproduits dans le d.a., p. 8.)
[14]                        À la lumière de sa conclusion sur le par. 48(1) du Code de la route, le juge du procès a refusé d’examiner la question de savoir si les policiers avaient le pouvoir, en vertu de la common law, d’intercepter M. McColman dans son entrée privée.
[15]                        Le juge du procès a par la suite déclaré M. McColman coupable de conduite avec facultés affaiblies, infraction prévue à l’al. 253(1)a), et de conduite d’un véhicule à moteur avec plus de 80 milligrammes d’alcool par 100 millilitres de sang, infraction visée à l’al. 253(1)b) du Code criminel. Il a suspendu sous condition la déclaration de culpabilité pour conduite avec facultés affaiblies conformément aux directives données par notre Cour dans Kienapple c. La Reine, 1974 CanLII 14 (CSC), [1975] 1 R.C.S. 729, et a condamné M. McColman aux peines minimales obligatoires, à savoir une amende de 1 000 $ (plus une suramende compensatoire de 300 $) et une interdiction de conduire pendant 12 mois.
B.            Cour supérieure de justice de l’Ontario, 2019 ONSC 5359, 381 C.C.C. (3d) 375
[16]                        Monsieur McColman a interjeté appel à la Cour supérieure de justice de l’Ontario, faisant valoir, notamment, que le juge du procès avait commis une erreur en concluant que les policiers étaient, en vertu du par. 48(1) du Code de la route, autorisés à effectuer des interceptions aléatoires de vérification de la sobriété sur une propriété privée.
[17]                        Le juge d’appel des poursuites sommaires a accueilli l’appel, concluant que ni le par. 48(1) ni le par. 216(1) du Code de la route ne permettaient aux policiers de procéder à des interceptions de vérification de la sobriété ou de sécurité routière sur une propriété privée sans motifs raisonnables et probables. Dès lors que son véhicule avait quitté la voie publique pour s’engager dans l’entrée privée, M. McColman n’était plus un « conducteur » au sens du Code de la route. En conséquence, les policiers n’avaient pas le pouvoir légal de le détenir aléatoirement pour vérifier sa sobriété. Le juge d’appel a également conclu que l’interception n’était pas autorisée en common law.
[18]                        Comme l’interception aléatoire de vérification de la sobriété était illégale, le juge d’appel a statué que la police avait violé l’art. 9 de la Charte. Dans son analyse fondée sur le par. 24(2) de la Charte, il a estimé que les actes des policiers étaient graves, car ceux‑ci avaient [traduction] « poursuivi [M. McColman] sur une propriété privée alors que ni la loi ni la common law ne les autorisaient à le faire » : par. 49. L’incidence de la violation était également importante, parce que M. McColman avait une attente élevée en matière de respect de sa vie privée sur sa propre propriété. Malgré l’intérêt manifeste de la société à ce que l’affaire soit jugée au fond, l’opération de mise en balance militait en faveur de l’exclusion en vertu du par. 24(2) de la Charte.
C.            Cour d’appel de l’Ontario, 2021 ONCA 382, 156 O.R. (3d) 253
[19]                        Le ministère public a interjeté appel de l’acquittement prononcé par le juge d’appel, faisant valoir que la police est autorisée à procéder à des interceptions aléatoires de vérification de la sobriété sur une propriété privée si elle forme sur une voie publique l’intention légitime d’intercepter un conducteur.
[20]                        Les juges majoritaires de la Cour d’appel de l’Ontario (le juge Tulloch, maintenant juge en chef de l’Ontario, avec l’accord de la juge Feldman) ont rejeté l’appel. La cour a statué que le libellé clair du par. 48(1) et les définitions connexes des termes « conducteur » et « voie publique » n’autorisaient pas les interceptions aléatoires de vérification de la sobriété effectuées en dehors de la voie publique. Ils ont également statué que la police n’avait pas le pouvoir en common law de vérifier au hasard la sobriété de M. McColman sur une propriété privée. En conséquence, l’interception était illégale et violait les droits garantis à M. McColman par l’art. 9 de la Charte.
[21]                        Les juges majoritaires ont convenu avec le juge d’appel que les éléments de preuve obtenus dans l’interception illégale devaient être écartés en vertu du par. 24(2) de la Charte. En évaluant la gravité de l’inconduite étatique attentatoire à la Charte, et bien qu’ils n’aient pas été disposés à conclure que la police avait agi de mauvaise foi, ils ont estimé qu’il s’agissait d’une conduite [traduction] « téméraire » et qu’un « manque de clarté du droit [. . .] ne donne pas aux policiers toute liberté pour présumer qu’ils ont les pouvoirs requis » : par. 84‑85. Pour ce qui est de l’incidence de la violation, les juges majoritaires ont conclu qu’il y avait une incidence importante sur les intérêts à la protection de la liberté et de la vie privée de M. McColman parce que la police l’avait interrogé et avait obtenu des éléments de preuve contre lui dans le cadre d’une détention illégale à un endroit où M. McColman avait une attente raisonnable en matière de respect de sa vie privée. Enfin, malgré le fait que l’exclusion des éléments de preuve compromettrait la fonction de recherche de la vérité que remplit le procès, les juges majoritaires ont statué que, pour que le système de justice soit irréprochable, la cour ne devait pas admettre une conduite qui teste les limites des pouvoirs policiers. En conséquence, ils ont écarté les éléments de preuve et confirmé l’acquittement de M. McColman.
[22]                        Le juge Hourigan, dissident, s’est dit d’avis que le par. 48(1) du Code de la route et la common law autorisaient tous les deux l’interception aléatoire de vérification de la sobriété. Selon lui, l’interprétation que donnent les juges majoritaires au Code de la route va à l’encontre de son objectif de protection du public parce que la législature n’a pu avoir voulu que des conducteurs puissent se soustraire à une enquête en s’arrêtant sur une propriété privée. Le juge Hourigan a adopté l’interprétation du Code de la route proposée par le ministère public et a conclu que les policiers avaient le pouvoir de procéder à l’interception dans les circonstances.
[23]                        À titre subsidiaire, le juge Hourigan a conclu que les éléments de preuve ne devaient pas être écartés en vertu du par. 24(2) de la Charte et a exhorté les tribunaux de première instance à procéder à une analyse plus sérieuse des facteurs de l’arrêt Grant : R. c. Grant, 2009 CSC 32, [2009] 2 R.C.S. 353. Il a estimé que la première question militait contre l’exclusion des éléments de preuve parce que l’inconduite étatique était mineure ou de nature technique, et que le droit n’était pas bien établi, étant donné qu’il y avait une jurisprudence qui appuyait l’interprétation que les policiers avaient faite de leurs pouvoirs. La deuxième question militait également contre l’exclusion des éléments de preuve parce que les attentes de M. McColman en matière de respect de sa vie privée étaient minimes. L’interception a eu lieu dans une entrée partagée avec une entreprise commerciale, ce qui autorisait donc implicitement la police à y pénétrer. Enfin, la troisième question militait contre l’exclusion des éléments de preuve parce que ceux‑ci étaient fiables et démontraient de façon accablante la culpabilité de M. McColman hors de tout doute raisonnable relativement aux deux chefs d’accusation. En conséquence, le juge Hourigan n’aurait pas écarté les éléments de preuve en vertu du par. 24(2) de la Charte.
V.           Questions en litige
[24]                        Le pourvoi du ministère public soulève deux questions.
[25]                        Premièrement, le ministère public fait valoir que le par. 48(1) du Code de la route autorisait l’interception aléatoire de vérification de la sobriété. Il soutient qu’un policier peut procéder à une telle interception en dehors d’une voie publique s’il forme l’intention sur une voie publique de vérifier la sobriété du conducteur. À l’appui de cette prétention, le ministère public souligne que, contrairement au par. 216(1) du Code de la route, le par. 48(1) ne prévoit rien en ce qui a trait à la communication de la décision d’intercepter le conducteur. Il suggère également que la définition de « conducteur » au par. 48(18) est susceptible d’écarter la définition générale de « conducteur » au par. 1(1) pour l’application de l’art. 48. Cela autoriserait la police à procéder à une interception aléatoire de vérification de la sobriété chaque fois qu’une personne a la garde ou le contrôle d’un véhicule automobile, que l’intention d’y procéder ait ou non été formée sur une voie publique.
[26]                        Deuxièmement, si le Code de la route n’autorisait pas l’interception policière, de sorte qu’il en résulte une violation de l’art. 9 de la Charte, le ministère public soutient que l’utilisation des éléments de preuve relatifs à l’affaiblissement des facultés et à l’alcoolémie de M. McColman n’est pas susceptible de déconsidérer l’administration de la justice. Il prétend que la conduite étatique attentatoire à la Charte n’était pas grave, car la police a agi de bonne foi dans le contexte d’une incertitude juridique relativement aux limites géographiques du pouvoir de procéder à des interceptions aléatoires de vérification de la sobriété. Le ministère public fait valoir que l’incidence de la violation n’était ni attentatoire ni importante. Il affirme que conduire est une activité réglementée et que les interceptions de vérification de la sobriété sont brèves et limitées à l’objectif auquel elles répondent. Enfin, le ministère public prétend qu’il y a un intérêt public considérable à ce que ces accusations soient jugées au fond compte tenu du caractère fiable et fondamental des éléments de preuve.
[27]                        Il faut souligner que notre Cour n’a pas accordé l’autorisation d’appel sur la question de savoir si la police avait le pouvoir en common law d’effectuer l’interception.
VI.         Analyse
A.           L’interception aléatoire de vérification de la sobriété était‑elle autorisée par le par. 48(1) du Code de la route?
[28]                        Le présent pourvoi donne pour la première fois l’occasion à notre Cour de se pencher sur la question de savoir si des policiers peuvent effectuer des interceptions aléatoires de vérification de la sobriété sur une propriété privée en vertu du par. 48(1) du Code de la route.
[29]                        À plusieurs reprises, notre Cour a affirmé que diverses formes d’interceptions aléatoires de véhicules violent l’art. 9 de la Charte, mais sont justifiées au regard de l’article premier. Dans R. c. Hufsky, 1988 CanLII 72 (CSC), [1988] 1 R.C.S. 621, elle a statué que les contrôles routiers ponctuels autorisés par la loi — les contrôles de police aléatoires effectués à des endroits fixes et prédéterminés — violent l’art. 9, mais sont justifiés au regard de l’article premier. Peu après, elle a conclu, dans R. c. Ladouceur, 1990 CanLII 108 (CSC), [1990] 1 R.C.S. 1257, que les interceptions au cours d’une patrouille qui sont autorisées par la loi — les interceptions policières aléatoires visant à vérifier les permis de conduire, la preuve d’assurance, l’état mécanique des véhicules et la sobriété des conducteurs — violent l’art. 9, mais sont justifiées au regard de l’article premier.
[30]                        Les policiers qui procèdent à des interceptions aléatoires de véhicules doivent exercer leurs pouvoirs avec vigilance et s’assurer de ne pas outrepasser les limites de ceux‑ci. Comme ces interceptions aléatoires constituent une « détention arbitraire », la « détention ne sera justifiée au regard de l’article premier de la Charte que si la police agit dans le cadre des objectifs limités relevant de la réglementation routière en fonction desquels les pouvoirs ont été conférés » : R. c. Nolet, 2010 CSC 24, [2010] 1 R.C.S. 851, par. 22 (références omises).
[31]                        La question de savoir si des policiers peuvent effectuer des interceptions aléatoires de vérification de la sobriété sur une propriété privée a été examinée par diverses juridictions d’appel dans l’ensemble du pays sous le régime de leur version du Code de la route : voir, p. ex., R. c. Lux, 2012 SKCA 129, 405 Sask. R. 214; R. c. Anderson, 2014 SKCA 32, 433 Sask. R. 255; Scott c. R., 2021 QCCS 3866. Cependant, le Code de la route de l’Ontario diffère sous d’importants rapports des autres lois provinciales qui régissent la conduite automobile et les conducteurs. Dans l’analyse d’une disposition du Code de la route, le tribunal doit rester concentré sur le texte, le contexte et l’objet de la disposition en cause.
[32]                        Le ministère public appelant et la Cour d’appel de l’Ontario se sont tous les deux largement fondés sur la jurisprudence de la Cour d’appel de la Saskatchewan. Dans l’affaire Lux, des policiers ont remarqué un véhicule automobile qui roulait dans un stationnement privé et ont procédé à une interception aléatoire de celui‑ci en vue de vérifier la sobriété du conducteur, et ce, alors que le véhicule se trouvait encore dans le stationnement. La Cour d’appel a jugé que l’art. 209.1 de la loi intitulée The Traffic Safety Act, S.S. 2004, c. T‑18.1, n’autorisait pas les agents de la paix à procéder à des interceptions aléatoires de vérification de la sobriété sur une propriété privée : par. 31. Deux ans plus tard, dans l’affaire Anderson, dont les faits ressemblent à ceux de l’espèce, la Cour d’appel a statué qu’un policier qui avait formé sur une voie publique son intention d’intercepter au hasard un véhicule pouvait légalement réaliser l’interception sur une propriété privée en vertu de l’art. 209.1 de The Traffic Safety Act : par. 24‑25.
[33]                        Malgré l’apparente pertinence des arrêts Lux et Anderson, le Code de la route de l’Ontario diffère sous des rapports pertinents de The Traffic Safety Act de la Saskatchewan. Notamment, cette dernière ne définit pas le terme [traduction] « conducteur »; en revanche, comme nous le verrons, la définition que le Code de la route donne du conducteur impose des limites strictes au pouvoir des policiers de procéder à des interceptions aléatoires de vérification de la sobriété en vertu du par. 48(1) du Code de la route. Comme les arrêts Lux et Anderson sont étroitement axés sur le libellé précis de l’art. 209.1 de The Traffic Safety Act, ni l’un ni l’autre ne renseigne beaucoup sur la façon dont notre Cour devrait aborder le par. 48(1) du Code de la route de l’Ontario.
(1)         Le sens du par. 48(1) du Code de la route
[34]                        Passons maintenant au par. 48(1) du Code de la route, qui dispose :
                        Un agent de police aisément reconnaissable comme tel peut exiger du conducteur d’un véhicule automobile qu’il s’arrête pour établir s’il y a lieu ou non de le soumettre à l’épreuve visée à l’article 320.27 ou 320.28 du Code criminel (Canada).
[35]                        Selon la méthode moderne d’interprétation législative, « il faut lire les termes d’une loi “dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’économie de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur” » : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] 4 R.C.S. 653, par. 117, citant Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), 1998 CanLII 837 (CSC), [1998] 1 R.C.S. 27, par. 21, et Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, 2002 CSC 42, [2002] 2 R.C.S. 559, par. 26, citant tous deux E. Driedger, Construction of Statutes (2e éd. 1983), p. 87; voir aussi Canada c. Alta Energy Luxembourg S.A.R.L., 2021 CSC 49, par. 37. Lorsqu’il détermine le sens du texte, le tribunal ne peut lire une disposition législative isolément, mais il doit plutôt lire celle‑ci à la lumière de l’économie générale de la loi : Rizzo, par. 21.
[36]                        Dans son argumentation écrite et lors des plaidoiries orales, le ministère public a attaché beaucoup d’importance aux objectifs plus larges qui sous‑tendent le Code de la route. Cependant, une analyse téléologique n’autorise pas l’interprète à faire abstraction du sens clair de la loi : voir R. c. D.A.I., 2012 CSC 5, [2012] 1 R.C.S. 149, par. 26.
[37]                        La question clé en l’espèce est celle de savoir si M. McColman était un « conducteur » pour l’application du par. 48(1) du Code de la route au moment de l’interception aléatoire de vérification de la sobriété. Le Code de la route comporte deux définitions du terme « conducteur » susceptibles de s’appliquer à M. McColman. Le paragraphe 1(1) du Code de la route dispose que le « conducteur » est une « [p]ersonne qui conduit un véhicule sur une voie publique » (« “driver” means a person who drives a vehicle on a highway » dans la version anglaise). En revanche, le par. 48(18) précise que, pour l’application de l’art. 48, « “conducteur” [s]’entend en outre de quiconque a la garde ou le contrôle d’un véhicule automobile » (« “driver” includes a person who has care or control of a motor vehicle » dans la version anglaise). Dans son mémoire, le ministère public suggère qu’il est possible d’interpréter le par. 48(1) de manière à ce qu’il autorise la police à procéder à des interceptions aléatoires de vérification de la sobriété chaque fois qu’elle voit une personne qui a la garde ou le contrôle d’un véhicule automobile, qu’elle ait eu ou non l’intention sur une voie publique de vérifier la sobriété de celle‑ci. Autrement dit, il soutient que le par. 48(18) énonce des éléments essentiels de ce qui constitue un « conducteur ». Cet argument doit être rejeté pour deux raisons.
[38]                          Premièrement, les définitions figurant dans les lois ne sont pas toutes exhaustives : R. Sullivan, The Construction of Statutes (7e éd. 2022). Les définitions exhaustives [traduction] « donnent le sens complet du terme défini et écartent complètement tout autre sens que celui‑ci pourrait par ailleurs avoir en langage courant ou technique », tandis que les définitions non exhaustives « n’entendent pas écarter le sens qu’aurait le terme défini en langage courant; elles ne font que le préciser, le restreindre ou l’illustrer » : p. 69‑70. En anglais, les définitions exhaustives commencent généralement par le verbe « means », alors que les définitions non exhaustives sont précédées du verbe « includes » : p. 69‑70.
[39]                          En l’espèce, la définition prévue au par. 1(1) est exhaustive et précise la portée du terme « conducteur », alors que celle énoncée au par. 48(18) est non exhaustive et élargit le sens ordinaire du terme défini. D’ailleurs, la définition du « conducteur » au par. 1(1) comporte deux volets; elle vise à la fois une activité et le lieu de cette activité. Pour être un conducteur, il faut conduire un véhicule (activité) et le faire sur une voie publique (lieu). La définition prévue au par. 48(18) vise uniquement à élargir le volet activité de la définition et non l’élément relatif au lieu.
[40]                        Deuxièmement, notre Cour a déclaré que, bien que l’incidence relative du sens ordinaire, du contexte et de l’objet sur le processus d’interprétation puisse varier, les tribunaux doivent chercher à interpréter les dispositions d’une loi comme formant un tout harmonieux : Hypothèques Trustco Canada c. Canada, 2005 CSC 54, [2005] 2 R.C.S. 601, par. 10. Nous le répétons, une définition non exhaustive n’écarte pas nécessairement d’autres définitions. Selon le contexte, les définitions exhaustives et les définitions non exhaustives peuvent être interprétées ensemble. Suivant une interprétation harmonieuse des deux définitions données à ce terme, un « conducteur » est, pour l’application du par. 48(1), une personne qui conduit un véhicule automobile, ou qui en a la garde ou le contrôle, sur une voie publique. La personne qui a la garde ou le contrôle d’un véhicule automobile, mais qui ne se trouve plus sur une voie publique, ne serait pas un « conducteur » au sens du Code de la route.
[41]                        En l’espèce, M. McColman n’était pas un « conducteur » pour l’application du par. 48(1) lorsqu’il a été intercepté par la police. Même si l’on peut dire qu’il avait la garde ou le contrôle du VTT, il ne se trouvait pas sur une voie publique quand la police a procédé à l’interception. En conséquence, l’interception policière n’était pas autorisée par le par. 48(1) du Code de la route.
[42]                        Le ministère public suggère qu’une question fondamentale en l’espèce est de savoir si la police doit communiquer sur une voie publique son intention d’effectuer une interception aléatoire de vérification de la sobriété afin d’être visée par le par. 48(1) du Code de la route. Il fait valoir que le pouvoir prévu au par. 48(1) entre en application au moment où la police forme l’intention de procéder à une interception aléatoire en vue de vérifier la sobriété d’un conducteur qui se trouve sur une voie publique, et non à celui où elle communique cette intention au conducteur. Le ministère public soutient que cette interprétation est étayée par le par. 216(1) du Code de la route.
[43]                        Selon le ministère public, le par. 216(1) témoigne du choix législatif de faire entrer en ligne de compte la communication de l’intention d’intercepter un conducteur. Comme la législature a choisi de ne pas inclure les mots « d’une demande ou de signaux » au par. 48(1), cette disposition n’oblige pas la police à communiquer sa décision pour pouvoir intercepter un conducteur. Dès lors que le conducteur se trouvait sur la voie publique au moment où le policier a formé l’intention subjective de l’intercepter, le policier peut se prévaloir du pouvoir prévu au par. 48(1) pour procéder à une interception aléatoire de vérification de la sobriété sur une propriété privée. À notre avis, cet argument doit également être rejeté.
[44]                        Les paragraphes 48(1) et 216(1) ne témoignent pas de choix législatifs divergents parce les deux dispositions n’ont pas besoin d’être interprétées séparément. En fait, elles sont souvent citées ensemble comme conférant le pouvoir légal de procéder à des interceptions aléatoires de vérification de la sobriété : voir, p. ex., R. c. Sivarasah, 2017 ONSC 3597, 383 C.R.R. (2d) 1, par. 108; R. c. Holland, 2017 ONCJ 948, par. 11 (CanLII); R. c. Warha, 2015 ONCJ 214, par. 5 (CanLII); R. c. Vander Griendt, 2015 ONSC 6644, 331 C.C.C. (3d) 135, par. 4 et 21. Le paragraphe 216(1) prévoit l’aspect pratique du pouvoir général de la police d’intercepter des véhicules, y compris l’obligation correspondante des conducteurs de s’immobiliser « à la suite d’une demande ou de signaux » en ce sens. Par contraste, le par. 48(1) précise les circonstances dans lesquelles la police peut intercepter des conducteurs sans motifs raisonnables et probables afin de vérifier leur sobriété. Les deux dispositions se combinent pour prévoir un pouvoir policier d’effectuer des interceptions aléatoires de vérification de la sobriété sur des voies publiques et une obligation correspondante incombant aux conducteurs de s’immobiliser à la suite d’une demande ou de signaux en ce sens.
[45]                        Selon cette interprétation, l’absence des mots « à la suite d’une demande ou de signaux » au par. 48(1) ne témoigne pas d’un choix législatif de privilégier le moment où la police forme l’intention de procéder à une interception aléatoire de vérification de la sobriété. Le paragraphe 216(1) prévoit une exigence de « communication », de telle sorte que le policier qui souhaite invoquer le pouvoir conféré au par. 48(1) doit, à tout le moins, demander au conducteur, au moyen de signaux ou autrement, d’immobiliser son véhicule sur une voie publique.
[46]                        De plus, l’inclusion du mot « exiger » au par. 48(1) implique la communication d’une attente ou d’un ordre à quelqu’un. Selon le Trésor de la langue française informatisé (en ligne), le terme « exiger » signifie « [f]aire savoir que l’on veut impérativement que quelque chose soit fait ». Contrairement à ce que prétend le ministère public, une personne ne peut pas exiger d’une autre personne qu’elle fasse quelque chose simplement en ayant subjectivement l’intention de l’exiger.
[47]                        En l’espèce, la police a attendu que M. McColman s’engage dans l’entrée de ses parents avant de lui signaler son intention de l’intercepter. Elle n’a donc pas invoqué régulièrement son pouvoir de procéder à une interception aléatoire de vérification de la sobriété en vertu du par. 48(1).
[48]                          Enfin, le ministère public soutient que le fait de maintenir l’interprétation que donnent les juges majoritaires de la Cour d’appel au par. 48(1) du Code de la route créerait le problème du sanctuaire, en ce sens qu’à l’avenir, les conducteurs dont les facultés sont affaiblies n’auraient qu’à s’engager sur une propriété privée chaque fois qu’ils repèrent une voiture de patrouille. Le juge dissident de la Cour d’appel a suggéré que [traduction] « [d]ans de nombreux cas, ce sanctuaire sera éphémère, car le conducteur dont les facultés sont affaiblies ne demeurera sur la propriété privée que tant que la voiture de patrouille se trouve dans les parages. Dès qu’elle a disparu, le conducteur pourra de nouveau s’engager dans la voie publique et continuer à compromettre la sécurité publique » : par. 96, le juge Hourigan. À notre avis, le problème du sanctuaire est exagéré.
[49]                        Premièrement, les interceptions aléatoires de vérification de la sobriété ne constituent pas le seul outil dont dispose la police pour lutter contre la conduite avec facultés affaiblies. Bien qu’ils ne puissent pas procéder à des interceptions aléatoires pour vérifier la sobriété de conducteurs sur une propriété privée en vertu du par. 48(1) du Code de la route, les policiers peuvent intercepter des conducteurs s’ils ont des motifs raisonnables et probables de le faire : Ladouceur, p. 1287. Cet arrêt n’interdit pas complètement les interceptions policières de conducteurs sur une propriété privée. Divers scénarios factuels peuvent donner lieu à des motifs raisonnables et probables. Par exemple, si une personne conduit de manière irrégulière, un policier peut avoir des motifs raisonnables et probables de la poursuivre jusque sur une propriété privée. De plus, comme les juges majoritaires de la Cour d’appel l’ont fait observer, un [traduction] « véritable cas de fuite pourrait bien contribuer à établir l’existence de motifs raisonnables de détenir l’accusé, selon les circonstances » : par. 42. En conséquence, il n’est pas interdit en toutes circonstances aux policiers d’intercepter des conducteurs sur une propriété privée.
[50]                        Deuxièmement, sauf en cas de contestation constitutionnelle couronnée de succès, notre Cour doit respecter la volonté que la législature a exprimée dans une loi valide. Il n’appartient pas à la Cour de réécrire la loi ou de se demander quelle loi elle aurait elle‑même édictée. Interprété dans son contexte, le par. 48(1) du Code de la route n’autorise pas les policiers à procéder à des interceptions aléatoires de vérification de la sobriété sur une propriété privée. Il est du devoir de la Cour de respecter la volonté de la législature. Si cette dernière croit que les policiers devraient exercer des pouvoirs plus étendus en vertu du par. 48(1), elle peut modifier la disposition.
(2)         L’interception aléatoire de vérification de la sobriété a violé les droits garantis à M. McColman par l’art. 9 de la Charte
[51]                        Le paragraphe 48(1) du Code de la route conférait certes aux policiers le pouvoir légal de procéder à des interceptions aléatoires pour vérifier la sobriété de conducteurs de véhicules automobiles, mais ceux‑ci n’avaient pas le pouvoir d’intercepter M. McColman parce qu’il n’était pas un « conducteur » au sens du Code de la route au moment de l’interception. Comme l’interception était illégale, les policiers ont violé les droits garantis à M. McColman par l’art. 9 de la Charte, lequel proclame que « [c]hacun a droit à la protection contre la détention ou l’emprisonnement arbitraires ». Notre Cour a affirmé que « la détention qui n’est pas légalement autorisée est arbitraire et elle viole l’art. 9 » : Grant, par. 54. Eu égard à la conclusion qui précède selon laquelle les policiers n’avaient pas le pouvoir légal d’intercepter au hasard M. McColman, il s’ensuit qu’ils ont détenu arbitrairement ce dernier.
[52]                        La question à laquelle il faut ensuite répondre est celle de savoir si les éléments de preuve que les policiers ont obtenus dans l’entrée et plus tard au poste de police doivent être écartés en application du par. 24(2) de la Charte.
B.            Les éléments de preuve obtenus auraient‑il dû être écartés en application du par. 24(2) de la Charte?
[53]                        Le paragraphe 24(2) exige que les éléments de preuve obtenus dans des conditions qui portent atteinte aux droits garantis à l’accusé par la Charte soient écartés du procès s’il est établi, « eu égard aux circonstances, que leur utilisation est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice ». L’analyse fondée sur le par. 24(2) est une analyse objective, qui se fait du point de vue d’une personne raisonnable, et il incombe à la partie qui sollicite l’exclusion de convaincre le tribunal que l’utilisation des éléments de preuve est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice : Grant, par. 68.
[54]                        Le paragraphe 24(2) est axé sur le maintien à long terme de l’intégrité du système de justice et de la confiance du public à son égard. En conséquence, l’exclusion d’éléments de preuve en vertu du par. 24(2) ne vise pas à sanctionner l’inconduite des policiers ou à dédommager l’accusé, mais a plutôt une portée systémique et institutionnelle : Grant, par. 70. Dans l’arrêt Grant, notre Cour a expliqué que l’analyse fondée sur le par. 24(2) soulève trois questions : (1) la gravité de la conduite étatique attentatoire à la Charte; (2) l’incidence de la violation sur les intérêts de l’accusé protégés par la Charte; et (3) l’intérêt de la société à ce que l’affaire soit jugée au fond. Les tribunaux sont chargés de mettre en balance l’appréciation de chacune de ces questions, mais comme il a été reconnu dans Grant, « [l]a mise en balance requise par le par. 24(2) est de nature qualitative, la précision mathématique est donc impossible » : par. 140.
[55]                        Les tribunaux de première instance doivent évaluer en profondeur chacune des trois questions. Un examen superficiel du test de l’arrêt Grant empêche un contrôle approprié en appel et fait passer l’analyse fondée sur le par. 24(2) d’une analyse contextuelle à une règle de démarcation très nette.
[56]                        Dans le cas qui nous occupe, le juge du procès n’a pas procédé à une analyse fondée sur l’arrêt Grant, puisqu’il a conclu que le par. 48(1) du Code de la route autorisait l’interception aléatoire de vérification de la sobriété et que l’art. 9 n’avait pas été violé. En conséquence, notre Cour doit effectuer de nouveau l’analyse fondée sur l’arrêt Grant.
(1)         La gravité de la conduite attentatoire à la Charte
[57]                        La première question met l’accent sur la mesure dans laquelle la conduite étatique en cause s’écarte du principe de la primauté du droit. Comme notre Cour l’a déclaré dans l’arrêt Grant, par. 72, lorsqu’il se penche sur cette question, « le tribunal doit évaluer si l’utilisation d’éléments de preuve déconsidérerait l’administration de la justice en donnant à penser que les tribunaux, en tant qu’institution devant répondre de l’administration de la justice, tolèrent en fait les entorses de l’État au principe de la primauté du droit en ne se dissociant pas du fruit de ces conduites illégales ». Ou, pour reprendre les termes utilisés par la Cour dans R. c. Harrison, 2009 CSC 34, [2009] 2 R.C.S. 494, par. 22 : « S’agit‑il d’une inconduite [policière] dont le tribunal devrait souhaiter se dissocier? »
[58]                        Lorsqu’il évalue la gravité de la conduite étatique en cause, le tribunal doit « situer cette conduite sur l’échelle de culpabilité » : R. c. Paterson, 2017 CSC 15, [2017] 1 R.C.S. 202, par. 43. Comme le juge Doherty l’a fait observer dans R. c. Blake, 2010 ONCA 1, 251 C.C.C. (3d) 4, [traduction] « plus l’inconduite de l’État est grave, plus il est nécessaire de préserver la considération à long terme portée à l’administration de la justice en dissociant les processus judiciaires de cette inconduite » : par. 23. Pour situer adéquatement la conduite étatique sur l’« échelle de culpabilité », les tribunaux doivent également se demander si la présence de circonstances contextuelles diminue ou exacerbe la gravité de la conduite étatique : Grant, par. 75. La police était‑elle obligée d’agir rapidement pour empêcher la disparition d’éléments de preuve? A‑t‑elle agi de bonne foi? Aurait‑elle pu obtenir les éléments de preuve sans violer la Charte? Ce n’est qu’en adoptant une analyse globale que le tribunal peut situer adéquatement la conduite étatique sur l’échelle de culpabilité.
[59]                        Il convient de signaler d’entrée de jeu que la première et la deuxième question sont distinctes. La première question évalue la conduite étatique elle‑même, tandis que la deuxième question va plus loin et apprécie l’incidence de la conduite étatique sur les intérêts de l’accusé protégés par la Charte. Notre Cour a souligné que « [b]ien que les deux premières questions agissent généralement en tandem en ce qu’elles font toutes deux pencher la balance en faveur de l’exclusion des éléments de preuve, le niveau de force avec lequel elles font pencher la balance n’a pas besoin d’être identique pour que l’exclusion soit requise » : R. c. Le, 2019 CSC 34, [2019] 2 R.C.S. 692, par. 141. Comme il a été noté dans R. c. Lafrance, 2022 CSC 32, par. 90, « c’est le poids cumulatif des deux premières questions que les juges du procès doivent considérer et mettre en balance par rapport à la troisième question lorsqu’ils examinent si les éléments de preuve devraient être écartés » (en italique dans l’original). Dans certaines situations, seule une des deux premières questions militera en faveur de l’exclusion des éléments de preuve. La conduite étatique qui n’est pas particulièrement grave pourrait néanmoins avoir une incidence importante sur les intérêts de l’accusé protégés par la Charte. À l’inverse, la conduite étatique qui est scandaleuse pourrait avoir une incidence minimale sur les intérêts de l’accusé protégés par la Charte. Les tribunaux doivent prendre garde de ne pas regrouper les deux premières questions en une seule analyse non structurée.
[60]                          En l’espèce, la première question milite légèrement en faveur de l’exclusion. Malgré l’existence d’une jurisprudence pertinente à l’appui de l’interception policière de vérification de la sobriété, compte tenu de l’incertitude juridique qui existait à l’époque, les policiers auraient dû agir avec plus de prudence. En cas d’incertitude juridique, « la police ferait bien de pécher par excès de prudence » : R. c. Société TELUS Communications, 2013 CSC 16, [2013] 2 R.C.S. 3, par. 80.
[61]                        Au moment de l’interception aléatoire de vérification de la sobriété, la jurisprudence applicable était incertaine : voir R. c. Vu, 2013 CSC 60, [2013] 3 R.C.S. 657, par. 71. Le juge dissident de la Cour d’appel a cité plusieurs décisions ontariennes à l’appui de son affirmation selon laquelle [traduction] « il existait une jurisprudence qui tendait à confirmer le pouvoir des policiers de procéder à l’interception dans l’entrée partagée » : par. 178, le juge Hourigan. Voir en particulier R. c. Alrayyes, 2013 ONSC 7256; R. c. Calder (2002), 29 M.V.R. (4th) 292 (C.S. Ont.), conf. par (2004), 2004 CanLII 36113 (ON CA), 47 M.V.R. (4th) 20 (C.A. Ont.); R. c. McGregor, 2015 ONCJ 692, 92 M.V.R. (6th) 333; et Warha. Par exemple, dans la décision Alrayyes, la Cour supérieure de justice de l’Ontario a jugé que sous le régime du par. 48(1) du Code de la route, le pouvoir d’un policier d’intercepter un véhicule circulant sur une voie publique ne s’est pas évaporé simplement parce que le véhicule s’est engagé sur une propriété privée : par. 31 (QL, WL).
[62]                        Cependant, ce n’était pas toute la jurisprudence applicable qui appuyait la décision de l’agent Lobsinger de procéder à une interception aléatoire de vérification de la sobriété. Dans R. c. George, 2004 ONCJ 316, le juge du procès a conclu que le par. 48(1) du Code de la route n’autorisait pas le policier à procéder à une interception aléatoire afin de vérifier la sobriété d’une personne qui avait quitté la voie publique pour s’engager dans son entrée privée : par. 15‑16 (CanLII). De même, dans R. c. Nield, 2015 ONSC 5730, 88 M.V.R. (6th) 274, la Cour supérieure de justice de l’Ontario a statué que le par. 48(1) du Code de la route ne s’appliquait pas à une personne qui conduisait un véhicule, mais qui ne se trouvait pas sur une voie publique : par. 26 et 29. Voir aussi R. c. Hajivasilis, 2013 ONCA 27, 114 O.R. (3d) 337, par. 13; R. c. Larocque, 2014 ONCJ 601, par. 11 (CanLII); et Vander Griendt, par. 19‑21.
[63]                        En définitive, cependant, les policiers en l’espèce ont agi sans justification légale. Comme nous l’avons déjà souligné, le Code de la route ne leur conférait pas le pouvoir de procéder à une interception aléatoire de vérification de la sobriété sur une propriété privée. Ils n’avaient pas non plus de motifs raisonnables et probables. Compte tenu de l’incertitude juridique en jeu, les policiers avaient l’obligation d’agir avec prudence et de s’interroger sur les limites de leurs pouvoirs. Comme l’a souligné le juge en chef Dickson, dissident, dans Dedman c. La Reine, 1985 CanLII 41 (CSC), [1985] 2 R.C.S. 2, p. 10, « [o]n a toujours considéré, comme principe fondamental de la primauté du droit dans ce pays, que dans l’accomplissement de leurs devoirs généraux à titre d’agents de l’État chargés de l’application de la loi, les policiers ont des pouvoirs limités et n’ont le droit de porter atteinte à la liberté personnelle ou à la propriété que dans la mesure autorisée par la loi ». Bien qu’ils aient été exprimés dans le contexte du pouvoir policier en common law, les propos du juge en chef Dickson s’appliquent également à l’exercice par les policiers du pouvoir que leur confère la loi. Ceux‑ci ne peuvent exercer que les pouvoirs qui leur sont accordés par la loi. Dans les situations marquées par l’incertitude juridique, ils ne devraient pas s’appuyer sur cette incertitude, mais devraient plutôt pécher par excès de prudence.
[64]                        Suivant la première question, les tribunaux doivent également se demander s’il existe d’autres circonstances atténuantes qui influent sur leur conception de la gravité de la conduite étatique. En l’espèce, la police aurait pu procéder à l’interception aléatoire de vérification de la sobriété sur la voie publique en actionnant les gyrophares ou la sirène de la voiture de patrouille dès que M. McColman a quitté le dépanneur à bord de son VTT. Ainsi, les éléments de preuve « auraient pu être obtenus sans violation de la Charte » : R. c. Jacoy, 1988 CanLII 13 (CSC), [1988] 2 R.C.S. 548, p. 559. En somme, les policiers auraient pu effectuer l’interception aléatoire de vérification de la sobriété avant que M. McColman ne s’engage sur une propriété privée.
[65]                        Nous estimons que, dans l’ensemble, la première question milite légèrement en faveur de l’exclusion. La police a agi sans autorisation légale lorsqu’elle a effectué l’interception, et une jurisprudence confirmait qu’elle n’était pas autorisée à intercepter M. McColman. En revanche, une autre jurisprudence appuyait sa conduite. Vu l’incertitude juridique qui existait à l’époque de l’interception aléatoire de vérification de la sobriété, la violation n’était donc pas grave au point d’exiger de notre Cour qu’elle se dissocie des actes de la police. À la lumière de cette même incertitude juridique, cependant, les policiers auraient dû agir avec plus de prudence. Tout compte fait, nous sommes d’avis que ces deux conséquences de l’incertitude juridique militent en faveur de l’exclusion, mais seulement légèrement.
(2)         L’incidence de la violation sur les intérêts de M. McColman protégés par la Charte
[66]                        La deuxième question vise la crainte que l’utilisation d’éléments de preuve obtenus en violation de la Charte puisse donner à penser aux citoyens que les droits garantis par la Charte ne revêtent pas d’utilité réelle pour eux. Les tribunaux doivent évaluer la portée « réelle de l’atteinte [par la violation] aux intérêts protégés par le droit en cause » : Grant, par. 76. À l’instar de la première question, la deuxième question envisage une échelle variable de conduites, les violations « passag[ères] ou d’ordre simplement formel » se trouvant à une extrémité de l’échelle et les violations « profondément attentatoire[s] » se trouvant à l’autre : par. 76.
[67]                        Par exemple, dans l’arrêt R. c. Tim, 2022 CSC 12, il a été jugé que l’incidence sur les intérêts de l’accusé protégés par l’art. 9 se situait quelque part au milieu du spectre. L’incidence de l’arrestation arbitraire de l’accusé a été atténuée dans une certaine mesure parce que, bien qu’il ait été arrêté sur la base d’une erreur de droit quant au statut juridique d’une drogue, il a été détenu légalement aux fins d’une enquête liée à un accident de la route : par. 92. En revanche, dans Harrison, notre Cour a conclu que l’incidence était plus importante parce que l’accusé avait été intercepté et que son véhicule avait été fouillé sans justification légitime : par. 31; voir aussi R. c. Mann, 2004 CSC 52, [2004] 3 R.C.S. 59, par. 56.
[68]                        Dans le présent pourvoi, la deuxième question milite modérément en faveur de l’exclusion de la preuve. L’interception a eu une incidence sur les intérêts de M. McColman à la protection de sa liberté parce que la police l’a interrogé dans le cadre d’une détention illégale. La police avait certes le pouvoir d’intercepter au hasard M. McColman pour vérifier sa sobriété, mais elle n’a pas agi dans les limites légales de ce pouvoir. De plus, le fait que la détention arbitraire a eu lieu sur une propriété privée est pertinent parce que « [s]e retirer dans une résidence privée (même s’il ne s’agit pas de leur résidence) sera parfois le seul moyen pratique pour des personnes d’exercer leur droit de ne pas être importunées » : Le, par. 155. Par suite de l’interception illégale, M. McColman a été arrêté et amené au poste de police, où il a été détenu pendant plusieurs heures. La police a obtenu une preuve appréciable contre M. McColman, dont les observations du policier sur les signes d’affaiblissement des facultés, les déclarations de M. McColman au sujet de sa consommation d’alcool et les résultats de deux alcootests. En conséquence, l’interception policière illégale constituait une atteinte marquée, sans être des plus extrêmes, aux intérêts de M. McColman protégés par la Charte.
(3)         L’intérêt de la société à ce que l’affaire soit jugée au fond
[69]                        La troisième question vise à déterminer si la fonction de recherche de la vérité que remplit le procès criminel serait mieux servie par l’utilisation ou par l’exclusion des éléments de preuve. Pour ce faire, les tribunaux doivent tenir compte tant des répercussions négatives qu’aurait l’utilisation des éléments de preuve sur la considération dont jouit l’administration de la justice que des répercussions qu’aurait leur exclusion : Grant, par. 79. Dans chaque cas, « c’est la considération à long terme pour l’administration de la justice qui doit être examinée » : Harrison, par. 36.
[70]                        Suivant cette troisième question, les tribunaux devraient tenir compte de facteurs comme la fiabilité des éléments de preuve, l’importance de ceux‑ci pour la cause du ministère public et la gravité de l’infraction reprochée, quoique notre Cour ait reconnu que le dernier facteur pouvait jouer dans les deux sens : Grant, par. 81 et 83‑84. Bien qu’il ait un intérêt accru à ce qu’il y ait un jugement au fond si l’infraction est grave, le public a aussi un intérêt vital à ce que le système de justice demeure irréprochable : par. 84.
[71]                        Quoique l’utilisation d’une preuve obtenue en contravention de l’art. 9 de la Charte ait une incidence manifeste sur l’administration de la justice, l’utilisation des éléments de preuve en l’espèce n’est pas susceptible d’affaiblir la considération à long terme portée à l’administration de la justice. Premièrement, les éléments de preuve recueillis par la police étaient fiables et cruciaux pour la cause du ministère public. L’agent Lobsinger a observé sur les lieux plusieurs signes d’affaiblissement des facultés, notamment une forte odeur d’alcool et l’incapacité de M. McColman de se tenir droit debout. Monsieur McColman a admis aux policiers qu’il avait [traduction] « peut‑être bu 10 » bières ce soir‑là. Deux alcootests, effectués quelque temps après que M. McColman eut vomi en raison de sa consommation d’alcool, ont révélé chez lui une alcoolémie qui était notablement supérieure à la limite légale.
[72]                        Deuxièmement, la conduite avec facultés affaiblies est une infraction grave. Notre Cour a reconnu que la société a un intérêt vital à lutter contre l’alcool au volant. Dans l’arrêt R. c. Bernshaw, 1995 CanLII 150 (CSC), [1995] 1 R.C.S. 254, par. 16, le juge Cory a souligné :
                        Chaque année, l’ivresse au volant entraîne énormément de décès, de blessures, de peine et de destruction. Au plan numérique seulement, l’ivresse au volant a une plus grande incidence sur la société canadienne que tout autre crime. Du point de vue des décès et des blessures graves donnant lieu à l’hospitalisation, la conduite avec facultés affaiblies est de toute évidence le crime qui cause la plus grande perte sociale au pays.
                    (Voir aussi R. c. Lacasse, 2015 CSC 64, [2015] 3 R.C.S. 1089, par. 8.)
[73]                        Eu égard à la fiabilité et à l’importance des éléments de preuve, ainsi qu’à la gravité de l’infraction reprochée, la troisième question milite fortement en faveur de l’inclusion. L’utilisation des éléments de preuve en l’espèce servirait mieux la fonction de recherche de la vérité que remplit le procès criminel et n’affaiblirait pas la considération à long terme portée au système de justice.
(4)         Mise en balance des facteurs de l’arrêt Grant
[74]                        Lorsqu’on met en balance les facteurs de l’arrêt Grant, le poids cumulatif des deux premières questions doit être mis en balance par rapport à la troisième question : Lafrance, par. 90; R. c. Beaver, 2022 CSC 54, par. 134. En l’espèce, la première question milite légèrement en faveur de l’exclusion des éléments de preuve et la deuxième question milite modérément en faveur de celle‑ci. Cependant, la troisième question penche fortement en faveur de l’inclusion et, à notre avis, l’emporte sur le poids cumulatif des deux premières questions en raison de la nature cruciale et fiable des éléments de preuve ainsi que des importantes préoccupations d’ordre public en ce qui a trait au fléau de la conduite avec facultés affaiblies. Dans l’ensemble, eu égard à toutes les circonstances, les éléments de preuve ne doivent pas être écartés en application du par. 24(2).
VII.      Conclusion
[75]                        Nous sommes d’avis d’accueillir le pourvoi au motif que les éléments de preuve obtenus dans l’interception policière illégale n’auraient pas dû être écartés en application du par. 24(2) de la Charte. En conséquence, nous sommes d’avis d’annuler l’acquittement et de rétablir la déclaration de culpabilité ainsi que le sursis prononcé au procès conformément à l’arrêt Kienapple. Le ministère public est autorisé à interjeter appel de la peine. Nous sommes d’avis d’éliminer la suramende compensatoire (R. c. Boudreault, 2018 CSC 58, [2018] 3 R.C.S. 599) et de rétablir par ailleurs la peine infligée.
                    Pourvoi accueilli.
                    Procureur de l’appelant : Ministère du Procureur général — Bureau des avocats de la Couronne, Droit criminel, Toronto.
                    Procureurs de l’intimé : Orazietti & Orazietti, Sault Ste. Marie.
                    Procureur de l’intervenant le Directeur des poursuites criminelles et pénales : Directeur des poursuites criminelles et pénales, Québec.
                    Procureurs de l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles : Trudel, Johnston & Lespérance, Montréal.

* Le juge Brown n’a pas participé au dispositif final du jugement.



Parties
Demandeurs : R.
Défendeurs : McColman

Références :
Proposition de citation de la décision: Canada, Cour suprême, 23 mars 2023, R. c. McColman, 2023 CSC 8


Origine de la décision
Date de la décision : 23/03/2023
Date de l'import : 24/03/2023

Fonds documentaire ?: CAIJ


Numérotation
Référence neutre : 2023CSC8 ?
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;2023-03-23;2023csc8 ?

Source

Voir la source

Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award