R. c. Kehler, [2004] 1 R.C.S. 328, 2004 CSC 11
Russell Alan Kehler Appelant
c.
Sa Majesté la Reine Intimée
Répertorié : R. c. Kehler
Référence neutre : 2004 CSC 11.
No du greffe : 29755.
Audition et jugement : 15 janvier 2004.
Motifs déposés : 19 février 2004.
Présents : Les juges Iacobucci, Major, Bastarache, Binnie, Arbour, Deschamps et Fish.
en appel de la cour d’appel de l’alberta
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Alberta, [2003] 7 W.W.R. 731, 15 Alta. L.R. (4th) 24, 327 A.R. 66, 296 W.A.C. 66, 178 C.C.C. (3d) 83, [2003] A.J. No. 387 (QL), 2003 ABCA 104, confirmant une décision de la Cour du Banc de la Reine, 2001 CarswellAlta 1879. Pourvoi rejeté.
Marvin R. Bloos, c.r., pour l’appelant.
James A. Bowron, pour l’intimée.
Version française du jugement de la Cour rendu par
Le juge Fish —
I. Introduction
1 Le présent pourvoi de plein droit émane de la dissidence d’un juge de la Cour d’appel de l’Alberta ([2003] 7 W.W.R. 731, 2003 ABCA 104).
2 Cette dissidence concernait l’application par le juge du procès des principes établis dans l’arrêt Vetrovec c. La Reine, [1982] 1 R.C.S. 811.
3 Au terme de l’audience, nous avons souscrit à l’opinion des juges majoritaires de la Cour d’appel voulant que le juge du procès ait appliqué des règles de droit conformes à l’arrêt Vetrovec, et que, dans sa décision, il n’ait commis aucune erreur justifiant une intervention en appel.
4 Nous avons donc rejeté le pourvoi en précisant que les motifs seraient déposés ultérieurement.
II. Aperçu des faits
5 Le 16 octobre 2001, le juge Sanderman, de la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta, a acquitté Russell Alan Kehler relativement à plusieurs chefs d’accusation concernant quatre vols à main armée commis à Edmonton. Monsieur Kehler a toutefois été reconnu coupable relativement à trois chefs d’accusation concernant un vol à main armée commis à Red Deer, le 13 juillet 2000.
6 La seule preuve reliant l’appelant à l’une ou l’autre de ces infractions émanait de Vincent Greenwood, qui a témoigné avoir commis le vol avec l’appelant.
7 À l’issue du procès, le juge Sanderman a souligné que M. Greenwood était non seulement un récidiviste et un complice, mais encore un menteur invétéré et un trafiquant de drogue, en plus d’être lui‑même un consommateur de drogue. Le juge Sanderman se sentait donc naturellement tenu [traduction] « d’aborder son témoignage avec la plus grande circonspection et de vérifier s’il était corroboré avant d’y ajouter foi » (2001 CarswellAlta 1879, par. 19).
8 Nul ne conteste l’existence d’une preuve indépendante confirmant le récit que M. Greenwood a fait du vol ainsi que sa propre participation à ce vol. Cependant, cette preuve n’implique pas l’appelant.
9 Le juge du procès a néanmoins conclu que cette preuve confirmative suffisait à le convaincre que M. Greenwood disait la vérité, mais uniquement en ce qui concernait le vol de Red Deer. Il a fait remarquer, au par. 20, que M. Greenwood n’avait pas reçu de [traduction] « cadeau » de la police ou du ministère public. Selon le juge, le témoin n’avait, en fait, « tiré aucun avantage important de sa collaboration avec les autorités en l’espèce » (par. 20).
10 Rien n’indique que le juge du procès a mal saisi la preuve à cet égard.
11 La question décisive que doit trancher notre Cour est de savoir si le juge du procès a commis une erreur de droit dans son application de l’arrêt Vetrovec, précité. Il s’agit là du seul point sur lequel la Cour d’appel était partagée. Le présent pourvoi de plein droit est donc restreint de par sa portée : voir l’al. 675(1)a) du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C-46.
III. Analyse
12 L’appelant concède, au par. 11 de son mémoire, que la [traduction] « preuve confirmative », au sens qui nous intéresse en l’espèce, « n’a pas à impliquer directement l’accusé ou à confirmer à tous égards la déposition du témoin à charge ». Toutefois, il fait valoir que « la preuve devrait [. . .] permettre de rétablir la confiance du juge des faits à l’égard des aspects pertinents du récit du témoin » (je souligne).
13 Nous souscrivons à cet argument tant pour des motifs relevant du droit que pour des motifs relevant de la logique.
14 Selon l’appelant, le seul aspect pertinent du témoignage de M. Greenwood concerne l’implication de l’appelant dans le vol de Red Deer. Il soutient que, par conséquent, si on l’applique au contexte, le critère juridique applicable requiert une preuve confirmative impliquant l’appelant. Rien de moins, dit-il, ne saurait logiquement permettre de rétablir la confiance du juge des faits à l’égard des aspects pertinents du récit de M. Greenwood.
15 L’appelant confond à tort « pertinent » et « contesté ». Même s’il n’est pas contesté, le récit détaillé que M. Greenwood a fait du vol n’est pas moins « pertinent » — quant aux infractions reprochées — que le fait que ce témoin implique l’appelant dans la perpétration de ces infractions. En outre, bien qu’elle doive permettre de rétablir la confiance du juge des faits à l’égard des aspects pertinents du récit du témoin, il ne s’ensuit guère que la preuve confirmative doit, juridiquement parlant, impliquer l’accusé lorsque la seule question contestée au procès est celle de la participation de l’accusé à la perpétration des crimes reprochés.
16 Comme le reconnaît l’appelant lui‑même, il ressort clairement de l’arrêt Vetrovec, précité, que, pour être confirmative, la preuve indépendante n’a pas à impliquer l’accusé. À ce propos, aucune règle distincte ne s’applique aux affaires dans lesquelles l’unique preuve de la participation de l’accusé émane d’un témoin suspect.
17 Certes, nous reconnaissons que le juge des faits n’acceptera pas à la légère les affirmations non étayées d’un témoin de mauvaise réputation ou douteux lorsque seule la parole du témoin implique l’accusé dans le crime reproché. Le danger de fonder une déclaration de culpabilité exclusivement sur de telles affirmations est la raison même pour laquelle on exige la « mise en garde claire et précise » que l’arrêt Vetrovec, précité, p. 831, commande dans ces circonstances.
18 De plus, cette mise en garde vise à « attirer l’attention du jury sur les dangers de se fier à la déposition d’un témoin [par ailleurs peu digne de foi] sans plus de précautions » (ibid.) pour établir la culpabilité de l’accusé.
19 C’est ainsi que, s’exprimant au nom de la Cour dans l’arrêt Vetrovec, précité, p. 829, le juge Dickson (plus tard Juge en chef) cite avec approbation l’observation suivante de lord Diplock dans l’arrêt Director of Public Prosecutions c. Hester, [1972] 3 All E.R. 1056 (H.L.), p. 1073 :
[traduction] Ce qu’on recherche, d’après la règle de common law, c’est la confirmation, à partir d’autres sources, que le témoin suspect dit la vérité quant à un aspect de sa version qui démontre que c’est l’accusé qui a commis l’infraction dont il est inculpé. [Je souligne.]
Le juge Dickson explique ensuite, aux p. 832-833 :
. . . La question qu’il faut avoir présente à l’esprit est la suivante : cette preuve complémentaire renforce‑t‑elle notre conviction que Langvand [le témoin suspect] dit la vérité?
La réponse à cette question ne peut être qu’affirmative. Langvand a parlé dans son témoignage d’un voyage effectué en 1975 à Hong Kong dans le but d’acheter et importer de l’héroïne. La preuve complémentaire implique directement l’accusé dans un trafic illégal de drogue. Comme le fait remarquer le juge Seaton en Cour d’appel, la preuve complémentaire contre Gaja [le coaccusé de Vetrovec] aurait suffi, à elle seule, à justifier sa déclaration de culpabilité. Quant à l’appelant Vetrovec, les objets trouvés dans son appartement ont tous un rapport avec sa participation à un trafic illégal de drogue. (Voir le témoignage du sergent Domansky sur ce point, au procès.) Les éléments de preuve constituent selon les mots du juge Seaton [traduction] « sa carte de membre du complot ». Toute cette preuve incriminante, prise dans son ensemble, renforce grandement la conviction que Langvand dit la vérité à propos de la participation de Vetrovec et de Gaja au complot. La preuve écarte tout doute que Langvand puisse impliquer faussement des innocents. L’absence de rapport direct entre la preuve complémentaire et les actes manifestes au sujet desquels Langvand a témoigné est sans importance. La preuve est susceptible de faire naître une conviction logique que Langvand dit la vérité et pour ce motif elle constitue une corroboration. Je crois que l’arrêt R. v. Bullyment (1979), 46 C.C.C. (2d) 429 (C.A. Ont.) porte sur ce point et, selon moi, c’est un arrêt bien fondé. [Je souligne.]
20 Lorsqu’un élément crucial de la déposition « [d’un] complice [ou d’un] témoin de mauvaise réputation dont l’absence de moralité est notoire » (Vetrovec, précité, p. 832) présente un risque particulier, le juge des faits doit être convaincu que la déposition potentiellement douteuse du témoin est fiable à cet égard.
21 Un tel risque peut exister, par exemple, lorsque le dossier indique que le témoignage non étayé d’un complice — dans lequel celui-ci dit manifestement la vérité quant à sa propre participation à l’infraction reprochée — doit, pour une raison quelconque, être abordé avec beaucoup de prudence dans la mesure où il implique l’accusé.
22 Là encore, même en présence de faits contestés qui ne sont pas par ailleurs confirmés, le juge des faits peut, après avoir examiné l’ensemble de la preuve, ajouter foi à la déposition du témoin de mauvaise réputation s’il est persuadé que, malgré ses faiblesses ou ses défauts, ce témoin dit la vérité.
23 Telle était la situation en l’espèce.
24 Le juge du procès a bien expliqué pourquoi il considérait que M. Greenwood était un témoin de mauvaise réputation et peu digne de foi. C’est avec raison qu’il s’est alors fait une « mise en garde claire et précise » conformément à l’arrêt Vetrovec.
25 Le juge du procès était conscient du danger de se fier au témoignage d’un complice qui a obtenu — ou espère obtenir — une peine clémente ou quelque autre avantage personnel.
26 Le juge du procès était également conscient de la nécessité de disposer d’une preuve confirmative qui le convaincrait que, dans son témoignage, M. Greenwood a dit la vérité quant à la participation de l’appelant aux vols que M. Greenwood lui-même prétendait avoir commis avec lui à Edmonton et à Red Deer.
27 Il appartenait au juge du procès et à lui seul d’apprécier la crédibilité de M. Greenwood.
28 Après avoir examiné la preuve confirmative qui lui avait été soumise, le juge du procès a expliqué pourquoi il ne pouvait pas s’en remettre, sans risque d’erreur, au témoignage dans lequel M. Greenwood impliquait l’appelant dans les vols commis à Edmonton. Il a donc acquitté l’appelant relativement aux chefs d’accusation portés à ce sujet.
29 Rassuré par les faits confirmatifs qu’il a mentionnés, le juge a toutefois estimé qu’il pouvait retenir, sans risque d’erreur, le témoignage de M. Greenwood concernant le vol commis à Red Deer. Après avoir examiné l’ensemble de la preuve — non contredite et inexpliquée, pourrions-nous ajouter — , le juge du procès était convaincu hors de tout doute raisonnable que l’appelant avait participé à ce vol.
30 En arrivant à cette conclusion, le juge du procès a appliqué les bonnes règles de droit et n’a commis, dans son interprétation des faits, aucune erreur donnant ouverture à révision.
IV. Conclusion
31 Ce sont là les motifs pour lesquels le pourvoi a été rejeté au terme de l’audience du 15 janvier 2004.
Pourvoi rejeté.
Procureurs de l’appelant : Beresh Depoe Cunningham, Edmonton.
Procureur de l’intimée : Alberta Justice, Edmonton.