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26/07/2007 | CANADA | N°2007_CSC_37

Canada | Euro-Excellence Inc. c. Kraft Canada Inc., 2007 CSC 37 (26 juillet 2007)


COUR SUPRÊME DU CANADA

Référence : Euro‑Excellence Inc. c. Kraft Canada Inc., [2007] 3 R.C.S. 21, 2007 CSC 37

Date : 20070726

Dossier : 31327

Entre :

Euro‑Excellence Inc.

Appelante

et

Kraft Canada Inc., Kraft Foods Schweiz AG et

Kraft Foods Belgium SA

Intimées

‑ et ‑

Conseil canadien du commerce de détail et Alliance

des manufacturiers et des exportateurs du Canada

Intervenants

Traduction française officielle

Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Bastarache, Bi

nnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron et Rothstein

Motifs de jugement :

(par. 1 à 51)

Motifs concordants :

(par. 52 à 56)

Motifs concordants qua...

COUR SUPRÊME DU CANADA

Référence : Euro‑Excellence Inc. c. Kraft Canada Inc., [2007] 3 R.C.S. 21, 2007 CSC 37

Date : 20070726

Dossier : 31327

Entre :

Euro‑Excellence Inc.

Appelante

et

Kraft Canada Inc., Kraft Foods Schweiz AG et

Kraft Foods Belgium SA

Intimées

‑ et ‑

Conseil canadien du commerce de détail et Alliance

des manufacturiers et des exportateurs du Canada

Intervenants

Traduction française officielle

Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron et Rothstein

Motifs de jugement :

(par. 1 à 51)

Motifs concordants :

(par. 52 à 56)

Motifs concordants quant au résultat :

(par. 57 à 106)

Motifs dissidents :

(par. 107 à 130)

Le juge Rothstein (avec l’accord des juges Binnie et Deschamps)

Le juge Fish

Le juge Bastarache (avec l’accord des juges LeBel et Charron)

La juge Abella (avec l’accord de la juge en chef McLachlin)

______________________________

Euro‑Excellence Inc. c. Kraft Canada Inc., [2007] 3 R.C.S. 21 2007 CSC 37

Euro‑Excellence Inc. Appelante

c.

Kraft Canada Inc., Kraft Foods Schweiz AG et

Kraft Foods Belgium SA Intimées

et

Conseil canadien du commerce de détail et Alliance

des manufacturiers et des exportateurs du Canada Intervenants

Répertorié : Euro‑Excellence Inc. c. Kraft Canada Inc.

Référence neutre : 2007 CSC 37.

No du greffe : 31327.

2007 : 16 janvier; 2007 : 26 juillet.

Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron et Rothstein.

en appel de la cour d’appel fédérale

POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel fédérale (les juges Desjardins, Noël et Pelletier), [2006] 3 R.C.F. 91, 265 D.L.R. (4th) 555, 346 N.R. 104, 47 C.P.R. (4th) 113, [2005] A.C.F. no 2082 (QL), 2005 CAF 427, qui a infirmé en partie une décision du juge Harrington, [2004] 4 R.C.F. 410, 252 F.T.R. 50, 33 C.P.R. (4th) 246, [2004] A.C.F. no 804 (QL), 2004 CF 652. Pourvoi accueilli, la juge en chef McLachlin et la juge Abella sont dissidentes.

François Boscher et Pierre‑Emmanuel Moyse, pour l’appelante.

Timothy Lowman et Kenneth D. McKay, pour les intimées.

Howard P. Knopf et Elizabeth G. Elliott, pour l’intervenant le Conseil canadien du commerce de détail.

R. Scott Jolliffe et James H. Buchan, pour l’intervenante l’Alliance des manufacturiers et des exportateurs du Canada.

Version française des motifs des juges Binnie, Deschamps et Rothstein rendus par

1 Le juge Rothstein — J’ai lu les motifs du juge Bastarache. Je suis d’accord avec sa conclusion, mais, en toute déférence, je ne puis faire mienne son analyse. J’ai trois réserves importantes au sujet de ses motifs.

(1) Les réserves

2 Notre Cour a adopté, à maintes reprises, la méthode d’interprétation législative proposée par Driedger :

[traduction] Aujourd’hui, il n’y a qu’un seul principe ou solution : il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur.

(E. A. Driedger, Construction of Statutes (2e éd. 1983), p. 87; voir également Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, [2002] 2 R.C.S. 559, 2002 CSC 42, par. 26; CCH Canadienne Ltée c. Barreau du Haut‑Canada, [2004] 1 R.C.S. 339, 2004 CSC 13, par. 9.)

3 Je crains que l’approche du juge Bastarache en l’espèce soit incompatible avec la méthode d’interprétation législative adoptée par notre Cour. Selon la méthode « moderne » ou « téléologique », les termes de la Loi doivent être lus « en suivant le sens ordinaire et grammatical » qui s’harmonise avec les objets de la Loi. Toutefois, les juges ne sont pas pour autant autorisés à substituer leurs préférences en matière de politique générale à celles du législateur. La Cour a constamment jugé que « le droit d’auteur tire son origine de la loi, et les droits et recours que prévoit la Loi sur le droit d’auteur sont exhaustifs : voir CCH, par. 9; Théberge c. Galerie d’Art du Petit Champlain inc., [2002] 2 R.C.S. 336, 2002 CSC 34, par. 5; Bishop c. Stevens, [1990] 2 R.C.S. 467, p. 477; Compo Co. c. Blue Crest Music Inc., [1980] 1 R.C.S. 357, p. 372‑373. J’estime, en toute déférence, que les motifs du juge Bastarache dérogent à cette théorie.

4 Tout au long de ses motifs, le juge Bastarache s’appuie sur une distinction entre les œuvres protégées par le droit d’auteur qui sont vendues et les œuvres qui sont un « simple élément accessoire » de l’article vendu. Il conclut que, puisque les logos de Toblerone et de Côte d’Or représentent un simple élément accessoire de l’article vendu (la tablette de chocolat), ils ne bénéficient pas de la protection conférée par le droit d’auteur. Si je comprends bien, cette distinction est au coeur de son analyse. Cependant, je ne vois rien dans la loi qui permette d’affirmer que les œuvres « accessoires » ne sont pas protégées par la Loi sur le droit d’auteur, L.R.C. 1985, ch. C‑42. L’arrêt CCH de notre Cour confirme que toutes les œuvres artistiques sont protégées par le droit d’auteur si elles satisfont aux normes requises du « talent et du jugement » : CCH, par. 16. La Loi sur le droit d’auteur ne soustrait pas les œuvres dites « accessoires » à sa protection. Ni le juge Bastarache ni aucune des parties ne conteste que les logos de Côte d’Or et de Toblerone résultent de l’exercice du talent et du jugement. Pour cette raison, les logos sont légitimement visés par le droit d’auteur.

5 Je remarque que la méthode du caractère « accessoire » s’apparente à la méthode adoptée à cet égard en Australie. La méthode australienne a toutefois été prescrite par une loi et non par des juges. En 1998, le Parlement australien a délibérément choisi de modifier sa Copyright Act 1968 (Cth.), No. 63, de manière à exclure les [traduction] « éléments accessoires » du champ d’application du droit d’auteur pour les besoins de l’importation parallèle (Copyright Amendment Act (No. 1) 1998 (Cth.), No. 104, Schedule 2). Aux termes du par. 10(1) de la Copyright Act 1968 australienne et ses modifications, l’œuvre qui viole le droit d’auteur est une œuvre [traduction] « importée sans l’autorisation du titulaire du droit d’auteur, [et qui] aurait constitué une violation du droit d’auteur si l’article en question avait été produit en Australie par l’importateur, à l’exclusion de : [. . .] g) l’élément accessoire qui ne viole pas le droit d’auteur et dont l’importation ne viole pas ce droit d’auteur ». Selon la Loi australienne, l’expression « accessory » (« élément accessoire ») s’entend des étiquettes et de l’emballage qui accompagnent un article. Par contre, la Loi sur le droit d’auteur canadienne ne soustrait pas les éléments ou les œuvres accessoires à la protection du droit d’auteur, et il n’appartient pas à notre Cour de le faire.

6 Même si l’on acceptait que la législation canadienne sur le droit d’auteur ne protège pas les oeuvres « accessoires », les motifs du juge Bastarache n’indiquent pas dans quels cas une œuvre sera considérée comme étant un « simple élément accessoire ». Le critère du « consommateur raisonnable » qu’il propose au par. 94 donne peu d’indications sur la façon de déterminer si l’œuvre est un « simple élément accessoire ». Au paragraphe 95, une distinction est établie entre un petit logo et une reproduction plus grande du même logo sur un tee‑shirt. Toutefois, d’après la législation canadienne sur le droit d’auteur, c’est l’exercice du talent et du jugement — et non la taille de l’œuvre — qui détermine si une œuvre bénéficie de la protection conférée par la Loi sur le droit d’auteur.

7 Pour étayer son point de vue favorable à une interprétation de la législation sur le droit d’auteur fondée sur le caractère « accessoire », le juge Bastarache introduit la notion d’« intérêts économiques légitimes » pour atténuer la portée des droits expressément conférés par la Loi sur le droit d’auteur. Notre Cour a employé l’expression « intérêt économique légitime » dans l’arrêt Théberge, mais dans un contexte différent. L’intérêt économique légitime décrit dans l’arrêt Théberge était le droit du créateur d’une œuvre artistique d’être récompensé pour cette œuvre. Dans cet arrêt, la question était de savoir si l’entoilage d’une œuvre artistique sur support papier constituait une reproduction allant à l’encontre des « intérêts économiques légitimes » de l’artiste. Le juge Binnie, s’exprimant au nom des juges majoritaires, a conclu qu’il n’y avait pas reproduction selon les faits de l’affaire. Sa conclusion reposait sur les notions d’originalité et de reproduction qui sont profondément enracinées dans le libellé de la Loi sur le droit d’auteur.

8 En l’espèce, le juge Bastarache élargit la notion d’« intérêt économique légitime » de manière à exclure du champ d’application du droit d’auteur les logos figurant sur les emballages. J’estime que rien dans la Loi ou notre jurisprudence n’appuie la théorie des « intérêts économiques légitimes » préconisée par le juge Bastarache. Comme l’a souvent affirmé notre Cour, « les droits et recours que prévoit la Loi sur le droit d’auteur sont exhaustifs » : CCH, par. 9. Je ne m’écarterais pas de ce point de vue en introduisant une nouvelle théorie d’equity de l’« intérêt économique légitime » pour atténuer la portée de la mesure législative.

9 Je reconnais évidemment que la Loi sur le droit d’auteur doit recevoir une interprétation téléologique. Cependant, j’établis une distinction entre une approche fondée sur le libellé de la Loi et celle que mon collègue le juge Bastarache a adoptée et qui consiste à ajouter dans la Loi des mots qui vont à l’encontre de l’intention du législateur. L’article 64 de la Loi sur le droit d’auteur, qui, en plus des autres dispositions pertinentes de cette loi, est reproduit dans l’annexe, traite de la question même qui est un élément fondamental de l’approche de mon collègue : une œuvre d’art figurant sur une étiquette et bénéficiant de la protection conférée par la marque de commerce peut‑elle également bénéficier de la protection conférée par le droit d’auteur? Le législateur a conclu que des œuvres peuvent bénéficier à la fois de la protection conférée par le droit d’auteur et de celle conférée par la marque de commerce.

10 À cet égard, le législateur a adopté l’art. 64 de la Loi actuelle, qui soustrait certains objets fonctionnels à la protection conférée par le droit d’auteur, mais qui confirme que le droit d’auteur existe sur les « marques de commerce, ou leurs représentations, ou étiquettes ». Le législateur a adopté cette disposition après avoir réfléchi à la possibilité d’un chevauchement entre la législation sur les marques de commerce et celle sur le droit d’auteur. Si la Cour concluait que les étiquettes Kraft ne peuvent pas bénéficier à la fois de la protection conférée par la marque de commerce et de celle conférée par le droit d’auteur, elle se trouverait alors à substituer sa préférence en matière de politique générale à celle du législateur.

11 C’est pourquoi je ne puis, en toute déférence, souscrire à l’analogie que le juge Bastarache tente d’établir entre le présent dossier et l’affaire Kirkbi AG c. Gestions Ritvik Inc., [2005] 3 R.C.S 302, 2005 CSC 65. Dans l’arrêt Kirkbi, notre Cour a décidé que la législation sur les marques de commerce ne saurait être utilisée pour protéger des matières qui relèvent normalement du droit des brevets. Le juge Bastarache affirme que l’arrêt Kirkbi permet, en outre, d’affirmer que les matières visées par le droit d’auteur et le droit des marques de commerce ne doivent pas se recouper, et que, puisque c’est normalement la législation sur les marques de commerce qui protège la part de marché et l’achalandage, les titulaires du droit d’auteur ne peuvent se servir du droit d’auteur pour protéger leur part de marché ou l’achalandage rattaché à leur marque.

12 Je ne considère pas que l’arrêt Kirkbi est à la base d’une théorie générale de l’abus du droit d’auteur (copyright misuse). Bien que, dans l’arrêt Kirkbi, la Cour ait indiqué qu’il faut se garder d’interpréter la législation sur les marques de commerce d’une manière qui porte atteinte à la Loi sur les brevets, L.R.C. 1985, ch. P‑4, la décision dans cette affaire reposait sur le libellé même de la Loi sur les marques de commerce, L.R.C. 1985, ch. T‑13, et non sur une vague notion d’abus d’une marque de commerce. Dans l’arrêt Kirkbi, par. 14, notre Cour a conclu que la Loi sur les marques de commerce avait expressément incorporé le « principe de la fonctionnalité » à son par. 13(2). Le juge LeBel a affirmé, au nom de la Cour, que « [s]elon ce principe, le droit des marques de commerce ne vise pas à empêcher l’utilisation concurrentielle des particularités utilitaires d’un produit, mais sert plutôt à distinguer les sources des produits » : Kirkbi, par. 43. En incorporant le principe de la fonctionnalité, le par. 13(2) de la Loi sur les marques de commerce avait empêché que les œuvres fonctionnelles qui sont visées par le droit des brevets bénéficient de la protection conférée par la législation sur les marques de commerce.

13 Le problème que pose la tentative d’établir une analogie entre le présent dossier et l’affaire Kirkbi tient au fait que, dans l’arrêt Kirkbi, la Cour s’est fondée sur une disposition de la Loi sur les marques de commerce pour conclure qu’il ne pouvait y avoir de chevauchement entre les marques de commerce et les brevets. En revanche, l’al. 64(3)b) de la Loi sur le droit d’auteur permet qu’une œuvre bénéficie à la fois de la protection conférée par le droit d’auteur et de celle conférée par la marque de commerce. En d’autres termes, le législateur a autorisé un chevauchement entre le droit d’auteur et la marque de commerce. Je ne doute aucunement de la sagesse de l’affirmation générale du juge LeBel, au par. 37 de l’arrêt Kirkbi, selon laquelle il importe de se rappeler les « distinctions fondamentales nécessaires entre diverses formes de propriété intellectuelle et leurs fonctions juridiques et économiques ». Il faut toutefois assortir ce principe directeur de la réserve suivante : sauf si le législateur prévoit le contraire. Le législateur a permis que les étiquettes bénéficient à la fois de la protection conférée par le droit d’auteur et de celle conférée par la marque de commerce. Jusqu’à ce qu’il prévoie le contraire, les tribunaux sont tenus de conclure que le logo apposé sur l’emballage d’une tablette de chocolat peut bénéficier à la fois de la protection conférée par la marque de commerce et de celle conférée par le droit d’auteur.

(2) L’interprétation téléologique de la Loi sur le droit d’auteur

Aperçu

14 J’estime que, pour trancher le présent pourvoi, il faut simplement appliquer l’al. 27(2)e) de la Loi sur le droit d’auteur. Les sociétés Kraft allèguent qu’Euro‑Excellence Inc. est responsable d’une violation à une étape ultérieure au sens de l’al. 27(2)e). Kraft Canada Inc. n’a toutefois pas établi l’existence d’une « violation hypothétique », qui est l’un des trois éléments constitutifs requis pour justifier une action fondée sur l’al. 27(2)e). Pour avoir gain de cause, Kraft Canada doit démontrer qu’Euro‑Excellence a importé des œuvres qui auraient constitué une violation du droit d’auteur si elles avaient été produites au Canada par les personnes qui les ont produites. Elle ne l’a pas fait.

15 Selon l’argument des sociétés Kraft, les présumés « auteurs de la violation hypothétique » (les personnes qui auraient violé le droit d’auteur si elles avaient produit les œuvres contestées au Canada) sont les sociétés mères Kraft, Kraft Foods Belgium SA (« KFB ») et Kraft Foods Schweiz AG (« KFS »). Cependant, KFB et KFS sont aussi, respectivement, les titulaires des droits d’auteur de Côte d’Or et de Toblerone dont il est question en l’espèce. Le droit d’auteur même n’a pas été cédé à Kraft Canada. Pour retenir l’argument des sociétés Kraft, la Cour devrait donc conclure que les titulaires du droit d’auteur peuvent violer leur propre droit d’auteur s’ils ont concédé le droit d’auteur à un licencié exclusif tout en conservant ce droit d’auteur. À mon avis, la Loi sur le droit d’auteur ne permet pas aux licenciés exclusifs d’intenter contre le titulaire‑concédant du droit d’auteur une action pour violation de son propre droit d’auteur. Si KFS ou KFB avait reproduit les étiquettes de Kraft au Canada en violation du contrat de licence conclu avec Kraft Canada, le seul recours dont disposerait Kraft Canada serait une action pour rupture de contrat et non pour violation du droit d’auteur. Étant donné que le titulaire du droit d’auteur ne peut pas être responsable de la violation de ce droit envers son licencié exclusif, il n’y a en l’espèce aucune violation hypothétique et, partant, aucune contravention à l’al. 27(2)e) de la part d’Euro‑Excellence.

16 Au paragraphe 75, le juge Bastarache indique que, selon mon interprétation de la Loi, les sociétés Kraft auraient pu contourner l’objet de la Loi en qualifiant leurs contrats de « cessions » au lieu de « licences exclusives ». Cependant, la distinction entre les cessions et les licences exclusives est importante et significative. En effectuant une cession, le titulaire du droit d’auteur entend conférer au cessionnaire toute la gamme des droits et intérêts réservés aux titulaires du droit d’auteur. Par contre, une licence exclusive permet au titulaire de transmettre au licencié un intérêt plus limité dans le droit d’auteur. J’estime, en toute déférence, qu’il faut rejeter une approche qui confond licences exclusives et cessions. En habilitant les titulaires du droit d’auteur à concéder un intérêt dans le droit d’auteur au moyen d’une cession ou d’une licence exclusive, le législateur a voulu offrir aux titulaires du droit d’auteur deux moyens qualitativement différents de transférer leurs intérêts en totalité ou en partie. Ne pas tenir compte des distinctions entre les deux entraînerait une restriction injustifiable des mesures que le titulaire peut prendre à l’égard de son intérêt.

Raisons pour lesquelles il n’y a aucune violation hypothétique de la part de KFS et de KFB et, partant, aucune violation à une étape ultérieure de la part d’Euro‑Excellence

17 L’article 27 de la Loi sur le droit d’auteur définit ce qui constitue une violation au sens de la Loi. Le paragraphe 27(1) décrit ce qui est connu sous le nom de « violation initiale ». Voici le texte de cette disposition :

Constitue une violation du droit d’auteur l’accomplissement, sans le consentement du titulaire de ce droit, d’un acte qu’en vertu de la présente loi seul ce titulaire a la faculté d’accomplir.

L’article 3 dresse la liste des droits que le titulaire du droit d’auteur possède en vertu de la Loi. Ces droits comprennent notamment le droit exclusif de produire et reproduire des exemplaires d’une œuvre protégée par le droit d’auteur. Pour les besoins de la présente affaire, il y aurait eu violation initiale si Euro‑Excellence avait produit des exemplaires des logos de Toblerone ou de Côte d’Or.

18 Or, Euro‑Excellence ne veut pas produire des étiquettes sur lesquels sont apposés les logos de Toblerone ou de Côte d’Or, et les sociétés Kraft n’ont pas prétendu qu’elle l’a fait. Elles cherchent plutôt à enjoindre à Euro‑Excellence de cesser d’importer au Canada des œuvres produites légalement en Europe par les sociétés mères Kraft, KFS et KFB.

19 Les sociétés Kraft allèguent ainsi qu’Euro‑Excellence a commis une « violation à une étape ultérieure » en important des exemplaires d’œuvres protégées par le droit d’auteur appartenant à KFS et à KFB dans le but de les vendre ou de les mettre en circulation au Canada. Le paragraphe 27(2) de la Loi traite de la violation à une étape ultérieure. Dans l’arrêt CCH, par. 81, notre Cour a statué que trois éléments sont requis pour prouver la violation à une étape ultérieure : (1) une violation initiale du droit d’auteur; (2) l’auteur de la violation à une étape ultérieure aurait dû savoir qu’il utilisait le produit d’une violation initiale du droit d’auteur; (3) l’auteur de la violation à une étape ultérieure a vendu, mis en circulation ou mis en vente des marchandises constituant des contrefaçons. La forme sans doute la plus simple de violation à une étape ultérieure consiste à vendre un exemplaire de la contrefaçon d’une œuvre. Suivant l’al. 27(2)a), « [c]onstitue une violation du droit d’auteur [la vente de] l’exemplaire d’une œuvre [. . .] alors que la personne qui accomplit sait ou devrait savoir que la production de l’exemplaire constitue une violation de ce droit ».

20 L’alinéa 27(2)e) semble faire figure d’exception à la règle énoncée dans l’arrêt CCH selon laquelle la violation à une étape ultérieure exige d’abord qu’il y ait eu une violation initiale puisque, à la différence des al. 27(2)a) à d), il n’est pas nécessaire qu’il y ait violation initiale réelle. Il exige plutôt uniquement une violation initiale hypothétique. Aux termes de l’al. 27(2)e),

Constitue une violation du droit d’auteur [l’importation de] l’exemplaire d’une œuvre [. . .] alors que la personne qui accomplit l’acte sait [. . .] que la production de l’exemplaire [. . .] constituerait une [violation de ce droit] si l’exemplaire avait été produit au Canada par la personne qui l’a produit.

L’alinéa 27(2)e) substitue une violation initiale hypothétique à une violation initiale réelle. Il se peut que les contrefaçons importées aient légalement été produites à l’étranger. Toujours est‑il qu’elles sont réputées constituer une violation du droit d’auteur si l’importateur importe au Canada des œuvres qui auraient constitué une violation du droit d’auteur si elles avaient été produites au Canada par les personnes qui les ont produites à l’étranger.

21 L’alinéa 27(2)e) vise apparemment à accorder une protection supplémentaire au titulaire du droit d’auteur canadien qui ne détient pas le droit d’auteur sur l’œuvre en question à l’étranger. L’alinéa 27(2)e) protège le titulaire du droit d’auteur canadien contre l’« importation parallèle » en présumant qu’il y a violation du droit d’auteur même lorsque les œuvres importées ne violent pas les lois sur le droit d’auteur dans le pays où elles ont été produites. Sans l’al. 27(2)e), le titulaire du droit d’auteur étranger qui pourrait fabriquer l’œuvre à un coût moindre à l’étranger pourrait venir saturer le marché canadien de son œuvre, ce qui dépouillerait de toute utilité le droit d’auteur canadien. L’alinéa 27(2)e) traduit ainsi l’intention du législateur d’assurer que le titulaire du droit d’auteur canadien obtienne une juste récompense même s’il ne détient pas le droit d’auteur à l’étranger : voir, par exemple, Dictionnaires Robert Canada S.C.C. c. Librairie du Nomade Inc. (1987), 11 F.T.R. 44; A & M Records of Canada Ltd. c. Millbank Music Corp. (1984), 1 C.P.R. (3d) 354 (C.F., 1re inst.); Fly by Nite Music Co. c. Record Wherehouse Ltd., [1975] C.F. 386 (1re inst.); Clarke, Irwin & Co. c. C. Cole & Co. (1960), 33 C.P.R. 173 (H.C. Ont.).

22 Selon les faits de la présente affaire, les sociétés Kraft n’ont pas établi l’existence de tous les éléments constitutifs d’un recours fondé sur l’al. 27(2)e). L’existence d’une violation hypothétique n’a pas été établie. Les sociétés Kraft ne peuvent pas prouver que les œuvres contestées qui ont été importées et mises en circulation par Euro‑Excellence auraient constitué une violation du droit d’auteur si elles avaient été produites au Canada par les personnes qui les ont produites en Europe.

23 Ce sont les sociétés mères Kraft, KFB et KFS, qui ont produit les exemplaires contestés des œuvres en Europe. Toutefois, elles n’auraient pas violé le droit d’auteur si elles avaient produit les logos de Côte d’Or et de Toblerone au Canada.

24 Cela s’explique par le fait que KFB et KFS sont, respectivement, les titulaires du droit d’auteur sur les logos de Côte d’Or et de Toblerone au Canada. Selon l’argument des sociétés Kraft, KFB et KFS seraient les auteurs de la violation hypothétique du droit d’auteur. Celles‑ci prétendent que KFB et KFS auraient violé le droit d’auteur si elles avaient produit les œuvres protégées par le droit d’auteur au Canada, du fait qu’elles avaient concédé par licence à Kraft Canada les droits d’auteur relatifs à Toblerone et à Côte d’Or. Retenir cet argument signifierait que KFB et KFS ont violé leurs propres droits d’auteur — ce qui est incompatible avec la législation sur le droit d’auteur et contraire au bon sens. Suivant le par. 27(1), constitue une violation du droit d’auteur l’accomplissement, sans le consentement du titulaire de ce droit, d’un acte qu’en vertu de la Loi seul ce titulaire a la faculté d’accomplir. Par définition, personne ne peut être à la fois le titulaire d’un droit d’auteur et l’auteur d’une violation de ce droit : voir également CCH, par. 37.

25 Selon les sociétés Kraft, KFB et KFS peuvent, en théorie, violer le droit d’auteur parce qu’elles ont concédé par licence à Kraft Canada, leur filiale canadienne, les droits exclusifs de produire et reproduire les œuvres protégées par le droit d’auteur au Canada. Les sociétés Kraft présument donc que le licencié exclusif devient le titulaire du droit d’auteur et qu’il peut poursuivre le concédant pour violation du droit d’auteur. Cette présomption est erronée. Aux termes de la Loi sur le droit d’auteur, les licenciés exclusifs ne peuvent pas intenter contre le titulaire‑concédant une action pour violation du droit d’auteur. J’arrive à cette conclusion après avoir examiné les dispositions de la Loi sur le droit d’auteur qui s’appliquent à la possession du droit d’auteur et à la concession de licences.

Concession de licence en vertu de la Loi sur le droit d’auteur

26 L’issue du présent pourvoi dépend de la nature et de la portée des droits que la Loi sur le droit d’auteur confère au licencié exclusif. Il y a licence exclusive au sens de la législation sur le droit d’auteur lorsque les conditions suivantes sont remplies : a) le titulaire du droit d’auteur (le concédant) permet à une autre personne (le licencié) d’accomplir un acte visé par ce droit d’auteur; b) le concédant promet de ne pas donner cette permission à quelqu’un d’autre pendant la durée de la licence; c) le concédant lui‑même promet que, pendant la durée de la licence, il n’accomplira pas les actes qu’il autorise le licencié à accomplir : art. 2.7 de la Loi sur le droit d’auteur; voir également D. Vaver, « The Exclusive Licence in Copyright » (1995), 9 I.P.J. 163, p. 164-165. Les parties s’entendent pour dire que les contrats conclus entre Kraft Canada et les sociétés mères Kraft sont des contrats de licence exclusive.

27 Selon la common law, le licencié ne jouit d’aucun droit de propriété : [traduction] « La licence n’est qu’une autorisation de faire ce qui constituerait par ailleurs une violation du droit de propriété » (B. H. Ziff, Principles of Property Law (4e éd. 2006), p. 270). Par contre, le cessionnaire se voit conférer un intérêt de propriété par le titulaire initial et prend la place de ce dernier en ce qui concerne les droits cédés. À titre de bénéficiaire d’un intérêt de propriété, le cessionnaire jouit d’un droit opposable à tous, y compris le droit d’intenter contre autrui (dont le cédant) une action pour violation du droit de propriété. En revanche, les droits du licencié sont de nature contractuelle et celle‑ci peut seulement intenter contre le titulaire du droit d’auteur une action pour rupture de contrat et non pour violation du droit de propriété : Ziff, p. 270; R. E. Megarry, A Manual of the Law of Real Property (8e éd. 2002), p. 475; voir également Thomas c. Sorrell (1673), Vaughan 330, 124 E.R. 1098, p. 1109.

28 Selon une interprétation contextuelle de la Loi sur le droit d’auteur, le législateur a maintenu la distinction traditionnelle entre les cessionnaires et les licenciés, sous réserve de certaines modifications. Dans la présente Loi, une distinction est établie entre « cessionnaire », « licencié ou titulaire d’une licence » et « licencié exclusif ou titulaire d’une licence exclusive ». Le cessionnaire a les pleins droits de propriété sur le droit d’auteur en ce qui concerne les droits cédés. Le licencié non exclusif n’a aucun droit de propriété sur le droit d’auteur, et jouit seulement de droits contractuels à l’égard du titulaire‑concédant. Il ne peut donc pas intenter une action pour violation du droit d’auteur. Le licencié exclusif a, par contre, un intérêt de propriété limité dans le droit d’auteur. Pour les raisons qui suivent, cet intérêt de propriété limité permet au licencié exclusif d’intenter contre des tiers une action pour violation du droit d’auteur, mais il ne lui permet pas de le faire contre le titulaire‑concédant.

29 Dans la Loi, la nature de l’intérêt du cessionnaire est évidente. Le paragraphe 13(5) prévoit expressément que les cessionnaires du droit d’auteur sont sur un pied d’égalité avec le titulaire initial du droit d’auteur, sauf pour ce qui est des droits moraux :

Lorsque, en vertu d’une cession partielle du droit d’auteur, le cessionnaire est investi d’un droit quelconque compris dans le droit d’auteur, sont traités comme titulaires du droit d’auteur, pour l’application de la présente loi, le cessionnaire, en ce qui concerne les droits cédés, et le cédant, en ce qui concerne les droits non cédés, les dispositions de la présente loi recevant leur application en conséquence.

Le cessionnaire d’un intérêt dans le droit d’auteur est titulaire du droit d’auteur et il jouit ainsi de droits opposables à tous, y compris celui de poursuivre le cédant pour violation du droit d’auteur. Il en est ainsi parce que le cédant n’est plus le titulaire du droit d’auteur en ce qui concerne le droit cédé. Cela ressort également du fait que, suivant le par. 36(2), le cessionnaire n’est pas tenu d’être constitué codemandeur avec le cédant dans une action pour violation du droit d’auteur. Compte tenu de ces dispositions, je n’ai aucune hésitation à conclure qu’en tant que titulaire d’un plein intérêt de propriété dans le droit d’auteur le cessionnaire peut intenter contre le cédant une action pour violation du droit d’auteur.

30 La situation des titulaires d’une licence sur un droit d’auteur est différente. Le législateur a manifesté son intention de maintenir une distinction entre les cessionnaires et les licenciés. Il n’existe aucune disposition analogue au par. 13(5) qui est censée placer les licenciés ou les licenciés exclusifs sur un pied d’égalité avec les titulaires du droit d’auteur.

31 La Loi place toutefois les « licenciés exclusifs » au‑dessus des simples « licenciés ». Les licenciés exclusifs ne sont pas des licenciés au sens de la common law parce que les licenciés exclusifs au sens de la Loi ont un intérêt de propriété limité dans le droit d’auteur qui leur a été concédé par licence. Les droits des licenciés exclusifs sont énoncés à l’art. 2.7 et aux par. 13(4), 13(6) et 13(7) de la Loi. Ces dispositions ne précisent pas si le licencié exclusif peut poursuivre le concédant pour violation du droit d’auteur. Toutefois, par déduction nécessaire, elles autorisent les licenciés exclusifs à intenter une action pour violation du droit d’auteur contre des tiers, mais non contre le titulaire‑concédant.

32 L’article 2.7 définit la « licence exclusive » comme étant « l’autorisation accordée au licencié d’accomplir un acte visé par un droit d’auteur de façon exclusive [. . .] l’exclusion vis[ant] tous les titulaires », y compris le titulaire du droit d’auteur. Le choix délibéré du terme autorisation est incompatible avec la concession de droits de propriété. Dans l’arrêt CCH, par. 38, notre Cour a convenu qu’« autoriser » signifiait « sanctionner, appuyer ou soutenir ». Cela est compatible avec la définition d’une licence en common law (savoir, la permission de faire ce qui constituerait par ailleurs une violation du droit d’auteur).

33 En outre, le par. 36(2) indique que le licencié exclusif ne possède pas un plein intérêt de propriété dans le droit d’auteur. Le paragraphe 36(1) permet aux licenciés exclusifs d’intenter une action pour violation du droit d’auteur, mais le par. 36(2) ajoute que, lorsqu’« une personne autre que le titulaire du droit d’auteur », notamment le licencié exclusif, intente une telle action, « le titulaire du droit d’auteur [. . .] doit être constitué partie à ces procédures ». En l’espèce, KFB et KFS ont été constituées codemanderesses tout au long des procédures. L’obligation de constituer le concédant partie à l’action pour violation du droit d’auteur indique que le licencié exclusif ne possède pas un plein intérêt de propriété dans le droit d’auteur. S’il possédait un tel intérêt, il n’aurait pas à être constitué codemandeur avec le titulaire du droit d’auteur dans une action pour violation du droit d’auteur, étant donné qu’un intérêt de propriété — qui est un droit opposable à tous — comporte le droit d’intenter, en son propre nom, une action pour violation du droit d’auteur.

34 Je reconnais que d’autres dispositions de la Loi indiquent que les licenciés exclusifs peuvent acquérir un intérêt de propriété dans le droit d’auteur. J’estime cependant que l’intérêt de propriété ainsi acquis est limité et que ce n’est pas un intérêt qui fait obstacle à l’intérêt de propriété du concédant ou qui pourrait faire du concédant l’auteur d’une violation de son propre droit d’auteur.

35 Le paragraphe 13(4) prévoit ceci :

Le titulaire du droit d’auteur sur une œuvre peut céder ce droit, en totalité ou en partie, d’une façon générale ou avec des restrictions relatives au territoire, au support matériel, au secteur du marché ou à la portée de la cession, pour la durée complète ou partielle de la protection; il peut également concéder, par une licence, un intérêt quelconque dans ce droit; mais la cession ou la concession n’est valable que si elle est rédigée par écrit et signée par le titulaire du droit qui en fait l’objet, ou par son agent dûment autorisé.

Le paragraphe 13(7) a été adopté en 1997 afin de préciser le sens du par. 13(4) à l’égard des licenciés exclusifs. En voici le texte :

Il est entendu que la concession d’une licence exclusive sur un droit d’auteur est réputée toujours avoir valu concession par licence d’un intérêt dans ce droit d’auteur.

L’emploi de l’expression « concession [. . .] d’un intérêt » aux par. 13(4) et 13(7) semblerait désigner la concession d’un droit de propriété. Ce libellé se différencie de celui de l’art. 2.7, qui indique qu’une licence exclusive n’est pas une « concession d’un intérêt » mais plutôt une « autorisation » non propriétale de faire ce qui constituerait par ailleurs une violation du droit d’auteur.

36 La « concession [. . .] d’un intérêt » dont il est question aux par. 13(4) et 13(7) signifie la « concession [. . .] d’un intérêt de propriété » : Robertson c. Thomson Corp., [2006] 2 R.C.S. 363, 2006 CSC 43. Au paragraphe 56 de cet arrêt, la Cour à la majorité a retenu le passage suivant tiré du par. 20 de la décision Ritchie c. Sawmill Creek Golf & Country Club Ltd. (2004), 35 C.P.R. (4th) 163 (C.S. Ont.) :

[traduction] La « concession par licence d’un intérêt », dont il est question au par. 13(4), est le transfert d’un droit de propriété par opposition à l’autorisation de faire une certaine chose. Dans le premier cas, le titulaire de la licence peut intenter en son nom une action en contrefaçon; dans le second, il ne peut que contester cette action. Dans la mesure où il existait une certaine incertitude quant au sens de l’expression « concession par licence d’un intérêt » et quant à savoir si elle visait les licences non exclusives, cette incertitude a été résolue en 1997 lorsque la Loi sur le droit d’auteur a été modifiée pour y inclure le par. 13(7). . . . [Je souligne.]

Suivant l’arrêt Robertson de notre Cour, la Loi autorise les concédants à conférer au licencié exclusif un intérêt de propriété dans le droit d’auteur. Toutefois, ni l’arrêt Robertson ni le libellé de la Loi ne circonscrit la portée précise de l’intérêt de propriété du licencié exclusif.

37 J’estime que l’intérêt de propriété du licencié exclusif dans le droit d’auteur est limité. Une licence exclusive ne constitue pas une cession complète du droit d’auteur. Le titulaire‑concédant conserve un intérêt de propriété résiduel dans le droit d’auteur. Son intérêt de propriété résiduel l’empêche d’être responsable d’une violation du droit d’auteur. Le titulaire‑concédant est responsable envers son licencié exclusif d’une rupture du contrat de licence, mais non d’une violation du droit d’auteur.

38 Au paragraphe 75, le juge Bastarache affirme que, pour arriver à cette conclusion, j’ai interprété de façon atténuante le libellé de l’art. 2.7. Puis, les sociétés Kraft allèguent que les termes « l’exclusion vise tous les titulaires », y compris le titulaire du droit d’auteur, signifient que le licencié exclusif a qualité pour intenter contre le titulaire‑concédant une action pour violation du droit d’auteur. En toute déférence, je ne partage leur avis. Il faut interpréter l’art. 2.7 en fonction des autres dispositions de la Loi. L’article 2.7 est libellé ainsi :

Pour l’application de la présente loi, une licence exclusive est l’autorisation accordée au licencié d’accomplir un acte visé par un droit d’auteur de façon exclusive, qu’elle soit accordée par le titulaire du droit d’auteur ou par une personne déjà titulaire d’une licence exclusive; l’exclusion vise tous les titulaires.

39 Une licence exclusive est « l’autorisation accordée au licencié d’accomplir un acte visé par un droit d’auteur ». Aux termes de l’art. 2 de la Loi,

« droit d’auteur » S’entend du droit visé :

a) dans le cas d’une œuvre, à l’article 3;

L’article 3 mentionne notamment le droit de produire et reproduire une œuvre.

40 L’article 2.7 est une disposition définitoire qui consacre, dans la Loi sur le droit d’auteur, la définition de licence exclusive en common law. L’article 2.7 définit la licence exclusive comme étant l’autorisation d’accomplir un acte qui constitue un droit décrit à l’art. 3 de façon exclusive, cette exclusion visant tous les titulaires y compris le titulaire du droit d’auteur (c’est‑à‑dire le droit de produire et reproduire une œuvre de façon exclusive, laquelle exclusion vise tous les titulaires, y compris le titulaire du droit d’auteur). Toutefois, cette disposition ne renseigne en rien sur les conséquences de la violation de ce droit exclusif. Ces conséquences et les recours qui peuvent être exercés pour la violation d’une licence exclusive sont traités dans d’autres dispositions de la Loi, notamment aux par. 27(1) et 36(1). Comme nous l’avons vu, lorsque les dispositions définitoires et celles relatives à la responsabilité sont interprétées dans leur contexte, la conclusion qui s’impose est que le licencié exclusif peut intenter une action pour violation du droit d’auteur contre des tiers, mais non contre le titulaire du droit d’auteur, qui ne peut être tenu responsable que de rupture de contrat.

41 La comparaison du traitement que la Loi réserve aux licenciés exclusifs avec celui qu’elle réserve aux cessionnaires vient étayer cette conclusion. Si le licencié exclusif pouvait intenter contre le titulaire‑concédant une action pour violation du droit d’auteur, les droits des licenciés exclusifs seraient alors identiques à ceux des cessionnaires. Le législateur a toutefois clairement manifesté son intention de traiter les licenciés exclusifs différemment des titulaires du droit d’auteur et des cessionnaires. Premièrement, le législateur a expressément indiqué qu’il plaçait les cessionnaires sur un pied d’égalité avec les titulaires du droit d’auteur, mais il s’est abstenu de le faire relativement aux licenciés exclusifs (par. 13(5)). Deuxièmement, contrairement au cessionnaire, le licencié exclusif n’est pas habilité à intenter seul une action pour violation du droit d’auteur; il doit être constitué partie avec le titulaire‑concédant (par. 36(2)). Troisièmement, en définissant la « licence exclusive » comme étant une « autorisation », l’art. 2.7 porte à croire qu’il est question d’un intérêt qui ne constitue pas un droit de propriété. Voilà autant de raisons pour lesquelles il y a lieu d’interpréter la Loi sur le droit d’auteur du Canada de manière à ce que l’intérêt de propriété du licencié exclusif soit limité et à ce que le licencié exclusif n’ait pas un droit opposable au titulaire‑concédant en cas de violation du droit d’auteur dont ce dernier est titulaire.

42 Les régimes de droits d’auteur en vigueur aux États‑Unis et au Royaume‑Uni sont utiles pour clarifier l’approche canadienne. Suivant la législation américaine sur le droit d’auteur, les licenciés exclusifs ont le droit d’intenter contre le titulaire‑concédant une action pour violation du droit d’auteur. Par contre, la législation du Royaume‑Uni sur le droit d’auteur ne les autorise pas à le faire.

Législation américaine sur le droit d’auteur

43 Suivant la législation américaine sur le droit d’auteur, [traduction] « le concédant peut être responsable de violation du droit d’auteur envers le licencié exclusif s’il exerce des droits qu’il a antérieurement concédés par licence exclusive » : M. B. Nimmer et D. Nimmer, Nimmer on Copyright (éd. feuilles mobiles), vol. 3 (2006), p. 12—58 et 12—59; United States Naval Institute c. Charter Communications Inc., 936 F.2d 692 (2d Cir. 1991), p. 695; Architectronics, Inc. c. Control Systems, Inc., 935 F.Supp. 425 (S.D.N.Y. 1996), p. 434.

44 Les lois américaine et canadienne comportent toutefois des différences importantes. La Loi américaine (17 U.S.C. § 101) définit le [traduction] « transfert de la possession du droit d’auteur » comme étant

[traduction] une cession, hypothèque, licence exclusive ou toute autre mesure de transport, d’aliénation ou de nantissement d’un droit d’auteur ou de tout droit exclusif compris dans le droit d’auteur, peu importe que ces mesures soient limitées sur le plan temporel ou géographique, mais à l’exclusion d’une licence non exclusive.

Contrairement à la Loi canadienne, la Loi américaine paraît placer les licenciés exclusifs et les cessionnaires sur un pied d’égalité. Selon la législation américaine sur le droit d’auteur, il n’y aurait aucune différence pratique entre une « licence exclusive » et une « cession ». Les deux expressions émanent de la Loi de 1909, qui avait placé les cessionnaires, mais non les licenciés exclusifs, sur un pied d’égalité avec les titulaires du droit d’auteur. Cette distinction n’existe plus dans la Loi actuelle : Nimmer, p. 10‑1 à 10‑22. Vu qu’ils sont assimilés aux titulaires du droit d’auteur, les licenciés exclusifs peuvent, en qualité de titulaire du droit d’auteur, intenter une action pour violation du droit d’auteur, ce qui signifie qu’ils peuvent même intenter une telle action contre le titulaire‑concédant.

Législation du Royaume‑Uni sur le droit d’auteur

45 Aux termes de la Copyright, Designs and Patents Act 1988 (R.‑U.), 1988, ch. 48, le licencié exclusif n’est pas habilité à poursuivre le titulaire‑concédant du droit d’auteur. Suivant le par. 101(1) de la Loi du Royaume‑Uni,

[traduction] [l]e licencié exclusif possède, sauf à l’égard du titulaire du droit d’auteur, les mêmes droits et recours que dans le cas d’une cession, en ce qui concerne les situations qui surviennent après la concession de la licence.

Les commentateurs du Royaume‑Uni ont considéré que cette disposition signifie que [traduction] « [l]e licencié exclusif peut, comme dans le cas d’une cession, intenter une action en son propre nom pour freiner les violations de droit d’auteur qui surviennent après la concession de la licence », et que « [s]auf à l’égard du titulaire du droit d’auteur, il possède, relativement à la violation de ce droit, les mêmes droits et recours que dans le cas d’une cession » : H. Laddie et autres, The Modern Law of Copyright and Designs (3e éd. 2000), vol. 1, p. 905; voir également L. Bently et B. Sherman, Intellectual Property Law (2e éd. 2004), p. 254‑255. Le licencié exclusif peut donc intenter une action pour violation du droit d’auteur contre des tiers, mais non contre le titulaire‑concédant : Griggs Group Ltd c. Evans, [2004] F.S.R. 31, [2003] EWHC 2914 (Ch.), par. 58.

46 Bien que notre Loi ne soit pas aussi explicite que la Loi du Royaume‑Uni à cet égard, une interprétation contextuelle de la Loi canadienne révèle que les licenciés exclusifs ne sont pas habilités à intenter une action pour violation du droit d’auteur contre le titulaire‑concédant. Notre Loi présente un certain nombre de similitudes avec la Loi du Royaume‑Uni, dont une origine commune. Au Canada, la Loi de 1921 concernant le droit d’auteur, S.C. 1921, ch. 24, qui a précédé la Loi actuelle, était en grande partie fondée sur la Copyright Act, 1911 britannique, 1 & 2 Geo. 5, ch. 46. Depuis l’adoption de la Loi de 1921, des séries de modifications se sont succédées, mais nos dispositions concernant les concessions de licence et les cessions ressemblent davantage à celles du Royaume‑Uni qu’à celles des États‑Unis.

47 Contrairement à la Loi américaine, qui place les licenciés exclusifs sur un pied d’égalité avec les cessionnaires, la Loi canadienne et celle du Royaume‑Uni maintiennent une distinction entre les licenciés exclusifs et les cessionnaires. Alors que la Loi américaine autorise le transfert, par licence exclusive, de la possession du droit d’auteur, la Loi du Royaume‑Uni prévoit que le transfert de la possession du droit d’auteur ne peut être effectué que [traduction] « par cession, par disposition testamentaire ou par application de la loi, à titre de bien personnel ou meuble » (par. 90(1)). De même, le par. 13(5) de la Loi canadienne précise que seuls les cessionnaires « sont traités comme titulaires du droit d’auteur, pour l’application de la présente loi ». À première vue, la Loi canadienne et celle du Royaume‑Uni n’autorisent pas le transfert, par licence exclusive, de la possession du droit d’auteur.

48 Qui plus est, la Loi canadienne et celle du Royaume‑Uni donnent une définition similaire de la licence exclusive. Le paragraphe 92(1) de la Loi du Royaume‑Uni prévoit ceci :

[traduction] Dans la présente partie, « licence exclusive » s’entend d’une licence rédigée par écrit et signée par le titulaire du droit d’auteur, ou en son nom, qui autorise le licencié à exercer de façon exclusive un droit qui, par ailleurs, ne pourrait être exercé que par le titulaire du droit d’auteur; l’exclusion vise tous les titulaires.

Cette définition est presque identique à l’art. 2.7 de la Loi canadienne. Les similitudes que présentent la Loi canadienne et celle du Royaume‑Uni tendent à indiquer que notre législateur a établi un régime de concession de licence sur le droit d’auteur semblable à celui du Royaume‑Uni. Si notre législateur avait voulu que le licencié exclusif puisse intenter une action pour violation du droit d’auteur contre le titulaire‑concédant, il aurait placé les licenciés exclusifs sur un pied d’égalité avec les cessionnaires (comme le Congrès américain l’a fait dans sa Loi) ou il aurait expressément accordé ce droit aux licenciés exclusifs dans le texte de la Loi. Le fait que notre législateur ait maintenu une distinction entre les licenciés exclusifs et les cessionnaires porte à croire que les licenciés exclusifs visés par notre Loi ont, dans le droit d’auteur, un intérêt de propriété limité qui ne constitue pas un droit de propriété. Le mécanisme procédural de la Loi habilite le licencié exclusif à intenter contre des tiers une action pour violation du droit d’auteur. Toutefois, le titulaire‑concédant n’est responsable que sur le plan contractuel envers le licencié exclusif.

(3) Application à la présente affaire

49 Pour justifier une action contre Euro‑Excellence fondée sur l’al. 27(2)e), Kraft Canada doit démontrer que les auteurs des œuvres contestées — les sociétés mères Kraft — auraient violé le droit d’auteur s’ils avaient fabriqué les étiquettes de Toblerone et de Côte d’Or au Canada plutôt qu’en Europe. Les contrats de licence exclusive n’autorisent pas les sociétés mères Kraft à produire ou à reproduire au Canada les œuvres protégées par le droit d’auteur. Toutefois, dans l’hypothèse où KFS produirait un exemplaire du logo de Toblerone au Canada, le seul recours dont disposerait Kraft Canada serait une action pour rupture de contrat. En tant que titulaires du droit d’auteur canadien sur les logos de Toblerone et de Côte d’Or, les sociétés mères Kraft ne peuvent pas violer leur propre droit d’auteur. Bien que, à titre de titulaire d’une licence exclusive, Kraft Canada ait, dans le droit d’auteur, un intérêt de propriété qui l’habilite à intenter contre des tiers une action pour violation du droit d’auteur, les sociétés mères Kraft conservent, dans ce droit, un intérêt de propriété résiduel qui empêche Kraft Canada de les poursuivre pour violation du droit d’auteur. Kraft Canada n’a donc pas établi l’existence de la « violation hypothétique » nécessaire pour justifier une action contre Euro‑Excellence fondée sur l’al. 27(2)e).

50 Au Canada, la Loi sur le droit d’auteur ne protège pas les licenciés exclusifs contre l’importation parallèle. L’alinéa 27(2)e) de la Loi sur le droit d’auteur, interprété dans son contexte et conjointement avec les dispositions examinées précédemment, montre qu’un licencié exclusif ne peut pas intenter une action pour violation à une étape ultérieure dans le cas où le concédant est l’auteur de la violation hypothétique, du fait que le titulaire‑concédant ne peut pas violer son propre droit d’auteur et faire l’objet de poursuites à cet égard. Si le législateur décide que ce résultat pose un problème, il peut modifier la Loi sur le droit d’auteur. Dans l’intervalle, la Cour doit appliquer la Loi telle qu’elle a été adoptée par le législateur.

51 En l’absence de violation hypothétique initiale, Euro‑Excellence ne peut pas avoir commis une violation à une étape ultérieure. Je suis d’avis d’accueillir le pourvoi avec dépens devant notre Cour et les tribunaux d’instance inférieure.

Version française des motifs rendus par

52 Le juge Fish — Je souscris aux motifs du juge Rothstein et je suis d’avis de trancher le pourvoi de la façon qu’il propose.

53 Si cela avait été nécessaire, j’aurais été enclin à déterminer si l’appelante peut, de toute manière, invoquer avec succès son moyen subsidiaire concernant l’intégrité du droit canadien en matière de propriété intellectuelle.

54 Kraft Foods Belgium SA et Kraft Foods Schweiz AG fabriquent et vendent du chocolat emballé en Europe. La question en l’espèce est de savoir si la Loi sur le droit d’auteur, L.R.C. 1985, ch. C‑42, leur permet d’empêcher la vente au Canada du même chocolat contenu dans le même emballage que lorsqu’elles l’ont vendu. Leur argument selon lequel la Loi les autorise à le faire repose sur des contrats conclus entre des sociétés ayant un même propriétaire — lesquels contrats concernent davantage l’établissement d’un monopole sur la vente du chocolat en question au Canada que la protection conférée par le droit d’auteur à l’égard des « œuvres » figurant sur l’emballage. Dans des contrats identiques conclus simultanément et en contrepartie de la somme symbolique de 1 000 $ dans chaque cas, Kraft Belgium et Kraft Schweiz ont concédé à Kraft Canada des licences exclusives pour l’utilisation de ces « œuvres ».

55 Il convient, selon moi, de noter que, pour faire droit à l’action de Kraft, le juge de première instance a présumé que « le seul objectif que visait l’enregistrement du droit d’auteur au Canada [par Kraft Belgium et Kraft Schweiz], puis la cession des droits à Kraft Canada Inc., était d’élaborer contre [Euro Excellence] l’attaque même dont la Cour est présentement saisie » (Kraft Canada Inc. c. Euro Excellence Inc., [2004] 4 R.C.F. 410, 2004 CF 652, par. 44 (je souligne)). En ce qui concerne l’objet véritable de la Loi sur le droit d’auteur, voir Robertson c. Thomson Corp., [2006] 2 R.C.S. 363, 2006 CSC 43, par. 69.

56 Sans me prononcer sur cette question, j’exprime un doute sérieux quant à la possibilité de transformer ainsi le droit régissant la protection de la propriété intellectuelle au Canada en un instrument de contrôle du commerce qui n’est pas envisagé par la Loi sur le droit d’auteur.

Version française des motifs des juges Bastarache, LeBel et Charron rendus par

Le juge Bastarache —

I. Introduction

57 Une tablette de chocolat peut‑elle faire l’objet d’un droit d’auteur en raison de la présence d’œuvres protégées sur son emballage? Plus précisément, le par. 27(2) de la Loi sur le droit d’auteur, L.R.C. 1985, ch. C‑42, qui interdit l’importation parallèle au Canada d’œuvres protégées par le droit d’auteur, peut‑il être invoqué par l’intimée, Kraft Canada Inc., pour empêcher l’appelante Euro‑Excellence Inc. (« Euro‑Excellence ») — pour reprendre les termes du par. 27(2) — d’importer au Canada de véritables tablettes de chocolat Toblerone et Côte d’Or en vue de leur mise en vente ou en location, de leur mise en circulation ou de leur utilisation dans un but commercial, sans dissimuler les logos sur ces produits, pour le motif que les logos sont des œuvres protégées par le droit d’auteur? Je conclus que non. Tant le par. 27(2) que la Loi sur le droit d’auteur dans son ensemble concernent la protection d’œuvres protégées par le droit d’auteur, et non l’importation et la vente de biens de consommation en général. La présence simplement accessoire des œuvres protégées sur les emballages des tablettes de chocolat ne rend pas applicables à ces dernières les protections offertes par la Loi sur le droit d’auteur. Le présent pourvoi est accueilli pour les motifs exposés ci‑après.

II. Faits

58 Kraft Foods Belgium SA (« KFB ») et Kraft Foods Schweiz AG (« KFS ») fabriquent les tablettes de chocolat Côte d’Or et Toblerone en Belgique et en Suisse, respectivement. Kraft Canada Inc. (« KCI ») est le distributeur exclusif des tablettes de chocolat Toblerone au Canada depuis 1990. KCI était un distributeur autorisé des tablettes de chocolat Côte d’Or au Canada avant 1997; en 2001, elle a conclu un accord qui en faisait le distributeur exclusif de ces tablettes au Canada.

59 Euro‑Excellence importe et met elle aussi en circulation les tablettes de chocolat Toblerone et Côte d’Or au Canada. Euro‑Excellence est devenue un distributeur autorisé des tablettes de chocolat Côte d’Or en 1993 et, pendant une période d’environ trois ans se terminant en 2000, elle en a été le distributeur exclusif au Canada. Toutefois, son contrat de distribution n’a pas été renouvelé. Depuis 2000, Euro‑Excellence importe de véritables tablettes de chocolat Côte d’Or sans en être un distributeur autorisé. En 2001, Euro‑Excellence a commencé à importer et à mettre en circulation de véritables tablettes de chocolat Toblerone, sans en être non plus un distributeur autorisé.

60 Ainsi, de 2001 jusqu’à la naissance du présent litige, KCI était, au Canada, le seul distributeur autorisé des tablettes de chocolat Côte d’Or et Toblerone (c’est‑à‑dire que KCI avait avec KFB et KFS, respectivement, des contrats d’exclusivité pour l’importation et la mise en circulation de ces produits). Malgré ces contrats d’exclusivité, Euro‑Excellence a continué d’importer et de mettre en circulation des tablettes de chocolat Côte d’Or et Toblerone qu’elle avait achetées en toute légalité en Europe. Euro‑Excellence a suffisamment bien réussi à mettre en circulation ces tablettes de chocolat pour que KCI cherche un moyen de l’empêcher d’en faire l’importation et la mise en circulation.

61 Personne ne conteste que KCI est, au Canada, le titulaire des marques de commerce « Côte d’Or » et « Toblerone ». Dans le présent litige, KCI n’invoque pas ses droits en tant que titulaire de marques de commerce.

62 Le 25 octobre 2002, KFB a enregistré au Canada trois logos de Côte d’Or en tant qu’œuvres protégées par le droit d’auteur dans la catégorie des œuvres artistiques. Le même jour, le contrat de licence conclu entre KFB et KCI a aussi été enregistré, lequel conférait à KCI

[traduction] l’autorisation et le droit exclusifs de produire, de reproduire et d’adapter les œuvres ou une partie importante de celles‑ci sur le territoire, sous une forme matérielle quelconque, et d’utiliser et de présenter publiquement les œuvres en liaison avec la fabrication, la mise en circulation ou la vente au Canada de produits de confiserie, notamment du chocolat.

Aux termes de ce contrat, KCI devait verser à KFB la somme annuelle de mille dollars pour la licence.

63 Le 25 octobre 2002 également, KFS a enregistré au Canada deux logos de Toblerone en tant qu’œuvres protégées par le droit d’auteur dans la catégorie des œuvres artistiques et a conclu avec KCI essentiellement le même type de contrat de licence. Là encore, KCI était tenue de verser la somme annuelle de mille dollars pour la licence.

64 Munie de ces nouveaux droits d’auteur, KCI a mis Euro‑Excellence en demeure de cesser de distribuer tout produit sur lequel figuraient les œuvres protégées par le droit d’auteur. Devant le refus opposé par Euro‑Excellence, KCI a intenté la présente action.

III. Historique des procédures judiciaires

A. Cour fédérale, [2004] 4 R.C.F. 410, 2004 CF 652

65 En Cour fédérale, le juge Harrington a qualifié l’action pour violation du droit d’auteur intentée par KCI de « stratégie intéressante pour déjouer la distribution [des tablettes de chocolat] par Euro‑Excellence » (par. 4). (J’utiliserai ci‑après le terme « les tablettes de chocolat » pour désigner collectivement les tablettes de chocolat Côte d’Or et Toblerone, puisque rien ne les distingue vraiment pour les besoins des présents motifs.) Le juge Harrington a d’abord conclu que certains logos, tout au moins, étaient effectivement des œuvres artistiques originales qui étaient visées à juste titre par le droit d’auteur (par. 34 et 37). (Par souci de simplicité, il ne sera question ci‑après que de ces logos). Après avoir tranché ce point, le juge Harrington a analysé le par. 27(2) de la Loi et a statué que, conformément à la méthode moderne d’interprétation législative, le par. 27(2) conférait à KCI un monopole sur l’utilisation des logos protégés par le droit d’auteur (par. 53).

66 En réponse à l’argument d’Euro‑Excellence selon lequel « le droit d’auteur sur une œuvre ne saurait être utilisé pour empêcher la distribution concurrentielle de marchandises, ou du moins, dans des circonstances comme en l’espèce, lorsque les œuvres protégées par le droit d’auteur ne sont qu’accessoires au produit principal », le juge de première instance a refusé d’interpréter la Loi de manière à restreindre les droits de KCI (par. 55‑60). Le juge Harrington a mentionné l’arrêt australien R. & A. Bailey Co. c. Boccaccio Pty. Ltd. (1986), 84 F.L.R. 232 (C.S.N.S.W.), dans lequel une action semblable à celle de KCI a été accueillie. Il a ajouté que la loi australienne sur le droit d’auteur a été modifiée par la suite de façon à prévoir que l’importation d’un article comportant une œuvre protégée ne constitue pas une violation du droit d’auteur si l’œuvre en question est un élément accessoire (comme une étiquette ou un emballage) de l’article importé. À la lumière de la décision australienne, le juge Harrington a rendu une décision favorable à KCI :

Bien qu’elle ne soit évidemment pas obligatoire, j’estime convaincante la décision dans l’affaire Baileys Irish Cream et je tire la même conclusion en vertu de notre Loi. Je ne suis pas disposé à n’utiliser la Loi sur le droit d’auteur que comme pierre de touche pour une fantaisie de mon imagination. Le libellé est clair et le véritable objet de la Loi est d’empêcher la distribution non autorisée d’œuvres protégées par le droit d’auteur. [par. 60]

67 Se fondant sur ce raisonnement, le juge Harrington a accordé à KCI des dommages‑intérêts de 300 000 $ et une injonction interdisant à Euro‑Excellence de mettre en vente, mettre en circulation, exposer ou offrir en vente des exemplaires des logos protégés par le droit d’auteur. Il n’a pas enjoint à Euro‑Excellence de cesser purement et simplement de mettre en circulation les tablettes de chocolat. Il a plutôt estimé qu’il convenait de prononcer une ordonnance « pour empêcher que le produit ne constitue une contrefaçon du droit d’auteur » (par. 64).

68 Après avoir rendu son ordonnance initiale, le juge Harrington a rejeté une requête en réexamen ([2004] A.C.F. no 1015 (QL), 2004 CF 832) et a donné des directives applicables aux négociations entre KCI et Euro‑Excellence portant sur les tentatives d’Euro‑Excellence de se conformer à l’injonction en recouvrant le matériel protégé par le droit d’auteur d’une pellicule de plastique opaque autoadhésive ([2004] A.C.F. no 1464 (QL), 2004 CF 1215).

B. Cour d’appel fédérale, [2006] 3 R.C.F. 91, 2005 CAF 427

69 La Cour d’appel fédérale a rejeté l’appel interjeté contre la décision du juge Harrington. S’exprimant en son propre nom et en celui des juges Noël et Pelletier, la juge Desjardins a estimé que seules les questions de l’interprétation du par. 27(2) de la Loi sur le droit d’auteur et de la justesse de la condamnation à des dommages‑intérêts méritaient d’être examinées par la Cour d’appel.

70 La juge Desjardins a mis l’accent sur la question de savoir si l’action intentée par KCI obligeait celle‑ci à prouver que les exemplaires des œuvres importés par Euro‑Excellence auraient constitué une violation du droit d’auteur s’ils avaient été produits au Canada. Elle a souligné que, dans l’arrêt CCH Canadienne Ltée c. Barreau du Haut‑Canada, [2004] 1 R.C.S. 339, 2004 CSC 13, par. 82, notre Cour a jugé qu’en « l’absence de violation initiale, il ne peut y avoir de violation à une étape ultérieure », mais elle a établi une distinction avec cet arrêt en affirmant que le libellé de l’al. 27(2)e) n’exigeait pas la preuve d’une violation initiale à l’étranger pour qu’il soit possible de conclure à une violation à une étape ultérieure du fait de l’importation. Elle a exprimé l’avis suivant :

. . . de par les termes mêmes du paragraphe 27(2) de la Loi, [. . .] il y a violation du droit d’auteur à une étape ultérieure dans l’accomplissement des actes énumérés aux alinéas 27(2)a) à c), quand la production ou la reproduction de l’œuvre en question constituerait une violation si elle avait été produite au Canada par la personne qui l’a produite. [par. 60]

Étant donné que KCI détenait le droit de reproduction exclusif pour le Canada, qu’elle pouvait même opposer à KFB et à KFS, Euro‑Excellence n’était pas dégagée de toute responsabilité relative à l’importation des œuvres en question du seul fait que KFB et KFS avaient le droit de reproduire les œuvres protégées à l’étranger. Dans ses motifs, la juge Desjardins n’examine pas en détail le libellé des al. 27(2)a) à c) ou la question de savoir si, par ses activités, Euro‑Excellence avait contrevenu à ces alinéas.

71 La juge Desjardins a accueilli l’appel en partie et a rejeté l’appel incident. Elle a renvoyé l’affaire au juge de première instance pour qu’il tranche la question des dommages‑intérêts. Le juge Harrington a entendu des observations additionnelles et a confirmé son ordonnance initiale accordant des dommages‑intérêts de 300 000 $ (2006 CF 453).

IV. Analyse

A. La question en litige

72 La question devant être tranchée en l’espèce est celle de l’interprétation que doit recevoir le par. 27(2) de la Loi sur le droit d’auteur, qui est ainsi libellé :

Constitue une violation du droit d’auteur l’accomplissement de tout acte ci‑après en ce qui a trait à l’exemplaire d’une œuvre, d’une fixation d’une prestation, d’un enregistrement sonore ou d’une fixation d’un signal de communication alors que la personne qui accomplit l’acte sait ou devrait savoir que la production de l’exemplaire constitue une violation de ce droit, ou en constituerait une si l’exemplaire avait été produit au Canada par la personne qui l’a produit :

a) la vente ou la location;

b) la mise en circulation de façon à porter préjudice au titulaire du droit d’auteur;

c) la mise en circulation, la mise ou l’offre en vente ou en location, ou l’exposition en public, dans un but commercial;

d) la possession en vue de l’un ou l’autre des actes visés aux alinéas a) à c);

e) l’importation au Canada en vue de l’un ou l’autre des actes visés aux alinéas a) à c).

73 Comme l’indique clairement le libellé de cette disposition, l’issue de l’action que KCI a intentée contre Euro‑Excellence sur le fondement de l’al. e) dépend de l’interprétation que doivent recevoir les al. a) à c). L’alinéa e) n’est enfreint que s’il est possible de démontrer que le défendeur a importé des œuvres protégées par le droit d’auteur en vue de l’un ou l’autre des actes visés aux al. a) à c).

74 En raison de cette structure, il faut interpréter les al. 27(2)a) à c) de la Loi. Au paragraphe 9 de l’arrêt CCH de notre Cour, la Juge en chef a énoncé la façon dont la Loi sur le droit d’auteur doit être interprétée :

Pour définir les droits et recours conférés par la Loi sur le droit d’auteur, les tribunaux doivent recourir à l’approche moderne en matière d’interprétation législative selon laquelle « il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur » : Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, [2002] 2 R.C.S. 559, 2002 CSC 42, par. 26, où notre Cour cite E. A. Driedger, Construction of Statutes (2e éd. 1983), p. 87.

75 Pour interpréter correctement le par. 27(2), il faut donc examiner l’économie et l’objet de la Loi sur le droit d’auteur. Au paragraphe 4 de ses motifs, mon collègue le juge Rothstein est d’avis qu’il faudrait une disposition législative précise pour déterminer l’étendue de la protection offerte par le par. 27(2). Il estime que j’introduis une notion d’intérêts légitimes pour atténuer la portée des droits conférés par la Loi sur le droit d’auteur (par. 7), que j’introduis même une nouvelle théorie d’equity (par. 8) ou que je tente de substituer mes préférences en matière de politique générale à celles du législateur (par. 3). Je ne fais qu’appliquer systématiquement nos règles d’interprétation législative afin de déterminer l’intention du législateur et, ce faisant, je dois dûment tenir compte du contexte législatif en examinant les dispositions en cause, la Loi en général et les autres dispositions législatives qui s’appliquent à des concepts connexes. En fait, le juge Rothstein reconnaît dans ses propres motifs que la présente loi doit être interprétée dans son véritable contexte législatif et qu’il est inexact qu’elle est libellée d’une façon telle qu’aucune inférence n’est nécessaire. Aux paragraphes 34, 35 et 37, par exemple, il conclut que l’intérêt de propriété conféré au licencié exclusif est limité, et il restreint l’application des par. 13(6) et 36(1) en attribuant une signification et une portée particulières au mot « autorisation » figurant à l’art. 2.7, où le législateur affirme clairement que le licencié exclusif peut accomplir un acte visé par le droit d’auteur de façon exclusive, « l’exclusion vis[ant] tous les titulaires », y compris le titulaire du droit d’auteur. Au paragraphe 31, le juge Rothstein évoque les limites des droits des licenciés exclusifs, auxquelles il faut conclure « par déduction nécessaire ». Selon moi, l’objet du par. 27(2) est déterminant et je n’ai pas à me pencher sur la question de la concession d’une licence. Toutefois, je serais d’accord avec la juge Abella pour dire que le libellé de l’art. 2.7 est parfaitement clair (par. 114), qu’une concession est une concession (par. 115) et que la concession en l’espèce est celle d’une licence exclusive conférant le « droit exclusif » au droit d’auteur (par. 123). Ce droit peut être exercé en vertu du par. 36(1). Il est évident, selon moi, que le juge Rothstein doit donc avoir tort d’affirmer, au par. 22, que l’existence d’une violation hypothétique n’a pas été établie. Les sociétés mères Kraft en Europe ne pouvaient pas avoir reproduit l’œuvre au Canada sans violer le droit d’auteur. J’estime, en outre, que restreindre le droit du licencié à un recours fondé sur la responsabilité contractuelle n’est aucunement justifié sur le plan juridique (par. 27); cela contredirait clairement le libellé du par. 36(1). Je ne vois toujours pas l’utilité d’emprunter cette voie alors que les motifs du juge Rothstein impliquent manifestement qu’il serait possible de contourner l’objet de la Loi par la cession du droit d’auteur plutôt que par la concession d’une licence.

B. L’objet de la Loi sur le droit d’auteur

76 Dans l’arrêt Théberge c. Galerie d’Art du Petit Champlain inc., [2002] 2 R.C.S. 336, 2002 CSC 34, le juge Binnie a énoncé, aux par. 30‑31, le double objectif de la Loi sur le droit d’auteur :

La Loi est généralement présentée comme établissant un équilibre entre, d’une part, la promotion, dans l’intérêt du public, de la création et de la diffusion des œuvres artistiques et intellectuelles et, d’autre part, l’obtention d’une juste récompense pour le créateur . . .

On atteint le juste équilibre entre les objectifs de politique générale, dont ceux qui précèdent, non seulement en reconnaissant les droits du créateur, mais aussi en accordant l’importance qu’il convient à la nature limitée de ces droits.

Comme la Juge en chef l’a souligné au par. 10 de l’arrêt CCH, les tribunaux doivent s’efforcer de « maintenir un juste équilibre entre ces deux objectifs » en appliquant la Loi sur le droit d’auteur. Il importe également de se rappeler que, dans l’arrêt Théberge, le juge Binnie a conclu que la protection conférée par le droit d’auteur ne vise que les « intérêts économiques légitimes » du titulaire du droit d’auteur (par. 38; je souligne).

77 Dans l’arrêt CCH, la Cour a reconnu, de deux façons importantes, la « nature limitée » des droits du titulaire du droit d’auteur : dans sa définition du mot « originalité » et dans sa façon de traiter l’utilisation équitable.

78 La Loi sur le droit d’auteur protège uniquement les œuvres originales. Dans l’arrêt CCH, la Juge en chef a déclaré que, pour être originale au sens de la Loi, une œuvre doit résulter de « l’exercice du talent et du jugement » (par. 16). Ce critère est conforme à l’objet de la Loi en ce sens qu’il accorde une juste récompense pour le travail du créateur. Le critère d’originalité fondé sur la « créativité » a été rejeté parce qu’il exigeait que l’œuvre soit nouvelle ou unique pour être protégée par le droit d’auteur et parce qu’il ne tenait pas compte de la différence entre droit d’auteur et brevet : CCH, par. 24. Toutefois, le critère de l’exercice du talent et du jugement n’accorde pas une récompense pour tous les types de travail : le critère d’originalité fondé sur « l’effort » a été rejeté dans l’arrêt CCH parce qu’il ne tient compte ni du recours « aux connaissances personnelles, à une aptitude acquise ou à une compétence issue de l’expérience », ni de « la faculté de discernement ou [de] la capacité de se faire une opinion ou de procéder à une évaluation », lesquels caractérisent les types de travail qui produisent les types d’œuvre protégés par la Loi sur le droit d’auteur (CCH, par. 16 et 24).

79 Dans l’arrêt CCH, la Cour a reconnu la nature limitée des droits du titulaire du droit d’auteur dans sa façon de traiter l’utilisation équitable, en admettant que, contrairement aux autres exceptions, l’utilisation équitable constitue une partie essentielle de la protection conférée par le droit d’auteur et que, par conséquent, elle permet de déterminer ce qui constitue une faute en matière de droit d’auteur. La reproduction d’une partie importante d’une œuvre protégée par le droit d’auteur ne constitue pas toujours une violation du droit d’auteur. Le professeur Abraham Drassinower explique ce raisonnement dans son article intitulé « Taking User Rights Seriously », dans M. Geist (dir.), In the Public Interest : The Future of Canadian Copyright Law (2005), 462. Comme il l’écrit à la p. 470, [traduction] « [l]’utilisation équitable signifie qu’on n’est pas nécessairement dans une moindre mesure l’auteur d’une œuvre parce qu’on y répond à l’œuvre d’un autre auteur. Ainsi, le défendeur qui invoque l’utilisation équitable comme moyen de défense est lui‑même un auteur. » Cette observation s’accorde avec l’interprétation du droit d’auteur analysée plus haut : il peut arriver que la reproduction d’une partie importante d’une œuvre protégée ne constitue pas une violation du droit d’auteur parce que la protection conférée par le droit d’auteur vise uniquement les intérêts économiques légitimes qui résultent de l’exercice du talent et du jugement, et ne doit pas être étendue au‑delà des limites qu’elle doit avoir.

80 Ainsi, l’arrêt CCH confirme que, pour maintenir l’équilibre essentiel qui se trouve au coeur de la législation sur le droit d’auteur, il faut veiller à ce que la protection conférée par le droit d’auteur n’aille pas au‑delà des intérêts légitimes du titulaire de ce droit. Le droit d’auteur ne peut pas être accordé à l’égard des œuvres ne résultant pas de l’exercice du talent et du jugement, qui est le type particulier de travail pour lequel le droit d’auteur offre la protection appropriée. De même, dès que le droit d’auteur est accordé à l’égard d’une œuvre, la protection qu’il confère ne doit pas excéder ses limites naturelles et doit dûment tenir compte des droits des utilisateurs, tel celui d’utiliser équitablement une œuvre protégée par le droit d’auteur. Il est utile de noter ici que, même si elle découle de l’action d’une personne — c’est‑à‑dire de l’exercice du talent et du jugement requis pour créer une œuvre originale — , la protection conférée par le droit d’auteur s’applique à l’œuvre et non à son créateur. De ce fait, l’œuvre protégée constitue une forme de propriété qui peut faire l’objet d’un transfert ou d’un contrat de licence. Cependant, les droits transférés au licencié doivent, à l’instar de ceux du créateur de l’œuvre, être limités aux intérêts économiques légitimes résultant de l’exercice du talent et du jugement.

81 Notre Cour confirme cette interprétation téléologique de la Loi dans l’arrêt récent Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique c. Assoc. canadienne des fournisseurs Internet, [2004] 2 R.C.S. 427, 2004 CSC 45. Le juge Binnie y a écrit, au par. 116 : « La “mise en antémémoire” est dictée par la nécessité d’offrir un service plus rapide et plus économique et ne devrait pas emporter la violation du droit d’auteur lorsqu’elle a lieu uniquement pour de telles raisons techniques » (je souligne). La « mise en antémémoire » est sûrement un exemple de reproduction d’une partie importante d’une œuvre, mais elle n’est qu’un processus technique; à ce titre, elle ne représente pas une tentative d’appropriation des intérêts économiques légitimes du titulaire du droit d’auteur et, partant, ne constitue pas une violation du droit d’auteur.

82 On a également conclu que la logique de cette conception du droit d’auteur s’applique à d’autres formes de propriété intellectuelle. Dans l’arrêt Kirkbi AG c. Gestions Ritvik Inc., [2005] 3 R.C.S 302, 2005 CSC 65, par. 37, le juge LeBel, s’exprimant au nom de la Cour, a souligné l’importance des « distinctions fondamentales nécessaires entre diverses formes de propriété intellectuelle et leurs fonctions juridiques et économiques ». Il a ensuite examiné les objets des marques de commerce et des brevets, en faisant remarquer que « [l]es droits conférés par brevet portent sur le produit ou le procédé breveté », mais que, « [d]ans le cas des marques de commerce, la perspective se déplace du produit lui‑même au caractère distinctif de sa mise en marché » : voir les par. 38‑39. Cette insistance sur la nature et les objets fondamentaux des diverses formes de protection de la propriété intellectuelle et sur les distinctions nécessaires entre celles‑ci porte à croire que chaque forme de protection repose sur une notion normative essentielle qui doit servir de fondement aux intérêts économiques revendiqués. Ainsi, une marque de commerce qui protège le caractère distinctif de la mise en marché et de l’achalandage ne saurait être utilisée pour étendre aux produits eux‑mêmes une protection qui est habituellement accordée par un brevet.

83 L’approche adoptée dans l’arrêt Kirkbi est conforme au principe d’interprétation législative qui exige que les lois portant sur la même matière (in pari materia) soient interprétées d’une manière cohérente : voir P.‑A. Côté, Interprétation des lois (3e éd. 2000), p. 433 et suivantes. Selon ce principe, il faut non seulement interpréter la Loi sur le droit d’auteur en tenant compte de la cohérence interne du régime qu’elle établit, mais encore il faut éviter de lui donner une interprétation incompatible avec la Loi sur les marques de commerce, L.R.C. 1985, ch. T‑13. La législation sur les marques de commerce protège les parts de marché des biens commerciaux; le droit d’auteur protège les gains économiques résultant de l’exercice du talent et du jugement. Si la législation sur les marques de commerce ne protège pas une part de marché dans un cas particulier, il n’y a pas lieu de recourir à la législation sur le droit d’auteur pour offrir cette protection si cela oblige à sortir le droit d’auteur de son champ d’application normal. La protection offerte par le droit d’auteur ne saurait être appliquée aux intérêts économiques qui ne sont qu’accessoirement liés à l’œuvre protégée par le droit d’auteur. L’arrêt de notre Cour AstraZeneca Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé), [2006] 2 R.C.S. 560, 2006 CSC 49, qui reposait sur l’interprétation simultanée de « deux systèmes réglementaires aux objectifs parfois divergents » (par. 12), est également conforme à ce principe.

84 Compte tenu de cette interprétation de l’objet de la Loi, qui nous fournit un moyen rationnel d’établir le juste équilibre en matière de droit d’auteur, nous pouvons maintenant passer à l’examen de l’objet du par. 27(2) de la Loi.

C. L’objet de l’al. 27(2)e) de la Loi sur le droit d’auteur

85 La Loi protège uniquement les intérêts économiques légitimes des titulaires du droit d’auteur. Elle protège les avantages économiques résultant de l’exercice du talent et du jugement, mais pas tous les avantages économiques résultant de tous les types de travail. Le paragraphe 27(2) de la Loi vise à interdire la violation à une étape ultérieure qui résulte de l’appropriation illicite des gains résultant de l’exercice du talent et du jugement d’une autre personne au moyen des actes énumérés aux al. a) à c). À l’inverse, les autres intérêts économiques — même s’ils peuvent sembler étroitement liés aux intérêts légitimement protégés du fait qu’ils résultent de l’exercice de ce talent et de ce jugement — ne sont pas protégés. Plus particulièrement, si une œuvre résultant de l’exercice du talent et du jugement (tel un logo) est jointe à un autre bien de consommation (comme une tablette de chocolat), les gains résultant de la vente du bien de consommation ne doivent pas être confondus avec les intérêts économiques légitimes du titulaire du droit d’auteur sur le logo, qui sont protégés par la législation sur le droit d’auteur.

86 L’alinéa 27(2)e) vise donc à protéger les titulaires du droit d’auteur contre l’importation non autorisée d’œuvre résultant de l’exercice de leur talent et de leur jugement. Il n’a pas pour objet de protéger les fabricants contre l’importation non autorisée de biens de consommation dont l’emballage reproduit une œuvre protégée par le droit d’auteur, laquelle œuvre est simplement accessoire à la valeur de ces biens en tant que biens de consommation.

87 Je tiens à souligner ici que, contrairement à ce qui a été plaidé devant notre Cour à l’audience, le par. 27(2) ne vise pas à protéger les fabricants contre l’importation de contrefaçons des biens de consommation qu’ils produisent. Les lois régissant les marques de commerce et la commercialisation trompeuse assurent une protection aux fabricants qui craignent l’importation d’imitations bon marché de leurs produits, sur lesquelles serait reproduit le logo du produit véritable. En fait, cette protection est au coeur de l’objet de la législation sur les marques de commerce, que le juge LeBel décrit en ces termes, au par. 39 de l’arrêt Kirkbi : « les marques de commerce servent à indiquer, de façon distinctive, la source d’un produit, d’un procédé ou d’un service, afin qu’idéalement les consommateurs sachent ce qu’ils achètent et en connaissent la provenance. » Bien qu’il n’y ait aucun doute qu’une œuvre peut bénéficier à la fois de la protection conférée par le droit d’auteur et de celle conférée par la marque de commerce (voir l’al. 64(3)b) de la Loi), il est tout aussi certain que différentes formes de propriété intellectuelle protègent différents types d’intérêts économiques. Ne pas tenir compte de ce fait reviendrait à ne pas tenir compte des « distinctions fondamentales nécessaires entre diverses formes de propriété intellectuelle et leurs fonctions juridiques et économiques », comme l’a fait remarquer le juge LeBel, au par. 37 de l’arrêt Kirkbi.

88 Cette interprétation du par. 27(2) cadre avec l’accent mis, en matière de droit d’auteur, sur le fait que seuls les intérêts économiques légitimes bénéficient de la protection conférée par le droit d’auteur. Permettre que le par. 27(2) protège tous les intérêts des fabricants et distributeurs de biens de consommation aurait pour effet de rompre l’équilibre en matière de droit d’auteur. Loin d’assurer une « juste récompense » aux créateurs d’œuvres protégées, on se trouverait alors à permettre une utilisation du droit d’auteur qui excéderait de beaucoup celle prévue par le législateur, et à élargir artificiellement la portée des droits de manière à protéger des biens de consommation. Cet élargissement injustifié de la portée du droit d’auteur ne tiendrait sûrement pas compte de l’insistance du juge Binnie — au par. 31 de l’arrêt Théberge — sur le fait que la loi doit accorder l’importance qu’il convient à la nature limitée des droits du titulaire du droit d’auteur.

D. L’interprétation correcte des al. 27(2)a) à c)

89 Comme nous l’avons vu, l’al. 27(2)e) interdit l’importation au Canada de tout exemplaire d’une œuvre dont la production constituerait une violation du droit d’auteur si cet exemplaire avait été produit au Canada par la personne qui l’a produit et s’il avait été importé au Canada en vue de l’un ou l’autre des actes visés aux al. 27(2)a) à c). Pour qu’il y ait responsabilité au regard de l’al. e), il faut donc conclure que le défendeur avait l’intention d’accomplir un acte énuméré aux al. a) à c), qui interdisent la vente, la location, la mise en circulation ayant un effet préjudiciable ou l’utilisation dans un but commercial d’exemplaires d’une œuvre. Comment faut‑il interpréter ces interdictions à la lumière de l’examen que nous avons fait de l’objet de l’al. 27(2)e) et de la Loi sur le droit d’auteur dans son ensemble?

90 Aux termes de l’al. b), « [c]onstitue une violation du droit d’auteur [. . .] la mise en circulation [d’un exemplaire d’une œuvre] de façon à porter préjudice au titulaire du droit d’auteur ». L’utilisation du terme « préjudice » par le législateur est un autre élément indispensable pour interpréter le par. 27(2) dans son ensemble. On peut imaginer de nombreuses façons dont la mise en circulation d’une œuvre protégée pourrait porter préjudice au titulaire du droit d’auteur sans pour autant constituer une violation à une étape ultérieure. À titre d’exemple plutôt banal, prenons le cas d’un livre dans lequel un écrivain pseudonyme brosse des portraits fidèles et accablants de certains membres de sa famille, à l’insu de ces derniers. La remise d’exemplaires de ce livre — achetés d’une manière tout à fait conforme à la Loi — aux membres de la famille de l’auteur tendrait sûrement à « porter préjudice » au titulaire du droit d’auteur; je suis néanmoins certain que cette situation n’est pas censée être visée par l’al. 27(2)b). Cette situation hypothétique permet de penser que l’expression « porter préjudice » au titulaire du droit d’auteur a un sens plus restreint : la protection est limitée aux intérêts du titulaire du droit d’auteur en tant qu’auteur. En d’autres termes, seules les mises en circulation qui portent atteinte aux intérêts économiques légitimes protégés par le droit d’auteur seront jugées préjudiciables au titulaire du droit d’auteur. En général, les conséquences économiques de l’importation non autorisée de biens de consommation ne comptent pas parmi les types d’intérêts économiques légitimes protégés par le droit d’auteur sur une œuvre qui est simplement un élément accessoire de la vente ou de la mise en circulation du bien de consommation auquel elle est jointe. Les effets d’une telle importation ne satisfont pas à l’exigence de préjudice inscrite à l’al. b), qui sous‑tend l’ensemble du par. 27(2).

91 L’alinéa a) prévoit que « [c]onstitue une violation du droit d’auteur [. . .] la vente ou la location » d’un exemplaire d’une œuvre. En termes simples, le fait de vendre un bien de consommation sur lequel figure un logo qui est une œuvre protégée ne revient pas à vendre cette œuvre. L’œuvre en tant que telle est simplement un élément accessoire du bien de consommation et, partant, la vente de ce bien ne saurait à proprement parler être considérée comme étant la vente de l’œuvre. Un logo apposé sur un emballage peut certes jouer un rôle essentiel dans la vente de l’article contenu dans cet emballage, mais c’est le rôle qu’il joue en tant que marque de commerce et non en tant qu’œuvre protégée par le droit d’auteur. Pour qu’on puisse conclure à la violation de l’al. 27(2)a), l’œuvre vendue doit être davantage qu’un simple élément accessoire de la vente d’un autre article.

92 Le même raisonnement s’applique à l’al. c), qui prévoit que « [c]onstitue une violation du droit d’auteur [. . .] la mise en circulation, la mise ou l’offre en vente ou en location, ou l’exposition en public, dans un but commercial » d’un exemplaire d’une œuvre. Il faut noter que la nuance « dans un but commercial » s’applique clairement à tous les actes mentionnés à l’al. c). Lorsque l’al. c) est envisagé de cette manière, conformément à l’objet du reste du par. 27(2) et de l’ensemble de la Loi, il est évident que la protection s’applique uniquement aux cas où c’est l’œuvre elle‑même qui est mise en circulation, mise ou offerte en vente ou exposée en public. En d’autres termes, elle s’applique seulement lorsque le « but commercial » recherché concerne l’œuvre elle‑même; lorsque le but commercial a trait à un bien de consommation dont l’œuvre ne constitue qu’un élément accessoire, l’al. c) n’entre pas en jeu.

93 Chacun des al. a) à c) doit être interprété d’une manière compatible avec le point de vue selon lequel le par. 27(2) est censé protéger les auteurs contre l’appropriation non autorisée des gains découlant de leur qualité d’auteur. Cette protection ne s’étend pas à la totalité des gains économiques revendiqués par l’auteur ou le titulaire du droit d’auteur. Dans chaque cas, il ressort clairement du libellé de la disposition — interprété en fonction de l’objet du par. 27(2) et de celui de l’ensemble de la Loi sur le droit d’auteur — que le par. 27(2) ne peut pas être invoqué si l’œuvre en cause est simplement un élément accessoire d’un autre bien de consommation et que c’est ce bien qui est vendu, mis en circulation ou utilisé dans un but commercial. Ce n’est que si l’œuvre elle‑même fait l’objet de la vente ou de l’autre utilisation commerciale que l’on peut dire, à juste titre, que la disposition s’applique et que la protection est offerte.

94 Il ne sera pas toujours facile de déterminer si une œuvre constitue simplement un élément accessoire d’un bien de consommation. À cette fin, il pourrait être utile de tenir compte notamment de la nature du produit et de l’œuvre protégée, ainsi que du lien entre l’œuvre et le produit. Si un consommateur raisonnable qui effectue une opération commerciale ne croit pas que c’est l’œuvre protégée par le droit d’auteur qu’il achète ou utilise, il est probable que l’œuvre est simplement un élément accessoire du bien de consommation visé par l’opération.

95 Contrairement à ce que le juge Rothstein semble affirmer au par. 4, l’analyse précédente ne tend pas à indiquer que le simple fait qu’une œuvre soit jointe à un bien de consommation l’empêcherait d’être protégée par le droit d’auteur. La Loi précise clairement que la protection vise notamment les œuvres produites ou reproduites « sous une forme matérielle quelconque » (par. 3(1)). L’analyse de « l’élément simplement accessoire » ne concerne que la responsabilité découlant de la violation du droit d’auteur à une étape ultérieure, prévue au par. 27(2); au lieu de porter sur ce qui peut ou ne peut pas bénéficier de la protection du droit d’auteur, cette analyse a pour objet d’empêcher que cette disposition ne permette indûment d’utiliser la Loi sur le droit d’auteur pour protéger des intérêts commerciaux n’ayant absolument aucun rapport avec le champ d’application prévu du droit d’auteur. Ainsi, la vente d’un tee‑shirt sur lequel est reproduit un tableau peut représenter la vente de l’œuvre (le tableau). Par contre, la présence d’un petit logo au coin de la poche d’une chemise n’aurait pas pour effet de transformer une chemise ordinaire en œuvre protégée, puisque le logo en tant qu’œuvre protégée ne constituerait qu’un élément accessoire de la chemise vendue (et, comme nous l’avons vu, toute valeur du logo en tant que symbole d’une marque serait protégée par la législation sur les marques de commerce plutôt que par le droit d’auteur). Prenons un exemple légèrement différent : une notice de mode d’emploi protégée par le droit d’auteur et se trouvant dans la boîte d’un bien de consommation constituerait simplement, en tant qu’œuvre protégée, un élément accessoire de ce bien de consommation pour l’application du par. 27(2) : voir British Leyland Motor Corp. c. Armstrong Patents Co., [1986] 1 All E.R. 850 (H.L.).

E. Autres considérations

96 À mon avis, cette interprétation téléologique du par. 27(2), qui tient compte de l’objet et de l’économie de la Loi sur le droit d’auteur dans son ensemble, permet à elle seule de régler la question de l’importation parallèle. Elle rend inutiles deux autres arguments que l’appelante a invoqués devant notre Cour, mais qu’il serait utile de mentionner brièvement, selon moi.

97 L’appelante a soutenu que la tentative d’élargir la protection conférée par le droit d’auteur de manière à empêcher l’importation parallèle de biens de consommation pourrait déclencher l’application de la théorie civiliste de l’abus de droit. Selon cette théorie, reconnue par notre Cour dans l’arrêt Houle c. Banque Canadienne Nationale, [1990] 3 R.C.S. 122, une partie ne peut exercer un droit de manière déraisonnable. (Voir également l’arrêt Wallace c. United Grain Growers Ltd., [1997] 3 R.C.S. 701, par. 145, en ce qui concerne une notion similaire en common law.) Compte tenu de l’analyse qui précède, je ne crois pas qu’il soit nécessaire de recourir à cette théorie pour régler cette question.

98 De même, l’appelante a fait valoir que la théorie de l’abus du droit d’auteur (copyright misuse), apparue récemment en droit américain, s’applique à l’importation parallèle de biens de consommation. Cette théorie est censée tenir lieu en quelque sorte de moyen de défense en equity lorsque [traduction] « le titulaire d’un droit d’auteur tente d’étendre la portée de ce droit au‑delà de celle des droits d’exclusivité accordés par le Congrès, et ce, d’une manière contraire à la législation antitrust [ou] à la politique gouvernementale contenue dans la législation sur le droit d’auteur » : voir K. Judge, « Rethinking Copyright Misuse » (2004), 57 Stan. L. Rev. 901, p. 903‑904. Adoptée par certaines cours d’appel de circuit fédérales, elle n’a pas encore été retenue par la Cour suprême des États‑Unis (Judge, p. 902‑903). Comme c’est le cas pour la notion d’abus de droit, mon analyse rend inutile le recours à cette théorie en évolution pour statuer sur l’importation parallèle de biens de consommation. Cependant, il ne s’agit pas là d’un commentaire sur la possibilité d’appliquer la théorie de l’abus du droit d’auteur au Canada; il est préférable d’attendre une autre occasion pour trancher cette question.

V. Application aux faits

99 Il ressort clairement des faits du présent pourvoi que les œuvres protégées dont il est question en l’espèce — les logos Côte d’Or et Toblerone, considérés comme des œuvres protégées par le droit d’auteur — ne sauraient être tenues pour autre chose que de simples éléments accessoires des tablettes de chocolat auxquelles elles sont apposées. Par conséquent, les activités d’Euro‑Excellence à l’égard des tablettes de chocolat ne sont pas visées par le libellé du par. 27(2) de la Loi. Cette conclusion repose sur le fait que je considère que les logos ne jouent en général qu’un rôle accessoire dans la vente des tablettes de chocolat.

100 Comme nous l’avons vu, pour qu’elle puisse bénéficier de la protection offerte par le par. 27(2), une œuvre protégée par le droit d’auteur doit être davantage qu’un simple élément accessoire du bien de consommation auquel elle est apposée. Ce n’est que si cette condition est remplie que l’on pourra dire à juste titre que c’est l’œuvre protégée par le droit d’auteur elle‑même qui est visée par l’une des activités décrites aux al. 27(2)a) à c).

101 En l’espèce, il est indéniable que les logos, considérés comme des œuvres protégées par le droit d’auteur, peuvent être décrits de façon plus juste comme étant simplement des éléments accessoires des tablettes de chocolat elles‑mêmes. On ne saurait raisonnablement soutenir que, dans une opération commerciale où un client achète à un commerçant une tablette de chocolat Côte d’Or ou Toblerone, ce client paie en fait une œuvre protégée par le droit d’auteur. Il ne s’agit pas d’un cas où l’œuvre protégée constitue en soi un aspect important de l’opération effectuée par le consommateur; cette œuvre n’est rien de plus qu’un logo qui est apposé sur l’emballage d’un produit et qui sert à identifier la provenance de ce produit.

102 On ne peut donc pas dire qu’Euro‑Excellence met en vente les œuvres protégées elles‑mêmes, ce qu’interdit l’al. a), ni qu’elle met en circulation ces œuvres de façon à porter préjudice aux intérêts de KCI en tant qu’auteur ou titulaire du droit d’auteur, en violation de l’al. b), alors que seuls les intérêts économiques légitimes de cette dernière sont à juste titre protégés par la Loi. On ne peut pas non plus raisonnablement soutenir qu’Euro‑Excellence contrevient à l’al. c) en utilisant ces œuvres « dans un but commercial », étant donné qu’il faudrait que les œuvres elles‑mêmes soient utilisées dans un tel but, et non les tablettes de chocolat auxquelles elles sont apposées. Ainsi, puisqu’elle n’a pas importé les tablettes de chocolat Côte d’Or et Toblerone « en vue de l’un ou l’autre des actes visés aux alinéas a) à c) » du par. 27(2), Euro‑Excellence n’a pas contrevenu à l’al. 27(2)e).

103 Les propos qui précèdent ne signifient pas que les logos Côte d’Or ou Toblerone ne sont pas des œuvres susceptibles d’être protégées par le droit d’auteur. Bien au contraire, ces logos ont été dûment enregistrés et il n’y a aucune raison de mettre en doute les conclusions du juge de première instance selon lesquelles les logos satisfont au critère d’originalité établi par la Loi et constituent, de ce fait, des œuvres susceptibles d’être protégées par le droit d’auteur. KCI, en tant que titulaire de ces droits d’auteur au Canada, obtiendrait sûrement gain de cause dans une action pour violation du droit d’auteur intentée contre un défendeur ayant produit et mis en circulation des affiches des logos, par exemple. Toutefois, il faut prendre garde que cette protection légitime conférée par le droit d’auteur ne soit utilisée de manière illégitime pour protéger un marché de biens de consommation.

104 De même, je ne veux pas dire par là que les logos ne jouent absolument aucun rôle dans la vente des tablettes de chocolat. Il me semble donc utile de souligner une fois de plus que, dans l’analyse concernant le par. 27(2), les logos doivent être considérés strictement comme des œuvres, du point de vue du droit d’auteur. L’analyse ne tient pas compte de la possibilité — voire de la certitude — que les logos, en tant que marques de commerce, jouent un rôle important dans la vente des tablettes de chocolat et aient une valeur considérable pour KCI. Personne ne conteste que le consommateur achète une tablette de chocolat Côte d’Or ou Toblerone en raison, notamment, de la réputation de chacune de ces marques et de l’achalandage qui s’y rattache. Toutefois, ce n’est pas un élément pertinent pour l’application de la Loi sur le droit d’auteur. On ne saurait raisonnablement soutenir que des gens achètent une tablette Côte d’Or ou Toblerone en raison des logos en tant qu’œuvre d’art qui y sont apposés.

105 Côte d’Or et Toblerone sont des tablettes de chocolat. Lorsqu’un consommateur achète une tablette Côte d’Or ou Toblerone, il n’achète rien d’autre que cette tablette de chocolat. Le logo, en tant que marque de commerce, peut jouer un rôle dans cette opération, mais, en tant qu’œuvre protégée par le droit d’auteur, il ne peut pas être perçu autrement que comme un simple élément accessoire des tablettes de chocolat. Par conséquent, Euro‑Excellence n’a rien fait pour mettre en vente les logos en tant qu’œuvres protégées, ou pour les utiliser dans un but commercial; elle n’a pas non plus mis en circulation les logos en tant qu’œuvre de façon à porter préjudice aux intérêts légitimes de KCI en tant que titulaire du droit d’auteur. Bref, Euro‑Excellence n’a ni contrevenu ni eu l’intention de contrevenir aux al. 27(2)a) à c), et elle ne peut donc pas être déclarée responsable au regard de l’al. 27(2)e).

VI. Conclusion

106 Pour les motifs qui précèdent, il y a lieu d’accueillir le pourvoi avec dépens devant toutes les cours.

Version française des motifs de la juge en chef McLachlin et de la juge Abella rendus par

107 La juge abella — La question qui est au coeur du présent pourvoi est de savoir si le titulaire d’une licence exclusive sur un droit d’auteur peut exercer les recours prévus par la Loi sur le droit d’auteur, L.R.C. 1985, ch. C‑42, lorsque l’œuvre protégée par le droit d’auteur figure sur l’étiquette d’un produit importé dans les circonstances envisagées au par. 27(2) de la Loi.

108 À l’instar du juge de première instance et de la Cour d’appel fédérale, j’estime que Kraft Canada Inc. a le droit d’exercer les recours prévus par la Loi afin d’empêcher Euro Excellence de vendre ou de mettre en circulation les œuvres protégées par le droit d’auteur. Le paragraphe 27(2) de la Loi sur le droit d’auteur est ainsi rédigé :

Constitue une violation du droit d’auteur l’accomplissement de tout acte ci‑après en ce qui a trait à l’exemplaire d’une œuvre, d’une fixation d’une prestation, d’un enregistrement sonore ou d’une fixation d’un signal de communication alors que la personne qui accomplit l’acte sait ou devrait savoir que la production de l’exemplaire constitue une violation de ce droit, ou en constituerait une si l’exemplaire avait été produit au Canada par la personne qui l’a produit :

a) la vente ou la location;

b) la mise en circulation de façon à porter préjudice au titulaire du droit d’auteur;

c) la mise en circulation, la mise ou l’offre en vente ou en location, ou l’exposition en public, dans un but commercial;

d) la possession en vue de l’un ou l’autre des actes visés aux alinéas a) à c);

e) l’importation au Canada en vue de l’un ou l’autre des actes visés aux alinéas a) à c).

109 L’issue du présent pourvoi dépend des réponses données à deux questions. Premièrement, l’œuvre protégée par le droit d’auteur est‑elle « vendue » ou « mise en circulation » lorsqu’elle est imprimée sur l’emballage d’un produit de consommation? Deuxièmement, le titulaire d’une licence exclusive au Canada peut‑il invoquer une protection contre la violation à une étape ultérieure lorsque l’œuvre protégée par le droit d’auteur a été produite par le titulaire‑concédant?

110 Quant à la première question, je souscris à la conclusion du juge Rothstein. Rien dans la Loi ne milite en faveur d’une définition restrictive du terme « vente ». L’alinéa 64(3)b) de la Loi étend aux marques de commerce et aux étiquettes la protection conférée par le droit d’auteur. Lorsqu’un produit est vendu, la propriété de l’emballage est également transférée à l’acquéreur. Il importe peu, du point de vue de la Loi, que la vente de l’emballage soit importante ou non pour le consommateur.

111 À l’instar du juge Bastarache, je souscris à l’avis du juge de première instance selon lequel les logos sont des œuvres protégées par le droit d’auteur. En toute déférence, je ne puis toutefois souscrire à son point de vue selon lequel l’existence d’une violation du droit d’auteur n’est pas établie parce que les logos représentant un éléphant et un ours sont des éléments accessoires des tablettes de chocolat et ne sont donc pas protégés par le par. 27(2). Établir une exception pour des logos pour le motif qu’ils sont « accessoires » aurait pour effet de créer une incertitude inutile, en invitant les tribunaux à explorer, cas par cas, le domaine inconnu de la question de savoir ce qui est « simplement » accessoire, « quelque peu » accessoire ou aucunement accessoire. Une telle approche ne tient pas suffisamment compte du fait que de nombreux produits sont, dans une large mesure, vendus en raison de leur logo ou de leur emballage.

112 Je ne suis pas non plus d’accord pour dire que l’al. 27(2)e), qui me paraît applicable à première vue, « protège uniquement les intérêts économiques légitimes des titulaires du droit d’auteur », c’est‑à‑dire qu’il protège ces derniers contre « l’importation non autorisée d’œuvres résultant de l’exercice de leur talent et de leur jugement » (par. 85‑86). Il me semble, en toute déférence, que dès qu’une œuvre est visée par les al. 27(2)a) à c) et qu’elle satisfait par ailleurs aux exigences que la Loi établit à titre de conditions préalables de l’application de la protection conférée par le droit d’auteur, rien ne permet aux tribunaux de limiter cette protection en fonction de ce qui pourrait — ou ne pourrait pas — constituer un « intérêt économique légitime ». Je ne crois pas que l’arrêt Théberge c. Galerie d’Art du Petit Champlain inc., [2002] 2 R.C.S. 336, 2002 CSC 34, permet d’affirmer cela.

113 La réponse à la seconde question dépend de la façon de définir les droits des licenciés exclusifs. Comme l’affirmé le juge Estey, dans l’arrêt Compo Co. c. Blue Crest Music Inc., [1980] 1 R.C.S. 357, p. 372‑373, le droit d’auteur au Canada

n’est pas régi par les principes de la responsabilité délictuelle ni par le droit de propriété mais par un texte législatif. Il ne va pas à l’encontre des droits existants en matière de propriété et de conduite et il ne relève pas des droits et obligations existant autrefois en common law. La loi concernant le droit d’auteur crée simplement des droits et obligations selon certaines conditions et circonstances établies dans le texte législatif.

Encore aujourd’hui, le droit d’auteur est d’origine exclusivement législative : Théberge; Bishop c. Stevens, [1990] 2 R.C.S. 467; CCH Canadienne Ltée c. Barreau du Haut‑Canada, [2004] 1 R.C.S. 339, 2004 CSC 13.

114 Selon moi, le libellé clair de la Loi est déterminant. L’expression « licence exclusive » est définie, à l’art. 2.7, comme étant

l’autorisation accordée au licencié d’accomplir un acte visé par un droit d’auteur de façon exclusive, qu’elle soit accordée par le titulaire du droit d’auteur ou par une personne déjà titulaire d’une licence exclusive; l’exclusion vise tous les titulaires.

115 Lus ensemble, les par. 13(4), 13(6), 13(7) et 36(1) de la Loi clarifient la nature et la qualité des droits dont jouit le licencié exclusif :

13. . . .

(4) Le titulaire du droit d’auteur sur une œuvre peut céder ce droit, en totalité ou en partie, d’une façon générale ou avec des restrictions relatives au territoire, au support matériel, au secteur du marché ou à la portée de la cession, pour la durée complète ou partielle de la protection; il peut également concéder, par une licence, un intérêt quelconque dans ce droit; mais la cession ou la concession n’est valable que si elle est rédigée par écrit et signée par le titulaire du droit qui en fait l’objet, ou par son agent dûment autorisé.

. . .

(6) Il est entendu que la cession du droit d’action pour violation du droit d’auteur est réputée avoir toujours pu se faire en relation avec la cession du droit d’auteur ou la concession par licence de l’intérêt dans celui‑ci.

(7) Il est entendu que la concession d’une licence exclusive sur un droit d’auteur est réputée toujours avoir valu concession par licence d’un intérêt dans ce droit d’auteur.

. . .

36. (1) Sous réserve des autres dispositions du présent article, le titulaire d’un droit d’auteur, ou quiconque possède un droit, un titre ou un intérêt acquis par cession ou concession consentie par écrit par le titulaire peut, individuellement pour son propre compte, ou en son propre nom comme partie à une procédure, soutenir et faire valoir les droits qu’il détient, et il peut exercer les recours prévus par la présente loi dans toute l’étendue de son droit, de son titre et de son intérêt.

116 Aux termes des par. 13(4) et 13(6), le titulaire du droit d’auteur peut aliéner, en totalité ou en partie, un intérêt quelconque dans ce droit, par cession ou par licence : J. S. McKeown, Fox on Canadian Law of Copyright and Industrial Designs (4e éd. (feuilles mobiles)), p. 19‑24.

117 La capacité du titulaire du droit d’auteur d’aliéner son intérêt par cession ou par licence est parfaitement compatible avec l’économie de la Loi. On pourrait soutenir que la divisibilité verticale et horizontale est une caractéristique du droit d’auteur : voir Bouchet c. Kyriacopoulos (1964), 45 C.P.R. 265 (C. de l’É.). Puis, comme l’a souligné le juge Binnie dans l’arrêt Théberge, par. 12, la transférabilité de la totalité ou d’une partie des intérêts dans le droit d’auteur favorise la réalisation des objectifs économiques de la législation sur le droit d’auteur.

118 Le paragraphe 13(7) précise que la concession d’une licence exclusive est la concession d’un intérêt propriétal dans le droit d’auteur lui‑même : voir l’arrêt Robertson c. Thomson Corp., [2006] 2 R.C.S. 363, 2006 CSC 43, par. 56. De plus, le par. 36(1) prévoit que cette concession d’un intérêt dans le droit d’auteur peut être protégée par l’exercice des recours prévus par la Loi.

119 Le paragraphe 13(7) a pour effet de restreindre la distinction entre les droits des cessionnaires et ceux des licenciés exclusifs : McKeown, p. 19‑25; T. Scassa, « Using Copyright Law to Prevent Parallel Importation : A Comment on Kraft Canada, Inc. v. Euro Excellence, Inc. » (2006), 85 R. du B. can. 409, p. 416; N. Tamaro, The 2006 Annotated Copyright Act (2006). L’intérêt concédé aux termes du par. 13(7) comprend donc, en vertu du par. 36(1), le droit de protéger cet intérêt contre tous, y compris le titulaire‑concédant, par l’exercice des recours prévus par la Loi.

120 En d’autres termes, lorsque le titulaire‑concédant transfère un intérêt au licencié exclusif, ce dernier devient, aux termes de la Loi, le titulaire d’un intérêt défini dans le droit d’auteur : voir Éditions de la Table ronde s.a. c. Cousture, [1995] A.Q. no 1519 (QL) (C.S.), et Dynabec ltée c. Société d’informatique R.D.G. inc., [1985] C.A. 236.

121 Le titulaire d’un droit d’auteur qui a concédé une licence exclusive a donc — aux conditions et pour la durée de cette licence et sur le territoire qu’elle vise — concédé temporairement au licencié exclusif l’intérêt en question dans le droit d’auteur.

122 La portée de l’intérêt précisément concédé est déterminée par les conditions du contrat de licence : voir Fonds Gabrielle Roy c. Éditions internationales Alain Stanké ltée, [1993] A.Q. no 2525 (QL) (C.S.), et British Actors Film Co. c. Glover, [1918] 1 K.B. 299, p. 307. En l’espèce, le contrat comportait la clause suivante :

[traduction]

2.01 Le concédant confère au licencié l’autorisation et le droit exclusifs de produire, de reproduire et d’adapter les œuvres ou une partie importante de celles‑ci sur le territoire, sous une forme matérielle quelconque, et d’utiliser et de présenter publiquement les œuvres en liaison avec la fabrication, la mise en circulation ou la vente au Canada de produits de confiserie, notamment du chocolat.

123 Il y a donc concession du « droit exclusi[f] » de « produire », de « reproduire », d’« adapter », d’« utiliser », de « mettre en circulation » et de « vendre » les produits au Canada. Ces termes, interprétés conjointement avec les droits concédés au licencié exclusif à l’art. 2.7 et au par. 13(7), ainsi qu’avec le droit, énoncé au par. 36(1), de soutenir et faire valoir ses droits et intérêts par l’exercice des recours prévus par la Loi, confèrent au licencié exclusif le droit d’invoquer la Loi relativement à une violation du droit d’auteur, non seulement contre des tiers mais aussi, comme le confirme l’art. 2.7, contre le titulaire‑concédant.

124 Le juge de première instance a, de manière non déraisonnable, assimilé cette licence exclusive à une cession : Kraft Canada Inc. c. Euro Excellence Inc., [2004] 4 R.C.F. 410, 2004 CF 652, par. 39. Toutefois, même dans le cas d’une licence exclusive, l’intérêt propriétal vise de toute évidence la production et la mise en circulation au Canada des œuvres protégées par le droit d’auteur.

125 Je reconnais que la Loi établit une distinction entre la licence exclusive et la cession. Cette différence se reflète au par. 13(5) de la Loi, qui traite de la cession partielle du droit d’auteur :

(5) Lorsque, en vertu d’une cession partielle du droit d’auteur, le cessionnaire est investi d’un droit quelconque compris dans le droit d’auteur, sont traités comme titulaires du droit d’auteur, pour l’application de la présente loi, le cessionnaire, en ce qui concerne les droits cédés, et le cédant, en ce qui concerne les droits non cédés, les dispositions de la présente loi recevant leur application en conséquence.

Cette disposition de nature interprétative précise que le cessionnaire partiel a la pleine maîtrise de ce qui lui a été cédé, alors que le cédant conserve des droits de propriété sur ce qui n’a pas été cédé.

126 Comme le fait observer le juge Rothstein, il n’y a pas de disposition analogue à l’égard des licenciés. J’estime toutefois que l’absence d’une telle disposition ne change rien aux droits que la Loi confère sans équivoque aux licenciés exclusifs.

127 Une licence exclusive qui n’empêcherait pas autrui, y compris le titulaire‑concédant, d’accomplir les actes énoncés dans le contrat de licence ne serait plus exclusive. Elle viderait également de tout son sens la définition que l’art. 2.7 de la Loi donne du licencié exclusif comme étant celui qui détient des droits opposables à tous, y compris le concédant (« to the exclusion of all others including the copyright owner »).

128 Bien que le titulaire‑concédant demeure, à proprement parler, le titulaire du droit d’auteur, il est néanmoins responsable envers le licencié exclusif s’il viole l’intérêt dans le droit d’auteur qu’il lui a concédé. Sinon, le titulaire‑concédant pourrait continuer de maintenir que, même s’il a concédé un intérêt exclusif dans son droit d’auteur, il était libre de faire concurrence au licencié exclusif, sans craindre de faire l’objet des recours prévus par la Loi. J’estime que cette immunité n’est pas possible selon le libellé de la Loi; la Loi habilite clairement le licencié exclusif à intenter une action pour violation à une étape ultérieure, même dans le cas où l’œuvre a été reproduite par le titulaire‑concédant.

129 Le droit d’auteur confère un monopole limité de la « production ou reproduction » de l’œuvre sous une forme matérielle quelconque. En l’espèce, KCI a acquis la licence exclusive sur l’œuvre protégée par le droit d’auteur justement parce qu’elle souhaitait avoir un droit d’auteur sur les emballages des tablettes de chocolat. Euro‑Excellence a acheté des barres de chocolat dont les étiquettes arboraient les œuvres protégées; elle a importé ces œuvres au Canada après avoir été avisée de l’intérêt de KCI dans le droit d’auteur canadien; elle a importé les tablettes de chocolat et les emballages pour en faire la vente ou la mise en circulation dans un but commercial. L’existence d’une contravention à l’al. 27(2)e) est donc établie. KCI a le droit d’exercer les recours prévus par la Loi.

130 Je suis d’avis de rejeter le pourvoi et, comme l’a demandé KCI, de renvoyer l’affaire au juge Harrington pour qu’il procède à une nouvelle évaluation des dommages‑intérêts.

ANNEXE

Loi sur le droit d’auteur, L.R.C. 1985, ch. C‑42

2. [Définitions] . . .

« contrefaçon »

a) À l’égard d’une œuvre sur laquelle existe un droit d’auteur, toute reproduction, y compris l’imitation déguisée, qui a été faite contrairement à la présente loi ou qui a fait l’objet d’un acte contraire à la présente loi;

b) à l’égard d’une prestation sur laquelle existe un droit d’auteur, toute fixation ou reproduction de celle‑ci qui a été faite contrairement à la présente loi ou qui a fait l’objet d’un acte contraire à la présente loi;

c) à l’égard d’un enregistrement sonore sur lequel existe un droit d’auteur, toute reproduction de celle‑ci qui a été faite contrairement à la présente loi ou qui a fait l’objet d’un acte contraire à la présente loi;

d) à l’égard d’un signal de communication sur lequel existe un droit d’auteur, toute fixation ou reproduction de la fixation qui a été faite contrairement à la présente loi ou qui a fait l’objet d’un acte contraire à la présente loi.

La présente définition exclut la reproduction — autre que celle visée par l’alinéa 27(2)e) et l’article 27.1 — fait avec le consentement du titulaire du droit d’auteur dans le pays de production.

. . .

« droit d’auteur » S’entend du droit visé :

a) dans le cas d’une œuvre, à l’article 3;

. . .

2.7 [Licence exclusive] Pour l’application de la présente loi, une licence exclusive est l’autorisation accordée au licencié d’accomplir un acte visé par un droit d’auteur de façon exclusive, qu’elle soit accordée par le titulaire du droit d’auteur ou par une personne déjà titulaire d’une licence exclusive; l’exclusion vise tous les titulaires.

. . .

3. (1) [Droit d’auteur sur l’œuvre] Le droit d’auteur sur l’œuvre comporte le droit exclusif de produire ou reproduire la totalité ou une partie importante de l’œuvre, sous une forme matérielle quelconque, d’en exécuter ou d’en représenter la totalité ou une partie importante en public et, si l’œuvre n’est pas publiée, d’en publier la totalité ou une partie importante; ce droit comporte, en outre, le droit exclusif :

a) de produire, reproduire, représenter ou publier une traduction de l’œuvre;

. . .

Est inclus dans la présente définition le droit exclusif d’autoriser ces actes.

. . .

13. . . .

(4) [Cession et licences] Le titulaire du droit d’auteur sur une œuvre peut céder ce droit, en totalité ou en partie, d’une façon générale ou avec des restrictions relatives au territoire, au support matériel, au secteur du marché ou à la portée de la cession, pour la durée complète ou partielle de la protection; il peut également concéder, par une licence, un intérêt quelconque dans ce droit; mais la cession ou la concession n’est valable que si elle est rédigée par écrit et signée par le titulaire du droit qui en fait l’objet, ou par son agent dûment autorisé.

(5) [Possession dans le cas de cession partielle] Lorsque, en vertu d’une cession partielle du droit d’auteur, le cessionnaire est investi d’un droit quelconque compris dans le droit d’auteur, sont traités comme titulaires du droit d’auteur, pour l’application de la présente loi, le cessionnaire, en ce qui concerne les droits cédés, et le cédant, en ce qui concerne les droits non cédés, les dispositions de la présente loi recevant leur application en conséquence.

(6) [Cession d’un droit de recours] Il est entendu que la cession du droit d’action pour violation du droit d’auteur est réputée avoir toujours pu se faire en relation avec la cession du droit d’auteur ou la concession par licence de l’intérêt dans celui‑ci.

(7) [Licence exclusive] Il est entendu que la concession d’une licence exclusive sur un droit d’auteur est réputée toujours avoir valu concession par licence d’un intérêt dans ce droit d’auteur.

. . .

27. (1) [Règle générale] Constitue une violation du droit d’auteur l’accomplissement, sans le consentement du titulaire de ce droit, d’un acte qu’en vertu de la présente loi seul ce titulaire a la faculté d’accomplir.

(2) [Violation à une étape ultérieure] Constitue une violation du droit d’auteur l’accomplissement de tout acte ci‑après en ce qui a trait à l’exemplaire d’une œuvre, d’une fixation d’une prestation, d’un enregistrement sonore ou d’une fixation d’un signal de communication alors que la personne qui accomplit l’acte sait ou devrait savoir que la production de l’exemplaire constitue une violation de ce droit, ou en constituerait une si l’exemplaire avait été produit au Canada par la personne qui l’a produit :

a) la vente ou la location;

b) la mise en circulation de façon à porter préjudice au titulaire du droit d’auteur;

c) la mise en circulation, la mise ou l’offre en vente ou en location, ou l’exposition en public, dans un but commercial;

d) la possession en vue de l’un ou l’autre des actes visés aux alinéas a) à c);

e) l’importation au Canada en vue de l’un ou l’autre des actes visés aux alinéas a) à c).

. . .

36. (1) [Protection des droits distincts] Sous réserve des autres dispositions du présent article, le titulaire d’un droit d’auteur, ou quiconque possède un droit, un titre ou un intérêt acquis par cession ou concession consentie par écrit par le titulaire peut, individuellement pour son propre compte, ou en son propre nom comme partie à une procédure, soutenir et faire valoir les droits qu’il détient, et il peut exercer les recours prévus par la présente loi dans toute l’étendue de son droit, de son titre et de son intérêt.

(2) [Partie à l’action] Lorsque des procédures sont engagées en vertu du paragraphe (1) par une personne autre que le titulaire du droit d’auteur, ce dernier doit être constitué partie à ces procédures sauf :

a) dans le cas de procédures engagées en vertu des articles 44.1, 44.2 ou 44.4;

b) dans le cas de procédures interlocutoires, à moins que le tribunal estime qu’il est dans l’intérêt de la justice de constituer le titulaire du droit d’auteur partie aux procédures;

c) dans tous les autres cas où le tribunal estime que l’intérêt de la justice ne l’exige pas.

. . .

64. . . .

(2) [Non-violation : cas de certains dessins] Ne constitue pas une violation du droit d’auteur ou des droits moraux sur un dessin appliqué à un objet utilitaire, ou sur une œuvre artistique dont le dessin est tiré, ni le fait de reproduire ce dessin, ou un dessin qui n’en diffère pas sensiblement, en réalisant l’objet ou toute reproduction graphique ou matérielle de celui-ci, ni le fait d’accomplir avec un objet ainsi réalisé, ou sa reproduction, un acte réservé exclusivement au titulaire du droit, pourvu que l’objet, de par l’autorisation du titulaire — au Canada ou à l’étranger — remplisse l’une des conditions suivantes :

a) être reproduit à plus de cinquante exemplaires;

b) s’agissant d’une planche, d’une gravure ou d’un moule, servir à la production de plus de cinquante objets utilitaires.

(3) [Exception] Le paragraphe (2) ne s’applique pas au droit d’auteur ou aux droits moraux sur une œuvre artistique dans la mesure où elle est utilisée à l’une ou l’autre des fins suivantes :

. . .

b) marques de commerce, ou leurs représentations, ou étiquettes;

. . .

Pourvoi accueilli avec dépens, la juge en chef McLachlin et la juge Abella sont dissidentes.

Procureur de l’appelante : François Boscher, Montréal.

Procureurs des intimées : Sim, Lowman, Ashton & McKay, Toronto.

Procureurs de l’intervenant le Conseil Canadien du commerce de détail : Macera & Jarzyna, Ottawa.

Procureurs de l’intervenante l’Alliance des manufacturiers et des exportateurs du Canada : Gowling Lafleur Henderson, Toronto.


Synthèse
Référence neutre : 2007 CSC 37 ?
Date de la décision : 26/07/2007
Sens de l'arrêt : Le pourvoi est accueilli

Analyses

Propriété intellectuelle - Droit d’auteur - Violation du droit d’auteur - Violation à une étape ultérieure - Licences exclusives - Distributeur exclusif canadien de tablettes de chocolat importées intentant une action pour violation du droit d’auteur contre un distributeur non autorisé de ces tablettes après que des logos eurent été enregistrés au Canada comme étant des œuvres artistiques protégées par le droit d’auteur - Le distributeur canadien peut‑il établir l’existence d’une violation initiale hypothétique? - Une tablette de chocolat peut‑elle faire l’objet d’un droit d’auteur en raison de la présence d’œuvres protégées sur son emballage? - Les éléments ou les œuvres accessoires sont‑ils soustraits à la protection du droit d’auteur? - Loi sur le droit d’auteur, L.R.C. 1985, ch. C‑42, art. 27(2)e).

KCI est le distributeur exclusif au Canada des tablettes de chocolat Côte d’Or et Toblerone fabriquées par ses sociétés mères KFB et KFS. Malgré les contrats d’exclusivité, Euro a continué d’importer et de mettre en circulation des tablettes de chocolat Côte d’Or et Toblerone qu’elle avait achetées en Europe. En 2002, afin de permettre à KCI de monter le présent dossier, KFB a enregistré au Canada trois logos de Côte d’Or en tant qu’œuvres artistiques protégées par le droit d’auteur, en plus de concéder à KCI une licence exclusive pour l’utilisation des œuvres en liaison avec des produits de confiserie. KFS a fait la même chose avec deux logos de Toblerone. KCI a ensuite mis Euro en demeure de cesser de distribuer tout produit sur lequel figuraient les œuvres protégées par le droit d’auteur. Devant le refus opposé par Euro, KCI a intenté contre celle‑ci une action dans laquelle elle alléguait qu’Euro avait commis une violation à une étape ultérieure, au sens du par. 27(2) de la Loi sur le droit d’auteur, en important des exemplaires d’œuvres protégées par le droit d’auteur appartenant à KFS et à KFB dans le but de les vendre ou de les mettre en circulation au Canada. KCI n’invoque pas ses droits en tant que titulaire de marques de commerce. Lors du procès, KCI a obtenu la somme de 300 000 $ à titre de dommages‑intérêts et Euro s’est vu interdire de mettre en vente, mettre en circulation, exposer ou offrir en vente des exemplaires des logos protégés par le droit d’auteur. Elle s’est également vu ordonner d’empêcher que le produit ne constitue une contrefaçon du droit d’auteur. La requête en réexamen présentée par KCI a été rejetée. La Cour d’appel fédérale a rejeté un appel au fond, mais elle a renvoyé l’affaire au juge de première instance pour qu’il tranche la question des dommages‑intérêts. Après avoir entendu des observations additionnelles, le juge de première instance a confirmé son ordonnance initiale.

Arrêt (la juge en chef McLachlin et la juge Abella sont dissidentes) : Le pourvoi est accueilli.

Les juges Binnie, Deschamps, Fish et Rothstein : La Loi sur le droit d’auteur ne soustrait pas les œuvres accessoires à la protection du droit d’auteur, et il n’appartient pas à notre Cour de le faire. Les droits et recours que prévoit la Loi sur le droit d’auteur sont également exhaustifs. Toutes les œuvres artistiques, y compris les logos, sont protégées par le droit d’auteur si elles satisfont aux normes requises du « talent et du jugement », et personne ne conteste en l’espèce que les logos en question sont légitimement visés par le droit d’auteur. La Loi sur le droit d’auteur ne justifie pas l’introduction d’une nouvelle théorie d’equity de l’« intérêt économique légitime » pour atténuer la portée de la mesure législative et pour exclure du champ d’application du droit d’auteur les logos figurant sur les emballages. En adoptant l’al. 64(3)b) de la Loi, le législateur a permis que les étiquettes bénéficient à la fois de la protection conférée par le droit d’auteur et de celle conférée par la marque de commerce. Jusqu’à ce qu’il prévoie le contraire, les tribunaux sont tenus de conclure que le logo apposé sur l’emballage d’une tablette de chocolat peut bénéficier à la fois de la protection conférée par la marque de commerce et de celle conférée par le droit d’auteur. [4‑5] [8] [13]

Pour trancher le présent pourvoi, il faut simplement appliquer l’al. 27(2)e) de la Loi sur le droit d’auteur. Pour avoir gain de cause, KCI doit démontrer qu’Euro a importé des œuvres qui auraient constitué une violation du droit d’auteur si elles avaient été produites au Canada par les personnes qui les ont produites. Toutefois, il n’est pas possible en l’espèce d’établir l’existence de cette violation initiale hypothétique. KFB et KFS ont produit les exemplaires contestés des œuvres en Europe. Elles n’auraient pas violé le droit d’auteur si elles avaient produit les logos de Côte d’Or et de Toblerone au Canada parce qu’elles sont, respectivement, les titulaires du droit d’auteur sur ces logos au Canada. Étant donné que le titulaire du droit d’auteur ne peut pas être responsable de la violation de ce droit envers son licencié exclusif, il n’y a en l’espèce aucune violation hypothétique et, partant, aucune contravention à l’al. 27(2)e) de la part d’Euro. [14‑15] [20] [23‑24]

Lorsque l’al. 27(2)e) de la Loi sur le droit d’auteur est interprété dans son contexte et conjointement avec les dispositions définitoires et celles relatives à la responsabilité, la conclusion qui s’impose est que le licencié exclusif peut intenter une action pour violation du droit d’auteur contre des tiers, mais non contre le titulaire‑concédant du droit d’auteur. Le seul recours dont le licencié exclusif dispose contre le titulaire‑concédant est une action fondée sur la responsabilité contractuelle. Bien que la Loi place les licenciés exclusifs au‑dessus des simples licenciés et qu’elle leur permette d’acquérir un intérêt de propriété limité dans le droit d’auteur, le traitement que la Loi réserve aux licenciés exclusifs et aux cessionnaires traduit nettement l’intention du législateur de traiter les licenciés exclusifs différemment des titulaires du droit d’auteur et des cessionnaires. Premièrement, le législateur a expressément indiqué qu’il plaçait les cessionnaires sur un pied d’égalité avec les titulaires du droit d’auteur, mais il ne l’a pas fait en ce qui concerne les licenciés exclusifs. Deuxièmement, contrairement au cessionnaire, le licencié exclusif n’est pas habilité à intenter une action pour violation du droit d’auteur sans être constitué partie avec le titulaire‑concédant. Troisièmement, en définissant la « licence exclusive » comme étant une « autorisation », l’art. 2.7 porte à croire qu’il est question d’un intérêt qui ne constitue pas un droit de propriété. Si le législateur avait voulu que le licencié exclusif puisse intenter une action pour violation du droit d’auteur contre le titulaire‑concédant, il aurait placé les licenciés exclusifs sur un pied d’égalité avec les cessionnaires ou il aurait expressément accordé ce droit aux licenciés exclusifs dans le texte de la Loi. [15] [31] [40‑41] [48] [50]

Le juge Fish : Il y a accord avec les motifs du juge Rothstein, mais, sans trancher cette question, un doute sérieux est exprimé quant à la possibilité de transformer, comme KCI cherche à le faire, le droit régissant la protection de la propriété intellectuelle au Canada en un instrument de contrôle du commerce qui n’est pas envisagé par la Loi sur le droit d’auteur. [56]

Les juges Bastarache, LeBel et Charron : La présence simplement accessoire des œuvres protégées sur les emballages des tablettes de chocolat ne rend pas applicables à ces dernières les protections offertes par la Loi sur le droit d’auteur. Le paragraphe 27(2) de la Loi, qui interdit l’importation parallèle au Canada d’œuvres protégées par le droit d’auteur, ne peut pas être invoqué pour empêcher Euro d’importer au Canada de véritables tablettes de chocolat Toblerone et Côte d’Or en vue de leur mise en vente ou en location, de leur mise en circulation ou de leur utilisation dans un but commercial, pour le motif que les logos sont des œuvres protégées par le droit d’auteur. [57]

Il faut interpréter la Loi sur le droit d’auteur en tenant compte de la cohérence interne du régime qu’elle établit et d’une manière compatible avec la Loi sur les marques de commerce. La législation sur les marques de commerce protège les parts de marché des biens commerciaux, alors que le droit d’auteur protège les gains économiques résultant de l’exercice du talent et du jugement. Il n’y a pas lieu de recourir à la législation sur le droit d’auteur pour protéger une part de marché si cela oblige à la sortir de son champ d’application normal dans le cas où l’intérêt économique en jeu n’est qu’accessoirement lié à l’œuvre protégée par le droit d’auteur. [83]

Le paragraphe 27(2) est censé protéger les auteurs contre l’appropriation non autorisée des gains découlant de leur qualité d’auteur, mais cette protection ne s’étend pas à la totalité des gains économiques revendiqués par l’auteur ou le titulaire du droit d’auteur. Ce paragraphe ne peut pas être invoqué si l’œuvre en cause est simplement un élément accessoire d’un autre bien de consommation et que c’est ce bien qui est vendu, mis en circulation ou utilisé dans un but commercial. Ce n’est que si l’œuvre elle‑même fait l’objet de la vente ou de l’autre utilisation commerciale que l’on peut dire, à juste titre, que la disposition s’applique et que la protection est offerte. Le paragraphe 27(2) n’a pas pour objet de protéger les fabricants contre l’importation non autorisée de biens de consommation dont l’emballage reproduit une œuvre protégée par le droit d’auteur, laquelle œuvre est simplement accessoire à la valeur de ces biens en tant que biens de consommation. Les droits transférés au licencié doivent, à l’instar de ceux du créateur de l’œuvre, être limités aux intérêts économiques légitimes résultant de l’exercice du talent et du jugement. [80] [90] [97]

Pour qu’il y ait responsabilité au regard de l’al. 27(2)e), il faut donc conclure que le défendeur avait l’intention d’accomplir un acte énuméré aux al. 27(2)a) à c), soit la vente, la location, la mise en circulation ayant un effet préjudiciable ou l’utilisation dans un but commercial d’exemplaires d’une œuvre. Si un consommateur raisonnable qui effectue une opération commerciale ne croit pas que c’est l’œuvre protégée par le droit d’auteur qu’il achète ou utilise, il est probable que l’œuvre est simplement un élément accessoire du bien de consommation visé par l’opération et que le par. 27(2) ne peut pas être invoqué. [90] [93‑94]

Il y a accord avec les juges dissidentes pour dire que, si le par. 27(2) de la Loi sur le droit d’auteur avait été applicable en l’espèce, le licencié exclusif aurait pu poursuivre le titulaire‑concédant du droit d’auteur. [75]

La juge en chef McLachlin et la juge Abella (dissidentes) : KCI a le droit d’exercer les recours prévus par la Loi sur le droit d’auteur afin d’empêcher Euro de vendre ou de mettre en circulation les œuvres protégées par le droit d’auteur (les logos). Premièrement, l’œuvre protégée par le droit d’auteur est « vendue » ou « mise en circulation » lorsqu’elle est imprimée sur l’emballage d’un produit de consommation. Rien dans la Loi ne milite en faveur d’une définition restrictive du terme « vente », et l’al. 64(3)b) de la Loi étend aux marques de commerce et aux étiquettes la protection conférée par le droit d’auteur. Dès qu’une œuvre est visée par les al. 27(2)a) à c) et qu’elle peut par ailleurs bénéficier de la protection conférée par le droit d’auteur, la Loi ne permet pas aux tribunaux de limiter cette protection en fonction de la question de savoir si les logos apposés sur l’emballage sont « accessoires » ou si le titulaire du droit d’auteur a un « intérêt économique légitime ». Deuxièmement, le titulaire d’une licence exclusive au Canada peut‑il invoquer une protection contre la violation à une étape ultérieure lorsque l’œuvre protégée par le droit d’auteur a été produite par le titulaire‑concédant. Le titulaire d’un droit d’auteur qui a concédé une licence exclusive a concédé temporairement au licencié exclusif un intérêt propriétal dans le droit d’auteur même (par. 13(7)). La portée de l’intérêt précisément concédé est déterminée par les conditions du contrat de licence. En l’espèce, le contrat confère à KCI le droit exclusif de produire, de reproduire, d’utiliser, de mettre en circulation et de vendre les produits au Canada. Ces termes, interprétés conjointement avec les droits concédés au licencié exclusif à l’art. 2.7 et au par. 13(7) de la Loi sur le droit d’auteur, ainsi qu’avec le droit, énoncé au par. 36(1), de soutenir et faire valoir ses droits et intérêts par l’exercice des recours prévus par la Loi, confèrent au licencié exclusif le droit d’invoquer la Loi relativement à une violation du droit d’auteur, non seulement contre des tiers mais aussi contre le titulaire‑concédant. Le titulaire‑concédant demeure, à proprement parler, le titulaire du droit d’auteur, mais il est néanmoins responsable envers le licencié exclusif s’il viole l’intérêt dans le droit d’auteur qu’il lui a concédé. [108‑109] [118] [121‑123] [128]


Parties
Demandeurs : Euro-Excellence Inc.
Défendeurs : Kraft Canada Inc.

Références :

Jurisprudence
Citée par le juge Rothstein
Distinction d’avec les arrêts : Théberge c. Galerie d’Art du Petit Champlain inc., [2002] 2 R.C.S. 336, 2002 CSC 34
Kirkbi AG c. Gestions Ritvik Inc., [2005] 3 R.C.S. 302, 2005 CSC 65
arrêts mentionnés : Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, [2002] 2 R.C.S. 559, 2002 CSC 42
CCH Canadienne Ltée c. Barreau du Haut‑Canada, [2004] 1 R.C.S. 339, 2004 CSC 13
Bishop c. Stevens, [1990] 2 R.C.S. 467
Compo Co. c. Blue Crest Music Inc., [1980] 1 R.C.S. 357
Dictionnaires Robert Canada S.C.C. c. Librairie du Nomade Inc. (1987), 11 F.T.R. 44
A & M Records of Canada Ltd. c. Millbank Music Corp. (1984), 1 C.P.R. (3d) 354
Fly by Nite Music
Co. c. Record Wherehouse Ltd., [1975] C.F. 386
Clarke, Irwin & Co. c. C. Cole & Co. (1960), 33 C.P.R. 173
Thomas c. Sorrell (1673), Vaughan 330, 124 E.R. 1098
Robertson c. Thomson Corp., [2006] 2 R.C.S. 363, 2006 CSC 43
Ritchie c. Sawmill Creek Golf & Country Club Ltd. (2004), 35 C.P.R. (4th) 163
United States Naval Institute c. Charter Communications, Inc., 936 F.2d 692 (1991)
Architectronics, Inc. c. Control Systems, Inc., 935 F.Supp. 425 (1996)
Griggs Group Ltd c. Evans, [2004] F.S.R. 31, [2003] EWHC 2914.
Citée par le juge Fish
Arrêt mentionné : Robertson c. Thomson Corp., [2006] 2 R.C.S. 363, 2006 CSC 43.
Citée par le juge Bastarache
Arrêts mentionnés : R. & A. Bailey Co. c. Boccaccio Pty. Ltd. (1986), 84 F.L.R. 232
CCH Canadienne Ltée c. Barreau du Haut‑Canada, [2004] 1 R.C.S. 339, 2004 CSC 13
Théberge c. Galerie d’Art du Petit Champlain inc., [2002] 2 R.C.S. 336, 2002 CSC 34
Societé canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique c. Assoc. canadienne des fournisseurs Internet, [2004] 2 R.C.S 427, 2004 CSC 45
Kirkbi AG c. Gestions Ritvik Inc., [2005] 3 R.C.S. 302, 2005 CSC 65
AstraZeneca Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé), [2006] 2 R.C.S. 560, 2006 CSC 49
British Leyland Motor Corp. c. Armstrong Patents Co., [1986] 1 All E.R. 850
Houle c. Banque Canadienne Nationale, [1990] 3 R.C.S. 122
Wallace c. United Grain Growers Ltd., [1997] 3 R.C.S. 701.
Citée par la juge Abella (dissidente)
Théberge c. Galerie d’Art du Petit Champlain inc., [2002] 2 R.C.S. 336, 2002 CSC 34
Compo Co. c. Blue Crest Music Inc., [1980] 1 R.C.S. 357
Bishop c. Stevens, [1990] 2 R.C.S. 467
CCH Canadienne Ltée c. Barreau du Haut‑Canada, [2004] 1 R.C.S. 339, 2004 CSC 13
Bouchet c. Kyriacopoulos (1964), 45 C.P.R. 265
Robertson c. Thomson Corp., [2006] 2 R.C.S. 363, 2006 CSC 43
Éditions de la Table ronde s.a. c. Cousture, [1995] A.Q. no 1519 (QL)
Dynabec ltée c. Société d’informatique R.D.G. inc., [1985] C.A. 236
Fonds Gabrielle Roy c. Éditions internationales Alain Stanké Ltée, [1993] J.Q. no 2525 (QL)
British Actors Film Co. c. Glover, [1918] 1 K.B. 299.
Lois et règlements cités
17 U.S.C. § 101.
Copyright Act, 1911 (R.‑U.), 1 & 2 Geo. 5, ch. 46.
Copyright Act, 1968 (Cth.), No. 63, art. 10(1).
Copyright Amendment Act (No. 1) 1998 (Cth.), No. 104, Schedule 2.
Copyright, Designs and Patents Act 1988 (R.‑U.), 1988, ch. 48, art. 90(1), 92(1), 101(1).
Loi de 1921 concernant le droit d’auteur, S.C. 1921, ch. 24.
Loi sur le droit d’auteur, L.R.C. 1985, ch. C‑42, art. 2 « contrefaçon », « droit d’auteur », 2.7, 3, 13(4), (5), (6), (7), 27, 36(1), (2), 64.
Loi sur les brevets, L.R.C. 1985, ch. P‑4.
Loi sur les marques de commerce, L.R.C. 1985, ch. T‑13, art. 13(2).
Doctrine citée
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Laddie, Hugh, et al. The Modern Law of Copyright and Designs, vol. 1, 3rd ed. London: Butterworths, 2000.
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Nimmer, Melville B., and David Nimmer. Nimmer on Copyright, vol 3. New York: Matthew Bender, 1981 (loose‑leaf updated December 2002, release 59).
Scassa, Teresa. « Using Copyright Law to Prevent Parallel Importation: A Comment on Kraft Canada, Inc. v. Euro Excellence, Inc. » (2006), 85 R. du B. can. 409.
Tamaro, Normand. The 2006 Annotated Copyright Act. Toronto: Thomson Carswell, 2006.
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Ziff, Bruce H. Principles of Property Law, 4th ed. Toronto: Thomson Carswell, 2006.

Proposition de citation de la décision: Euro-Excellence Inc. c. Kraft Canada Inc., 2007 CSC 37 (26 juillet 2007)


Origine de la décision
Date de l'import : 06/04/2012
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;2007-07-26;2007.csc.37 ?
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