COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence :Charkaoui c. Canada (Citoyenneté et Immigration), [2008] 2 R.C.S. 326, 2008 CSC 38
Date : 20080626
Dossier : 31597
Entre :
Adil Charkaoui
Appelant
et
Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration
et Solliciteur général du Canada
Intimés
‑ et ‑
Procureur général de l’Ontario, Criminal Lawyers’ Association (Ontario),
Association du barreau canadien, Barreau du Québec, Amnistie Internationale,
Association des avocats de la défense de Montréal et
Association québécoise des avocats et avocates en droit de l’immigration
Intervenants
Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron et Rothstein
Motifs de jugement conjoints :
(par. 1 à 78)
Les juges LeBel et Fish (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges Bastarache, Binnie, Deschamps, Abella, Charron et Rothstein)
______________________________
Charkaoui c. Canada (Citoyenneté et Immigration), [2008] 2 R.C.S. 326, 2008 CSC 38
Adil Charkaoui Appelant
c.
Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration et
Solliciteur général du Canada Intimés
et
Procureur général de l’Ontario, Criminal Lawyers’
Association (Ontario), Association du Barreau canadien,
Barreau du Québec, Amnistie internationale,
Association des avocats de la défense de Montréal et
Association québécoise des avocats et avocates en
droit de l’immigration Intervenants
Répertorié : Charkaoui c. Canada (Citoyenneté et Immigration)
Référence neutre : 2008 CSC 38.
No du greffe : 31597.
2008 : 31 janvier; 2008 : 26 juin.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron et Rothstein.
en appel de la cour d’appel fédérale
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel fédérale (les juges Létourneau, Nadon et Pelletier) (2006), 272 D.L.R. (4th) 175, 353 N.R. 319, 58 Imm. L.R. (3d) 161, [2006] A.C.F. no 868 (QL), 2006 CarswellNat 1511, 2006 CAF 206 (sub nom. Charkaoui (Re)), qui a maintenu la décision du juge Noël (2005), 261 F.T.R. 1, [2005] A.C.F. no 139 (QL), 2005 CarswellNat 204, 2005 CF 149 (sub nom. Charkaoui (Re)), refusant la requête de l’appelant en arrêt des procédures. Pourvoi accueilli en partie.
Dominique Larochelle, Johanne Doyon et Diane Petit, pour l’appelant.
Claude Joyal et Ginette Gobeil, pour les intimés.
Michael Bernstein, pour l’intervenant le procureur général de l’Ontario.
Russell S. Silverstein, pour l’intervenante Criminal Lawyers’ Association (Ontario).
Lorne Waldman, pour l’intervenante l’Association du Barreau canadien.
Pierre Poupart, François Dadour et Nadine Touma, pour l’intervenant le Barreau du Québec.
Vanessa Gruben, Michael Bossin et Owen M. Rees, pour l’intervenante Amnistie internationale.
Walid Hijazi, pour l’intervenante l’Association des avocats de la défense de Montréal.
Dan Bohbot et Stéphane Handfield, pour l’intervenante l’Association québécoise des avocats et avocates en droit de l’immigration.
Le jugement de la Cour a été rendu par
Les juges LeBel et Fish —
I. Introduction
[1] Adil Charkaoui se pourvoit contre une décision de la Cour d’appel fédérale confirmant un jugement interlocutoire de la Cour fédérale qui a rejeté sa demande d’arrêt des procédures relatives à l’exécution d’un certificat de sécurité délivré contre lui en vertu du par. 77(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (« LIPR »). Cette demande invoque la violation d’obligations de communication de la preuve et les délais excessifs de cette communication. Elle allègue aussi l’utilisation d’éléments de preuve postérieurs à la délivrance du certificat de sécurité par les ministres intimés lors de l’examen par le juge désigné du caractère raisonnable de ce certificat, de même qu’à l’occasion de l’étude des demandes de mise en liberté de l’appelant.
[2] À notre avis, le Service canadien du renseignement de sécurité (« SCRS ») est tenu de divulguer aux ministres les informations qu’il détient au sujet de la personne visée par le certificat de sécurité. Pour leur part, les ministres doivent porter ces informations à la connaissance du juge désigné pour qu’elles soient communiquées à la personne visée par le certificat de sécurité, sauf dans la mesure où cette divulgation risquerait de mettre en péril la sécurité nationale du Canada. Comme corollaire, cette obligation de communication implique un devoir de conservation de ces informations dans les limites prévues par la législation gouvernant les activités du SCRS. L’appel de M. Charkaoui doit donc être accueilli pour reconnaître l’existence de ces obligations de conservation et de divulgation. Nous rejetons toutefois la demande d’arrêt des procédures car elle ne serait pas une réparation appropriée dans les circonstances.
II. Historique de l’affaire
A. Délivrance d’un certificat de sécurité contre M. Charkaoui
[3] Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration et le solliciteur général, maintenant le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile (les « ministres »), signent le 9 mai 2003 un certificat de sécurité contre l’appelant, en vertu du par. 77(1) LIPR. L’appelant est arrêté et détenu le 21 mai suivant. Ensuite, le juge Noël de la Cour fédérale est nommé juge désigné selon les dispositions pertinentes de la LIPR pour examiner le caractère raisonnable du certificat délivré contre M. Charkaoui.
B. Déclaration d’inconstitutionnalité de la LIPR et projet de loi C-3
[4] Le pourvoi représente un nouvel épisode des débats judiciaires entre l’appelant et les ministres. Dans l’affaire Charkaoui c. Canada (Citoyenneté et Immigration), [2007] 1 R.C.S. 350, 2007 CSC 9, notre Cour a examiné la constitutionnalité des procédures d’examen du caractère raisonnable d’un certificat de sécurité et de contrôle de la détention de la personne visée par ce certificat établies par la LIPR. Notre Cour a alors statué que certains aspects de ces procédures portaient, aux droits garantis à l’appelant par l’art. 7 de la Charte canadienne des droits et libertés, une atteinte incompatible avec les principes de justice fondamentale. Notre Cour a notamment conclu que la LIPR n’assurait pas adéquatement la protection du droit de la personne visée par le certificat à une audition équitable et a donc invalidé certaines de ses dispositions. Son jugement a toutefois suspendu la déclaration d’invalidité pour un an pour permettre au Parlement de modifier la loi. Le Parlement a adopté par la suite la Loi modifiant la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (certificat et avocat spécial) et une autre loi en conséquence, L.C. 2008, ch. 3 (« projet de loi C-3 »). Le projet de loi C-3 a reçu la sanction royale le 14 février 2008 et est entré en vigueur le 22 février 2008.
C. Continuation des audiences devant la Cour fédérale, incidents relatifs à la communication de nouveaux éléments d’information devant le juge désigné et demande d’arrêt des procédures
[5] Entre-temps, les procédures d’examen du certificat de sécurité et de la détention se sont continuées conformément au régime établi par la LIPR avant les modifications apportées par le projet de loi C-3. Des difficultés reliées à la communication de la preuve au cours de ces procédures ont provoqué la demande d’arrêt des procédures et le pourvoi dont notre Cour est maintenant saisie. Pour la bonne compréhension de ce dossier, il importe de rappeler le déroulement de la procédure et d’expliquer l’origine du présent débat judiciaire.
[6] Le juge désigné entame l’examen des renseignements au soutien du certificat de sécurité délivré contre M. Charkaoui le 23 mai 2003. Le 25 juin 2003, M. Charkaoui dépose une requête en déclaration d’inconstitutionnalité de la section 9 de la partie 1 de la LIPR sur laquelle notre Cour statue dans Charkaoui.
[7] En parallèle, en juillet 2003, l’appelant présente aux ministres une demande de protection dans le cadre de la procédure d’examen des risques avant renvoi. Le dépôt de cette demande provoque la suspension automatique de l’évaluation du caractère raisonnable du certificat. Après le rejet de la demande de protection le 6 août 2004, le juge Noël, le 9 novembre 2004, fixe au 21 février 2005 l’audition portant sur le caractère raisonnable du certificat. Cependant, le 22 mars 2005, en raison de la découverte du fait que M. Charkaoui était visé par un mandat d’arrestation lancé par les autorités marocaines, le juge annule la décision des ministres de rejeter la demande de protection dans le cadre de la procédure d’examen des risques avant renvoi. Monsieur Charkaoui présente alors une nouvelle demande de protection aux ministres. Il obtient également du juge la suspension de plein droit de l’examen du caractère raisonnable du certificat. L’instance était toujours suspendue au moment de l’audition du pourvoi devant nous, les ministres n’ayant encore pris aucune décision au sujet de la demande de protection de M. Charkaoui.
[8] Au cours de ces procédures, M. Charkaoui réclame sa mise en liberté à plusieurs reprises. Le 25 juin 2003, il présente une première demande de mise en liberté dont l’audition commence les 2 et 3 juillet 2003 et que le juge rejette le 15 juillet 2003. Monsieur Charkaoui échoue dans deux autres demandes en 2003 et 2004. Le 9 novembre 2004, le juge fixe au 10 janvier 2005 la quatrième révision de la détention de l’appelant. Entre-temps, le 30 décembre 2004, les avocats des ministres demandent au juge une audience à huis clos, en l’absence de M. Charkaoui et de son avocat. En dépit des objections de ces derniers, le 5 janvier 2005, le juge entend à huis clos les procureurs des ministres. Ceux-ci l’informent qu’ils ont pris connaissance récemment d’un document qui aurait dû être communiqué à M. Charkaoui dès le début des procédures en 2003, mais qui, par inadvertance, ne l’a pas été. Ce document consiste en un sommaire de deux entrevues de M. Charkaoui avec les agents du SCRS, le 31 janvier et le 2 février 2002. Le juge ordonne alors la divulgation immédiate du sommaire aux procureurs de M. Charkaoui.
[9] De plus, au cours de cette même audience ex parte et à huis clos du 5 janvier 2005, les procureurs des ministres déposent de nouvelles allégations au sujet de M. Charkaoui. Ces allégations se fondent sur de nouveaux renseignements qui ne faisaient pas partie du dossier lorsque les ministres ont signé le certificat de sécurité. Elles portent notamment sur l’implication de M. Charkaoui dans des événements survenus au Maroc. Le 6 janvier 2005, le juge Noël communique à M. Charkaoui un résumé de ces nouvelles informations.
[10] Durant l’audition du 10 janvier 2005 portant sur la quatrième révision de la détention, le juge offre à M. Charkaoui, qui l’accepte, d’ajourner l’audience et de lui accorder une remise. Monsieur Charkaoui présente alors une requête afin d’obtenir l’exclusion de la preuve nouvelle. Il demande également que lui soient communiquées les notes complètes des deux entrevues menées par le SCRS le 31 janvier et le 2 février 2002, de même que les enregistrements de celles-ci.
[11] À la suite de cette demande de communication de la preuve, les ministres informent le juge qu’il est impossible d’y donner effet. Ils indiquent au juge que le dossier ne contient pas d’enregistrements et que les notes des entrevues réalisées par les agents du SCRS sont systématiquement détruites lorsque leur rapport est finalisé, conformément à la politique interne OPS-217 de cet organisme. Devant ce refus, M. Charkaoui invoque une violation de son droit à l’équité procédurale. Le 12 janvier 2005, il présente donc au juge une requête en arrêt des procédures, en vue d’obtenir l’annulation du certificat et sa remise en liberté et, subsidiairement, l’exclusion de la preuve nouvelle produite par les ministres le 5 janvier 2005.
[12] L’audition de la quatrième révision de la détention de M. Charkaoui se tient le 7 février 2005. Le 17 février 2005, le juge accorde à M. Charkaoui une libération conditionnelle. Les décisions des tribunaux inférieurs attaquées devant nous portent sur la demande d’arrêt des procédures de M. Charkaoui provoquée par la production de la nouvelle preuve des ministres. Monsieur Charkaoui demeure en liberté et les modalités de sa libération ne sont pas en cause devant nous.
III. Décisions des juridictions inférieures
A. Cour fédérale, [2005] A.C.F. no 139 (QL), 2005 CF 149
[13] Le 20 janvier 2005, le juge Noël rejette la demande d’arrêt des procédures et d’annulation du certificat de sécurité de M. Charkaoui. À son avis, le délai qui lui a été accordé pour prendre connaissance de la preuve nouvelle et le fait qu’il puisse témoigner et donner sa propre version des entrevues réalisées avec le SCRS permettent de neutraliser toute atteinte à l’équité procédurale que pourraient causer la communication tardive de la preuve nouvelle et la destruction des notes et des enregistrements des entrevues. De plus, puisque la preuve nouvelle du 5 janvier 2005 reste d’importance marginale par rapport à l’ensemble de la preuve déjà versée au dossier, et qu’elle ne sert pas à soutenir les allégations à la base du certificat de sécurité, le juge conclut à l’absence de toute violation du droit de M. Charkaoui à l’équité procédurale protégé par l’art. 7 de la Charte. En conséquence, il ne croit pas nécessaire de discuter des liens entre le rôle du SCRS et les procédures relatives aux certificats de sécurité en vertu de la LIPR. Selon le juge, le SCRS n’est pas un organisme policier chargé de porter des accusations criminelles. Ses activités relèvent du droit administratif et on ne saurait donc lui imposer les mêmes obligations qu’aux corps policiers en droit pénal.
[14] Le juge passe ensuite à l’examen de la demande d’exclusion de la preuve nouvelle qu’il rejette également. À son avis, la faculté reconnue aux ministres de présenter devant le tribunal de nouveaux faits à l’appui des allégations, en vertu de l’al. 78e) LIPR, signifie que le juge désigné, au cours de sa révision du certificat, peut obtenir et prendre en compte des informations plus étendues que celles dont disposaient les ministres au moment de prendre la décision de le délivrer. Monsieur Charkaoui se pourvoit alors devant la Cour d’appel fédérale.
B. Cour d’appel fédérale (2006), 353 N.R. 319, 2006 CAF 206
[15] Le juge Pelletier, au nom de la Cour d’appel fédérale, conclut que la remise ordonnée par le juge constitue une réparation appropriée pour la communication tardive de la preuve nouvelle. Ses motifs examinent aussi la question de la destruction systématique des notes d’entrevue par le SCRS. Comme le juge Noël, la Cour d’appel fédérale estime que les principes de droit criminel portant sur la divulgation et la communication de la preuve ne s’appliquent pas en droit administratif et ne régissent donc pas les activités du SCRS. Toutefois, le juge Pelletier rejette l’interprétation avancée par les ministres de l’art. 12 de la Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité, L.R.C. 1985, ch. C-23 (« Loi sur le SCRS »), pour déterminer l’étendue des obligations de conservation des informations recueillies par le SCRS. À son avis, l’art. 12 ne prescrit pas seulement une obligation de conservation minimale de l’information recueillie par cet organisme, comme le plaident les ministres. Le juge Pelletier constate plutôt que la loi reconnaît la nécessité pratique de conserver l’information obtenue par le SCRS, car elle ne servirait autrement à aucune fin utile.
[16] Le juge Pelletier refuse toutefois d’accorder l’arrêt des procédures demandé par M. Charkaoui. En effet, la destruction des notes du SCRS ne lui a causé aucun préjudice. Leur disparition peut autant jouer en sa faveur qu’elle est susceptible de lui nuire. Enfin, selon le juge Pelletier, le juge Noël a pu prendre en compte un vaste ensemble d’éléments de preuve, dont il a dû évaluer la cohérence et la force probante.
[17] Le juge Pelletier rejette aussi les prétentions de M. Charkaoui selon lesquelles le juge ne pouvait prendre en considération au cours de la révision du certificat de sécurité que les informations dont disposaient les ministres au moment de sa délivrance et devait donc exclure la preuve nouvelle qu’ils présentaient. Selon le juge Pelletier, la rédaction des al. 78b), d), e) et j) LIPR, confirme l’intention du législateur de permettre au juge de recevoir tous les renseignements et tous les éléments de preuve justifiant le certificat et de retenir toute preuve qu’il croit utile, sans égard à leur admissibilité devant une cour de justice.
IV. Analyse
A. Les questions en litige
[18] Nous tenons à souligner d’emblée que cet appel ne saurait être l’occasion d’une reprise du débat judiciaire sur lequel notre Cour a statué dans son arrêt Charkaoui. Nous n’examinerons donc pas à nouveau la validité constitutionnelle des règles et procédures applicables à la délivrance des certificats de sécurité. De plus, nous n’avons pas à étudier le projet de loi C-3. Notre Cour n’est saisie d’aucun débat sur son interprétation ou sur sa validité constitutionnelle.
[19] Il importe de bien comprendre la portée du pourvoi de M. Charkaoui. Son appel porte sur des décisions interlocutoires prises par le juge Noël à l’égard d’un aspect précis des procédures engagées contre lui, soit la conservation et la communication de l’information détenue par le SCRS. Ainsi, nous étudierons uniquement une série de questions soulevées par ce problème :
a) Quelles sont la nature et la portée de l’obligation de conservation des informations du SCRS?
b) Le SCRS a-t-il une obligation de communication des informations qu’il détient? Le cas échéant, quels sont les fondements et la portée de l’obligation de communication des informations détenues par le SCRS? En faveur de qui cette obligation existe-t-elle?
c) Quelles sont les conséquences des retards dans la communication d’informations devant le juge désigné et quelle réparation serait appropriée?
d) Une preuve nouvelle est-elle recevable devant le juge désigné, après la délivrance du certificat de sécurité? La preuve nouvelle est-elle admissible à toute étape des procédures? Le cas échéant, quels sont les effets de son admissibilité sur la validité du certificat?
En dernier lieu, le cas échéant, nous déterminerons les réparations appropriées en l’espèce.
B. L’obligation de conservation du SCRS
(1) Le cadre législatif du mandat du SCRS
a) Adoption de la Loi sur le SCRS
[20] L’étude de l’obligation de conservation des renseignements recueillis par le SCRS exige au préalable un rappel de l’origine et de la nature du cadre législatif qui gouverne maintenant les activités de cet organisme. La création du SCRS remonte à 1984, lorsque le Parlement a adopté la Loi sur le SCRS, S.C. 1984, ch. 21 (maintenant L.R.C. 1985, ch. C-23). L’établissement du SCRS impliquait la disparition du Service de sécurité de la Gendarmerie royale du Canada (« GRC »). La mise sur pied du SCRS marquait l’aboutissement des travaux de la Commission royale d’enquête sur la sécurité (1969), de la Commission d’enquête sur certaines activités de la Gendarmerie royale du Canada (1981) ainsi que du Comité sénatorial spécial du Service canadien du renseignement de sécurité (1983).
b) Objectif législatif et principes directeurs
[21] Les rapports de ces organismes préconisaient la création d’un service de sécurité « civil », entièrement distinct et indépendant de la GRC, mais lié de manière plus étroite « au reste de l’administration gouvernementale » (Commission d’enquête sur certaines activités de la Gendarmerie royale du Canada, Deuxième rapport, La liberté et la sécurité devant la loi, vol. 2, août 1981, p. 793; voir aussi le Rapport de la Commission royale d’enquête sur la sécurité (version abrégée, juin 1969), p. 27, et celui du Comité sénatorial spécial du Service canadien du renseignement de sécurité, Équilibre délicat : Un Service du renseignement de sécurité dans une société démocratique, 3 novembre 1983, par. 19). En effet, la collecte de renseignements et d’informations de sécurité était comprise comme une fonction spécialisée, bien distincte de l’action policière (Commission d’enquête sur certaines activités de la Gendarmerie royale du Canada, Deuxième rapport, vol. 2, p. 799).
[22] De plus, il était recommandé que les fonctions confiées au SCRS, désormais titulaire de vastes pouvoirs d’enquête, soient strictement rattachées à l’objectif de préservation de la sécurité du Canada :
Un service du renseignement de sécurité doit, pour être crédible et efficace, jouir de pouvoirs extraordinaires et être en mesure de recueillir et d’analyser de l’information en empiétant parfois sur les libertés civiles des uns ou des autres. Mais il doit aussi être assujetti à des contrôles sévères et ne pas disposer de plus de pouvoirs qu’il ne lui en faut pour atteindre ses objectifs, qui doivent eux-mêmes se limiter à ce qui est requis pour assurer la sécurité du Canada.
(Rapport du comité sénatorial spécial, par. 25)
[23] D’ailleurs, le Rapport du comité sénatorial spécial, rédigé à la suite du dépôt du projet de loi C-157 (Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité), soulignait la différence entre la fonction policière et le rôle d’un service de renseignement. L’organisme chargé de faire respecter la loi agit généralement en réaction à la perpétration d’un acte criminel, alors que celui auquel est confiée la fonction de prévention et de protection de la sécurité doit chercher à prévoir les événements menaçants (par. 14). Enfin, comme la Commission d’enquête sur certaines activités de la Gendarmerie royale du Canada le notait, les ministres et hauts fonctionnaires conservent un rôle dans le processus décisionnel d’un service de sécurité qui leur est refusé dans le cas de la conduite des activités policières (Deuxième rapport, vol. 2, p. 797; voir aussi le Rapport du comité sénatorial spécial, par. 15).
c) Fonctions du SCRS
[24] La Loi sur le SCRS reflète les principes d’organisation et d’action recommandés par les rapports qui ont précédé son adoption. Cette loi prévoit les diverses fonctions dévolues au SCRS, dont voici quelques exemples. Le SCRS est principalement chargé de recueillir « les informations et renseignements sur les activités dont il existe des motifs raisonnables de soupçonner qu’elles constituent des menaces envers la sécurité du Canada » (art. 12). Il arrive aussi que le SCRS fournisse « des évaluations de sécurité aux ministères du gouvernement du Canada » (art. 13) ou dispense des conseils, ou transmette de l’information à un ministre quant aux questions de sécurité du Canada (art. 14). Le SCRS peut mener des enquêtes quant à ces questions (art. 15). Le SCRS peut aussi collaborer avec les ministres de la Défense nationale ou des Affaires étrangères afin de recueillir des informations ou des renseignements sur les activités d’un État étranger ou de personnes qui ne sont ni citoyennes ni résidentes permanentes du Canada (art. 16). Enfin, les informations recueillies par le SCRS à l’égard d’une poursuite criminelle dans l’exercice de ses fonctions peuvent être communiquées, suivant certaines conditions, aux agents de la paix, au procureur général du Canada ou à celui d’une province (art. 19).
(2) Liens entre le mandat du SCRS et les problèmes résultant des activités terroristes et criminelles
[25] En l’espèce, la Cour fédérale a noté que le SCRS n’est pas un organisme policier et son rôle n’est pas de porter des accusations. À ce titre, à son avis, on ne peut lui imposer les mêmes obligations qu’à un corps policier (par. 17).
[26] Certes, le SCRS ne constitue pas un service policier. Ce constat ressort de l’historique législatif présenté ci-haut. Cependant, la réalité commande de reconnaître que des convergences se développent entre les activités de la GRC et celles du SCRS depuis que le terrorisme national et international est devenu une préoccupation croissante pour ces organismes et pour le Canada. Le partage des tâches accomplies par le SCRS et la GRC, en matière d’enquête sur des activités terroristes, tend à devenir moins net que les auteurs des rapports cités plus haut semblaient l’envisager à l’origine.
[27] À preuve, il arrive que le SCRS communique de l’information à la GRC. Dans son rapport suivant la Commission d’enquête sur les actions des responsables canadiens relativement à Maher Arar, le commissaire O’Connor soulignait que le SCRS et la GRC interagissent fréquemment au sujet de renseignements relatifs à la sécurité nationale :
Le SCRS peut [. . .] communiquer à des agents de police de l’information pouvant servir dans le cadre d’une enquête ou de poursuites relatives à une infraction présumée à une loi fédérale ou provinciale. [. . .] La principale forme d’interaction entre [le SCRS et la GRC] est l’échange d’information. Une importante partie de l’information et des renseignements relatifs à la sécurité nationale que reçoit la GRC provient du SCRS. En conséquence, une importante partie du travail qu’accomplit la GRC en matière de sécurité nationale découle d’informations du SCRS. [Nous soulignons.]
(Un nouveau mécanisme d’examen des activités de la GRC en matière de sécurité nationale (2006), p. 156)
[28] Dans ce contexte, nous ne partageons pas entièrement l’avis de la Cour fédérale selon lequel on ne peut imposer les mêmes obligations au SCRS qu’à un organe policier du fait qu’ils remplissent en principe des rôles diamétralement opposés en matière de sécurité publique. La réalité diffère et impose certaines nuances.
(3) Règles et politiques de conservation
[29] Dans le cadre de cette affaire, M. Charkaoui demandait, depuis 2003, la production des déclarations des témoins dont les propos ont convaincu les ministres de délivrer le certificat de sécurité. En effet, une requête verbale avait été formulée le 3 juillet 2003, et une requête formelle en divulgation complète de la preuve devant le juge, y compris toutes les déclarations des témoins (dont les siennes) et les enregistrements, a été présentée le 17 octobre 2003. En cours d’instance, le 10 janvier 2005, M. Charkaoui a à nouveau posé des questions au juge désigné afin d’obtenir davantage de précisions quant à la preuve divulguée les 5 et 6 janvier 2005. Dans le cas du dossier du 5 janvier, M. Charkaoui souhaitait savoir si le dossier de la Cour contenait un enregistrement mécanique et des notes d’entrevues ou déclarations écrites de lui-même, que le SCRS aurait résumées. Monsieur Charkaoui recherchait aussi des informations sur les 5 p. 100 de preuve non divulguée dans le dossier du 6 janvier. Ses demandes ont alors soulevé le problème des politiques de conservation et de destruction des notes du SCRS.
[30] Monsieur Charkaoui n’apprit qu’en janvier 2005 l’existence de la politique de destruction des notes opérationnelles du SCRS grâce à des informations reçues des procureurs des ministres. La politique du SCRS concernant la gestion des notes opérationnelles, intitulée OPS-217, a été adoptée dans le but de gérer l’utilisation et la conservation des notes opérationnelles. Cette politique a d’abord été adoptée le 15 décembre 1994, puis renouvelée les 19 juin 2001 et 1er mai 2006. Notre Cour a eu accès aux deux premières versions de la politique OPS-217, qui sont à toutes fins pratiques identiques (sauf un mot). Les intimés ont assuré notre Cour que la politique de traitement des notes opérationnelles n’a pas été modifiée lors de l’adoption de sa troisième version.
La politique OPS-217
[31] La « politique énonce les principes sur lesquels reposent la manipulation et la conservation des notes opérationnelles » (art. 1.4). Les notes opérationnelles incluent les informations contenues sur et dans les supports suivants :
Tout brouillon, premier jet, dessin, diagramme, calcul, enregistrement audio ou vidéo, toute photographie ou information consignée sur un support électronique ou toute autre indication que fait un employé pour pouvoir plus facilement rédiger un document du Service. [art. 1.12]
[32] La politique insiste sur le caractère confidentiel des notes opérationnelles, dont la fuite pourrait être préjudiciable aux intérêts nationaux ou à un particulier affecté par leur contenu (art. 2.2 et 2.3). Les employés doivent ainsi, à l’occasion de la prise de notes, prendre les mesures nécessaires afin d’en assurer la confidentialité (art. 3.2).
[33] La politique affirme la nature temporaire des notes opérationnelles (art. 1.2 et 3.1). Celles-ci doivent être détruites après leur transcription dans un rapport par l’employé(e) qui les a consignées (art. 2.4, 2.4.1 et 3.5).
[34] La politique ne semble pas imposer aux employés du SCRS l’obligation de consulter un superviseur ou d’obtenir son autorisation avant de détruire leurs notes. Les superviseurs sont impliqués dans la seule éventualité où un employé estime « avoir acquis des informations susceptibles d’avoir une valeur probante » (art. 3.6). L’information susceptible d’avoir une valeur probante est vraisemblablement celle qui est reliée aux actes criminels (art. 3.6.1 et 3.7).
[35] D’après la politique, deux raisons justifieront la conservation des notes. D’abord, on peut conserver les portions pertinentes des notes si elles « contiennent des informations, comme des croquis ou des diagrammes, qui ne peuvent être transcrites dans un rapport ». Ensuite, les notes des employés du SCRS doivent être conservées lorsque la possibilité existe « que les informations contenues dans leurs notes soient cruciales dans le cadre d’une enquête menée sur une activité illicite de nature grave et qu’ils aient besoin de leurs notes pour se rafraîchir la mémoire avant de relater » (art. 3.5).
[36] Nous évaluerons maintenant la validité de cette politique à la lumière de l’art. 12 de la Loi sur le SCRS.
(4) Interprétation de la Loi sur le SCRS quant à la conservation
a) Interprétation de l’art. 12 de la Loi sur le SCRS
[37] Le SCRS a conçu sa politique de gestion des notes opérationnelles à partir de la disposition suivante de sa loi constitutive :
12. Le Service recueille, au moyen d’enquêtes ou autrement, dans la mesure strictement nécessaire, et analyse et conserve les informations et renseignements sur les activités dont il existe des motifs raisonnables de soupçonner qu’elles constituent des menaces envers la sécurité du Canada; il en fait rapport au gouvernement du Canada et le conseille à cet égard.
[38] Rien n’indique, dans cette disposition, que le SCRS est tenu de détruire l’information recueillie. Nous sommes plutôt d’avis que l’art. 12 de la Loi sur le SCRS lui impose une obligation de conserver ses notes opérationnelles. Pour paraphraser l’art. 12, le SCRS doit acquérir de l’information dans la mesure strictement nécessaire à l’accomplissement de son mandat, puis analyser et conserver les informations et renseignements pertinents. En somme, la politique OPS‑217 donne une interprétation erronée de l’art. 12.
b) L’utilité pratique de la conservation
[39] La conservation des notes doit avoir, à notre avis, une utilité pratique. Il s’ensuit que le terme « renseignements » à l’art. 12 de la Loi sur le SCRS ne devrait pas être limité de manière à n’inclure que les résumés rédigés par les agents. Les notes opérationnelles originales constitueront une meilleure source d’information, voire de preuve, lorsqu’elles seront remises aux ministres chargés de délivrer un certificat de sécurité, ainsi qu’au juge désigné qui en évaluera le caractère raisonnable. Leur conservation facilitera la vérification des résumés et des informations transmises à partir de ces notes. De même, il est important que les agents du SCRS aient accès à leurs notes opérationnelles (brouillons, diagrammes, enregistrements, photographies) afin de se rafraîchir la mémoire dans l’éventualité où ils devraient témoigner lors d’une procédure d’évaluation du caractère raisonnable d’un certificat de sécurité — procédure dont il n’est nullement question dans la politique OPS-217.
[40] Une affaire décidée par la présidente du Comité de surveillance des activités de renseignement de sécurité (« CSARS »), portant sur une plainte formulée contre le ministère des Affaires étrangères et le SCRS illustre les difficultés causées par la politique OPS-217. Dans ce dossier, le plaignant Liddar s’était vu refuser une cote de sécurité « Très secret » par le ministère. Les notes présentées par le SCRS au CSARS n’étaient pas supportées par une preuve suffisante. Le CSARS a conclu que le rapport présenté devant lui au soutien de la position du ministère était inexact et trompeur en raison du caractère inexact et incomplet de l’information fournie par le SCRS, qui avait détruit ses notes opérationnelles. Le CSARS a alors critiqué cette politique de destruction de ces notes :
L’incapacité de l’enquêteur qui a interviewé M. Liddar à me fournir les réponses de celui-ci à d’importantes questions met en lumière une inquiétude que le Comité de surveillance nourrit depuis longtemps au sujet de la pratique, au SCRS, de détruire les notes prises par les enquêteurs lors des enquêtes de sécurité. La question de savoir ce qui s’est dit pendant les entrevues de filtrage de sécurité est une source de débat aux enquêtes du Comité de surveillance sur les plaintes. Les plaignants allèguent souvent que le compte rendu d’entrevue de l’enquêteur n’est pas exact, que leurs réponses sont incomplètes ou déformées, ou encore prises hors contexte. En dépit de l’inquiétude que suscitait, sur le plan de la sécurité, le fait de laisser un plaignant examiner les notes des questions et des réponses de l’entrevue, il n’y a aucune raison qui empêcherait de conserver ces notes pendant une période raisonnable de façon à pouvoir les mettre à la disposition du Comité de surveillance en cas de plainte concernant l’activité de filtrage de sécurité en question. [Nous soulignons.]
(Liddar c. Administrateur général du ministère des Affaires étrangères et du Commerce international, Dossier no 1170/LIDD/04, 7 juin 2005, par. 72)
[41] Dans son rapport, le commissaire O’Connor a insisté sur le caractère crucial de l’exactitude de l’information rapportée, et sur l’importance critique d’un accès à une information obtenue de manière fiable et sans contrainte :
L’exigence de l’exactitude et de la précision de l’information à communiquer est évidente. Une information inexacte ou une mauvaise caractérisation, même relative, prise seule ou avec d’autres éléments d’information, peut donner une image gravement déformée. Elle peut renforcer un « manque d’objectivité » ou une « vision étroite des choses » [. . .]. On n’insistera jamais assez sur l’exigence de l’exactitude et de la précision des informations à partager, surtout des informations écrites communiquées dans le cadre d’enquêtes liées au terrorisme. [Nous soulignons.]
(Commission d’enquête sur les actions des responsables canadiens relativement à Maher Arar, Rapport sur les événements concernant Maher Arar : Analyse et recommandations (2006), p. 123)
[42] Dans le contexte de l’évaluation du caractère raisonnable d’un certificat de sécurité, la destruction des documents originaux est susceptible de compromettre la bonne exécution des fonctions déléguées aux ministres et au juge désigné à l’égard de la délivrance des certificats de sécurité, de leur révision et de celle de la détention de la personne visée. La remise des notes opérationnelles aux ministres et au juge désigné peut constituer une condition nécessaire pour assurer qu’une version complète et objective de la situation de fait soit portée devant les personnes chargées de la délivrance du certificat et de son examen. La préservation et l’accessibilité de cette information prennent une importance particulière dans une situation où la personne visée par le certificat et ses avocats n’auront souvent accès qu’à des résumés ou à des versions tronquées des renseignements, en raison des problèmes afférents au traitement de l’information provenant de services de renseignement. Il faut aussi rappeler que la destruction de l’information peut parfois remettre en cause la possibilité pour le juge désigné de remplir efficacement la fonction critique que la loi lui attribue dans l’évaluation du certificat, l’examen des demandes de mise en liberté de la personne visée et la protection de ses droits fondamentaux. Nous concluons donc qu’une obligation de conservation existe. Il faut maintenant en définir les modalités et la portée.
c) Obligation de conservation limitée aux enquêtes ciblées
[43] À notre avis, l’art. 12 de la Loi sur le SCRS, ainsi que des raisons pratiques exigent que les notes opérationnelles soient conservées par les agents du SCRS lorsqu’ils quittent le domaine de l’enquête générale. En effet, dans tous les cas où le SCRS mène une enquête ciblée sur une personne ou un groupe en particulier, cet organisme peut avoir à remettre cette information à des autorités externes ou à un tribunal.
[44] L’argument selon lequel il importe de protéger la vie privée se comprend surtout à propos des enquêtes générales. Dans le cas des enquêtes ciblées, les intérêts en cause diffèrent. Il convient certes de respecter la vie privée, mais non au point de transmettre une information inexacte ou invérifiable aux ministres et au juge. Dans le contexte des procédures entourant la délivrance du certificat de sécurité et l’évaluation de son caractère raisonnable, la divulgation des notes aux ministres ainsi qu’au juge désigné peut devenir nécessaire. C’est d’ailleurs le juge désigné qui deviendra responsable, en vertu de la loi, de garantir la confidentialité des renseignements dans les procédures découlant de la délivrance du certificat de sécurité (en vertu de l’al. 78b) de l’ancienne LIPR (maintenant l’al. 83(1)d) de la nouvelle LIPR)).
[45] Une première réserve s’impose toutefois. La conservation des notes opérationnelles par les agents du SCRS ne deviendra pas toujours une garantie complète du droit à l’équité procédurale. En effet, il surviendra des cas où l’agent prendra note d’un élément qui devrait demeurer secret pour la personne désignée, que ce soit pour des raisons de sécurité nationale ou d’autres motifs. De plus, si les agents du SCRS ont l’habitude de prendre des notes, ils ne rédigent sans doute pas des transcriptions exactes de leurs entrevues avec leurs sujets d’enquête. Enfin, des éléments importants d’information peuvent manquer à cause de simples erreurs humaines.
[46] Il faudra aussi se garder de conclure que notre opinion sur l’interprétation de l’art. 12 de la Loi sur le SCRS et de la politique opérationnelle OPS-217 signifie également que nous concluons à l’illégalité des enquêtes tenues en vertu de l’art. 12 et des procédures où la politique a été utilisée. L’importance des conséquences de l’application de cette politique a pu varier considérablement. Celles-ci devront être évaluées par le juge désigné avec tous les éléments d’information qu’il possède. L’absence des notes en raison de leur destruction restera un facteur pertinent mais non déterminant dans tous les cas. Pour l’avenir, l’opinion de notre Cour détermine évidemment le cadre juridique de l’interprétation de l’art. 12 et celui de la politique de conservation des notes opérationnelles.
C. La conduite des procédures relatives au certificat de sécurité et l’obligation de communication des informations détenues par le SCRS
[47] Il faut maintenant examiner les problèmes de communication et de divulgation des informations détenues par le SCRS. Nous avons vu que le Service transmet, à l’occasion, de l’information à d’autres entités. Ainsi, le SCRS peut communiquer de l’information aux agents de la paix, au procureur général du Canada, au procureur général d’une province, au ministre des Affaires étrangères et au ministre de la Défense nationale (art. 19 de la Loi sur le SCRS). Nous étudierons, dans cette section, la manière dont les informations détenues par le SCRS devraient être communiquées aux ministres et au juge désigné dans le contexte de la procédure relative aux certificats de sécurité. Cette méthode exigera une approche plus nuancée que la simple transposition du modèle que la jurisprudence a établi dans le domaine de la justice pénale. En effet, il importe de prendre en compte l’ensemble des intérêts en jeu qui mettent en cause la sécurité publique et certaines des fonctions essentielles de l’État.
(1) Rappel des principes sur la communication en matière criminelle; distinction avec la situation visée par les certificats de sécurité
a) Rappel des principes sur la communication en matière criminelle
[48] Il convient en premier lieu de rappeler les principes applicables en matière criminelle quant à la communication de la preuve. Dans R. c. Stinchcombe, [1991] 3 R.C.S. 326, une affaire de droit criminel, notre Cour a établi la norme selon laquelle les services policiers doivent tenir le dossier d’enquête le plus complet possible, pour que tous les éléments susceptibles d’être pertinents pour la défense puissent éventuellement être divulgués à celle-ci. Autrement, le droit à la défense pleine et entière de l’accusé risque d’être violé :
Outre les avantages d’ordre pratique [. . .] il y a surtout la crainte prépondérante que la non-divulgation n’empêche l’accusé de présenter une défense pleine et entière. Ce droit reconnu par la common law a acquis une nouvelle vigueur par suite de son inclusion parmi les principes de justice fondamentale visés à l’art. 7 de la [Charte]. [. . .] Le droit de présenter une défense pleine et entière constitue un des piliers de la justice criminelle, sur lequel nous comptons grandement pour assurer que les innocents ne soient pas déclarés coupables. [p. 336]
[49] Puis, dans R. c. La, [1997] 2 R.C.S. 680, notre Cour a réitéré que l’obligation de divulgation entraîne l’obligation corollaire de conservation des renseignements, des pièces, des enregistrements, des notes d’enquête et de tout autre élément de preuve pertinent (voir aussi R. c. Egger, [1993] 2 R.C.S. 451). Il ne fait aucun doute, en effet, que les originaux des notes et des enregistrements constituent la meilleure preuve.
Depuis [Stinchcombe], il est bien établi que le ministère public a l’obligation de divulguer tous les éléments de preuve pertinents en sa possession, qu’ils soient inculpatoires ou exculpatoires et qu’il compte s’en servir ou non. [La, par. 16]
b) Distinction avec la situation visée par les certificats de sécurité
[50] Les principes de divulgation de la preuve sont bien établis en droit pénal. L’évaluation du caractère raisonnable des certificats de sécurité devant la Cour fédérale se situe dans un contexte différent de celui du procès pénal. À proprement parler, aucune accusation n’est portée contre la personne visée par le certificat. Dans une optique de prévention ou de protection de la sécurité publique, les ministres veulent expulser du territoire canadien la personne en cause. Cependant, l’importance des conséquences de la procédure pour la liberté et la sécurité de la personne visée mettent en cause des intérêts protégés par l’art. 7 de la Charte. Une forme de divulgation de l’ensemble de la preuve, plus complète que les simples résumés fournis aux ministres et au juge désigné par le SCRS selon sa pratique actuelle, s’impose pour protéger les droits fondamentaux affectés par la procédure des certificats de sécurité.
[51] En l’espèce, lorsqu’elle a refusé d’imposer une obligation de divulgation au SCRS, la Cour d’appel fédérale a fondé son raisonnement sur son inapplicabilité en droit administratif. Elle s’est appuyée en particulier sur le passage suivant de Blencoe c. Colombie-Britannique (Human Rights Commission), [2000] 2 R.C.S. 307, 2000 CSC 44, une affaire où la Cour a décidé que le droit d’être jugé dans un délai raisonnable en vertu de l’al. 11b) de la Charte ne trouvait application que dans le domaine du droit criminel :
Notre Cour a souvent fait des mises en garde contre l’application directe en droit administratif des normes de la justice criminelle. Nous devrions éviter de confondre des notions qui, suivant notre Charte, sont clairement distinctes. [Nous soulignons; par. 88.]
[52] Dans cette perspective, nous soulignions dans May c. Établissement Ferndale, [2005] 3 R.C.S. 809, 2005 CSC 82, la gravité des conséquences découlant d’une poursuite criminelle, en relation avec celles entraînées par une question de nature administrative :
Il importe de se rappeler que les principes de l’arrêt Stinchcombe ont été énoncés dans le contexte particulier d’une instance criminelle mettant en jeu l’innocence de l’accusé. La gravité des conséquences possibles d’une poursuite criminelle explique l’application d’une obligation de communication assez intense. En l’espèce, les décisions attaquées demeurent de nature purement administrative. On ne trouve pas ici de procès criminel et l’innocence des intéressés n’est pas en jeu. Les principes de l’arrêt Stinchcombe ne s’appliquent pas dans ce contexte administratif. [Nous soulignons; par. 91.]
Il s’agissait alors d’une contestation par des détenus de leur transfert par les autorités pénitentiaires.
[53] L’application des garanties constitutionnelles accordées par l’art. 7 de la Charte ne dépend toutefois pas d’une distinction formelle entre les différents domaines du droit. Elle dépend plutôt de la gravité des conséquences de l’intervention de l’État sur les intérêts fondamentaux de liberté, de sécurité et parfois de droit à la vie de la personne. Par sa nature, la procédure des certificats de sécurité peut mettre gravement en péril ces droits, comme la Cour l’a reconnu dans l’arrêt Charkaoui. La reconnaissance d’une obligation de divulgation de la preuve fondée sur l’art. 7 devient nécessaire à la préservation de ces droits.
[54] En effet, les enquêtes menées par le SCRS jouent un rôle central dans les décisions relatives à la délivrance des certificats de sécurité et aux mesures d’interdiction de territoire qui en résultent. Ces certificats emportent des conséquences dont la gravité dépasse souvent celles de bien des accusations criminelles. Ainsi, les répercussions possibles du processus vont de la détention pour une durée indéterminée, au renvoi vers l’étranger, et parfois à des risques de persécution ou d’atteinte à l’intégrité de la personne sinon à sa vie. De plus, comme le note le juge O’Connor dans son rapport d’enquête, « les dispositions concernant le processus du certificat de sécurité, prévoient des motifs de culpabilité plus larges et imposent des normes de preuve moins strictes que le Code criminel » (Commission d’enquête sur les actions des responsables canadiens relativement à Maher Arar, Un nouveau mécanisme d’examen des activités de la GRC en matière de sécurité nationale, p. 484).
[55] Enfin, précisons que la confirmation du caractère raisonnable du certificat de sécurité n’est pas une mesure purement administrative, puisqu’un juge de la Cour fédérale en devient responsable. Il est donc artificiel de qualifier de procédure purement administrative, comme le font les intimés, la procédure entourant la vérification du caractère raisonnable des certificats de sécurité.
(2) Obligation de communication fondée sur l’art. 7, rattachée à la gravité des conséquences de la procédure pour l’individu visé
[56] Dans La (par. 20), la Cour a confirmé que l’obligation de divulgation fait partie des droits protégés par l’art. 7. De même, dans Ruby c. Canada (Solliciteur général), [2002] 4 R.C.S. 3, 2002 CSC 75, par. 39-40, la Cour a souligné l’importance de l’approche contextuelle dans l’évaluation des règles de justice naturelle et du niveau d’équité procédurale auxquelles a droit une personne. À notre avis, la délivrance d’un certificat et ses conséquences comme la détention exigent un grand respect pour l’équité procédurale due à la personne visée. Cette équité procédurale comprend, dans ce contexte, une procédure de vérification de la preuve présentée contre cette personne. Elle inclut également sa communication à la personne visée, selon des modalités et dans des limites qui respectent les intérêts légitimes de la sécurité publique.
[57] L’arrêt Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2002] 1 R.C.S. 3, 2002 CSC 1, par. 113, a examiné la nature du droit à l’équité procédurale dans un contexte où des droits protégés par l’art. 7 de la Charte étaient atteints. Notre Cour a insisté alors sur l’importance de la prise en compte du contexte de chaque situation :
[P]our décider des garanties procédurales qui doivent être accordées, nous devons tenir compte, entre autres facteurs, (1) de la nature de la décision recherchée et du processus suivi pour y parvenir, savoir « la mesure dans laquelle le processus administratif se rapproche du processus judiciaire », (2) du rôle que joue la décision particulière au sein du régime législatif, (3) de l’importance de la décision pour la personne visée, (4) des attentes légitimes de la personne qui conteste la décision lorsque des engagements ont été pris concernant la procédure à suivre et (5) des choix de procédure que l’organisme fait lui‑même . . . [par. 115]
[58] Dans le contexte de l’information fournie aux ministres et au juge désigné, l’application des facteurs étudiés dans Suresh confirme la nécessité d’un droit élargi à l’équité procédurale, qui impose la divulgation de la preuve, dans le cadre des procédures reliées à l’évaluation du caractère raisonnable du certificat de sécurité et à sa mise en œuvre. Comme nous l’avons rappelé plus haut, en plaçant la personne dans un état de vulnérabilité critique vis-à-vis de l’État, ces procédures entraînent potentiellement des conséquences graves pour elle.
[59] Il ne suffit pas d’affirmer qu’une obligation de divulgation existe. Il faut préciser comment elle devra être aménagée dans le contexte des procédures relatives à la délivrance et à la vérification du caractère raisonnable des certificats de sécurité, ainsi qu’à la révision de la détention.
(3) Obligation modulée par la nature des procédures destinées à assurer l’exécution correcte du mandat des ministres et surtout du juge désigné
[60] Dans le cadre législatif applicable au pourvoi, qui exclut donc le projet de loi C-3, seuls les ministres et le juge désigné ont accès à l’ensemble de la preuve. Dans Charkaoui, notre Cour a souligné les difficultés que la loi alors en vigueur entraînait dans la vérification du caractère raisonnable du certificat et de la détention, notamment quant à l’appréciation des allégations de fait présentées contre la personne visée :
Peu importe les efforts qu’il déploie pour interroger les témoins du gouvernement et examiner la preuve documentaire, le juge se retrouve dans une situation où il doit poser des questions et, ultimement, rendre sa décision en s’appuyant sur des renseignements incomplets, qui ne sont peut‑être pas fiables. [par. 63]
[61] La destruction des documents originaux accentue ces difficultés. Si la preuve originale a été détruite, le juge désigné a seulement accès à des résumés produits par l’État dont la contre-vérification risque de devenir problématique, sinon illusoire. En droit criminel, notre Cour a rappelé l’utilité de la disponibilité des documents originaux pour permettre un contrôle effectif de la valeur de certains éléments de preuve. Ainsi, dans R. c. Oickle, [2000] 2 R.C.S. 3, 2000 CSC 38, par. 46, notre Cour a souligné que le visionnement d’une bande vidéo contenant un interrogatoire policier permet au juge de contrôler les méthodes d’interrogation, et que des notes qui résument un interrogatoire ne peuvent refléter le ton des propos et le langage corporel qui a pu être utilisé.
[62] Dans l’état actuel des choses, la destruction de leurs notes opérationnelles par les agents du SCRS compromet la fonction même du contrôle judiciaire. Ainsi, afin de respecter le droit à l’équité procédurale des personnes telles que M. Charkaoui, le SCRS devrait être tenu de conserver l’ensemble des renseignements dont il dispose et de les divulguer aux ministres ainsi qu’au juge désigné. Ces derniers seront à leur tour responsables de vérifier l’information qui leur est remise. S’ils ont accès à l’ensemble de la preuve « originale », non détruite, comme nous le suggérons, les ministres seront mieux placés pour prendre les décisions appropriées au sujet de la délivrance du certificat. Puis, le juge désigné, qui aura à sa disposition l’ensemble des renseignements, écartera l’information susceptible de menacer la sécurité nationale et résumera le reste de la preuve, dont il aura pu vérifier l’exactitude et la fiabilité, à l’intention de la personne visée.
(4) Obligation à l’égard de l’individu conditionnée par les exigences de la confidentialité des informations en cause et contrôlée par le juge désigné
[63] L’obligation du SCRS de conserver et de divulguer l’information soumise aux ministres ainsi qu’au juge désigné existe aussi à l’égard de la personne visée par le certificat. Cependant, des impératifs de confidentialité reliés à la sécurité publique et à l’intérêt de l’État en restreindront les modalités d’exécution, comme l’a reconnu l’arrêt Charkaoui. En bref, le juge doit filtrer la preuve qu’il aura vérifiée et déterminer les limites de l’accès auquel l’individu visé aura droit à toutes les étapes de la procédure, que ce soit lors de l’étude de la validité du certificat ou à l’étape de la révision de la détention.
(5) Violation de l’obligation de conservation et de communication
[64] Pour conclure, nous sommes d’avis que la destruction des notes opérationnelles viole l’obligation de conservation et de communication du SCRS. En effet, l’art. 12 de la Loi sur le SCRS, ainsi qu’une appréciation contextuelle de la jurisprudence en matière de divulgation et de conservation de la preuve, contraignent le SCRS à conserver et à divulguer la totalité de ses notes opérationnelles aux ministres et au juge désigné lors de la délivrance d’un certificat de sécurité, puis lors de l’évaluation du caractère raisonnable du certificat ainsi que de la nécessité de détenir la personne désignée. Cela s’explique par les conséquences importantes de l’enquête sur la vie, la liberté et la sécurité de la personne désignée. À son tour, le juge désigné fournira l’information non protégée à la personne visée de la manière la plus complète possible dans les circonstances.
D. Le délai de communication de l’information : problème corrigé par les décisions du juge désigné
[65] Rappelons que le sommaire des entrevues réalisées par le SCRS le 31 janvier et le 2 février 2002 aurait dû être communiqué à M. Charkaoui dès le début des procédures en 2003, mais n’a été présenté par les ministres au juge désigné qu’en date du 5 janvier 2005, lors d’une audience tenue à huis clos, en l’absence de M. Charkaoui et de ses procureurs. Le juge désigné a alors ordonné que ce sommaire soit immédiatement communiqué à M. Charkaoui. Quant aux allégations nouvelles soumises par les ministres lors de cette audience, le juge désigné en a fait un résumé qui a été communiqué à M. Charkaoui dès le lendemain, soit le 6 janvier 2005.
[66] Par ailleurs, le 10 janvier 2005, lors de l’audience sur la quatrième révision de la détention, le juge désigné a offert à M. Charkaoui d’ajourner l’audition et de lui accorder une remise afin qu’il puisse prendre connaissance des renseignements additionnels avant qu’il ne témoigne, ce qu’il a accepté. La quatrième révision de la détention a eu lieu le 7 février 2005.
[67] Nous sommes d’avis que le juge désigné a appliqué la réparation appropriée à la communication tardive du sommaire des entrevues, effectuée le 5 janvier 2005, de même qu’à celle du résumé des allégations nouvelles, effectuée le 6 janvier 2005. En ajournant l’audition du 10 janvier 2005 et en accordant une remise de la révision de la détention de M. Charkaoui pour qu’il puisse préparer son témoignage et sa défense, le tribunal a écarté tout préjudice potentiel pouvant découler du délai de communication de la preuve nouvelle. Qui plus est, c’est M. Charkaoui lui-même qui était la personne interrogée lors des entrevues du 31 janvier et du 2 février 2002. Il en connaissait donc le sujet et savait sans doute ce qu’il avait dit à cette occasion. Il a donc disposé d’un délai suffisant pour préparer son témoignage.
E. Nouvelle preuve
(1) Rappel des décisions des juridictions inférieures
[68] En l’espèce, la Cour fédérale a pris connaissance de la preuve nouvelle environ 18 mois après la délivrance du certificat de sécurité de M. Charkaoui, certificat dont le caractère raisonnable n’a pas encore été confirmé. Devant le juge désigné, M. Charkaoui s’est plaint que toute l’information n’a pas été communiquée aux ministres lors de la délivrance du certificat de sécurité et que ces derniers n’avaient donc pas toute l’information disponible pour prendre une décision initiale éclairée.
[69] Le juge désigné a semblé convaincu de la fiabilité de la nouvelle preuve qui lui a été présentée (par. 38). Selon lui, les nouveaux faits provenaient de plusieurs sources et d’autres moyens de corroboration ont été utilisés pour établir leur fiabilité (par. 26 et 38).
[70] Le juge Pelletier, à la Cour d’appel fédérale, était d’avis que les dispositions de l’art. 78 LIPR permettaient la réception d’une nouvelle preuve à toute étape du contrôle judiciaire :
Ces dispositions font preuve d’une volonté législative de permettre au juge de recevoir et de retenir tous les éléments de preuve qui portent sur le caractère raisonnable du certificat, même si certains de ces éléments n’étaient pas connus par les Ministres lors de l’émission du certificat. [par. 42]
Le juge Pelletier a donc conclu, avec raison selon nous, que toute preuve nouvelle devrait être admise, qu’elle soit soumise au juge désigné par les ministres ou encore par la personne visée (par. 43).
(2) Le contrôle judiciaire vise le certificat de manière continue, non pas la décision initiale des ministres
[71] Un danger découle de l’acceptation « perpétuelle » de nouveaux éléments de preuve. Le SCRS pourrait théoriquement déposer à dessein des dossiers incomplets auprès des ministres, qui à leur tour délivreraient des certificats de sécurité et des mandats d’arrestation en vue d’une détention. Puis, le SCRS pourrait continuer à accumuler et à retenir de la preuve, jusqu’au moment où le juge désigné évaluerait le caractère raisonnable du certificat. Or, comme notre Cour l’a remarqué dans Charkaoui, il peut parfois s’agir d’un parcours obligé en raison des soucis liés à la sécurité nationale :
Il est possible que le pouvoir exécutif doive agir rapidement, sans recourir, du moins au départ, à la procédure judiciaire exigée normalement lorsqu’il y a atteinte à la liberté ou à la sécurité d’une personne. [par. 24]
En ce sens, il vaut mieux errer du côté de la prudence et permettre aux ministres d’agir rapidement, lorsque nécessaire à la condition de disposer d’une preuve suffisante pour justifier la détention de la personne visée lors de la révision de sa détention par le juge désigné.
[72] La version anglaise de l’al. 78e) LIPR (« on each request [. . .] made at any time during the proceedings . . . ») porte à conclure que le juge désigné peut détenir davantage d’information qu’en possédaient les ministres au moment où ces derniers ont délivré le certificat. De plus, il faut noter que l’art. 78 LIPR s’applique tant au processus de contrôle du certificat de sécurité qu’à celui du contrôle de la détention (voir les art. 77 et 83 LIPR). Le juge exerce des pouvoirs semblables quant à la réception d’éléments de preuve.
[73] En somme, les ministres peuvent soumettre une nouvelle preuve à tout moment du processus, dans le contexte de l’évaluation du caractère raisonnable du certificat ou de la révision de la détention. Le contrôle judiciaire en question vise le certificat et la détention, de manière continue. Il ne se borne pas au contrôle des fondements de la décision initiale des ministres. De plus, la réception d’une nouvelle preuve dans le cadre de cette procédure de vérification continue est plus équitable car cette preuve peut bénéficier autant à la personne visée qu’aux ministres.
F. Les réparations
[74] Monsieur Charkaoui demande que lui soit accordé l’arrêt des procédures relatives au certificat de sécurité délivré contre lui. Les procédures d’interdiction de territoire engagées contre lui seraient donc complètement arrêtées. Même dans ce contexte qui diffère de celui des poursuites pénales, les principes que notre Cour a déjà eu l’occasion d’énoncer dans R. c. O’Connor, [1995] 4 R.C.S. 411, demeurent pertinents. Ainsi, une telle forme de réparation ne s’avère appropriée que lorsque deux critères sont remplis (par. 75) :
(1) le préjudice causé par l’abus en question sera révélé, perpétué ou aggravé par le déroulement du procès ou par son issue;
(2) aucune autre réparation ne peut raisonnablement faire disparaître ce préjudice.
[75] De plus, dans R. c. Regan, [2002] 1 R.C.S. 297, 2002 CSC 12, la Cour a invité les tribunaux à la prudence à l’égard du recours à l’arrêt des procédures en ces termes :
La suspension des procédures ne constitue qu’une forme de réparation à un abus de procédure, mais celle‑ci présente le caractère le plus draconien : c’est « l’ultime réparation », comme l’a qualifiée notre Cour dans l’arrêt Tobiass, [[1997] 3 R.C.S. 391, par. 86]. Elle est ultime en ce sens qu’elle est définitive. [par. 53]
[76] Vu le caractère final de cette réparation, l’arrêt des procédures doit demeurer un remède de dernier recours :
Il faut toujours se rappeler que l’arrêt des procédures est approprié uniquement « dans les cas les plus manifestes » lorsqu’il serait impossible de remédier au préjudice causé au droit de l’accusé à une défense pleine et entière ou lorsque la continuation de la poursuite causerait à l’intégrité du système judiciaire un préjudice irréparable.
(O’Connor, par. 82; voir aussi La, par. 23.)
[77] De telles circonstances ne sont pas présentes en l’espèce. En effet, le pourvoi porté devant nous résulte d’un jugement interlocutoire du juge désigné, et non de sa décision finale sur le caractère raisonnable du certificat. Il est par conséquent prématuré à ce stade des procédures pour la Cour de déterminer quel est l’impact de la destruction des notes sur la fiabilité de la preuve produite. Ceci pourra être évalué par le juge désigné, qui disposera de l’ensemble de la preuve et qui pourra assigner et interroger les témoins qui ont consigné les notes d’entrevues. Si le juge désigné conclut qu’il y a une base raisonnable au soutien du certificat de sécurité, mais que la destruction des notes a eu un impact préjudiciable, il se penchera alors sur le droit à réparation de M. Charkaoui. Un arrêt des procédures serait une réparation inappropriée en l’espèce. La seule réparation convenable demeure la reconnaissance de l’obligation de divulgation de l’ensemble du dossier de M. Charkaoui au juge désigné et, après filtrage, à M. Charkaoui et à ses avocats.
V. Dispositif
[78] L’appel de la décision de la Cour d’appel fédérale est accueilli en partie, avec dépens dans toutes les cours en faveur de l’appelant. La demande d’arrêt des procédures est cependant rejetée.
Pourvoi accueilli en partie, avec dépens.
Procureurs de l’appelant : Des Longchamps, Bourassa, Trudeau & Lafrance, Montréal.
Procureur des intimés : Procureur général du Canada, Montréal.
Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Ontario : Procureur général de l’Ontario, Toronto.
Procureur de l’intervenante Criminal Lawyers’ Association (Ontario) : Russell S. Silverstein, Toronto.
Procureurs de l’intervenante l’Association du Barreau canadien : Waldman & Associates, Toronto.
Procureurs de l’intervenant le Barreau du Québec : Poupart, Dadour et Associés, Montréal.
Procureure de l’intervenante Amnistie internationale : Clinique juridique communautaire (Ottawa Centre), Ottawa.
Procureurs de l’intervenante l’Association des avocats de la défense de Montréal : Desrosiers, Turcotte, Massicotte, Montréal.
Procureure de l’intervenante l’Association québécoise des avocats et avocates en droit de l’immigration : Pia Zambelli, Montréal.