La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

12/10/2012 | CANADA | N°2012_CSC_49

Canada | R. c. Prokofiew, 2012 CSC 49 (12 octobre 2012)


COUR SUPRÊME DU CANADA

Référence : R. c. Prokofiew, 2012 CSC 49

Date : 20121012

Dossier : 33754

Entre :

Ewaryst Prokofiew

Appelant

et

Sa Majesté la Reine

Intimée

- et -

Procureur général du Canada, procureur général du Québec, Criminal Lawyers’ Association of Ontario et Association canadienne des libertés civiles

Intervenants

Traduction française officielle

Coram : La juge en chef McLachlin et les juges LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Rothstein, Cromwell, Moldaver et Karakatsanis


Motifs de jugement :

(par. 1 à 36)

Motifs dissidents :

(par. 37 à 114)

Le juge Moldaver (avec l’accord des juges Deschamps, Abella, Rothstein e...

COUR SUPRÊME DU CANADA

Référence : R. c. Prokofiew, 2012 CSC 49

Date : 20121012

Dossier : 33754

Entre :

Ewaryst Prokofiew

Appelant

et

Sa Majesté la Reine

Intimée

- et -

Procureur général du Canada, procureur général du Québec, Criminal Lawyers’ Association of Ontario et Association canadienne des libertés civiles

Intervenants

Traduction française officielle

Coram : La juge en chef McLachlin et les juges LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Rothstein, Cromwell, Moldaver et Karakatsanis

Motifs de jugement :

(par. 1 à 36)

Motifs dissidents :

(par. 37 à 114)

Le juge Moldaver (avec l’accord des juges Deschamps, Abella, Rothstein et Karakatsanis)

Le juge Fish (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges LeBel et Cromwell)

Note : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada.

r. c. prokofiew

Ewaryst Prokofiew Appelant

c.

Sa Majesté la Reine Intimée

et

Procureur général du Canada, procureur général

du Québec, Criminal Lawyers’ Association of Ontario

et Association canadienne des libertés civiles Intervenants

Répertorié : R. c. Prokofiew

2012 CSC 49

No du greffe : 33754.

2011 : 8 novembre; 2012 : 12 octobre.

Présents : La juge en chef McLachlin et les juges LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Rothstein, Cromwell, Moldaver et Karakatsanis.

en appel de la cour d’appel de l’ontario

POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario (les juges Doherty, Feldman, MacPherson, Blair et Juriansz), 2010 ONCA 423, 100 O.R. (3d) 401, 256 C.C.C. (3d) 355, 264 O.A.C. 174, 77 C.R. (6th) 52, [2010] G.S.T.C. 87, 2010 G.T.C. 1044, [2010] O.J. No. 2498 (QL), 2010 CarswellOnt 3899, qui a maintenu les déclarations de culpabilité pour fraude inscrites par le juge Corbett, [2005] G.S.T.C. 135, [2005] O.J. No. 1824 (QL), 2005 CarswellOnt 3201. Pourvoi rejeté, la juge en chef McLachlin et les juges LeBel, Fish et Cromwell sont dissidents.

Russell Silverstein et Ingrid Grant, pour l’appelant.

Jennifer M. Woollcombe et Ivan S. Bloom, c.r., pour l’intimée.

James C. Martin et Richard Kramer, pour l’intervenant le procureur général du Canada.

Sylvain Leboeuf et Gilles Laporte, pour l’intervenant le procureur général du Québec.

P. Andras Schreck et Lucy Saunders, pour l’intervenante Criminal Lawyers’ Association of Ontario.

Frank Addario, Gerald Chan et Nader R. Hasan, pour l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles.

Version française du jugement des juges Deschamps, Abella, Rothstein, Moldaver et Karakatsanis rendu par

Le juge Moldaver —

[1] Il s’agit en l’espèce de décider si le par. 4(6) de la Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. 1985, ch. C‑5 (« LPC »), interdit au juge du procès de faire état du droit de l’accusé de garder le silence. Au procès, le ministère public a reproché à M. Prokofiew et à son coaccusé, M. Solty, d’avoir participé à un stratagème frauduleux de vente fictive de machinerie lourde afin de percevoir la taxe de vente harmonisée, laquelle n’a pas par la suite été remise au gouvernement fédéral comme elle devait l’être. Le caractère frauduleux du stratagème n’a jamais été contesté, et la participation de MM. Prokofiew et Solty à ce stratagème a été admise. Le jury devait déterminer si l’un ou l’autre des accusés, ou les deux, étaient au fait du caractère frauduleux du stratagème. Monsieur Prokofiew n’a pas témoigné, mais il a été incriminé par le témoignage de M. Solty. Dans son exposé final, l’avocat de M. Solty a invité le jury à inférer du défaut de M. Prokofiew de témoigner que celui‑ci était coupable. Le juge du procès s’est abstenu de donner au jury une directive correctrice à propos du droit de M. Prokofiew de garder le silence. Ce dernier a été reconnu coupable et condamné. S’exprimant au nom d’une formation unanime de cinq juges de la Cour d’appel de l’Ontario, le juge Doherty a rejeté son appel (2010 ONCA 423, 100 O.R. (3d) 401). En grande partie pour les motifs exposés par le juge d’appel Doherty, je suis d’avis de rejeter le pourvoi formé par M. Prokofiew devant notre Cour.

[2] J’ai lu les motifs de mon collègue le juge Fish et, dans une large mesure, je souscris à son analyse. Je ne peux cependant pas me rallier au résultat qu’il propose. Je vais préciser la nature de notre désaccord ainsi que les raisons pour lesquelles l’appel devrait être rejeté, mais avant de le faire je vais examiner les points sur lesquels mon collègue et moi nous accordons — en formulant toutefois quelques observations additionnelles.

I. Points sur lequels il y a accord

[3] Mon collègue et moi sommes d’accord pour dire que le par. 4(6) de la LPC n’interdit pas au juge du procès de faire état du droit de l’accusé de garder le silence. En concluant ainsi, je n’affirme pas — ni mon collègue d’ailleurs — qu’une telle directive doit être donnée chaque fois qu’un accusé exerce son droit de garder le silence au procès. Au contraire, il appartiendra au juge du procès, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, de formuler une telle directive dans les cas où il est réaliste de craindre que le jury accorde à la décision d’un accusé de ne pas témoigner une certaine valeur probante.

[4] Dans les affaires où le jury reçoit une directive concernant le droit de l’accusé de garder le silence au procès, le juge qui explique ce droit doit indiquer clairement aux jurés que le silence d’un accusé ne constitue pas un élément de preuve et qu’il ne peut être utilisé, en faveur du ministère public, pour décider si celui‑ci a oui ou non établi le bien‑fondé de sa thèse. En d’autres mots, si après avoir examiné l’ensemble de la preuve les jurés ne sont pas convaincus que l’infraction reprochée à l’accusé a été prouvée hors de tout doute raisonnable, il leur est interdit de prendre en compte le silence de l’accusé afin de dissiper le doute qu’ils entretiennent encore et de permettre ainsi à la preuve du ministère public de satisfaire à la norme applicable.

[5] La présente affaire constitue un exemple de situation où une telle directive serait justifiée — présentation de défenses agressives par des co‑accusés, dont l’un témoigne et pointe l’autre du doigt, alors que ce dernier exerce son droit de ne pas témoigner. Tout comme mon collègue, j’estime que l’avocat de M. Solty aurait pu, dans son exposé au jury, invoquer le fait que son client avait témoigné et plaider que celui‑ci était innocent et n’avait « rien à cacher ». En outre, il aurait pu souligner que le témoignage de ce dernier n’avait pas été contredit et que les jurés pouvaient prendre ce fait en considération lorsqu’ils se demanderaient s’ils croyaient le témoignage de son client ou si ce témoignage laissait planer un doute raisonnable dans leur esprit.

[6] Ce que l’avocat de M. Solty ne pouvait pas faire en revanche, c’était induire le jury en erreur sur une question de droit. Il ne pouvait pas inviter le jury à considérer le silence de M. Prokofiew au procès comme un élément de preuve, encore moins comme une preuve de la culpabilité de celui‑ci.

[7] Dans les cas où il existe un risque qu’un avocat induise le jury en erreur quant au droit d’un co‑accusé de garder le silence au procès, le juge serait bien avisé d’expliquer en détail les principes pertinents et de s’assurer que les remarques de l’avocat sont conformes à ces principes. De cette façon, il est possible d’empêcher le préjudice potentiel de se produire et ainsi d’éviter de devoir donner une directive correctrice.

[8] Dans le contexte de l’ensemble de l’exposé du juge au jury, il pourrait à mon avis être utile d’expliquer comment un jury peut utiliser l’absence de preuve contradictoire lorsqu’il décide si le ministère public a prouvé ses allégations hors de tout doute raisonnable.

[9] Sauf dans quelques cas notables — par exemple lorsqu’un accusé invoque la défense de non‑responsabilité criminelle pour cause de troubles mentaux au sens de l’art. 16 du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46 — , les jurés se font rappeler, à l’occasion de chaque procès criminel, que l’accusé n’est pas tenu de prouver quoi que ce soit. Le fardeau de la preuve incombe au ministère public du début à la fin, et il n’est jamais inversé.

[10] Le tribunal précise également aux jurés que, pour décider si le ministère public a prouvé ses allégations selon la norme de preuve applicable en matière criminelle, ils doivent tenir compte de l’ensemble de la preuve et que, au terme de cet examen, ils ne peuvent déclarer l’accusé coupable que s’ils sont convaincus, sur le fondement des éléments de preuve qu’ils estiment crédibles et fiables, que le ministère public a établi la culpabilité de l’accusé hors de tout doute raisonnable. Pour arriver à cette conclusion, le jury ne peut considérer le silence d’un accusé au procès comme un élément de preuve, encore moins comme une preuve de culpabilité, et, lorsqu’il convient de le faire, une directive à cet effet doit être donnée au jury.

[11] Cela dit, lorsqu’il apprécie la crédibilité et la fiabilité de la preuve que le ministère public peut invoquer, et qu’il invoque effectivement, le jury est autorisé à tenir compte, entre autres, du fait que la preuve n’a pas été contredite, si c’est le cas — et une directive en ce sens peut lui être donnée. Bien sûr, le fait que la preuve ne soit pas contredite ne signifie pas que le jury doive l’accepter, et une directive à cet effet doit lui être formulée.

II. Un nouveau procès est‑il nécessaire?

A. Le défaut de donner des directives au jury quant au droit de l’appelant de garder le silence

[12] Dans le cours de son exposé final au jury, dont la transcription compte 23 pages, l’avocat de M. Solty a formulé la question rhétorique suivante : [traduction] « Avait‑il [M. Prokofiew] quelque chose à cacher, ou n’avait‑il tout simplement rien à opposer qui puisse l’aider, puisqu’il est futile d’essayer de réfuter la vérité? » (D.A., vol. V, p. 17). Ce commentaire était inacceptable, parce qu’il invitait implicitement le jury à considérer le silence de M. Prokofiew au procès comme une preuve de sa culpabilité. Il n’aurait pas dû être fait.

[13] Je tiens à souligner que le juge du procès s’est offusqué des remarques formulées par l’avocat de M. Solty. D’ailleurs, il a initialement déclaré qu’il donnerait au jury des directives correctrices non équivoques à cet égard. Le jour suivant, dans une décision de vive voix rendue quelques instants avant le début de son exposé, le juge du procès a statué que le par. 4(6) de la LPC lui interdisait de donner au jury une directive correctrice explicite. Dans la même décision, il a mentionné qu’il existait un [traduction] « risque important » que le jury puisse inférer du silence de M. Prokofiew que ce dernier était coupable des infractions reprochées, s’il ne « fai[sait] pas un exposé adéquat au jury » (D.A., vol. I, p. 7).

[14] Malgré les propos non équivoques du juge du procès, je considère important le fait que ni ce dernier de son propre chef, ni l’avocat qui représentait M. Prokofiew à l’époque n’ont soulevé la possibilité de juger séparément M. Prokofiew et M. Solty. Il était clairement possible de tenir des procès distincts si le juge du procès était convaincu que les intérêts de la justice commandaient une telle mesure : Code criminel, al. 591(3)b) — et cela aurait réglé le problème si, comme le prétend maintenant M. Prokofiew, prétention à laquelle souscrit mon collègue, le risque mentionné par le juge du procès était si grand qu’il ne pouvait pas être écarté par des directives visant à corriger, bien qu’indirectement, l’effet du message erroné communiqué par l’avocat de M. Solty. L’avocat de M. Prokofiew était sans doute d’avis que les directives du juge au jury suffiraient et, pour cette raison, il s’est abstenu de demander la tenue de procès distincts. Je préfère retenir cette interprétation de son omission de demander la tenue de procès distincts, plutôt que considérer qu’il s’agissait d’une décision tactique visant à se ménager un motif d’appel si les choses tournaient mal au procès.

[15] En ce qui concerne le juge du procès, je ne puis accepter qu’il aurait laissé le procès contre M. Prokofiew suivre son cours s’il avait vraiment estimé que les remarques contestées avaient irrémédiablement compromis le droit de M. Prokofiew à un procès équitable. Au contraire, je suis convaincu qu’il a poursuivi l’instance — avec l’assentiment de l’avocat de M. Prokofiew — en se disant qu’il pourrait éliminer dans l’esprit des jurés l’idée que le silence de Prokofiew au procès pouvait être invoqué comme preuve de sa culpabilité. Et, selon moi, c’est précisément ce que le juge du procès a fait.

[16] Mon collègue affirme que, à la suite des directives du juge du procès, les jurés « ont été laissés à eux‑mêmes et ont dû déterminer seuls, sans aide de la part du juge, les conséquences juridiques ainsi que les conséquences du point de vue de la preuve du défaut de M. Prokofiew de témoigner au procès » (par. 87). Il dit de plus que, en l’absence de directive explicite du juge, « [r]ien ne nous permet de penser que le jury a su déterminer [. . .] lequel des avocats avait exposé correctement le droit » (par. 89). Avec égards, je ne peux me rallier à l’opinion du juge Fish selon laquelle les jurés ont été laissés à eux‑mêmes, sans directive, et qu’ils ont vraisemblablement été obligés, en fin de compte, de deviner lequel des deux avocats avait exposé correctement le droit.

[17] Premièrement, le juge du procès a dit aux jurés que c’était lui (le juge) qui avait le dernier mot sur le droit applicable et qu’ils devaient s’en remettre à lui à cet égard. Il leur a également dit que, s’ils avaient des questions, ils devaient les formuler par écrit et qu’il y répondrait en salle d’audience.

[18] À la lumière de ces directives, j’estime que si les jurés avaient fait face au dilemme évoqué par mon collègue — à savoir déterminer lequel des avocats, qui avaient tous deux présenté « des observations diamétralement opposées sur un principe juridique fondamental » (par. 88), ils devaient croire — ils auraient demandé des précisions au juge du procès. Je n’accepte pas l’idée qu’ils se seraient livrés à des conjectures ou à tout autre comportement indiquant qu’ils ne respectaient pas leur serment.

[19] En fait, le jury n’a pas posé de question au sujet des « observations diamétralement opposées » des deux avocats. Cela m’amène à un deuxième point de désaccord avec mon collègue. Il a trait aux directives que le jury a reçues et à la question de savoir si, bien que non explicites, ces directives suffisaient pour écarter le risque que le juge du procès avait souligné — c’est‑à‑dire que le jury se serve du silence de M. Prokofiew au procès comme preuve de sa culpabilité.

[20] Comme je l’ai indiqué précédemment, mon collègue soutient que les jurés n’ont reçu aucune assistance de la part du juge du procès à cet égard. Selon lui, on les a « laissés libres de considérer le défaut de M. Prokofiew de témoigner comme une preuve de sa culpabilité et de le déclarer coupable, à tout le moins en partie, pour cette raison » (par. 92). En toute déférence, je ne suis pas d’accord. Je préfère plutôt l’analyse qu’a faite le juge Doherty des directives et sa conclusion selon laquelle le jury a compris de ces directives, considérées globalement, que le ministère public ne pouvait prouver la culpabilité de M. Prokofiew que sur la foi de la preuve disponible, que son silence au procès ne constituait pas un élément de preuve et qu’il ne pouvait donc pas être utilisé pour inférer que l’accusé était coupable.

[21] Comme le souligne le juge d’appel Doherty, le juge du procès a clairement expliqué au jury que le ministère public avait le fardeau de la preuve tout au long de l’instance, et que M. Prokofiew n’était aucunement tenu de présenter des éléments de preuve ou de prouver quoi que ce soit. Le juge du procès a également souligné que le jury devait fonder son verdict sur la preuve soumise durant le procès et sur rien d’autre. Fait important, il a défini la « preuve » comme étant [traduction] « [u]niquement les choses qui sont admises, les pièces et ce que les témoins disent dans leurs dépositions devant vous » (D.A., vol. V, p. 143). À l’instar du juge d’appel Doherty, j’estime que le jury a compris de ces explications que le silence de M. Prokofiew ne constituait pas une preuve et que, pour cette raison il ne pouvait être utilisé pour statuer sur la culpabilité.

[22] Mon collègue indique que le juge du procès n’a donné aux jurés aucune directive explicite précisant qu’il leur était interdit de se servir du silence de M. Prokofiew au procès comme preuve de sa culpabilité. Je suis du même avis. Toutefois, je ne suis pas d’accord pour dire que les jurés n’ont reçu aucune assistance à cet égard de la part du juge du procès. Au contraire, je suis convaincu que le juge du procès a implicitement cautionné les remarques que l’avocat de M. Prokofiew a formulées en réponse directe aux commentaires inadmissibles de l’avocat de M. Solty. Il a à tout le moins fait un grand pas en ce sens.

[23] Répondant aux remarques litigieuses, l’avocat de M. Prokofiew a comparé la situation qui existe au Canada à celle qui existe dans d’autres pays du monde, où les accusés doivent prouver qu’ils ne sont pas coupables :

[traduction]

Ce n’est heureusement pas ainsi que les choses se passent au Canada. Nous avons le luxe et la gratitude [sic] de disposer d’un système dans lequel l’État est tenu de prouver la culpabilité de l’accusé avant qu’une condamnation ou un verdict de culpabilité puisse être prononcé.

Dans cette situation, c’est la raison pour laquelle M. Prokofiew n’a pas à présenter de preuve, et c’est pourquoi il ne l’a pas fait. [D.A., vol. V, p. 27.]

[24] Dans ses directives au jury, le juge du procès a repris cette idée et l’a approuvée en ces termes :

[traduction]

M. Solty et M. Prokofiew ne sont pas tenus de présenter de preuve ou de prouver quoi que ce soit en l’espèce. De façon plus particulière, ils n’ont pas à prouver qu’ils n’ont pas commis les crimes reprochés. Du début à la fin, c’est le ministère public qui doit prouver hors de tout doute raisonnable la culpabilité des accusés. C’est à l’avocat du ministère public qu’il incombe d’établir hors de tout doute raisonnable que M. Solty et/ou M. Prokofiew sont coupables, et non à M. Prokofiew ou à M. Solty de prouver leur innocence. [D.A., vol. V, p. 133.]

Le juge d’appel Doherty a fait remarquer que cette directive au jury [traduction] « avait su rattacher la présomption d’innocence au fardeau de la preuve de façon telle que cela revenait presque directement à dire que le fait que l’appelant n’avait pas témoigné n’était pas pertinent » (par. 49). Je partage cet avis.

[25] En présence d’une directive approuvant concrètement les remarques de l’avocat de M. Prokofiew sur la question même qui nous occupe, je ne vois pas comment on peut affirmer que le juge du procès a abandonné les jurés à eux‑mêmes, les laissant ainsi libres de considérer le défaut de M. Prokofiew de témoigner comme une preuve de sa culpabilité et de le déclarer coupable sur la base de ce motif, du moins en partie.

[26] En résumé, bien que je sois moi aussi d’avis qu’une directive correctrice explicite de la part du juge du procès aurait été préférable — et justifiée dans les circonstances — , je suis convaincu que, considérées globalement, les directives qui ont été données en l’espèce étaient adéquates. À l’instar du juge d’appel Doherty, je suis certain que le jury avait compris, à la lumière de l’ensemble des directives, que le ministère public ne pouvait établir la culpabilité de M. Prokofiew que sur la foi de la preuve et que, comme le silence de M. Prokofiew au procès ne constituait pas un élément de preuve, il ne pouvait être utilisé pour prouver que ce dernier était coupable. Toutefois, je ne reproche pas au juge du procès d’avoir conclu — à tort, mais d’une manière par ailleurs compréhensible — que le par. 4(6) de la LPC lui interdisait de formuler tout commentaire que ce soit au sujet du défaut de témoigner de M. Prokofiew. Mon collègue a traité de cette question et elle ne devrait pas poser de problèmes dans de futures affaires.

B. Le défaut d’exclure la preuve par ouï‑dire inadmissible

[27] Le juge du procès a à tort admis en preuve un certain nombre de talons de chèque ainsi qu’un livret de dépôt. L’avocat qui représentait le ministère public au procès a plaidé que les talons et le livret de dépôt constataient des paiements en liquide faits à M. Prokofiew par Discount Sales, l’une des sociétés utilisées comme instrument de la fraude. L’avocat de la défense au procès a prétendu que la lettre « E » figurant sur les documents ne désignait pas son client, Ewaryst « Eddie » Prokofiew. À mon avis, il s’agissait d’une erreur mineure de la part du juge du procès et, même s’il ne l’avait pas commise, le verdict aurait inévitablement été identique.

[28] Mon collègue soutient cependant que l’admission en preuve des documents contestés constitue une erreur suffisamment grave, qui fait obstacle à l’application de la disposition réparatrice prévue au sous‑al. 686(1)b)(iii) du Code criminel. Il souligne que la preuve du ministère public contre M. Prokofiew reposait presque entièrement sur les dépositions de deux témoins peu recommandables, MM. Solty et Tulloch (ce dernier étant un coaccusé qui a plaidé coupable avant le procès de MM. Solty et Prokofiew et qui est depuis devenu témoin à charge). Les jurés ont été instruits de faire montre de prudence et de se demander s’il existait des éléments de preuve corroborante avant de se fonder sur les témoignages de ces personnes pour conclure à la culpabilité de M. Prokofiew. Ils ont également été avisés que, selon l’appréciation qu’ils feraient des talons de chèque et du livret de dépôt, ces éléments pourraient constituer des éléments de preuve confirmant le témoignage de M. Tulloch, témoignage qui à son tour pourrait influer sur leur évaluation de la crédibilité de M. Solty. Par conséquent, selon mon collègue, l’erreur en question n’était pas inoffensive, parce que le jury « [a pu] s’appuyer sur [l’]élément [contesté] pour tirer une première inférence limitée mais capitale dans une série de déductions menant à un verdict de culpabilité » (par. 111).

[29] Comme je l’ai indiqué plus tôt, je suis d’avis différent en ce qui concerne cette erreur. Selon moi, il s’agit d’une erreur mineure et, si elle n’avait pas été commise, le verdict aurait inévitablement été le même.

[30] Fait important, les documents contestés n’étaient pas les seules pièces documentaires. Il existait en effet d’autres éléments de preuve documentaire étayant les témoignages de MM. Solty et Tulloch, notamment les suivants :

• seize factures écrites par M. Prokofiew faisant état de la structure des diverses opérations frauduleuses;

• des registres financiers confirmant le témoignage de M. Tulloch selon lequel M. Prokofiew s’était servi de Discount Sales pour convertir une partie de la part de M. Tulloch dans les gains illicites afin d’acheter une motocyclette et un bateau à ce dernier;

• les statuts constitutifs de Discount Sales, dans lesquels l’adresse domiciliaire de M. Prokofiew correspondait à l’adresse du premier administrateur;

• une mention indiquant que John O’Meara, le beau‑père de M. Prokofiew, était le premier administrateur de Discount Sales.

[31] Relativement au poste d’administrateur de John O’Meara, sa veuve a témoigné qu’il ne participait d’aucune façon à l’exploitation de l’entreprise. Elle a de plus affirmé que son mari ne possédait aucun actif important au moment de son décès.

[32] Conjugués au témoignage de Mme O’Meara, les divers éléments de preuve documentaire que j’ai énumérés ont constitué pour le jury une preuve confirmative amplement suffisante. Le jury était autorisé à se fonder sur cette preuve pour prêter foi aux témoignages de MM. Solty et Tulloch, et à s’appuyer sur ces témoignages pour déclarer M. Prokofiew coupable.

[33] Outre le nombre important d’éléments de preuve confirmative qui existaient en plus des talons de chèque et du livret de dépôt litigieux, il convient de souligner que, pour les besoins de l’appréciation de la gravité de l’erreur, le juge du procès a prévenu en termes non équivoques les jurés que les talons de chèque constituaient du ouï‑dire et qu’il n’était pas possible de contre‑interroger la personne qui avait fait les inscriptions sur ces documents. Il leur a de plus dit que les talons étaient [traduction] « d’une fiabilité douteuse » et qu’ils « devaient faire montre de beaucoup de circonspection à leur égard » (D.A., vol. V, p. 162). Après avoir passé en revue les facteurs que les jurés pourraient vouloir considérer pour décider quelle utilisation ils pouvaient faire des talons de chèque, s’ils choisissaient de le faire, le juge du procès a terminé son exposé par une deuxième mise en garde ferme sur cette question. Il leur a en effet rappelé qu’[traduction] « aucun témoin [n’avait] déposé au sujet de ces talons de chèque », après avoir réitéré qu’ils devaient « faire montre de circonspection à leur égard » (D.A., vol. V, p. 165).

[34] À la lumière de ces directives et des autres éléments de preuve confirmative dont disposait le jury, je ne puis accepter que l’admission en preuve des talons de chèque et du livret bancaire a constitué une erreur importante. Cette erreur n’a eu, selon moi, qu’un effet global inoffensif — et je n’ai aucun doute que le verdict aurait été identique même si l’erreur n’avait pas été commise. En conséquence, nous sommes en présence d’un cas où la disposition réparatrice peut en toute confiance être appliquée pour confirmer la déclaration de culpabilité.

III. Conclusion

[35] Compte tenu de l’ensemble des directives données par le juge du procès, je suis convaincu que le jury a compris que le silence de M. Prokofiew au procès ne pouvait pas être utilisé comme preuve de sa culpabilité. En ce qui concerne l’erreur qu’a commise le juge du procès en admettant la preuve par ouï‑dire, je suis d’avis qu’il s’agit d’une erreur inoffensive et que le verdict n’aurait pu réalistement être différent même si elle n’avait pas été faite.

[36] Par conséquent, je rejetterais le pourvoi.

Version française des motifs de la juge en chef McLachlin et des juges LeBel, Fish et Cromwell rendus par

Le juge Fish —

I

[37] Au terme d’un procès conjoint devant juge et jury, Ewaryst Prokofiew et Peter Solty ont été déclarés coupables de fraude et de complot en vue de frauder le gouvernement du Canada. La somme concernée était de 3,25 millions de dollars.

[38] Monsieur Prokofiew n’a pas témoigné, mais M. Solty l’a fait, proclamant son innocence et incriminant M. Prokofiew.

[39] Dans son exposé final au jury, l’avocat de M. Solty a laissé entendre que le silence de M. Prokofiew indiquait que celui‑ci avait quelque chose à cacher. La teneur des propos de l’avocat n’est pas contestée : le ministère public concède dans son mémoire que [traduction] « l’avocat de M. Solty a suggéré au jury que [M. Prokofiew] n’avait pas témoigné parce qu’il était coupable des infractions reprochées » (M.I., par. 2. (italique ajouté)).

[40] Le juge du procès a reconnu qu’aucune inférence de la sorte n’est permise, et il voulait l’indiquer clairement au jury. Il a conclu qu’il existait un [traduction] « risque important » qu’en l’absence d’instruction de sa part le jury puisse inférer du silence de M. Prokofiew que ce dernier était coupable des infractions reprochées, comme l’insinuait l’avocat de M. Solty (D.A., vol. I, p. 7).

[41] À l’avocat de la défense, qui sollicitait une [traduction] « directive [correctrice] non équivoque », le juge du procès a répondu ceci : [traduction] « Vous pouvez compter là‑dessus » (D.A., vol. V, p. 92).

[42] Le juge a ajouté que [traduction] « peu de droits sont plus fondamentaux que le droit de garder le silence » et qu’« il fallait clairement indiquer aux jurés [. . .] qu’ils ne peuvent considérer le silence de M. Prokofiew comme un signe de culpabilité lorsqu’ils s’interrogent sur sa culpabilité ou son innocence » (D.A., vol. V, p. 92).

[43] Toutefois, après avoir examiné deux arrêts de notre Cour, le juge du procès a conclu — erronément mais de manière compréhensible, comme nous le verrons — , que le par. 4(6) de la Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. 1985, ch. C‑5, lui interdisait tout commentaire au sujet du défaut de M. Prokofiew de témoigner. En conséquence, il s’est abstenu de formuler la directive correctrice qu’il avait précédemment jugée nécessaire pour éviter que le jury ne tire l’inférence prohibée que l’avocat de M. Solty l’invitait à tirer.

[44] La Cour d’appel de l’Ontario a, à juste titre selon moi, conclu que le par. 4(6) interdit les commentaires préjudiciables à l’accusé — mais non la directive correctrice demandée par la défense et envisagée par le juge (2010 ONCA 423, 100 O.R. (3d) 401). Elle a également jugé, toujours à bon droit, que le juge du procès avait fait erreur en admettant des éléments de preuve par ouï‑dire. Personne n’a contesté devant notre Cour que cette preuve était inadmissible et qu’elle aurait dû être écartée.

[45] La Cour d’appel a néanmoins rejeté l’appel de M. Prokofiew, pour le motif que ces deux erreurs n’avaient entraîné aucun préjudice. Avec égards, je suis d’avis contraire. Pour les motifs qui suivent, j’annulerais le verdict de culpabilité de M. Prokofiew, j’accueillerais l’appel et j’ordonnerais un nouveau procès.

II

[46] Ayant conclu qu’un nouveau procès s’impose, je ne ferai mention des faits que dans la mesure nécessaire pour expliquer ma conclusion.

[47] Le ministère public a soutenu que MM. Prokofiew et Solty avaient sciemment participé à un stratagème frauduleux de vente de « machinerie lourde » inexistante entre les Maritimes et l’Ontario. La taxe de vente harmonisée a été perçue à l’égard de ces ventes fictives, mais elle n’a jamais été remise au gouvernement. En tout, les auteurs de ce stratagème auraient fraudé le gouvernement du Canada de plus de trois millions de dollars.

[48] Au procès, personne n’a contesté que ce stratagème était frauduleux et que MM. Prokofiew et Solty y avaient tous deux participé. La seule question litigieuse consistait à décider si ceux‑ci étaient conscients de la nature frauduleuse de ces opérations.

[49] Monsieur Solty a témoigné qu’il était un participant innocent, affirmant qu’il avait été incité à prendre part à la fraude par M. Prokofiew, qui avait orchestré le stratagème.

[50] Pour sa part, M. Prokofiew n’a pas témoigné.

[51] Dans son exposé au jury, l’avocat de M. Solty a opposé en ces termes la décision de M. Solty de témoigner et celle de M. Prokofiew de garder le silence :

[traduction] Il est clair que M. Solty ne s’est jamais dérobé et n’a jamais essayé de cacher sa participation dans cette affaire. [. . .] Et quand est venu son tour de donner sa version des faits, contrairement à Ewaryst Prokofiew il ne s’est pas soustrait à cette tâche. Et pourquoi a‑t‑il fait tout ça? Surtout qu’il n’avait aucune obligation de faire quoi que ce soit? La raison, je vous dirais, c’est qu’il n’avait rien à cacher. Parce qu’il est innocent. Les gens innocents ne s’enfuient pas devant les difficultés. Ils se tiennent debout avec leurs amis et collègues et essaient de résoudre le problème. J’affirme que Peter Solty s’est à tous égards comporté comme on s’y attendrait d’une personne innocente.

. . .

Enfin, Peter Solty s’est présenté à la barre et a donné sa version, sans esquiver les aspects moins reluisants. Ewaryst Prokofiew ne l’a pas fait. M. Solty l’a accusé d’avoir perpétré une fraude énorme, accusation qu’il a étayée par les factures manuscrites et autres documents qu’il avait fournis à la police. Quelle a été la réponse de M. Prokofiew? Demandez‑vous pourquoi Ewaryst Prokofiew n’a pas témoigné. Avait‑il quelque chose à cacher, ou n’avait‑il tout simplement rien à opposer qui puisse l’aider, puisqu’il est futile d’essayer de réfuter la vérité? [D.A., vol. V, p. 10‑11 et 16‑17]

[52] Le juge du procès a craint que ces propos puissent porter atteinte au droit de M. Prokofiew à un procès équitable. Comme je l’ai mentionné précédemment, il pensait qu’il existait un [traduction] « risque important » que les jurés concluent que le silence de M. Prokofiew pouvait être considéré comme une preuve de sa culpabilité, contrairement aux prescriptions de l’arrêt R. c. Noble, [1997] 1 R.C.S. 874 (D.A., vol. I, p. 7). Il était donc nécessaire, a précisé le juge, d’expliquer clairement aux jurés qu’une telle inférence n’était pas permise — [traduction] « qu’ils ne p[ouvaient] considérer le silence de M. Prokofiew [. . .] comme une indication de [sa] culpabilité » (D.A., vol. V, p. 92).

[53] Toutefois, après avoir entendu les plaidoiries et examiné les arrêts Noble et R. c. Crawford, [1995] 1 R.C.S. 858, le juge du procès a conclu que le par. 4(6) de la Loi sur la preuve au Canada lui interdisait de commenter de quelque manière que ce soit le silence d’un accusé au procès. Il n’a en conséquence fait aucune mention dans ses directives au jury du défaut de témoigner de M. Prokofiew.

[54] À l’instar du juge du procès, la Cour d’appel de l’Ontario a estimé que le juge Sopinka avait effectivement affirmé dans Noble et Crawford que le par. 4(6) interdit toute mention du défaut de témoigner d’un accusé. Toutefois, exprimant l’opinion unanime de la Cour d’appel, le juge Doherty a conclu qu’il s’agissait dans les deux cas de remarques incidentes.

[55] Le juge d’appel Doherty a reconnu que les juridictions inférieures doivent présumer qu’elles sont liées par les remarques incidentes de la Cour suprême du Canada (par. 21). Il s’est ensuite employé à expliquer, de manière convaincante et méticuleuse, pourquoi cette présomption ne s’appliquait pas en l’espèce.

[56] Il a d’abord souligné que les remarques incidentes en question étaient nettement incompatibles avec la ratio decidendi d’arrêts antérieurs à Crawford et Noble — en particulier les arrêts McConnell c. LaReine, [1968] R.C.S. 802 et Avon c. La Reine, [1971] R.C.S. 650.

[57] D’ailleurs, l’une des raisons pour lesquelles on considère les remarques incidentes comme obligatoires, c’est pour protéger et favoriser la certitude du droit. Or, on obtiendrait le résultat inverse si on le faisait en l’espèce, car on se trouverait à faire abstraction de décisions qui n’ont pas été remises en question dans Crawford, Noble ou d’autres arrêts postérieurs de la Cour suprême — et qui ont d’ailleurs été appliquées avec constance, et ce, encore récemment par des cours d’appel en Ontario et ailleurs au Canada (par. 29, citant entre autres R. c. Biladeau (2008), 93 O.R. (3d) 365 (C.A.), par. 20, et R. c. Assoun, 2006 NSCA 47, 244 N.S.R. (2d) 96, par. 285‑288).

[58] Le juge Doherty a également indiqué que les commentaires tirés des arrêts Crawford et Noble sur lesquels le juge du procès s’est appuyé dans la présente affaire avaient non seulement un caractère indirect (par. 36), mais ils étaient tout à fait incompatibles avec la [traduction] « vision constitutionnelle » exposée dans Noble (par. 39) lui‑même.

[59] La Cour d’appel a par conséquent conclu que le juge du procès avait mal interprété le par. 4(6) de la Loi sur la preuve au Canada et qu’il aurait à bon droit pu ordonner au jury de ne tirer aucune conclusion défavorable du silence de M. Prokofiew. Elle a reconnu que [traduction] « personne ne sait avec certitude ce que le jury a utilisé ou n’a pas utilisé », mais elle a jugé que l’absence de directive correctrice ne serait fatale que dans les cas où « l’appelant démontre l’existence d’un risque réel que son silence ait été utilisé erronément » (par. 42).

[60] La Cour d’appel a jugé que M. Prokofiew ne s’était pas acquitté de ce fardeau. Se fondant sur l’ensemble de l’exposé du juge au jury et, plus particulièrement, sur certains passages dont je ferai état plus loin, la cour a dit être convaincu que l’absence de directive correctrice n’avait pas constitué une erreur donnant ouverture à révision.

[61] Un autre motif d’appel invoqué par M. Prokofiew en Cour d’appel a lui aussi été rejeté. Ce motif se rapportait à l’admission par le juge du procès de documents constituant du ouï‑dire et qui, selon le ministère public, impliquaient M. Prokofiew dans la fraude. Devant la Cour d’appel, le ministère public a concédé que cette preuve était inadmissible et aurait donc dû être écartée.

[62] Le juge Doherty a affirmé que cette preuve par ouï‑dire inadmissible n’était guère plus qu’[traduction] « une petite brique dans le très gros mur que formait la preuve produite contre l’appelant par le ministère public » (par. 57). Il a en outre conclu que cette seconde erreur, tout comme la première, n’était pas fatale, étant donné que [traduction] « le reste de la preuve était “accablant” » (par. 57).

[63] En définitive, la Cour d’appel a jugé que l’utilisation erronée de la preuve par ouï‑dire n’avait entraîné [traduction] « ni tort important ni erreur judiciaire grave » (par. 54), puis elle a appliqué la disposition réparatrice prévue au sous‑al. 686(1)b)(iii) du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46, et rejeté l’appel de M. Prokofiew.

III

[64] L’arrêt Noble établit que le juge des faits ne peut tirer de conclusion défavorable du défaut d’un accusé de témoigner, et que le silence de celui‑ci au procès ne peut être considéré comme une preuve de sa culpabilité. Le faire porterait atteinte à la présomption d’innocence ainsi qu’au droit de garder le silence. Dans cette mesure et pour cette raison, cela aurait pour effet de transférer à l’accusé le fardeau de la preuve et à « tendre un piège » à un accusé qui exercerait son droit constitutionnel au silence (Noble, par. 72).

[65] Le ministère public nous exhorte aujourd’hui à écarter Noble. Après avoir examiné attentivement l’argumentation compétente et exhaustive de l’avocat du ministère public, ainsi que les observations utiles de tous les avocats sur cette question, je n’entends pas accéder à cette demande.

[66] Je ne vois aucune raison convaincante d’écarter l’arrêt Noble. Il constitue un précédent important et récent concernant un principe constitutionnel fondamental. La décision qu’a rendue la Cour dans cette affaire est dictée par la Constitution et elle ne s’est pas révélée inapplicable en pratique. Depuis 1997, il n’est rien survenu d’important qui justifierait notre Cour de reconsidérer sa décision. Qui plus est, il est bien établi que la Cour doit se montrer particulièrement prudente lorsque le fait d’écarter un précédent aurait pour effet, comme en l’espèce, de réduire la protection accordée par la Charte canadienne des droits et libertés : R. c. Henry, 2005 CSC 76, [2005] 3 R.C.S. 609, par. 44.

[67] Il reste à répondre aux questions suivantes. Est‑ce que le par. 4(6) de la Loi sur la preuve au Canada interdit au juge du procès de formuler quelque commentaire que ce soit à propos du défaut de témoigner d’un accusé — comme a conclu le juge du procès en l’espèce? Dans le cas contraire, que peut dire le juge au jury à ce sujet? Une directive correctrice était‑elle nécessaire dans le présent cas? Dans l’affirmative, l’absence d’une telle directive porte‑t‑elle un coup fatal au verdict?

[68] Le paragraphe 4(6) de la Loi sur la preuve au Canada est rédigé ainsi :

Le défaut de la personne accusée, ou de son conjoint, de témoigner ne peut faire le sujet de commentaires par le juge ou par l’avocat du poursuivant.

[69] Dans l’arrêt Crawford, le juge Sopinka a déclaré que le par. 4(6) « vise aussi bien une observation préjudiciable à l’accusé qu’une directive selon laquelle le jury ne doit pas tirer une conclusion défavorable du fait que l’accusé n’a pas témoigné » (par. 22).

[70] Il a réitéré cette observation dans Noble :

Le paragraphe 4(6), dont la validité n’est pas en cause dans le présent pourvoi, interdit au juge du procès de faire des commentaires sur le défaut de témoigner de l’accusé. Le juge du procès ne peut donc pas donner au jury de directives concernant l’interdiction de s’appuyer sur le silence de l’accusé pour considérer que la preuve établit sa culpabilité hors de tout doute raisonnable. [par. 95]

[71] À l’instar du juge d’appel Doherty, je suis d’avis que ces deux commentaires constituaient des remarques incidentes. En effet, le par. 4(6) n’était en cause ni dans Crawford ni dans Noble. Le premier arrêt portait sur ce qu’un accusé ou un avocat de la défense est autorisé à dire au sujet du silence d’un coaccusé avant le procès, tandis que dans le second il a été jugé que le silence d’un accusé au procès ne peut être invoqué comme preuve de sa culpabilité.

[72] Dans les deux pourvois, le juge Sopinka a fait mention du par. 4(6) simplement pour exposer le contexte législatif de certaines questions accessoires relatives au silence d’un accusé. Ses commentaires ont été brefs et n’étaient pas essentiels au résultat. De telles remarques incidentes peuvent être écartées lorsqu’il existe, comme en l’espèce, de bonnes raisons de le faire : Henry, par. 57.

[73] Premièrement, les observations contestées dans Noble et Crawford ne tenaient pas compte — et d’ailleurs allaient à l’encontre — de jugements de notre Cour qui avaient explicitement défini et appliqué explicitement le par. 4(6) (McConnell, p. 809; Avon, p. 655; R. c. Potvin, [1989] 1 R.C.S. 525, p. 557‑558). Cette jurisprudence bien établie ne saurait avoir été écartée sans mention à cet effet — en passant, pour ainsi dire — par des remarques incidentes formulées dans Crawford et Noble.

[74] Deuxièmement, comme le démontrent les arrêts McConnell, Avon et Potvin, l’interprétation téléologique du par. 4(6) oblige à conclure que le juge du procès peut informer le jury du droit au silence d’un accusé et de la protection qui en découle. Plus précisément, le juge peut, suivant Noble, dire au jurés que le droit leur interdit de tirer quelque conclusion défavorable que ce soit du défaut de témoigner de l’accusé.

[75] Dans McConnell, le juge du procès avait indiqué aux jurés qu’un accusé n’est pas tenu de témoigner et que le silence de ce dernier au procès ne devait pas influencer leur décision (p. 815). Rejetant l’argument selon lequel ces directives du juge contrevenaient au par. 4(5) de la Loi sur la preuve au Canada (l’actuel par. 4(6)), le juge Ritchie a donné les explications suivantes :

[traduction] Ici, les termes dans lesquels le juge de première instance s’est exprimé, et qu’on lui reproche, ne sont pas tant un « commentaire » sur l’abstention des accusés de rendre témoignage qu’un énoncé de leur droit de s’en abstenir; je ne crois pas qu’on puisse conclure qu’en édictant le par. 4(5) de la Loi sur la preuve au Canada, le Parlement a eu l’intention d’empêcher les juges d’expliquer aux jurés les règles de droit quant aux droits des accusés sur ce point. . . .

Je pense qu’il faut tenir pour acquis que l’article en question a été adopté pour protéger les accusés du danger d’avoir leur droit de ne pas témoigner présenté au jury de manière à suggérer que leur silence est utilisé pour masquer leur culpabilité. [Italique ajouté; p. 809.]

[76] Avon portait sur une directive analogue. Encore une fois, la Cour n’a pas retenu l’argument selon lequel le par. 4(5) (l’actuel par. 4(6)) interdit au juge du procès toute mention relative au silence d’un accusé :

. . . je dirais que le langage employé par [le juge du procès] est plutôt un « énoncé » du droit d’un prévenu de s’abstenir de témoigner qu’un « commentaire » sur son abstention de ce faire. À mon avis, les instructions reprochées ne sont pas susceptibles d’une interprétation préjudiciable à l’accusé ou aptes à suggérer aux jurés que son silence fut utilisé pour masquer sa culpabilité. [p. 655]

[77] De même, dans l’arrêt Potvin, la juge Wilson a statué que le par. 4(5) (l’actuel par. 4(6)) doit être interprété de manière téléologique et non littérale. Selon le sens qu’il convient de lui donner, cette disposition prohibe uniquement les commentaires préjudiciables à l’accusé (p. 557‑558).

[78] Devant nous, le ministère public a à juste titre reconnu que le par. 4(6) doit être interprété conformément aux arrêts McConnell, Avon et Potvin.

[79] En résumé, le par. 4(6) de la Loi sur la preuve au Canada n’interdit pas au juge du procès de faire état du droit de l’accusé au silence. En outre, lorsque les circonstances le justifient, une directive précisant qu’aucune inférence défavorable ne peut être tirée du silence de l’accusé ne constitue pas un « commentaire » prohibé au sujet du défaut de témoigner au sens de cette disposition.

IV

[80] Je passe maintenant à la question de savoir si le juge du procès a fait erreur en ne disant pas au jury qu’aucune inférence défavorable ne pouvait être tirée du défaut de l’appelant de témoigner. Avec égards pour l’opinion contraire exprimée par la Cour d’appel, j’estime que le juge du procès a commis une erreur. De plus, j’estime que cette erreur — bien que compréhensible à la lumière des arrêts Crawford et Noble — est néanmoins fatale pour le verdict du jury.

[81] La Cour d’appel a reconnu que [traduction] « nul ne sait avec certitude ce que le jury a utilisé ou n’a pas utilisé », mais elle a jugé que l’absence de directive correctrice ne serait fatale que dans les cas où « l’appelant démontre l’existence d’un risque réel que son silence ait été utilisé erronément » (par. 42).

[82] Se reportant à divers passages de l’exposé du juge au jury, la Cour d’appel a conclu que M. Prokofiew n’avait pas fait cette démonstration. Essentiellement, dans les passages en question (par. 46‑48) le juge du procès a indiqué aux jurés qu’ils devaient fonder leur verdict [traduction] « sur la preuve qui [leur avait] été présentée et uniquement sur cette preuve » (D.A., vol. V, p. 125), que MM. Prokofiew et Solty devaient tous deux être présumés innocents pendant tout le procès, qu’ils n’avaient pas à prouver leur innocence et que la présomption d’innocence [traduction] « ne serait réfutée que si le ministère public [les] convainquait tous hors de tout doute raisonnable de la culpabilité de MM. Prokofiew et Solty ou encore de l’un ou l’autre d’entre eux, et ce, à l’égard des deux crimes dont chacun d’eux est accusé ou de l’un de ces crimes » (p. 132).

[83] Se fondant sur l’ensemble des directives données par le juge, notamment celles susmentionnées, la Cour d’appel a dit être convaincue que [traduction] « le jury avait compris que le ministère public ne pouvait établir la culpabilité que sur la foi de la preuve et qu’il ne pouvait utiliser le silence de l’appelant au procès — ni d’ailleurs quelque autre élément ne constituant pas de la preuve — pour conclure à la culpabilité de l’appelant » (par. 51).

[84] La Cour d’appel a aussi qualifié de [traduction] « réponse directe » (par. 44) aux commentaires préjudiciables de l’avocat de M. Solty les passages suivants de l’exposé final de l’avocat de M. Prokofiew :

[traduction] Monsieur Prokofiew, comme l’a signalé [l’avocat de M. Solty], a décidé de ne pas témoigner. Il y a beaucoup de pays dans le monde qui, franchement, ne sont pas aussi bienveillants que le nôtre; où, lorsque les gens sont accusés de quelque chose, ils doivent se lever et répondre aux accusations; on vous reproche d’avoir fait quelque chose; alors vous devez prouver, vous devez dire pourquoi vous n’êtes pas coupable. Ce n’est heureusement pas ainsi que les choses se passent au Canada. Nous avons le luxe et la gratitude [sic] de disposer d’un système dans lequel l’État est tenu de prouver la culpabilité de l’accusé avant qu’une condamnation ou un verdict de culpabilité puisse être prononcé.

Dans cette situation, c’est la raison pour laquelle M. Prokofiew n’a pas à présenter de preuve, et c’est pourquoi il ne l’a pas fait. Pour ce qui est de la déclaration de l’avocat de M. Solty, eh bien, oui, M. Solty a témoigné, mais, avec égards, je dirais qu’il n’avait pas le choix. Il était impliqué dans chaque aspect de ces opérations. Il était dans les opérations jusqu’au cou. En conséquence, il n’avait pas d’autre choix que de témoigner. Pour ce qui est de M. Prokofiew, comme je le mentionne dans mon argumentation, la preuve se résume au témoignage de M. Tulloch, auquel se juxtapose celui de Peter Solty. Soit dit avec le plus grand respect, leur témoignage est loin d’établir la culpabilité hors de tout doute raisonnable en l’espèce. Et dans le contexte de la teneur du témoignage de M. Solty, ce témoignage ne fait que moduler celui de M. Tulloch. Rien de plus rien de moins. [D.A., vol. V, p. 27‑28]

[85] Avec égards, contrairement à la Cour d’appel, je crois que ces commentaires de l’avocat de M. Prokofiew font très peu pour combler l’absence de directive correctrice de la part du juge du procès.

[86] Il est vrai que « [l]’examen en appel de l’exposé au jury portera aussi sur les plaidoiries des avocats qui pourraient en combler les lacunes » (R. c. Daley, 2007 CSC 53, 3 R.C.S. 523, par. 58). Toutefois, nous ne sommes pas en présence d’un cas où le juge du procès a omis de faire état d’éléments de preuve que les avocats ont porté à l’attention du jury dans leur exposé final. Il n’est pas question non plus de points non contestés ou non controversés que le juge aurait, par inadvertance, omis d’aborder dans son exposé, ou de quelque autre lacune envisagée dans Daley.

[87] Il ne s’agit de rien de cela en l’espèce. Dans la présente affaire, les jurés se trouvaient plutôt devant des commentaires contradictoires des avocats, commentaires qui compliquaient — au lieu de combler — les « lacunes » de l’exposé du juge. Les jurés ont été laissés à eux‑mêmes et ont dû déterminer seuls, sans aide de la part du juge, les conséquences juridiques ainsi que les conséquences du point de vue de la preuve du défaut de M. Prokofiew de témoigner au procès.

[88] Il est vrai que, dans certaines circonstances, les plaidoiries des avocats peuvent compléter adéquatement l’exposé du juge. Toutefois, cela n’est pas possible dans les cas où, comme en l’espèce, les avocats représentant des accusés s’opposant mutuellement formulent des observations diamétralement opposées sur un principe juridique fondamental.

[89] Rien ne nous permet de penser que le jury a su déterminer, malgré l’absence de directive explicite du juge, lequel des avocats avait exposé correctement le droit. Le jury ne disposait d’aucune assise rationnelle l’incitant à croire un des avocats plus que l’autre. L’assistance du juge du procès était dès lors essentielle, mais elle ne s’est pas matérialisée.

[90] Fait plus important encore, ni les directives du juge qu’a citées la Cour d’appel ni les commentaires de l’avocat de M. Prokofiew ne font état de l’interdiction de tirer une inférence négative du silence de ce dernier.

[91] Le nœud du problème vient du fait que l’avocat de M. Solty a invité les jurés à inférer — alors que cela leur était interdit — que M. Prokofiew choisissait de garder le silence pour « masquer sa culpabilité » (Avon, p. 655). Pour reprendre les propos du ministère public, il [traduction] « a laissé entendre [au jury] que [M. Prokofiew] n’avait pas témoigné parce qu’il était coupable des infractions reprochées » (M.I., par. 2).

[92] Comme l’a reconnu le juge du procès, les commentaires reprochés à l’avocat de M. Solty commandaient une directive correctrice explicite. Les jurés n’en ont reçu aucune. Je suis d’accord avec la Cour d’appel pour dire que [traduction] « nul ne sait avec certitude ce que le jury a utilisé ou n’a pas utilisé » (par. 42). Ce dont nous sommes certains, cependant, c’est que le juge les a laissés libres de considérer le défaut de témoigner de M. Prokofiew comme une preuve de sa culpabilité et de le déclarer coupable, à tout le moins en partie, pour cette raison.

[93] À mon avis, ce facteur porte à lui seul un coup fatal au verdict des jurés.

[94] Le juge qui préside un procès doit veiller à ce que le droit au silence ne devienne pas un piège pour l’accusé (Noble, par. 72). À cette fin, il doit donner au jury une directive réparatrice adéquate dès qu’il existe un [traduction] « risque important » — tel celui constaté par le juge du procès en l’espèce — que, en l’absence d’une telle directive, le jury considère le silence de l’accusé comme une preuve de sa culpabilité. Cela n’a pas été fait en l’espèce.

[95] Les directives habituellement données pour définir la preuve, la présomption d’innocence, le fardeau de preuve qui incombe au ministère public et le doute raisonnable ne suffisent pas. C’est particulièrement vrai dans les cas où, comme en l’espèce, l’avocat d’un accusé laisse clairement entendre au jury que la culpabilité d’un coaccusé peut s’inférer du défaut de celui‑ci de témoigner.

V

[96] L’arrêt R. c. Naglik (1991), O.R. (3d) 385, de la Cour d’appel de l’Ontario (infirmé pour d’autres raisons, [1993] 3 R.C.S. 122), a été invoqué au soutien de l’argument voulant qu’un avocat puisse commenter le défaut de témoigner d’un coaccusé (notamment par la Cour d’appel en l’espèce, au par. 12; voir aussi Crawford, par. 24; R. c. Pollock (2004), 188 O.A. 37, par. 149; R. c. Oliver, [2005] 194 C.C.C. (3d) 92 (C.A. Ont.), par. 65).

[97] Cet aspect de la question n’a pas été débattu en profondeur devant les juridictions inférieures. De plus, l’issue du présent pourvoi ne dépend pas de la question de savoir si la Cour d’appel avait ou non raison dans l’affaire Naglik. Par conséquent, il m’apparaît suffisant, pour les besoins du présent pourvoi, d’indiquer clairement que Naglik ne permet pas d’affirmer qu’un avocat peut, comme l’a fait l’avocat de M. Solty en l’espèce, inviter le jury à considérer le silence d’un coaccusé au procès comme une preuve de sa culpabilité.

[98] Premièrement, l’affaire Naglik a été tranchée plusieurs années avant Noble. La Cour d’appel a jugé que les commentaires reprochés à l’avocat dans cette affaire étaient, à l’époque, conformes au droit applicable (voir p. 395). Deuxièmement, dans Naglik la Cour d’appel a ajouté qu’un avocat ne peut « encourager le jury à se livrer à des conjectures ou à tirer des inférences injustifiées » (p. 397). Ce qui était alors considérée comme une inférence injustifiée est aujourd’hui devenu, par l’effet de l’arrêt Noble, une inférence prohibée. Enfin, dans Naglik, notre Cour a expressément refusé de trancher la question de savoir si un avocat peut faire état du défaut d’un coaccusé de témoigner (p. 137).

[99] En principe, je ne vois pas pourquoi un avocat dont le client a témoigné ne pourrait faire état de ce fait et prétendre que cela tend à indiquer que ce dernier est innocent et « n’a rien à cacher ». Un avocat peut certainement souligner aussi que le témoignage de son client n’est pas contredit, même lorsque ce dernier clame son innocence et impute à son coaccusé la responsabilité des faits reprochés.

[100] Le droit à une défense pleine et entière n’est pas limité par l’effet défavorable que pourrait avoir son exercice effectif sur d’autres personnes risquant une condamnation. Toutefois, ce droit n’est pas absolu pour autant, et il ne peut être exercé au mépris total des droits constitutionnels d’un coaccusé, y compris le droit de cette personne de garder le silence sans que son silence soit considéré comme une preuve de sa culpabilité.

VI

[101] Personne ne conteste le fait que le juge du procès a commis une erreur de droit en admettant une preuve par ouï‑dire qui aurait dû être écartée.

[102] La preuve contestée était composée de talons de chèque et d’un livret de dépôt. Au procès, le ministère public a prétendu que ces pièces constataient des paiements en liquide faits à M. Prokofiew par Discount Sales, l’une des sociétés utilisées comme instrument de la fraude. L’avocat de M. Prokofiew a plaidé que le « E » inscrit sur les documents ne désignait pas son client, Ewaryst « Eddie » Prokofiew.

[103] Bien qu’il concède que cette preuve par ouï‑dire aurait dû être écartée, le ministère public soutient que son admission n’a eu qu’une portée négligeable. Comme on le verra, je ne suis pas de cet avis.

VII

[104] Le ministère public exhorte la Cour à appliquer la disposition réparatrice prévue au sous‑al. 686(1)b)(iii) si elle conclut, comme je serais disposé à le faire, que le juge du procès a commis une erreur de droit, d’une part en ne donnant pas au jury la directive correctrice sollicitée par l’avocat de la défense et, d’autre part, en admettant la preuve par ouï‑dire qui aurait dû être exclue.

[105] Il est maintenant bien établi que cette disposition réparatrice ne peut être appliquée que dans les cas où le ministère public convainc la Cour que la preuve de la culpabilité de l’appelant est accablante ou encore lorsque les erreurs de droit du juge du procès étaient inoffensives, étant donné qu’il n’y a alors « aucune possibilité réaliste qu’un nouveau procès aboutisse à un verdict différent » (R. c. Jolivet, 2000 CSC 29, [2000] 1 R.C.S. 751, par. 46; R. c. Sarrazin, 2011 CSC 54, [2011] 3 R.C.S. 505, par. 23‑24). Je ne suis pas convaincu que le ministère public s’est acquitté de ce fardeau de preuve en l’espèce.

[106] La Cour d’appel a jugé [traduction] « accablante » la preuve présentée contre M. Prokofiew (par. 57). Cette conclusion ne tient pas compte du fait que la solidité de la preuve à charge en l’espèce dépend de la crédibilité des deux témoins qui ont incriminé M. Prokofiew, deux individus peu recommandables; elle repose en outre sur l’hypothèse selon laquelle il n’existe aucune corrélation entre les erreurs de droit du juge et la crédibilité, par ailleurs déjà entachée, de ces témoins.

[107] Je parle naturellement du co‑accusé, M. Solty, et d’un témoin à charge, Peter Tulloch, lequel avait plaidé coupable avant le procès. Seuls ces deux témoins ont affirmé que M. Prokofiew avait échafaudé le stratagème frauduleux. Aucun des autres témoins à charge n’a déposé directement au sujet de M. Prokofiew ou a été en mesure d’attester que ce dernier avait sciemment participé à la fraude. Des éléments de preuve documentaire démontraient l’implication de M. Prokofiew dans les opérations. Mais rien dans ces documents ou dans d’autres éléments de preuve — abstraction faite du témoignage de MM. Solty et Tulloch — n’établissait de façon incontestable que M. Prokofiew avait agi dans une intention frauduleuse.

[108] Il était bien sûr loisible aux jurés de considérer que les témoignages de MM. Solty et Tulloch étaient crédibles. Toutefois, le juge du procès a, à très juste titre, invité les jurés à ne pas fonder leur verdict sur ces témoignages non corroborés. Monsieur Tulloch était un témoin du type visé dans l’arrêt Vetrovec (R. c. Vetrovec, [1982] 1 R.C.S. 811). Le juge a donc indiqué aux jurés qu’il serait [traduction] « dangereux » de se fier à son témoignage en l’absence de preuve corroborante (D.A., vol. V, p. 160). Il les a également mis en garde relativement à l’utilisation du témoignage de M. Solty dans leur appréciation de la preuve à charge contre M. Prokofiew :

[traduction] Vous devez considérer le témoignage de M. Solty avec beaucoup de prudence, car ce dernier cherchait peut‑être davantage à se protéger et à jeter le blâme sur M. Prokofiew qu’à dire la vérité. [D.A., vol. V, p. 156]

[109] En outre, l’avocat de M. Prokofiew avait laissé entendre au procès que M. Solty était mû par une animosité intense à l’endroit de M. Prokofiew : il savait que ce dernier avait eu une liaison avec sa femme.

[110] Le juge des faits doit aborder le témoignage de tels témoins tarés avec prudence (Vetrovec; R. c. Bevan, [1993] 2 R.C.S. 599; R. c. Kehler, 2004 CSC 11, [2004] 1 R.C.S. 328). Par conséquent, il n’acceptera pas à la légère les affirmations non étayées de témoins dont la fiabilité pourrait être mise en doute, dans les cas où il n’y a guère que leur parole qui implique l’accusé dans le crime reproché (Kehler, par. 17; Bevan, par. 35; R. c. Brooks (1998), 41 O.R. (3d) 661, aux p. 694‑695).

[111] Qui plus est, lorsque de tels témoins sont cruciaux pour la thèse du ministère public, comme c’était le cas ici, la corroboration devient alors particulièrement importante. À cet égard, une erreur en matière de preuve qui pourrait autrement paraître négligeable soulève des inquiétudes particulières lorsqu’elle touche à la crédibilité de témoins dont la fiabilité pourrait être mise en doute. Ne sachant pas que l’élément contesté a été admis erronément en preuve, le juge des faits pourrait alors s’appuyer sur cet élément pour tirer une première inférence limitée mais capitale dans une série de déductions menant à un verdict de culpabilité.

[112] Quel que soit l’angle par lequel on les aborde, aucune des erreurs commises par le juge du procès ne saurait être qualifiée de négligeable. Comme je l’ai mentionné plus tôt, l’absence de directive correctrice est à mon avis suffisante pour exiger la tenue d’un nouveau procès. Cette erreur a été exacerbée par l’admission erronée d’une preuve par ouï‑dire. Dans son exposé au jury, le juge du procès a indiqué que cette preuve tendait à corroborer le témoignage de M. Tulloch (D.A., vol. V, p. 161). Si les jurés ont conclu que cette preuve avait cet effet, cela a vraisemblablement influé aussi sur leur appréciation de la crédibilité de M. Solty, dont le témoignage, a affirmé le juge, était lui‑même corroboré par celui de M. Tulloch (D.A., vol. V, p. 161). Et, je le répète, l’acceptation de ces témoignages par les jurés était essentielle à la thèse du ministère public contre M. Prokofiew.

[113] Dans ces circonstances, il est impossible d’affirmer que le ministère public a satisfait au lourd fardeau de preuve requis pour que s’applique la disposition réparatrice prévue au sous‑al. 686(1)b)(iii) du Code criminel.

VIII

[114] En conséquence, j’accueillerais le pourvoi et j’ordonnerais un nouveau procès.

Pourvoi rejeté, la juge en chef McLachlin et les juges LeBel, Fish et Cromwell sont dissidents.

Procureurs de l’appelant : Russell Silverstein & Associate, Toronto.

Procureur de l’intimée : Procureur général de l’Ontario, Toronto.

Procureur de l’intervenant le procureur général du Canada : Procureur général du Canada, Halifax.

Procureur de l’intervenant le procureur général du Québec : Procureur général du Québec, Québec.

Procureurs de l’intervenante Criminal Lawyers’ Association of Ontario : Schreck Presser, Toronto.

Procureurs de l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles : Sack Goldblatt Mitchell, Toronto; Ruby Shiller Chan, Toronto.


Synthèse
Référence neutre : 2012 CSC 49 ?
Date de la décision : 12/10/2012
Sens de l'arrêt : Le pourvoi est rejeté

Analyses

Droit criminel - Preuve - Défaut de témoigner - Exposé au jury - Témoignage d’un coaccusé incriminant l’accusé, qui n’a pas témoigné - Jury invité par l’avocat du coaccusé à inférer la culpabilité de l’accusé du défaut de ce dernier de témoigner - Abstention du juge du procès de donner au jury une directive correctrice au sujet du droit de l’accusé de garder le silence - La Loi sur la preuve au Canada interdit‑elle au juge du procès de faire état du droit de garder le silence? - Le défaut de donner une directive correctrice explicite a‑t‑il constitué une erreur? - Dans l’affirmative, la disposition réparatrice est‑elle applicable? - Loi sur la preuve au Canada, art. 4(6); Code criminel, art. 686(1)b)(iii).

Droit criminel - Preuve - Ouï‑dire - L’admission erronée de la preuve par ouï‑dire par le juge du procès est‑elle une erreur suffisamment grave pour faire obstacle à l’application de la disposition réparatrice? - Code criminel, art. 686(1)b)(iii).

Le ministère public a reproché à P et à son coaccusé, S, d’avoir participé à un stratagème frauduleux de vente fictive de machinerie lourde afin de percevoir la taxe de vente harmonisée, taxe qui n’était par la suite pas remise au gouvernement fédéral comme elle devait l’être. Le caractère frauduleux du stratagème n’a jamais été contesté, et la participation de P et de S à ce stratagème a été admise. Le jury devait décider si l’un ou l’autre des accusés, ou les deux, étaient au fait du caractère frauduleux du stratagème. P n’a pas témoigné, mais il a été incriminé par le témoignage de S. Dans son exposé final, l’avocat de S a invité le jury à inférer du défaut de P de témoigner que celui‑ci était coupable. Le juge du procès s’est abstenu de donner au jury une directive correctrice à propos du droit de P de garder le silence. P a été reconnu coupable et condamné, et son appel a été rejeté.

Arrêt (La juge en chef McLachlin et les juges LeBel, Fish et Cromwell sont dissidents) : Le pourvoi est rejeté.

Les juges Deschamps, Abella, Rothstein, Moldaver et Karakatsanis : Le paragraphe 4(6) de la Loi sur la preuve au Canada n’interdit pas au juge du procès de faire état du droit de l’accusé de garder le silence. En revanche, le juge n’est pas tenu de faire état de ce droit dans tous les cas, mais seulement dans ceux où il est réaliste de craindre que le jury accorde à la décision d’un accusé de ne pas témoigner une certaine valeur probante. En pareil cas, le juge du procès doit indiquer clairement aux jurés que le silence d’un accusé ne constitue pas un élément de preuve et qu’il ne peut être utilisé, en faveur du ministère public, pour décider si celui‑ci a oui ou non établi le bien‑fondé de sa thèse.

Lorsqu’il apprécie la crédibilité et la fiabilité de la preuve que le ministère public peut invoquer, et qu’il invoque effectivement, le jury est autorisé à tenir compte entre autres du fait que la preuve n’a pas été contredite, si c’est le cas, et une directive en ce sens peut lui être donnée. Le fait que la preuve ne soit pas contredite ne signifie pas que le jury doive l’accepter, et une directive à cet effet doit également lui être formulée.

En l’espèce, l’avocat de S aurait pu invoquer le fait que son client avait témoigné et plaider que celui‑ci était innocent et n’avait « rien à cacher ». En outre, il aurait pu souligner que le témoignage de ce dernier n’avait pas été contredit et que les jurés pouvaient prendre ce fait en considération lorsqu’ils se demanderaient s’ils croyaient le témoignage de son client ou si ce témoignage laissait planer un doute raisonnable dans leur esprit. Ce que l’avocat de S ne pouvait pas faire en revanche, c’était induire le jury en erreur sur une question de droit. Il ne pouvait pas inviter le jury à considérer le silence de P au procès comme un élément de preuve, encore moins comme une preuve de la culpabilité de celui‑ci.

L’avocat n’aurait pas dû faire le commentaire qu’il a fait, mais le juge n’aurait pas laissé le procès suivre son cours s’il avait vraiment estimé que ces remarques avaient irrémédiablement compromis le droit de P à un procès équitable. Le juge a simplement poursuivi l’instance — avec l’assentiment de l’avocat de P, qui n’a pas demandé la tenue de procès distincts — , en se disant qu’il pourrait éliminer dans l’esprit des jurés l’idée que le silence de P au procès pouvait être invoqué comme preuve de sa culpabilité. Bien qu’une directive correctrice explicite de la part du juge du procès eût été préférable, considéré globalement, son exposé au jury était adéquat. Le jury aura compris que le ministère public ne pouvait établir la culpabilité de P que sur la foi de la preuve et que, comme le silence de P au procès ne constituait pas un élément de preuve, il ne pouvait être utilisé pour prouver que ce dernier était coupable.

En ce qui concerne la preuve par ouï‑dire, l’erreur qu’a commise le juge du procès en l’admettant était inoffensive et le verdict n’aurait pu réalistement être différent même si l’erreur n’avait pas été faite. Le juge du procès a prévenu les jurés que cet élément de preuve devait être abordé avec circonspection et qu’ils disposaient d’autres éléments de preuve confirmative. En conséquence, nous sommes en présence d’un cas où la disposition réparatrice du sous‑al. 686(1)b)(iii) du Code criminel peut en toute confiance être appliquée pour confirmer la déclaration de culpabilité de P.

La juge en chef McLachlin et les juges LeBel, Fish et Cromwell (dissidents) : Le juge du procès a fait erreur en ne disant pas au jury qu’aucune inférence défavorable ne pouvait être tirée du silence de P. Une directive réparatrice adéquate doit être donnée au jury dès qu’il existe un risque important — tel celui constaté par le juge du procès en l’espèce — que, en l’absence d’une telle directive, le jury considère le silence de l’accusé comme une preuve de sa culpabilité. Cela n’a pas été fait en l’espèce.

Les directives habituellement données pour définir la preuve, la présomption d’innocence, le fardeau de preuve qui incombe au ministère public et le doute raisonnable ne suffisent pas. C’est particulièrement vrai dans les cas où, comme en l’espèce, l’avocat d’un accusé laisse clairement entendre au jury que la culpabilité d’un coaccusé peut s’inférer du défaut de celui‑ci de témoigner.

En principe, rien n’empêche un avocat dont le client a témoigné de faire état de ce fait et de prétendre que cela tend à indiquer que ce dernier est innocent et « n’a rien à cacher ». Un avocat peut certainement souligner aussi que le témoignage de son client n’est pas contredit, même lorsque ce dernier clame son innocence et impute à son coaccusé la responsabilité des faits reprochés. Le droit à une défense pleine et entière n’est pas limité par l’effet défavorable que pourrait avoir son exercice effectif sur d’autres personnes risquant une condamnation. Toutefois, ce droit n’est pas absolu pour autant, et il ne peut être exercé au mépris total des droits constitutionnels d’un coaccusé, y compris le droit de cette personne de garder le silence sans que son silence soit considéré comme une preuve de sa culpabilité.

En l’espèce, l’absence de directive correctrice est suffisante pour obliger la tenue d’un nouveau procès. De plus, cette erreur a été exacerbée par l’admission erronée d’une preuve par ouï‑dire. Quel que soit l’angle par lequel on les aborde, aucune des erreurs commises par le juge du procès ne saurait être qualifiée de négligeable. Dans ces circonstances, le ministère public n’a pas satisfait au lourd fardeau de preuve requis pour que s’applique la disposition réparatrice.


Parties
Demandeurs : Sa Majesté la Reine
Défendeurs : Prokofiew

Références :

Jurisprudence
Citée par le juge Fish (dissident)
R. c. Noble, [1997] 1 R.C.S. 874
R. c. Crawford, [1995] 1 R.C.S. 858
McConnell c. The Queen, [1968] R.C.S. 802
Avon c. La Reine, [1971] R.C.S. 650
R. c. Biladeau (2008), 93 O.R. (3d) 365
R. c. Assoun, 2006 NSCA 47, 244 N.S.R. (2d) 96
R. c. Henry, 2005 CSC 76, [2005] 3 R.C.S. 609
R. c. Potvin, [1989] 1 R.C.S. 525
R. c. Daley, 2007 CSC 53, [2007] 3 R.C.S. 523
R. c. Naglik (1991), 3 O.R. (3d) 385, inf. par [1993] 3 R.C.S. 122
R. c. Pollock (2004), 188 O.A.C. 37
R. c. Oliver (2005), 194 O.A.C. 284
R. c. Jolivet, 2000 CSC 29, [2000] 1 R.C.S. 751
R. c. Sarrazin, 2011 CSC 54, [2011] 3 R.C.S. 505
Vetrovec c. La Reine, [1982] 1 R.C.S. 811
R. c. Bevan, [1993] 2 R.C.S. 599
R. c. Kehler, 2004 CSC 11, [2004] 1 R.C.S. 328
R. c. Brooks (1998), 41 O.R. (3d) 661.
Lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, art. 1, 7, 11c), d).
Code criminel, L.R.C. 1985, art. 16, 591(3)b), 686(1)b)(iii).
Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. 1985, ch. C‑5, art. 4(6).

Proposition de citation de la décision: R. c. Prokofiew, 2012 CSC 49 (12 octobre 2012)


Origine de la décision
Date de l'import : 13/10/2012
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;2012-10-12;2012.csc.49 ?
Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award