Québec (Procureur général) c. Laroche, [2002] 3 R.C.S. 708, 2002 CSC 72
Le procureur général du Québec Appelant
c.
Laurent Laroche et Garage Côté Laroche Inc. Intimés
et
L’honorable Claude Pinard, j.c.q. Mis en cause
et
Le procureur général du Canada et
le procureur général de l’Ontario Intervenants
Répertorié : Québec (Procureur général) c. Laroche
Référence neutre : 2002 CSC 72.
No du greffe : 28417.
2002 : 16 janvier; 2002 : 21 novembre.
Présents : Le juge en chef McLachlin et les juges L’Heureux‑Dubé, Gonthier, Iacobucci, Bastarache, Arbour et LeBel.
en appel de la cour supérieure du québec
POURVOI contre une décision de la Cour supérieure du Québec, [2001] J.Q. no 7209 (QL), qui a accueilli une demande de révision et annulé une ordonnance de blocage et sept mandats spéciaux de saisie délivrés par la Cour du Québec. Pourvoi accueilli en partie, le juge en chef McLachlin et le juge Arbour sont dissidentes en partie.
Serge Brodeur, Alain Pilotte, Gilles Laporte et Patrick Michel, pour l’appelant.
Christian Desrosiers et Denis Lavigne, pour les intimés.
Bernard Laprade et François Lacasse, pour l’intervenant le procureur général du Canada.
Trevor Shaw, pour l’intervenant le procureur général de l’Ontario.
Version française des motifs du juge en chef McLachlin et du juge Arbour rendus par
1 Le Juge en chef (dissidente en partie) — Les articles 462.32 et 462.33 du Code criminel (partie XII.2, Produits de la criminalité), L.R.C. 1985, ch. C-46, autorisent la police à saisir un bien et à empêcher son propriétaire d’effectuer des opérations s’y rapportant, même avant le dépôt d’accusations contre lui. Il se peut que l’ordonnance de blocage ou la saisie initiale ne soit pas précédée d’un préavis au propriétaire du bien en question. Cependant, l’art. 462.34 ajoute que le propriétaire du bien peut contester la saisie devant un juge et alors présenter des éléments de preuve et exposer sa version des faits. Se pose en l’espèce la question de savoir ce qu’une personne accusée d’une « infraction de criminalité organisée » doit établir pour obtenir l’annulation de la saisie en application de cette disposition.
2 L’article 462.34 prévoit qu’il peut y avoir annulation d’un mandat spécial de saisie ou d’une ordonnance de blocage si le juge saisi de la demande de révision est convaincu, selon la prépondérance des probabilités, 1) que le mandat « n’aurait pas dû être délivré » ou que l’ordonnance « n’aurait pas dû être rendue » et 2) qu’« on n’a plus besoin [des] biens soit pour une enquête soit à titre d’éléments de preuve dans d’autres procédures ». En voici l’extrait pertinent :
(6) L’ordonnance visée à l’alinéa (4)b) peut être rendue si le juge est convaincu qu’on n’a plus besoin de ces biens soit pour une enquête soit à titre d’éléments de preuve dans d’autres procédures et :
a) qu’un mandat de perquisition n’aurait pas dû être délivré en vertu de l’article 462.32 ou qu’une ordonnance de blocage visée au paragraphe 462.33(3) n’aurait pas dû être rendue à l’égard de ces biens, lorsque la demande est présentée par :
(i) soit une personne accusée d’une infraction de criminalité organisée ou d’une infraction désignée,
. . .
3 Monsieur Laroche exploitait une entreprise de reconstruction de véhicules automobiles. Il possédait des biens immeubles ainsi qu’un stock considérable de véhicules à moteur. Le ministère public a allégué qu’il exploitait une entreprise de vente de véhicules construits à partir de pièces volées, communément appelée « chop shop » (« atelier de cannibalisation »). Des accusations ont été portées contre M. Laroche le 4 mai 2000. Le 13 juillet de la même année, le ministère public a obtenu, sur la foi de l’affidavit de l’inspecteur Morin, sept mandats de saisie et une ordonnance de blocage visant cinq véhicules Toyota Tacoma, 70 autres véhicules et six biens immeubles.
4 Monsieur Laroche a demandé au juge Grenier, de la Cour supérieure du Québec, d’annuler les ordonnances en application de l’art. 462.34 du Code criminel et du par. 24(1) de la Charte canadienne des droits et libertés. Il a fait témoigner ses comptables afin de démontrer, d’une part, qu’il possédait assez d’éléments d’actif légitimes pour acquérir les biens immeubles et, d’autre part, que l’affidavit de l’inspecteur Morin était vicié, trompeur et incomplet.
5 Le juge Grenier a annulé l’ordonnance relativement aux véhicules et aux biens immeubles. Il a conclu, au sujet de ces derniers, que les prétentions de l’inspecteur Morin avaient été démolies et que l’ordonnance se trouvait ainsi dénuée de fondement. Quant aux véhicules, il a estimé que l’organisme provincial responsable de l’immatriculation des véhicules automobiles, la Société de l’assurance automobile du Québec (SAAQ), avait commis une erreur en communiquant à la Sûreté du Québec les renseignements à l’origine de l’enquête effectuée sans mandat. Il a décidé qu’il en avait résulté une perquisition ou une saisie illégale et que tous les mandats et saisies subséquents étaient invalides en raison du caractère illégal de la perquisition initiale. Qualifiant l’enquête de simple « expédition de pêche », le juge Grenier a écarté la preuve relative aux véhicules et a annulé l’ordonnance à leur égard.
6 Nous devons décider si le juge Grenier a commis une erreur en annulant les ordonnances. Je suis d’accord avec mon collègue le juge LeBel pour dire qu’il a commis une erreur en annulant les mandats et l’ordonnance de blocage à l’égard des véhicules visés par les mandats. En supposant, sans toutefois le décider, que le juge Grenier pouvait écarter la preuve obtenue grâce aux saisies initiales, sa décision de le faire ne peut pas être justifiée. C’est en vérifiant ses propres dossiers que la SAAQ a pris connaissance des actes criminels allégués relativement aux cinq premières Toyota Tacoma. Elle avait le droit de communiquer ces renseignements à la police. En effet, l’art. 504 du Code criminel permet à une entité comme la SAAQ de faire directement une dénonciation sous serment lorsqu’elle réalise qu’un acte criminel a été commis. Si elle peut agir ainsi, elle peut sûrement communiquer des renseignements de base à la police pour lui permettre de pousser l’enquête plus loin. De plus, il est difficile de conclure à l’existence d’une attente raisonnable en matière de vie privée à l’égard des renseignements de base communiqués — nom, produit et données d’immatriculation. Les mandats subséquents découlent directement des découvertes de la police relatives aux cinq premières Toyota Tacoma. Il s’agit d’un travail de policier conforme à la procédure prescrite, et non d’une « expédition de pêche ». Il s’ensuit que la première condition d’annulation d’un mandat ou d’une ordonnance — établir que le mandat n’aurait pas dû être délivré ou que l’ordonnance n’aurait pas dû être rendue — n’était pas remplie, et que le juge Grenier n’aurait pas dû annuler l’ordonnance en question.
7 Cependant, je ne puis convenir qu’il y a lieu de maintenir l’ordonnance de blocage en ce qui concerne les biens immeubles de M. Laroche. Pour obtenir l’ordonnance, il fallait produire une preuve étayant la croyance raisonnable que les biens en cause étaient des produits de la criminalité; de simples insinuations ne sauraient justifier la délivrance d’une ordonnance de blocage. Le juge Grenier a conclu que l’inspecteur Morin n’avait pas communiqué des documents démontrant que M. Laroche avait contracté des emprunts importants pour acheter ou construire les biens immeubles en question, et il a entendu le témoignage de comptables démolissant les allégations de l’inspecteur Morin selon lesquelles la construction des bâtiments n’avait pu être réalisée que grâce aux produits de la criminalité. À la lumière de la preuve dont il était saisi, il a décidé que « [m]algré des insinuations, rien dans la preuve ne démontr[ait] un lien entre les immeubles saisis et des infractions de criminalité organisée » ([2001] J.Q. no 7209 (QL), par. 10). Le juge Grenier a donc rejeté les allégations voulant que les biens immeubles aient été acquis grâce aux produits de la criminalité. L’ordonnance se trouvait ainsi dénuée de fondement. On n’avait pas fait valoir que l’on aurait besoin des immeubles soit pour une enquête soit à titre d’éléments de preuve. Par conséquent, les deux conditions auxquelles l’art. 462.34 assujettit l’annulation de l’ordonnance délivrée contre un accusé étaient remplies en ce qui concernait les biens immeubles, et il y a lieu de confirmer la décision rendue en ce sens par le juge Grenier.
8 Mon collègue le juge LeBel affirme que, pour obtenir l’annulation d’une ordonnance de blocage, il ne suffit pas que le propriétaire du bien bloqué établisse qu’elle n’aurait pas dû être rendue, ni que le juge décide que l’on n’a pas besoin de ce bien pour une enquête ou à titre d’élément de preuve. Il estime que le propriétaire du bien en question doit démontrer, en plus, que ce bien n’a pas été acquis grâce aux produits de la criminalité. En toute déférence, le Code ne prévoit pas que la personne accusée d’une « infraction de criminalité organisée » en vertu de l’al. 462.34(6)a) doit remplir cette condition. Aux termes de l’al. 462.34(6)b), la preuve de la propriété ou possession légitime n’est requise que dans le cas des autres demandeurs. Voici le libellé de cet alinéa :
b) dans tous les autres cas, que le demandeur est le propriétaire légitime de ces biens ou a droit à leur possession légitime et semble innocent de toute complicité ou de toute collusion à l’égard de la perpétration d’une infraction de criminalité organisée ou d’une infraction désignée, et que nulle autre personne ne semble être le propriétaire légitime de ces biens ou avoir droit à leur possession légitime;
9 La charge de la preuve dans les deux cas diffère sensiblement. En raison de la présomption d’innocence, il n’est pas nécessaire d’établir la propriété ou possession légitime dans le cas d’une personne accusée d’une infraction de criminalité organisée, et ce, malgré le risque que les produits de la criminalité ne soient pas tous bloqués jusqu’à l’issue d’un procès criminel.
10 J’accueillerais le pourvoi en partie en modifiant l’ordonnance initiale de blocage délivrée par le juge Pinard de la Cour du Québec, de manière à débloquer les biens immeubles et les véhicules ayant fait l’objet d’une saisie sans mandat.
Le jugement des juges L’Heureux-Dubé, Gonthier, Iacobucci, Bastarache et LeBel a été rendu par
Le juge LeBel —
I. Introduction
11 Ce pourvoi met en cause la validité d’une ordonnance de blocage et de sept mandats spéciaux de saisie délivrés en vertu des art. 462.32 et 462.33 du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C-46, au cours d’une enquête policière sur un commerce de recel et revente de pièces d’automobiles volées que les intimés, Garage Côté Laroche Inc. et son actionnaire principal et propriétaire Laurent Laroche (« Laroche »), auraient exploité à Victoriaville, dans la province de Québec. Après l’annulation par la Cour supérieure d’une ordonnance de blocage et de mandats spéciaux visant un grand nombre d’automobiles et des immeubles appartenant aux intimés ou se trouvant en leur possession, le Procureur général a interjeté appel. Ce pourvoi impose l’examen de l’étendue du pouvoir de révision exercé par la Cour supérieure en vertu de l’art. 462.34 C. cr. Pour les motifs qui suivent, mais sans adopter cependant la position défendue par l’appelant au sujet de la nature et de l’étendue de ce pouvoir de révision, je conclus que l’ordonnance de blocage et les mandats spéciaux de saisie doivent être rétablis en partie à l’égard d’un certain nombre de véhicules et de l’ensemble des immeubles.
II. Les faits
12 L’intimé Laurent Laroche et son épouse exploitent depuis plusieurs années le Garage Côté Laroche Inc. dont la principale activité est la réparation de véhicules routiers gravement accidentés. Quelques années plus tard, la location de condominiums industriels s’ajoute à ce commerce et représente désormais une source importante de revenus pour l’intimé Laroche. Ces condominiums ont été construits grâce à des investissements substantiels dont l’appelant remet en cause l’origine et la légitimité.
13 Au Québec, pour des raisons de sécurité routière, la mise en circulation d’un véhicule reconstruit est rigoureusement réglementée. Selon les art. 546.1 et suiv. du Code de la sécurité routière, L.R.Q., ch. C-24.2, la personne qui désire immatriculer un véhicule reconstruit doit obtenir un certificat de conformité technique de la Société de l’assurance automobile du Québec (SAAQ). La SAAQ ou l’un de ses mandataires ne délivre un certificat de conformité que lorsque le véhicule reconstruit, après inspection, respecte les normes du fabricant.
14 Au cours d’une vérification interne chez Charest Automobiles Ltée, un mandataire de la SAAQ, un employé de cette dernière constate que cinq dossiers de reconstruction présentés par Garage Côté Laroche Inc. comportent des irrégularités graves. La comparaison des factures et des photos contenues dans les dossiers révèle en effet que les mêmes pièces d’un véhicule accidenté auraient servi à la reconstruction de plusieurs véhicules. Convaincu que les certificats de conformité technique des véhicules en cause ont été obtenus illégalement, le fonctionnaire remet au service de police de Victoriaville les cinq dossiers frauduleux. Ceux-ci concernent cinq véhicules de type « Toyota Tacoma » qui, par miracle, partageraient parfois les mêmes pièces.
15 Après enquête, les cinq véhicules Toyota Tacoma sont saisis entre les mains de leurs nouveaux possesseurs par mandat délivré en vertu de l’art. 487 C. cr. Les expertises réalisées par les spécialistes de la Sûreté du Québec et du Groupement des assureurs automobiles révèlent que les véhicules prétendument reconstruits n’ont subi aucune réparation majeure et que les numéros de série de certaines pièces ont été altérés. Sur la foi de ces analyses, le 4 mai 2000, le ministère public porte des accusations de faux, d’usage de faux, et de recel contre Laurent Laroche.
16 Au fil des mois, l’enquête policière prend une envergure insoupçonnée au départ. Elle s’étend à des dizaines de dossiers de reconstruction de véhicules automobiles présentés entre 1998 et 2000. Au cours de cette période, les policiers obtiennent plusieurs mandats de perquisition en vertu des art. 487 et 487.01 C. cr. En outre, le 18 février 2000, ils saisissent chez le mandataire de la SAAQ, qui avait délivré les certificats de conformité des cinq Toyota Tacoma, 154 dossiers de reconstruction impliquant Garage Côté Laroche Inc. et d’autres compagnies liées à Laurent Laroche. L’analyse de 142 de ces 154 dossiers révèle des irrégularités graves dans 98 cas. Entre autres, des factures et des photos identiques se retrouvent dans plus d’un dossier et des numéros de série sont invalides. Plusieurs factures proviennent de commerces inexistants ou qui n’étaient plus en activité à la date de facturation. Enfin, des pièces apparemment achetées aux États-Unis sont facturées en français, T.P.S. et T.V.Q. figurant sur la facture!
17 L’ampleur des activités illicites des intimés amène les policiers à étendre leur enquête aux récentes acquisitions immobilières de Laurent Laroche. Les recherches effectuées sur les propriétés de Laroche révèlent qu’il aurait acquis des immeubles évalués à environ 1 800 000 $ et que ceux-ci seraient libres de charges hypothécaires. À la suite de ces constatations, un policier de la ville de Victoriaville, l’enquêteur Luc Morin, signe un affidavit au soutien d’une demande d’ordonnance de blocage et de mandats spéciaux de saisie qui est présentée au juge Pinard de la Cour du Québec. Cette demande déclenche le présent débat judiciaire.
III. Les décisions antérieures
A. Cour du Québec
18 Le 13 juillet 2000, sur la foi des allégations contenues dans l’affidavit de l’enquêteur Luc Morin, le juge Pinard rend une ordonnance de blocage et délivre sept mandats spéciaux de saisie en vertu des art. 462.32 et 462.33 C. cr. L’ordonnance de blocage vise à la fois les immeubles et les véhicules décrits aux mandats spéciaux de saisie au cas où certains de ces véhicules seraient déjà revendus au moment de l’exécution des mandats spéciaux de saisie. Au cours de l’exécution des mandats spéciaux de saisie, les policiers saisissent 24 véhicules qui n’étaient pas visés par les mandats et par l’ordonnance de blocage.
B. Cour supérieure du Québec, [2001] J.Q. no 7209 (QL)
19 Les intimés présentent devant la Cour supérieure une requête en révision fondée sur l’art. 462.34 C. cr. et le par. 24(1) de la Charte canadienne des droits et libertés. Dans cette procédure, ils demandent l’annulation de l’ordonnance de blocage et des mandats spéciaux de saisie ainsi que la restitution des biens saisis.
20 Au cours du débat devant le juge Grenier, les parties présentent une preuve testimoniale et documentaire nouvelle sur la situation financière des intimés, l’origine de leurs biens et le déroulement de l’enquête policière. À l’issue de l’audition, le 8 février 2001, la Cour supérieure annule en totalité l’ordonnance de blocage et les mandats spéciaux de saisie. Le juge Grenier admet au départ que le fardeau de la preuve repose sur les requérants. Cependant, à son avis, toutes les procédures sont entachées d’un vice grave dès l’origine. Selon le juge Grenier, le fonctionnaire de la SAAQ ne pouvait pas remettre à la police les cinq dossiers frauduleux découverts chez Charest Automobiles Ltée. Cette communication d’information était interdite par l’arrêt R. c. Colarusso, [1994] 1 R.C.S. 20. De plus, les mandats de perquisition antérieurs à la demande d’ordonnance de blocage et de mandats spéciaux de saisie auraient été décernés sur la foi de simples soupçons, sans cause raisonnable et probable. La police aurait ainsi réalisé une vaste opération de pêche dans les affaires des intimés, sans autorisation légale et en violation de leurs droits constitutionnels. Enfin, l’ordonnance de blocage aurait été obtenue sur la foi de renseignements incomplets et trompeurs quant aux activités commerciales des intimés et à l’origine de leurs biens mobiliers ou immobiliers. Notamment, rien dans la preuve ne permettrait d’établir un lien entre les activités de fraude et de recel et l’acquisition des immeubles.
C. Cour supérieure du Québec
21 Le 6 mars 2001, le juge De Blois de la Cour supérieure accorde un sursis du jugement en vertu de l’art. 65.1 de la Loi sur la Cour suprême, L.R.C. 1985, ch. S-26, jusqu’au jugement sur la requête pour autorisation de pourvoi devant notre Cour. Cette autorisation lui est accordée. Il s’agit d’un appel direct en vertu de l’art. 40 de la Loi, la législation pertinente ne prévoyant aucune possibilité d’appel devant un autre tribunal.
IV. Questions en litige
22 La question centrale de ce pourvoi consiste à déterminer si le juge Grenier a correctement exercé son pouvoir de révision en annulant l’ordonnance de blocage et les mandats spéciaux de saisie qui visaient les biens des intimés. Pour répondre à cette question, j’examinerai d’abord la nature juridique et l’objet des ordonnances de blocage. Bien que les intimés ne contestent pas la constitutionnalité des dispositions de la partie XII.2 du Code criminel gouvernant les ordonnances de blocage et les mandats spéciaux de saisie, j’étudierai, en outre, lors de cet examen, si une ordonnance de blocage constitue une saisie au sens de l’art. 8 de la Charte. Dans un second temps, j’examinerai les modalités de révision des ordonnances de blocage et des mandats spéciaux de saisie ainsi que l’étendue des pouvoirs du juge chargé d’une demande de révision. Enfin, à la lumière des principes et règles de droit ainsi définis, je passerai à l’étude du bien-fondé du jugement rendu par le juge Grenier. Mais auparavant, il convient de réviser brièvement le cadre législatif gouvernant l’ordonnance de blocage et les mandats spéciaux de saisie afin de mieux comprendre la nature et les difficultés des questions juridiques soulevées par cet appel.
V. L’encadrement législatif des ordonnances de blocage et des mandats spéciaux de saisie
23 La procédure régissant l’ordonnance de blocage et le mandat spécial de saisie se retrouve dans la partie XII.2 du Code criminel. Le Parlement du Canada l’a introduite dans la procédure pénale canadienne comme l’une des composantes d’un ensemble de réformes législatives destinées à combattre le crime organisé et le trafic des stupéfiants. Dans ce but, le projet de loi C-61, adopté en septembre 1988 et entré en vigueur par proclamation le 1er janvier 1989, créait de nouvelles infractions et accordait des pouvoirs accrus à l’État et aux corps policiers (voir à ce sujet, P. M. German, Proceeds of Crime : The Criminal Law, Related Statutes, Regulations and Agreements (feuilles mobiles), p. 3-1 et suiv.; A. D. Gold, Proceeds of Crime : A Manual with Commentary on Bill C-61 (1989), p. 15 et suiv.).
24 L’adoption de la partie XII.2, intitulée « Produits de la criminalité », constitue un élément central de ces réformes importantes du droit criminel et de la procédure pénale. Cette partie prévoit une nouvelle infraction portant sur le recyclage des produits de la criminalité (art. 462.31 C. cr.), des mesures conservatoires applicables avant la condamnation ou même le procès ou la mise en accusation et des dispositions qui facilitent la confiscation des produits de la criminalité, une fois la culpabilité établie. Cette partie, à l’époque pertinente, ne s’appliquait qu’à deux nouvelles catégories d’infractions : les infractions de criminalité organisée et les infractions désignées (art. 462.3 C. cr.). Cependant, ces deux catégories englobaient virtuellement toutes les infractions autres que mineures prévues au Code criminel ainsi que les crimes liés au commerce des stupéfiants, à l’exception de la possession simple (voir Gold, op. cit., p. 5).
25 L’objectif législatif poursuivi par la partie XII.2 dépasse visiblement la simple punition du crime. L’analyse de ses dispositions démontre en effet que le législateur entendait neutraliser les organisations criminelles en les privant du fruit de leurs activités illicites. Pour reprendre le vieil adage, le but de la partie XII.2 est de s’assurer que le crime ne paie pas (voir Wilson c. Canada (1993), 86 C.C.C. (3d) 464 (C.A. Ont.), p. 469; Oerlikon Aérospatiale Inc. c. Ouellette, [1989] R.J.Q. 2680 (C.A.), p. 2687). Comme le fait remarquer German, op. cit., la partie XII.2 organise la lutte contre le crime organisé sur la base d’une stratégie qui cible davantage les produits de la criminalité que les criminels eux-mêmes. Aussi, son efficacité dépend en grande partie de la rapidité avec laquelle les produits de la criminalité peuvent être identifiés, localisés, saisis et éventuellement confisqués. Pour cette raison, la partie XII.2 prévoit de nouvelles techniques d’intervention qui permettent à la police de geler ou immobiliser les biens des organisations criminelles en quelques mains qu’ils se trouvent et ce, avant même que des accusations ne soient portées.
26 La partie XII.2 crée deux procédures de type conservatoire, régies respectivement par les art. 462.32 et 462.33 C. cr. : le mandat spécial de saisie et l’ordonnance de blocage. Ces deux dispositions comblent des lacunes du Code criminel qui, jusqu’alors, ne permettait pas la saisie et le blocage d’immeubles, de biens intangibles ou de produits de la criminalité reliés à certaines infractions graves de stupéfiants. Ces mesures préalables au procès visent à empêcher la dilapidation de biens obtenus illégalement et à rendre possible leur confiscation, après un verdict de culpabilité. Bien que ces procédures poursuivent un même objectif, leur domaine d’application respectif se distingue de même que certains aspects des règles procédurales qui les gouvernent. Alors que le mandat spécial de saisie vise des biens meubles et tangibles comme les véhicules ou les bijoux, l’ordonnance de blocage vise des immeubles ou des biens intangibles comme les comptes de banque (voir D. D. G. Reynolds, « Selected Aspects of the Proceeds of Crime Provisions of the Criminal Code », dans R. Pomerance et A. K. S. Kapoor, dir., Search and Seizure : New Developments (1998), 5-1, p. 5-4; P. Béliveau et M. Vauclair, Traité général de preuve et de procédure pénales (7e éd. 2000), p. 264 et suiv.).
27 Ces mesures conservatoires ne s’appliquaient, à l’époque pertinente, qu’aux « produits de la criminalité », lesquels comprenaient tous les biens, bénéfices ou avantages que peut rapporter la perpétration d’une infraction de criminalité organisée ou d’une infraction désignée (art. 462.3 C. cr. « produits de la criminalité »). En raison de l’effet possible de ces mesures sur les droits de tiers, le juge saisi d’une demande d’autorisation peut exiger que certaines précautions soient prises à leur égard (voir Gold, op. cit., p. 3). Ainsi, avant de décerner un mandat de saisie ou de rendre une ordonnance de blocage, le juge peut prescrire qu’un avis soit notifié aux tiers semblant détenir un droit sur les biens visés. Le juge ne peut toutefois ordonner la notification si le fait de donner un avis risque d’entraîner la disparition, la diminution de valeur ou la dissipation des biens visés (par. 462.32(5) et 462.33(5) C. cr.). Dans tous les cas, cependant, le juge doit s’assurer que le procureur général a pris des engagements adéquats pour indemniser les personnes touchées des dommages et des frais que pourrait causer l’exécution du mandat de saisie ou de l’ordonnance de blocage (par. 462.32(6) et 462.33(7) C. cr.).
28 Par ailleurs, le régime procédural de ces deux méthodes d’intervention comporte quelques variantes malgré leur connexité. J’examinerai donc successivement la saisie et l’ordonnance de blocage. Je passerai ensuite à la procédure de révision des décisions du juge saisi de la demande d’autorisation.
A. La saisie
29 Un juge peut décerner un mandat de saisie en vertu de l’art. 462.32 s’il existe des motifs raisonnables de croire que des biens se trouvent dans un lieu déterminé et qu’ils pourraient faire l’objet d’une ordonnance de confiscation en vertu des par. 462.37(1) ou 462.38(2) parce qu’ils sont liés à une infraction désignée. La procédure à suivre pour obtenir un mandat de saisie est substantiellement semblable à celle régissant la délivrance des mandats de perquisition prévue aux art. 487 à 492 C. cr. Cependant, le mandat spécial ne peut être obtenu que sur demande écrite du procureur général (art. 462.32 C. cr.). De plus, la demande doit être présentée à un juge d’une cour supérieure qui peut l’entendre ex parte (par. 462.32(2) C. cr.). Au Québec, cependant, un juge de la Cour du Québec a également compétence pour entendre une telle demande (art. 462.3 « juge » et 552 C. cr.).
30 Le mandat de saisie précise les biens visés. Cependant, l’officier saisissant peut saisir, en plus des biens énumérés au mandat, tout autre bien qu’il trouve sur les lieux, s’il a des motifs raisonnables de croire que ce bien pourrait être confisqué (par. 462.32(1) C. cr., in fine). L’officier saisissant conserve la garde des biens saisis ou les confie à un gardien en prenant toutefois les précautions nécessaires pour garantir leur préservation. Il fait de plus rapport dans les sept jours de la saisie (par. 462.32(4) C. cr.).
B. L’ordonnance de blocage
31 À l’instar de la demande de saisie, la demande d’ordonnance de blocage est présentée par écrit par le procureur général à un juge d’une cour supérieure ou, au Québec, à un juge de la Cour du Québec. Cette demande peut aussi être entendue ex parte. La procédure comporte cependant quelques exigences et particularités supplémentaires. L’affidavit du procureur général qui accompagne la demande doit comporter la désignation de l’infraction ou de l’objet de l’enquête. Il précise également le nom de la personne que l’on croit en possession du bien visé, la description de ce dernier ainsi que les motifs de croire qu’une ordonnance de confiscation pourrait être rendue (par. 462.33(2) C. cr.).
32 Le juge ne peut prononcer une ordonnance de blocage que s’il est convaincu de l’existence de motifs raisonnables de croire que les biens visés pourraient être confisqués en vertu des par. 462.37(1) ou 462.38(2) C. cr. L’ordonnance interdit à toute personne de se départir des biens qui y sont mentionnés ou d’effectuer toute opération à l’égard des droits qu’elle détient sur ceux-ci, sauf dans la mesure prévue par l’ordonnance (par. 462.33(3) C. cr.). Toute personne qui contrevient à une ordonnance de blocage dont elle a reçu notification se rend coupable d’un acte criminel ou d’une infraction sommaire (par. 462.33(11) C. cr.). À la demande du procureur général, le juge peut nommer un administrateur des biens bloqués et ordonner à leur possesseur de les remettre à cette personne (al. 462.33(3)b) C. cr., maintenant par. 462.331(1) C. cr.). Si le procureur général du Canada le requiert, le juge désigne le ministre des Travaux publics et des Services gouvernementaux du Canada comme administrateur des biens bloqués (par. 462.33(3.1) C. cr., maintenant par. 462.331(2) C. cr.). Enfin, dans tous les cas, le juge peut assortir l’ordonnance des conditions raisonnables qu’il estime appropriées (par. 462.33(4) C. cr.).
C. Les liens entre les procédures de blocage et de saisie et les ordres de confiscation
33 Comme on l’a vu plus haut, l’ordonnance de blocage et le mandat de saisie constituent des procédures conservatoires que le ministère public peut utiliser avant la déclaration de culpabilité. Par contre, l’ordonnance de confiscation représente une peine au sens du droit pénal, comme le reconnaît d’ailleurs explicitement l’art. 673 C. cr. (Voir 170888 Canada Ltée c. La Reine, [1999] R.J.Q. 1008 (C.A.), p. 1011, le juge Fish.)
34 Cette distinction fondamentale entre les qualifications juridiques de ces procédures n’élimine pas toutefois l’exigence de prendre en compte soigneusement la nature des liens qui les rattachent, au moment de l’autorisation d’un mandat de saisie ou du prononcé d’une ordonnance de blocage ou lors de leur révision. En effet, la décision de permettre l’emploi de ces procédures exige, au départ, la démonstration de l’existence de « motifs raisonnables », selon le vocabulaire des par. 462.32(1) et 462.33(3), de croire que les biens visés peuvent faire l’objet éventuellement d’un ordre de confiscation.
35 La demande de confiscation vise nécessairement les termes d’une alternative créée par les par. 462.37(1) et 462.38(2). Ceux-ci correspondent à des situations juridiques différentes. En effet, l’ordonnance de confiscation est rendue, le cas échéant, suivant des normes de preuve qui diffèrent selon la situation juridique qui la justifie.
36 Définissant plus étroitement l’objet de la mesure de confiscation, le par. 462.37(1) exige la démonstration que le bien provient de l’infraction même dont le prévenu a été déclaré coupable. Cependant, cette démonstration s’effectue conformément à la norme de preuve moins rigoureuse de la prépondérance des probabilités. Par contre, dans le cas d’un ordre de confiscation demandé en vertu du par. 462.38(2), le Code criminel n’exige pas une preuve de rattachement du bien au crime visé par la déclaration de culpabilité. À l’époque pertinente, il suffisait que le poursuivant établisse que les biens provenaient d’autres infractions désignées ou d’autres infractions de criminalité organisée, mais alors selon la norme plus stricte de la preuve hors de tout doute raisonnable.
37 La présence de ces normes de preuve distinctes affecte inévitablement le fonctionnement des mécanismes d’autorisation des saisies et ordonnances de blocage et de leur révision. À ces étapes, le juge se voit contraint à un exercice de prospective. Il lui faut évaluer, selon la prépondérance des probabilités, si une ordonnance de confiscation serait rendue en vertu de l’un ou l’autre des par. 462.37(1) et 462.38(2). Comme les normes de preuve applicables à l’ordonnance de confiscation dépendent de leur source, il importe alors que la poursuite précise la disposition en vertu de laquelle elle réclamerait la confiscation et la base juridique et factuelle de celle-ci. Dans ce contexte, comme dans la présente affaire, des situations se présenteront où, en rapport avec des biens différents, des ordonnances de confiscation seraient susceptibles d’être rendues selon des dispositions différentes du Code criminel. On imaginerait même des situations où les dispositions habilitantes seraient invoquées alternativement ou subsidiairement l’une à l’autre.
38 En l’espèce, tel qu’il appert de la décision rendue par le juge Pinard, lors de l’autorisation, l’appelant a invoqué l’existence de motifs raisonnables et probables de croire que des ordonnances de confiscation seraient rendues en vertu des par. 462.37(1) et 462.38(2). La demande paraissait s’appuyer sur la première disposition quant aux véhicules et sur la seconde quant aux immeubles.
39 Dans ce cadre, comme juge de l’autorisation, le juge Pinard devait se convaincre de l’existence de motifs raisonnables et probables de conclure que des ordonnances de confiscation seraient éventuellement rendues conformément aux normes de preuve applicables. Cependant, à cette étape de la procédure, le juge ne statuait pas comme s’il se prononçait sur la culpabilité et la peine. De même, le juge siégeant en révision devait se souvenir qu’il ne statuait pas sur la confiscation, mais seulement sur l’existence des motifs raisonnables et probables de croire qu’elle se produirait.
40 Le législateur a mis en place un mécanisme d’autorisation et de révision certainement complexe. S’y articulent des interventions judiciaires distinctes et des appréciations successives d’une situation juridique évolutive, à des étapes différentes de sa formation, suivant des normes de preuve variables. La difficulté de cet exercice augmente lorsque la poursuite ne précise pas les bases de sa demande avec une clarté suffisante.
D. Durée et révision des saisies et des ordonnances de blocage
41 La détention des biens sous saisie vaut pour six mois. La même règle s’applique au blocage. Cependant, le procureur général peut demander la prolongation de cette période, s’il démontre à la satisfaction du juge que les biens feront l’objet d’une ordonnance de confiscation ou s’il établit leur nécessité pour une enquête ou à titre d’éléments de preuve dans d’autres procédures (art. 462.35 C. cr.).
42 La révision judiciaire du mandat spécial ou de l’ordonnance de blocage reste possible, mais dans trois cas précis. D’abord, lorsque les biens ne sont plus utiles pour une enquête ou comme éléments de preuve dans une autre affaire, leur propriétaire légitime peut en obtenir la remise lorsqu’il paraît innocent de toute complicité à l’égard d’une infraction visée par la partie XII.2. Si le demandeur est une personne accusée d’une infraction visée par la partie XII.2 ou une personne qui a obtenu des droits sur les biens en cause dans des circonstances qui permettent raisonnablement de croire que l’opération effectuée visait à éviter leur confiscation, la possibilité de révision est plus restreinte. Elle ne peut être accordée que si le mandat spécial de saisie n’aurait pas dû être décerné ou l’ordonnance de blocage rendue (par. 462.34(4) et (6) C. cr.).
43 Dans un second temps, le juge peut permettre au possesseur des biens bloqués ou saisis ou à toute autre personne détenant un droit valable sur ceux-ci de prélever des sommes raisonnables pour ses dépenses courantes ou celles des personnes à charge, pour le paiement de ses frais juridiques ou pour son cautionnement (al. 462.34(4)c) et par. 462.34(5) C. cr.). Enfin, le troisième cas de révision se présente lorsque le requérant offre une garantie suffisante au tribunal pour le recouvrement du bien saisi (al. 462.34(4)a) et par. 462.34(8) C. cr.).
44 Par ailleurs, le juge est tenu d’annuler une ordonnance de blocage ou d’ordonner la restitution des biens saisis lorsqu’il est convaincu que les biens ont cessé d’être utiles soit pour une enquête ou à titre d’éléments de preuve. Le juge prend cette décision d’office ou sur demande du procureur général ou du titulaire d’un droit sur le bien (art. 462.43 C. cr.).
45 Des procédures analogues se retrouvent ailleurs dans le Code criminel. Notamment, l’art. 490.8 contient également un mécanisme de blocage de biens infractionnels et des procédures de révision et remise qui s’apparentent à celles dont le présent pourvoi requiert l’étude (voir aussi l’art. 490.9). Cette situation souligne l’importance du débat engagé devant notre Cour.
46 On aura noté encore une fois que la rédaction actuelle du Code criminel n’aménage pas de façon satisfaisante les procédures d’appel des décisions rendues en vertu de la partie XII.2. La législation ne prévoit aucune procédure d’appel dans le cas soumis à notre Cour devant les cours d’appel intermédiaires. Celles-ci ne peuvent alors remplir le rôle de surveillance de la régularité et de l’exactitude de l’application de la loi. L’état de la législation ne leur permet pas non plus d’apporter une collaboration nécessaire au développement du droit dans le domaine en cause. Le procès pénal a évolué. Les occasions de décisions préparatoires, interlocutoires ou incidentes se sont multipliées. L’évolution du droit et, particulièrement, la nécessité d’assurer la protection des droits constitutionnels de tiers comme les victimes, les détenteurs du secret professionnel ou les médias, ont introduit des débats nouveaux incidents au litige principal entre le ministère public et l’accusé. La procédure pénale ne tient malheureusement guère compte de ces changements, comme le rappelait encore récemment le juge Major, à l’occasion d’un appel direct devant notre Cour sur un problème de secret professionnel (R. c. Brown, [2002] 2 R.C.S. 185, 2002 CSC 32, par. 105-110). Il faut donc étudier la présente affaire dans une situation où les parties ont été privées de l’occasion d’approfondir l’étude des questions en litige devant la Cour d’appel du Québec.
VI. Analyse
A. Les questions en litige et la position des parties
47 Tel qu’il s’est déroulé devant notre Cour, le débat entre les parties soulève trois questions principales. Il faut d’abord examiner la nature et la portée des ordonnances de blocage. Puis, on passera à l’étude de l’étendue des pouvoirs du juge saisi d’une demande de révision de la décision qui décerne un mandat de saisie ou qui rend une ordonnance de blocage. Dans le cadre juridique ainsi défini, on examinera ensuite le jugement de la Cour supérieure pour conclure, tel qu’indiqué plus haut, qu’il doit être cassé en partie et les mandats de saisie ainsi que l’ordonnance de blocage rétablis pour autant.
48 Pour l’appelant, suivant une interprétation correcte des dispositions pertinentes du Code criminel, les immeubles visés étaient susceptibles de confiscation en vertu de l’art. 462.37 C. cr. et pouvaient ainsi faire l’objet d’une ordonnance de blocage. Par ailleurs, le procureur général donne une interprétation restrictive des pouvoirs du juge siégeant en révision. Celui-ci ne pourrait réviser le bien-fondé de la décision d’autorisation. Comme dans le cas de la révision des autorisations d’écoute électronique, ses pouvoirs se limiteraient à vérifier si l’autorisation pouvait être donnée et non si elle le devait. Selon l’appelant, les normes d’intervention définies par notre Cour dans l’arrêt R. c. Araujo, [2000] 2 R.C.S. 992, 2000 CSC 65, trouveraient application. De plus, on ne saurait tolérer, à cette occasion, la remise en cause de mandats de perquisition sous-jacents aux procédures de blocage et de saisie spéciale, même sur la base d’allégations de violation des droits constitutionnels des intéressés. Le procureur général de l’Ontario, intervenant au soutien de l’appelant, y voit d’ailleurs un risque de favoriser des contestations indirectes ou incidentes au détriment du principe de finalité et de stabilité des jugements. Enfin, à partir de ces prémisses, l’appelant s’attaque à tous les volets de la décision de la Cour supérieure. Celle-ci aurait été rendue sur la base d’une définition erronée des pouvoirs du juge siégeant en révision. Elle aurait de plus été étendue indûment aux mandats de perquisition sous-jacents en raison d’une interprétation inexacte de l’arrêt Colarusso, précité. Correctement appréciée sur la base des principes juridiques appropriés et correctement définis, la preuve justifiait les mandats de saisie et l’ordonnance de blocage sous tous leurs volets, tant à l’égard des véhicules automobiles qu’à l’égard des immeubles.
49 Les intimés concèdent que la Cour supérieure a mal interprété l’arrêt Colarusso. Cependant, à leur avis, cette erreur de droit ne porte pas atteinte à la validité de ses conclusions. Le tribunal exerçait alors un large pouvoir de révision en vertu duquel il lui appartenait de décider si les mandats de saisie et l’ordonnance de blocage pouvaient être délivrés. Dans le cours de cette révision, la Cour supérieure tenait compte de la preuve soumise au juge qui a accordé l’autorisation et de la preuve nouvelle présentée par les intimés lors de la révision pour démontrer que les biens saisis ou bloqués ne constituaient pas des produits de la criminalité ou n’avaient aucun lien avec une infraction de criminalité organisée. Les intimés font valoir ce dernier argument avec une insistance particulière en ce qui concerne les immeubles. Ceux-ci ne pouvaient être confisqués et ne pouvaient donc faire l’objet d’une ordonnance de blocage. Il en allait de même des véhicules saisis qui, selon la preuve, ne pouvaient être considérés comme des produits de la criminalité et n’étaient donc pas sujets à confiscation. Enfin, selon les intimés, les motifs raisonnables invoqués au soutien des saisies et de l’ordonnance de blocage n’avaient aucune valeur juridique. Comme ces dernières se fondaient sur des informations obtenues grâce à des perquisitions illégales, le juge siégeant en révision pouvait écarter tous les renseignements qui en dérivaient pour conclure que les saisies et l’ordonnance de blocage avaient été autorisées sans motifs suffisants et légalement admissibles. Enfin, les intimés soutiennent que l’appelant recherche une révision des constatations de fait de la Cour supérieure en l’absence d’erreurs qui justifieraient un tel réexamen en appel.
B. Nature et portée des ordonnances de blocage
50 Tel que mentionné plus haut, les intimés ne contestent pas la constitutionnalité des dispositions de la partie XII.2 du Code criminel. Il s’avère néanmoins nécessaire, dans l’étude de la nature de cette procédure, d’identifier correctement ses effets et sa portée afin de déterminer si une ordonnance de blocage constitue une saisie au sens de l’art. 8 de la Charte.
51 Cette question n’est certes pas définitivement réglée par la jurisprudence qui n’a pas épuisé à ce jour toute la richesse des notions de saisie et de perquisition, et encore moins exploré la diversité des situations de fait et de droit dans lesquelles elles trouveront application. Notre Cour a toutefois examiné à quelques reprises la définition du mot « saisie » dans le contexte de l’art. 8 de la Charte qui protège contre « les fouilles, les perquisitions ou les saisies abusives ». Certains commentaires jurisprudentiels suggèrent qu’une dépossession effective constitue un élément essentiel d’une saisie au sens de l’art. 8.
52 À l’occasion d’un arrêt prononcé en 1988 sur l’application de l’art. 8 de la Charte, le juge La Forest écrivait qu’« il y a saisie au sens de l’art. 8 lorsque les autorités prennent quelque chose appartenant à une personne sans son consentement » (R. c. Dyment, [1988] 2 R.C.S. 417, p. 431). Dans la même veine, deux années plus tard, le juge Wilson définissait une saisie comme une « appropriation par un pouvoir public d’un objet appartenant à une personne contre le gré de cette personne » (Thomson Newspapers Ltd. c. Canada (Directeur des enquêtes et recherches, Commission sur les pratiques restrictives du commerce), [1990] 1 R.C.S. 425, p. 493). On notera que, dans cette affaire, notre Cour avait assimilé à une saisie l’envoi d’un subpoena duces tecum ou ordonnance de produire des documents à fins d’enquête administrative par un organisme public. Ces définitions mettent l’accent sur le procédé lui-même plutôt que sur sa finalité. Elles pallient le risque d’une interprétation trop large de l’art. 8 qui permettrait de remettre en cause de simples restrictions à l’exercice du droit de propriété. Cette interprétation transformerait éventuellement une disposition axée sur la protection de la vie privée de la personne en une garantie constitutionnelle du droit de propriété qui a été délibérément exclue de la Charte.
53 Toutefois, à l’instar d’une interprétation trop large du mot saisie, une interprétation rigoureusement littérale de la notion risquerait de détourner l’art. 8 de son objet. Dans l’interprétation du mot « saisie », il ne suffit pas de s’arrêter au procédé. Il faut examiner le contexte et l’objectif de la garantie. Faire fi de la finalité et du cadre de cette disposition risque de la vider d’une partie de son effet dans bien des situations où les intérêts constitutionnels de protection de la vie privée, sinon de régularité et d’équité fondamentale de la procédure pénale se trouvent en jeu. Alors, si une limite doit s’appliquer à la définition du mot saisie, elle ne doit pas se rattacher au procédé lui-même mais bien au contexte dans lequel elle est exécutée. Des commentaires de S. C. Hutchison, J. C. Morton et M. P. Bury expriment bien cette problématique de l’interprétation et de l’application de l’art. 8 :
[TRADUCTION] Il convient d’établir une limite à la portée du mot « saisie » utilisé dans la Charte. Le droit particulier d’une personne à la « jouissance de ses biens », que garantit la Déclaration canadienne des droits, n’est pas garanti par la Charte. L’interdiction des fouilles, perquisitions et saisies abusives vise à promouvoir le droit à la vie privée et non le droit de propriété. Par conséquent, la protection que la Charte assure contre les saisies abusives ne devrait pas s’appliquer à des mesures gouvernementales du seul fait que ces mesures portent atteinte au droit de propriété. En particulier, lorsqu’un bien est confisqué par l’État autrement que dans le cadre d’une enquête administrative ou criminelle, il n’y a pas « saisie » au sens de la Charte. Un certain nombre de décisions illustrent cette perception de la saisie. La rétention d’un bien ne constitue pas en soi une saisie au sens de la Charte — l’enquête administrative ou criminelle doit avoir une incidence additionnelle sur le droit à la vie privée. [Je souligne.]
(S. C. Hutchison, J. C. Morton et M. P. Bury, Search and Seizure Law in Canada (feuilles mobiles), p. 2-5; voir aussi : F. Chevrette et H. Cyr, « La protection en matière de fouilles, perquisitions et saisies, en matière de détention, la non-rétroactivité de l’infraction et la peine la plus douce », dans G.-A. Beaudoin et E. P. Mendes, dir., Charte canadienne des droits et libertés (3e éd. 1996), 521, p. 529.)
54 La qualification juridique du mandat spécial de saisie de la partie XII.2 du Code criminel ne pose pas de difficulté. Même en retenant l’interprétation la plus étroite de la notion, on se trouve devant une saisie avec dépossession. La qualification juridique de l’ordonnance de blocage est plus problématique puisqu’une telle ordonnance n’emporte pas la dépossession des biens qu’elle vise. Toutefois, lorsqu’on s’arrête aux objectifs de l’ordonnance de blocage, sa qualification de saisie au sens de l’art. 8 ne fait pas de doute. Sa désignation invite peut-être trop facilement à la comparer à une simple restriction à l’exercice du droit de propriété. Son caractère conservatoire accentue cette tendance. Toutefois, dans la mesure où l’ordonnance de blocage est destinée à compléter les saisies courantes et qu’elle place sous le contrôle de la justice des biens qui, autrement, pourraient y échapper, que ce soit pour les besoins d’une enquête criminelle ou pour la punition des crimes tombant sous le coup de la partie XII.2 du Code criminel, elle doit être qualifiée de saisie au sens de l’art. 8 de la Charte.
55 Tout d’abord, l’ordonnance de blocage immobilise le bien. Comme le prévoit l’al. 462.33(3)a) (maintenant 462.33(3)), cet ordre interdit d’aliéner le bien visé et de l’utiliser autrement que de la manière prescrite par le tribunal. Le possesseur se retrouve alors réduit au statut de gardien ou d’administrateur de son propre bien. Il lui faut même obtenir une autorisation judiciaire pour en tirer des revenus ou des ressources. Comme on l’a vu plus haut, il doit présenter une requête à cette fin sous le régime du par. 462.34(4) C. cr. De plus, en vertu de l’al. 462.33(3)b) (maintenant par. 462.331(1)), le juge peut ordonner le transfert de la gestion des biens à un administrateur qu’il désigne. Dans ce cas, la décision implique la dépossession pure et simple du possesseur. Dans les deux hypothèses, le bien se trouve placé sous le contrôle juridique et effectif de la justice pénale. Par surcroît, cette mesure de contrôle vise alors deux objectifs. D’abord, on entend faciliter les enquêtes criminelles, par des dispositions procédurales qui rendent les biens et les informations qui s’y rattachent plus facilement accessibles à la police et au ministère public. Ensuite, ces procédures cherchent à prévenir la disparition ou la dilapidation des biens. Ceci permet de punir plus efficacement les crimes visés et facilite la mise à exécution des ordonnances de confiscation qui pourraient être prononcées dans l’avenir. Ces caractéristiques, ce contexte et ces objectifs permettent de conclure que l’ordonnance de blocage doit être assimilée à une saisie au sens de l’art. 8 de la Charte.
56 La question de la détermination du domaine d’application de ces ordonnances de blocage s’est aussi posée dans cet appel. Selon les intimés, devant les faits établis, en raison de certaines modalités de rédaction des dispositions de la partie XII.2, relatives aux ordonnances de confiscation, ni les véhicules automobiles ni les immeubles en cause ne pouvaient tomber sous le coup d’une ordonnance de blocage. En effet, il aurait fallu démontrer la possibilité d’une ordonnance de confiscation. Or, celle-ci exige la démonstration que les biens constituent des produits de la criminalité ou des biens acquis à l’aide de ceux-ci. Les intimés ont défendu cette thèse avec une insistance particulière au sujet des propriétés immobilières visées par l’ordonnance de blocage. Cette prétention exige l’examen d’une controverse jurisprudentielle qui a divisé les tribunaux de première instance, à propos de l’interprétation et de l’application de ces dispositions.
57 L’argument soulevé résulte d’un problème de rédaction des art. 462.32 et 462.33 C. cr. On a vu plus haut qu’un juge peut rendre une ordonnance de blocage ou décerner un mandat général de saisie à l’égard de biens s’il existe des motifs raisonnables de croire qu’ils pourraient être confisqués en vertu des par. 462.37(1) ou 462.38(2). Ceux-ci se lisaient respectivement, à l’époque pertinente :
Confiscation des produits de la criminalité
462.37 (1) [Confiscation lors de la déclaration de culpabilité] Sur demande du procureur général, le tribunal qui détermine la peine à infliger à un accusé coupable d’une infraction de criminalité organisée — ou absous en vertu de l’article 730 à l’égard de cette infraction — est tenu, sous réserve des autres dispositions du présent article et des articles 462.39 à 462.41, d’ordonner la confiscation au profit de Sa Majesté des biens dont il est convaincu, selon la prépondérance des probabilités, qu’ils constituent des produits de la criminalité obtenus en rapport avec cette infraction de criminalité organisée; l’ordonnance prévoit qu’il est disposé de ces biens selon les instructions du procureur général ou autrement en conformité avec la loi.
462.38 . . .
(2) [Ordonnance de confiscation] Sous réserve des articles 462.39 à 462.41, le juge saisi de la demande est tenu de rendre une ordonnance de confiscation au profit de Sa Majesté de certains biens s’il est convaincu que les conditions suivantes sont réunies :
a) ces biens constituent hors de tout doute raisonnable des produits de la criminalité;
b) des procédures à l’égard d’une infraction de criminalité organisée commise à l’égard de ces biens ont été commencées;
c) la personne accusée de l’infraction visée à l’alinéa b) est décédée ou s’est esquivée.
L’ordonnance prévoit qu’il est disposé de ces biens selon les instructions du procureur général ou autrement en conformité avec la loi.
58 L’interprétation du par. 462.38(2) n’est pas en jeu dans ce débat. Celui-ci s’articule autour de la nature du renvoi qu’opèrent les art. 462.32 et 462.33 vers le par. 462.37(1). Celui-ci comprend-il un renvoi au par. 462.37(2)? Celui-ci disposait en effet :
462.37 . . .
(2) [Produits de la criminalité obtenus par la perpétration d’une autre infraction] Le tribunal peut rendre une ordonnance de confiscation au titre du paragraphe (1) à l’égard des biens d’un contrevenant dont il n’est pas prouvé qu’ils ont été obtenus par la perpétration de l’infraction de criminalité organisée dont il a été déclaré coupable — ou à l’égard de laquelle il a été absous sous le régime de l’article 730 — à la condition d’être convaincu, hors de toute doute raisonnable, qu’il s’agit de produits de la criminalité.
462.37 . . .
(2) [Proceeds of crime derived from other offences] Where the evidence does not establish to the satisfaction of the court that the enterprise crime offence of which the offender is convicted, or discharged under section 730, was committed in relation to property in respect of which an order of forfeiture would otherwise be made under subsection (1) but the court is satisfied, beyond a reasonable doubt, that that property is proceeds of crime, the court may make an order of forfeiture under subsection (1) in relation to that property.
59 S’appuyant sur le libellé du par. 462.37(2) C. cr., les intimés soutiennent que le juge Pinard ne pouvait pas rendre l’ordonnance de blocage ni délivrer les sept mandats spéciaux de saisie au motif que les immeubles et les véhicules visés n’étaient pas susceptibles de confiscation en vertu du par. 462.37(1). D’après les intimés, le renvoi à l’art. 462.37 s’arrête au par. (1). En conséquence, en l’absence d’une preuve démontrant que les biens constituent des produits de la criminalité obtenus en rapport avec les infractions alléguées, aucune ordonnance de confiscation et, partant, de blocage n’aurait pu être rendue, au moins quant aux immeubles. Le ministère public répond que le renvoi au par. (1) inclut nécessairement le par. (2). À ce moment, il lui suffirait de démontrer que les biens sont susceptibles de confiscation comme produits de la criminalité, ce qui satisferait aux exigences du par. (1). Les intimés rétorquent alors que, de toute façon, cette preuve fait défaut et que l’ordonnance de blocage se trouvait ainsi dépourvue de base factuelle.
60 Les tribunaux de première instance ont rendu des jugements contradictoires sur la question. Deux d’entre eux appuient la position des intimés (voir R. c. Seman (1994), 93 Man. R. (2d) 151 (B.R.), et British Columbia (Attorney General) c. Felix, [1993] B.C.J. No. 1870 (QL) (C.S.)). Selon ces décisions, le législateur n’aurait pas renvoyé spécifiquement aux par. 462.37(1) et 462.38(2) s’il n’avait pas voulu limiter les situations dans lesquelles une ordonnance de blocage peut être rendue ou un mandat spécial de saisie délivré.
61 Deux autres jugements ont écarté cette interprétation littérale en raison de son incompatibilité avec l’intention du législateur (voir R. c. Fremanco Ltd. (1995), 135 Nfld. & P.E.I.R. 327 (C.S.T.-N.), et R. c. Lanteigne (1994), 156 R.N.-B. (2e) 17 (B.R.)). Dans l’affaire Lanteigne, le juge Deschênes, aujourd’hui membre de la Cour d’appel du Nouveau-Brunswick, a expliqué que la référence explicite au par. (1) dans la version anglaise du par. 462.37(2) C. cr. signifiait que toute ordonnance de confiscation rendue en vertu de ce paragraphe l’était en fait en vertu du par. (1). Le juge Deschênes résumait ainsi aux par. 29, 30 et 32 son interprétation des textes législatifs et les motifs pour lesquels il écartait la thèse opposée :
[traduction] Il est important de souligner que ce paragraphe [par. 462.37(2)] ne fait que prévoir que dans les cas où le lien n’a pas été établi, le tribunal peut toujours rendre une ordonnance de confiscation en vertu du paragraphe 462.37(1), s’il est convaincu hors de tout doute raisonnable que les biens que l’on veut saisir sont des « produits de la criminalité ». Le paragraphe 462.37(2) énonce seulement les règles de preuve applicables lorsqu’une ordonnance de confiscation prévue au paragraphe 462.37(1) peut être rendue. De fait, il est spécifiquement mentionné au paragraphe 462.37(2) que « le tribunal peut rendre une ordonnance de confiscation (en vertu du paragraphe 1) » à l’égard de ces biens.
Je ne me rallie pas aux déclarations faites dans Seman qui laissent entendre que le paragraphe 462.37(2) est une disposition qui permet de rendre des ordonnances de confiscation. À mon avis, si une ordonnance de confiscation est rendue, elle l’est en vertu du paragraphe 462.37(1) et non du paragraphe 462.37(2).
. . .
Par conséquent, le juge saisi d’une requête visant l’obtention d’une ordonnance de blocage doit examiner si des motifs raisonnables permettent de croire que les biens que l’on veut bloquer pourraient éventuellement faire l’objet d’une ordonnance de confiscation en vertu du paragraphe 462.37(1), c’est-à-dire que ces biens peuvent être reliés à une infraction de criminalité organisée faisant l’objet d’une enquête. Si le juge n’est pas convaincu de l’existence de ces motifs raisonnables, selon la prépondérance des probabilités mentionnées au paragraphe 462.37(1), il doit alors décider s’il existe des motifs raisonnables de croire qu’une ordonnance de confiscation pourrait être rendue en vertu du paragraphe 462.37(1), compte tenu du fait qu’un juge peut éventuellement rendre une ordonnance de confiscation s’il est convaincu hors de tout doute raisonnable que les biens en cause sont des “produits de la criminalité”, malgré l’absence de lien entre ces biens et l’infraction de criminalité organisée ou l’infraction désignée en matière de drogue dont la personne visée a été déclarée coupable. [Souligné dans l’original.]
62 Tout comme le juge Deschênes, je suis d’avis que la version anglaise du texte reflétait mieux l’intention du législateur. À ce titre, conformément aux principes gouvernant l’interprétation de la législation bilingue, elle devait être préférée (voir : R. c. Mac, [2002] 1 R.C.S. 856, 2002 CSC 24, R. c. Lamy, [2002] 1 R.C.S. 860, 2002 CSC 25). Le législateur a d’ailleurs confirmé l’interprétation adoptée par le juge Deschênes. En effet, en 1999, le Parlement du Canada a modifié la version française du par. 462.37(2) pour y inclure un renvoi exprès au par. (1) de l’art. 462.37. Sur la base de cette interprétation, il faudra déterminer si l’ordonnance de blocage et les mandats spéciaux de saisie pouvaient être autorisés et, plus particulièrement, si le juge siégeant en révision a eu raison de les annuler. Auparavant, on devra toutefois se pencher sur une question cruciale pour le résultat de cet appel, soit la nature et l’étendue de la révision des ordonnances de blocage et mandats de saisie.
C. Nature et étendue de la révision des mandats de saisie et ordonnances de blocage
63 L’étude du pouvoir de révision des ordonnances de blocage et mandats spéciaux de saisie soulève deux problèmes distincts, mais liés, qui ont provoqué un vif débat dans cette affaire. D’abord, la révision permet-elle de réexaminer si le juge saisi de la demande d’autorisation a jugé correctement en l’accordant ou est-elle limitée, comme dans le cas des écoutes électroniques, à une vérification de l’existence d’une base adéquate pour la justifier? Ensuite, le pouvoir de révision autorise-t-il le juge à examiner la validité des mandats de perquisition sous-jacents à l’autorisation en regard de la Charte et, le cas échéant, à accorder une forme de réparation prévue par l’art. 24 de la Charte?
64 L’appelant plaide que le pouvoir de révision s’exerce seulement dans les limites définies par la jurisprudence en matière de révision d’autorisations d’écoute électronique. Il s’agirait uniquement selon lui de déterminer si le juge qui a accordé l’autorisation pouvait l’accorder, et non s’il le devait, conformément à la norme fixée par l’arrêt R. c. Garofoli, [1990] 2 R.C.S. 1421, p. 1452 (voir aussi : R. c. Bisson, [1994] 3 R.C.S. 1097, p. 1098; Araujo, précité, par. 51). Si le juge siégeant en révision constatait qu’il existait au moins quelque élément de preuve raisonnablement susceptible d’être cru pour justifier la demande d’autorisation, son examen devrait s’arrêter là (voir Araujo, par. 51). Vivement contestée par les intimés, cette thèse doit être écartée pour des raisons tenant d’abord à la rédaction des textes de loi en cause et des considérations de politique juridique reliées aux exigences d’une saine administration de la justice et de l’équité procédurale dans les affaires pénales.
65 Pour attrayante que paraisse l’extension des règles dérivées de l’arrêt Garofoli et de la jurisprudence subséquente de notre Cour, elle n’est pas justifiée par le texte particulièrement limpide du par. 462.34(6) C. cr. qui crée la procédure de révision. Dans le cas d’une demande de révision présentée en vertu de cette disposition soit par le prévenu, soit par un tiers qui prétend à des droits sur les biens en cause, le juge doit déterminer si le « mandat de perquisition n’aurait pas dû être délivré » ou si une « ordonnance de blocage visée au paragraphe 462.33(3) n’aurait pas dû être rendue . . . », comme le prévoit l’al. 462.34(6)a) tel qu’il se lisait à l’époque pertinente :
462.34 . . .
(6) [Conditions] L’ordonnance visée à l’alinéa (4)b) peut être rendue si le juge est convaincu qu’on n’a plus besoin de ces biens soit pour une enquête soit à titre d’éléments de preuve dans d’autres procédures et :
a) qu’un mandat de perquisitions n’aurait pas dû être délivré en vertu de l’article 462.32 ou qu’une ordonnance de blocage visée au paragraphe 462.33(3) n’aurait pas dû être rendue à l’égard de ces biens, lorsque la demande est présentée par :
(i) soit une personne accusée d’une infraction de criminalité organisée ou d’une infraction désignée,
(ii) soit une personne qui a obtenu un titre ou un droit sur ces biens d’une personne visée au sous-alinéa (i) dans des circonstances telles qu’elles permettent raisonnablement d’induire que l’opération a été effectuée dans l’intention d’éviter la confiscation des biens;
66 Cette rédaction impose un cadre d’analyse qui diffère substantiellement de celui dans lequel se trouve placé le juge chargé de réviser une autorisation d’écoute électronique. Il lui faut décider s’il aurait rendu la même décision que le juge saisi de la demande d’autorisation en tenant compte de tous les éléments de preuve qu’il possède à la suite de l’audition de la demande de révision. S’il diffère d’opinion avec son collègue qui a accordé l’autorisation, le juge siégeant en révision doit corriger la décision de ce dernier. Il ne saurait se contenter, comme en matière d’écoute électronique, d’identifier un fondement suffisant pour une croyance raisonnable et probable.
67 Dans le contexte de ces requêtes en révision, le requérant assume indéniablement le fardeau de la preuve. Il lui faut démontrer, selon la prépondérance des probabilités, que l’autorisation obtenue n’aurait pas dû être accordée. Il peut se contenter d’attaquer la décision d’autorisation et la suffisance des preuves soumises à son soutien comme les affidavits. Il faut d’ailleurs se rappeler, en cette matière, que les principes dégagés dans la jurisprudence sur les écoutes électroniques quant à l’importance du rôle du juge saisi de la demande d’autorisation, et aux obligations des autorités publiques qui les sollicitent, demeurent toujours pertinents. Le juge doit examiner avec soin les documents et les éléments de preuve qui lui sont soumis et ne doit pas hésiter à exiger des compléments d’information. Par ailleurs, la partie qui demande l’autorisation est tenue d’exposer loyalement et de manière suffisamment complète les motifs de l’autorisation demandée et ses bases factuelles. Elle ne doit pas chercher à tromper le juge. Il y va du respect de la loi et des droits fondamentaux qu’elle protège. On ne saurait permettre que cette procédure conduise à l’octroi mécanique des autorisations demandées ou que l’on tolère des manœuvres trop habiles, même dans l’intérêt des meilleures causes (voir Araujo, précité, par. 46-49). La demande d’autorisation qui ne respecte pas ces principes peut être contestée sur cette base et sur la suffisance des faits soumis au juge.
68 Comme dans le présent cas, le requérant peut aussi présenter une preuve pour contredire ou affaiblir les justifications de l’autorisation. Dans ce cas, le ministère public peut lui-même offrir une contre-preuve. Bien que nous n’ayons pas à examiner cette question ici, on peut cependant éprouver quelque scepticisme à l’égard de la possibilité de remédier, par amplification, aux vices d’une autorisation dont l’argumentation ou la preuve présentée devant le juge de la révision aurait démontré les vices fondamentaux (voir les commentaires sur l’amplification dans Araujo, par. 59). Sous cette réserve, le juge siégeant en révision évaluera l’ensemble de la preuve portée devant lui et devant le juge saisi de la demande d’autorisation, puis décidera si celle-ci aurait dû être accordée. Il commencera son analyse en se rappelant que la loi considère l’autorisation comme apparemment valide et qu’il appartient au requérant en révision de détruire cette apparence. Si cette tentative échoue, l’autorisation doit être confirmée.
69 On notera également que, même dans les cas où le juge conclut que l’autorisation n’aurait pas dû être accordée, le ministère public conserve la faculté de demander que les biens demeurent bloqués ou saisis, s’ils demeurent nécessaires pour une enquête criminelle ou à titre d’éléments de preuve dans d’autres affaires. Le premier alinéa du par. 462.34(6) envisage cette possibilité, apparemment même lorsque l’autorisation initiale se serait avérée sans fondement. Comme la base juridique et factuelle de l’autorisation originale serait alors disparue, la procédure équivaudrait à une nouvelle demande d’autorisation, où le fardeau de preuve ne saurait être imposé au prévenu. Par ailleurs, on n’a pas à étudier ici les problèmes constitutionnels que pourrait soulever cet aspect des procédures de blocage et de saisie.
70 Dans ce contexte procédural, on rendrait difficilement justice à la partie visée par une ordonnance de blocage ou un mandat de saisie si on ne permettait pas au juge siégeant en révision de s’interroger sur le bien-fondé de la décision d’autorisation. Il s’agit d’ailleurs ici de la seule procédure de contestation de ces décisions, sous réserve du recours rare, admettons-le, de l’appel direct à la Cour suprême du Canada. L’étendue de ces mesures peut aussi compromettre gravement la situation personnelle d’un individu ou ses intérêts économiques sinon, parfois, la survie d’une entreprise. Dans un contexte où le législateur a choisi de circonscrire les recours des parties touchées de cette façon, il convient d’en interpréter la portée de manière à en préserver l’efficacité et l’utilité. De toute façon, cette interprétation est commandée par la rédaction même de la loi.
71 Le problème de la définition de l’étendue du pouvoir de révision se pose aussi à l’égard de l’examen des mandats de perquisition sous-jacents aux procédures de blocage et de saisie. Sur cette question, l’appelant, appuyé vigoureusement par le procureur général de l’Ontario, nie toute compétence au juge siégeant en révision à l’égard de ces mandats, même lorsqu’ils sont contestés pour des motifs d’ordre constitutionnel, rattachés notamment à l’application de la Charte. La reconnaissance de cette compétence favoriserait la multiplication des contestations indirectes ou incidentes des jugements, au détriment des principes de stabilité et de finalité des décisions judiciaires. Le caractère purement conservatoire de ces mesures ne rendrait pas nécessaire la reconnaissance d’une possibilité d’intervention à l’égard de questions constitutionnelles reliées à l’application de la Charte. De plus, le juge du procès pourrait prendre toute mesure appropriée à l’égard des biens bloqués ou saisis à cette étape du dossier. De plus, des procédures de certiorari distinctes de la requête en révision pourraient être engagées à l’égard des mandats de perquisition sous-jacents. Le fait que le juge de la Cour supérieure ait compétence sur ces types de procédures ne justifierait cependant pas leur confusion, puisqu’elles possèdent un régime juridique propre et visent des objectifs différents.
72 La question ne présente pas seulement un intérêt théorique dans le présent appel. En effet, on se souviendra que la procédure de saisie et de blocage résulte d’une enquête administrative sur les dossiers de reconstruction de véhicules automobiles des intimés. Celle-ci a mené à une perquisition sous le régime des dispositions générales du Code criminel, relativement aux Toyota Tacoma. Sur la base des informations obtenues et d’un élargissement de l’enquête administrative, de nouveaux mandats de perquisition ont été décernés. L’ensemble de ces procédures a permis de réunir les renseignements qui constituent une grande partie des informations alléguées au soutien de la demande de mandats de saisie et d’ordonnance de blocage en vertu de la partie XII.2 du Code criminel. Une contestation couronnée de succès de ces mandats de perquisition sous-jacents permettrait d’anéantir en grande partie la base factuelle de l’ordonnance de blocage et des saisies. Tel fut d’ailleurs le résultat devant la Cour supérieure du Québec. Les intimés ont alors eu gain de cause après avoir plaidé que les règles relatives aux contestations indirectes devaient recevoir des atténuations, lorsque des droits constitutionnels garantis par la Charte étaient en jeu.
73 Il existe indéniablement des principes jurisprudentiels bien établis qui interdisent, en règle générale, les contestations indirectes ou incidentes des jugements des tribunaux. Un jugement demeure valable et lie les parties aussi longtemps qu’il n’est pas modifié ou cassé à la suite de l’exercice des droits d’appel ou de correction pertinents, comme le rappelait le juge McIntyre dans des commentaires toujours pertinents :
Selon un principe fondamental établi depuis longtemps, une ordonnance rendue par une cour compétente est valide, concluante et a force exécutoire, à moins d’être infirmée en appel ou légalement annulée. De plus, la jurisprudence établit très clairement qu’une telle ordonnance ne peut faire l’objet d’une attaque indirecte; l’attaque indirecte peut être décrite comme une attaque dans le cadre de procédures autres que celles visant précisément à obtenir l’infirmation, la modification ou l’annulation de l’ordonnance ou du jugement. Lorsqu’on a épuisé toutes les possibilités d’appel et que les autres moyens d’attaquer directement un jugement ou une ordonnance, comme par exemple les procédures par brefs de prérogative ou celles visant un contrôle judiciaire, se sont révélés inefficaces, le seul recours qui s’offre à une personne qui veut faire annuler l’ordonnance d’une cour est une action en révision devant la Haute Cour, lorsqu’il y a des motifs de le faire.
(Wilson c. La Reine, [1983] 2 R.C.S. 594 p. 599-600; voir aussi R. c. Meltzer, [1989] 1 R.C.S. 1764; Canada (Commission des droits de la personne) c. Taylor, [1990] 3 R.C.S. 892, p. 972-973, le juge McLachlin (maintenant Juge en chef).)
74 Ces jugements de notre Cour n’encouragent certainement pas les contestations dites « collatérales » ou indirectes (R. c. O’Connor, [1995] 4 R.C.S. 411, par. 179, le juge L’Heureux-Dubé (dissidente sur cette question)). Cependant, dans l’arrêt Wilson, le juge McIntyre admettait la possibilité d’exceptions à la prohibition générale, en mentionnant les cas de fraude ou de vice apparent à la face même de l’autorisation contestée. D’autres décisions ont aussi apporté des atténuations limitées à ce principe. Ainsi dans l’arrêt R. c. Litchfield, [1993] 4 R.C.S. 333, le juge Iacobucci avait reconnu la possibilité de réviser une ordonnance préparatoire relative à la division d’un procès. Il permettrait à une cour, dans une matière qui concernait le contrôle de sa propre procédure et la conduite de ses affaires de remédier à une décision si erronée qu’elle vicierait fondamentalement le processus judiciaire. La forme ne devait pas l’emporter sur le fond (voir Litchfield, précité, p. 348-350; voir au même effet : Dagenais c. Société Radio-Canada, [1994] 3 R.C.S. 835, p. 870-872; R. c. Beaulac, [1999] 1 R.C.S. 768, par. 11, le juge Bastarache).
75 Une analyse particulièrement intéressante de la portée de la prohibition des contestations indirectes se retrouve dans un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario, dans R. c. Domm (1996), 111 C.C.C. (3d) 449. Dans cette affaire, la Cour d’appel rejeta une contestation incidente d’une ordonnance de non-publication rendue dans un procès criminel très médiatisé. Condamné pour violation de cette ordonnance, Domm tenta de plaider l’invalidité constitutionnelle de l’ordonnance en défense aux accusations portées contre lui, alors qu’il aurait pu l’obtenir dans le débat relatif à celle-ci et dans un appel éventuel. Sa contestation échoua. Le juge de première instance et la Cour d’appel invoquèrent les règles interdisant les contestations indirectes. Cependant, le juge Doherty, auteur de l’opinion unanime de la Cour d’appel, souligna que ce principe devait connaître des exceptions au nom des intérêts fondamentaux du système d’administration de la justice, notamment, pour assurer le respect de la règle de droit. Cet objectif exige alors de préserver la réputation de la justice, en garantissant son fonctionnement ordonné et efficace. Dans la mesure où elles contribuent à préserver ces valeurs, des limites restreintes peuvent être apportées à l’interdiction des contestations indirectes comme on le voit, selon lui, dans les jugements de notre Cour, comme l’arrêt Litchfield, auxquels il renvoyait pour illustrer ses réflexions (Domm, p. 460-462). Le juge Doherty rappelait à ce propos que, pour préserver l’intégrité de la règle de droit, il convient d’assurer un accès utile à des tribunaux indépendants capables d’accorder des réparations appropriées aux individus dont les droits ont été violés (Domm, p. 455). Il ajoutait que cet aspect des valeurs impliquées prenait une importance particulière dans le cas d’une violation de la Constitution qui représente l’élément fondateur de l’ordre juridique de notre pays : [TRADUCTION] « lorsque des droits constitutionnels sont en jeu, le tribunal doit prêter une attention particulière à la possibilité d’accorder une réparation efficace autre que l’attaque indirecte, lorsqu’il se demande s’il y a lieu de faire exception à la règle interdisant l’attaque indirecte » (Domm, p. 460). Il importait alors d’éviter de rendre des décisions judiciaires imperméables à toute forme de révision ou de contrôle (Domm, p. 462).
76 Des exceptions limitées et contrôlées par les tribunaux à l’interdiction des contestations incidentes ne portent pas atteinte au principe de stabilité des décisions judiciaires qui demeure un élément central d’une saine administration de la justice et d’un système juridique ordonné. Leur reconnaissance permet par contre de préserver également l’intégrité de la règle de droit fondamentale, en assurant son respect dans des situations où des droits constitutionnels seraient autrement lésés de façon grave, à défaut d’un tel remède.
77 Dans le cas en discussion, reconnaître que la compétence du juge siégeant en révision lui permet d’examiner les allégations de violation grave de droits constitutionnels fondamentaux, en l’espèce de l’art. 8 de la Charte, ne lèse pas les intérêts fondamentaux de l’administration de la justice. Cette reconnaissance permet par contre d’offrir un recours efficace à l’égard de l’ordonnance de blocage et des mandats de saisie. Le blocage, comme tel, contrairement à la preuve obtenue à la suite d’une autorisation d’écoute électronique, ne fera pas nécessairement l’objet d’un débat et d’une révision au cours du procès criminel. Par ailleurs, si les vices d’une autorisation de saisie ou de blocage résultaient de l’illégalité constitutionnelle des mandats de perquisition sous-jacents, il serait difficile d’examiner la situation juridique de manière adéquate, sans considérer dans leur ensemble ces diverses procédures et sans tenir compte de leurs liens juridiques et factuels. Dans le présent pourvoi, le déroulement des procédures depuis le début des enquêtes administratives démontre l’étroitesse de ces liens.
78 Par ailleurs, on doit aussi retenir qu’exiger le recours au certiorari constituerait, dans des circonstances comme celles du présent dossier, une rigueur procédurale excessive. D’abord, dans les deux cas, le tribunal saisi serait la Cour supérieure qui possède une compétence plénière sur tous les aspects de ces procédures. Nous n’avons pas à examiner ici le problème que poserait la révision devant la Cour du Québec, comme cela peut survenir dans la province de Québec. Ensuite, une demande de réparation en vertu de l’art. 24 de la Charte peut être jointe à la requête en révision présentée en vertu du Code criminel et permet de toute façon d’introduire cet aspect du débat devant le tribunal. Aucun obstacle procédural ne semble interdire cette jonction, qui a eu lieu dans le présent dossier.
79 La Cour supérieure a eu raison de conclure qu’elle pouvait examiner les mandats sous-jacents aux procédures de saisies et de blocage. Cependant, à l’examen du dossier, il appert qu’elle a mal exercé cette compétence. Cette erreur a provoqué une annulation globale des mandats de saisie et de l’ordonnance de blocage, qui n’aurait pas dû survenir si l’étude du dossier avait été menée correctement. Compte tenu du cadre d’exercice de la compétence du juge siégeant en révision et de la nature de celle-ci, il faudra maintenant revoir comment la preuve a été examinée, par rapport aux différentes catégories de biens en litige.
D. L’exercice du pouvoir de révision et l’annulation de l’ordonnance de blocage et des saisies
80 Notre Cour exerce effectivement une juridiction d’appel de premier niveau dans ce pourvoi. La situation des cours d’appel à l’égard des questions de fait dont elles sont saisies est bien connue. Un arrêt récent a d’ailleurs examiné à nouveau la nature et les limites de leurs fonctions, lorsqu’elles révisent les constatations de fait d’un tribunal de première instance (Housen c. Nikolaisen, [2002] 2 R.C.S. 235, 2002 CSC 33). La critique des conclusions de fait de la Cour supérieure dans la présente affaire repose sur le constat, dans son analyse, de problèmes fondamentaux qui exigent une intervention de notre Cour. Ceux-ci ont vicié son appréciation des faits et, partant, des fondements de l’ordonnance de blocage et des mandats spéciaux de saisie.
81 Le premier juge a certes bien identifié le fardeau de preuve imposé aux intimés. Ceux-ci devaient démontrer que l’ordonnance de blocage n’aurait pas dû être rendue, selon la prépondérance des probabilités. À partir de ce point, avec égards, l’analyse de la preuve par la Cour supérieure s’est mal orientée. Il en a résulté un problème d’appréciation de la preuve du ministère public et de compréhension de la nature de celle que devaient présenter les intimés pour justifier la révision.
82 Le raisonnement du premier juge repose sur deux éléments fondamentaux distincts, mais étroitement liés. D’abord, à son avis, la preuve de l’appelant provenait de saisies illégales, effectuées contrairement à l’art. 8 de la Charte. La communication de renseignements par un fonctionnaire de la SAAQ à la police aurait constitué une saisie illégale de documents et d’informations, selon l’arrêt rendu par notre Cour dans l’affaire Colarusso, précitée. Cette conclusion touchait nécessairement la majeure partie de la preuve présentée par le ministère public pour obtenir l’ordonnance de blocage et les mandats de saisie. L’information ainsi obtenue sur les activités des intimés devait être écartée. En conséquence, on ne retrouvait plus de motifs raisonnables pour justifier les mandats de perquisition sous-jacents, puis les demandes d’ordonnance de blocage et de mandats de saisie qui reposaient, au moins en partie, sur les informations obtenues grâce à ceux-ci. Ensuite, le juge reprochait à l’enquêteur Morin, qui avait souscrit l’affidavit présenté au soutien de la demande d’ordonnance de blocage, d’avoir présenté un tableau incomplet de la situation financière des intimés et des ressources dont ils disposaient pour financer la construction des condos industriels. Contrairement à ce qu’affirmait l’affidavit, en tenant compte des informations omises et de celles qui avaient été présentées lors de l’audition de la demande de révision, de l’avis de la Cour supérieure, aucune preuve ne reliait les immeubles à des activités criminelles et ils ne représentaient pas des « produits de la criminalité » au sens du Code criminel.
83 Le jugement comportait une erreur importante dès le départ quant à l’arrêt Colarusso. D’ailleurs ni dans leur mémoire ni à l’audience, les intimés n’ont défendu le jugement sur ce point. Ils ont concédé l’erreur. Le juge a mal interprété l’arrêt Colarusso, où il semble avoir cru trouver une règle interdisant la communication d’informations recueillies au cours de vérifications administratives à la police ou à la Couronne pour fins d’enquête criminelle. Cette communication entraînerait une violation des intérêts de vie privée protégés par l’art. 8 de la Charte.
84 Il n’est pas nécessaire de s’arrêter longuement à l’interprétation de l’arrêt Colarusso. Il suffit de noter que le fonctionnaire de la SAAQ vérifiait des dossiers de reconstruction de véhicules, soumis par les intimés pour obtenir des certificats de conformité technique. Les informations obtenues à cette occasion avaient été fournies à l’origine par les intimés en exécution d’obligations imposées par la législation et les règlements applicables en vertu de cette dernière. Laroche et le Garage Côté Laroche Inc. devaient savoir que ces renseignements seraient nécessairement examinés et vérifiés par la SAAQ et n’avaient pas, à proprement parler, de caractère privé à l’égard de l’administration publique. En effectuant et en amplifiant son enquête, le fonctionnaire ne faisait que remplir les devoirs de ses fonctions. La transmission de renseignements à la police pour ouvrir une enquête sur les irrégularités constatées se rattachait à l’exécution de ses fonctions. Ces renseignements constituaient une base raisonnable et probable pour l’obtention des mandats de perquisition sous-jacents au stade de l’émission et de la révision de l’ordonnance de blocage et des mandats de saisie; ils constituaient une source d’information importante sur les activités criminelles des intimés. L’erreur du juge sur l’arrêt Colarusso paraît l’avoir conduit à n’y accorder ni attention ni valeur, puisque les saisies et le blocage ont été annulés même à l’égard des Toyota Tacoma et des véhicules supposément reconstruits.
85 L’affidavit de l’enquêteur Morin comportait malheureusement des faiblesses et des erreurs. Celles-ci ne le privaient toutefois pas de toute valeur pour la délivrance de l’ordonnance de blocage et des mandats de saisie. En particulier, le policier a présenté un tableau erroné du dossier pénal de Laroche. Son document relevait une série d’accusations criminelles, sans noter les acquittements ou abandons de procédure qui avaient suivi ces poursuites. Néanmoins, après élimination de ces cas, les affaires pendantes et les renseignements obtenus grâce aux vérifications administratives et aux perquisitions démontraient de manière essentiellement exacte l’implication des intimés dans des opérations importantes de vente et recel de pièces et de véhicules automobiles volés. Il eût cependant été préférable de présenter la réalité exacte des condamnations criminelles. Ce genre d’erreur ou d’omission, sans être toujours décisif, peut revêtir une importance considérable dans l’appréciation de la légalité des autorisations en cause ici et devrait être évité soigneusement.
86 Les autres erreurs reprochées à l’enquêteur Morin se rattachent à la présentation de la situation financière des intimés et du financement des condos industriels de Laroche. En bref, l’appelant a justifié à l’origine le blocage en soulignant que l’acquisition de ces immeubles supposait l’accès à des sources de financement découlant d’activités criminelles. En tenant compte des revenus déclarés entre 1995 et 2000 par Laroche et de ceux du garage intimé, on ne pouvait comprendre autrement l’apparition soudaine, vers 1998, d’une source de revenus additionnels provenant de l’exploitation de ces condos. Le juge a reproché alors à l’inspecteur Morin d’avoir omis d’inclure dans les renseignements financiers soumis au juge Pinard, lors de l’autorisation, des renseignements sur des prêts et sources de financement et sur les coûts de construction des condos. Ces renseignements auraient été disponibles dans les états financiers annexés aux déclarations de revenus annuelles transmises au ministère du Revenu du Québec.
87 Les informations soumises par l’inspecteur Morin ne comportaient certes pas toutes les nuances et tous les détails souhaitables. S’il avait eu recours à cette étape de la procédure à un expert comptable, il aurait pu mieux exploiter et présenter les documents et informations auxquels il avait accès lors du dépôt de la demande d’autorisation. Ces insuffisances ne détruisent pas toutefois la valeur apparente du tableau d’ensemble présenté au juge qui a accordé l’autorisation. D’une part, les intimés sont engagés, selon toute apparence, d’après la preuve présentée par la poursuite lors de l’autorisation et de la révision, dans des activités criminelles reliées au commerce de véhicules volés. D’autre part, soudainement en peu d’années, Laroche acquiert des terrains et construit des condos industriels évalués, pour les besoins de la fiscalité municipale, à environ 1 800 000 $. Ces activités se réalisent, alors qu’il ne déclare que des revenus modestes et que les opérations de son garage ne semblent pas pouvoir générer des fonds propres suffisants. Malgré des indications dans les documents annexés aux déclarations de revenus sur certains prêts et disponibilités, le tableau présenté au juge de l’autorisation n’était pas fondamentalement trompeur. En tenant compte, tel que mentionné plus haut, des renseignements obtenus à la suite des vérifications administratives et des perquisitions, l’appelant, au stade de l’autorisation, avait établi des motifs raisonnables et probables de croire que les biens visés par l’ordonnance de blocage et les mandats de saisie étaient des produits de la criminalité et pouvaient être éventuellement confisqués en vertu de la partie XII.2 du Code criminel.
88 L’ordonnance et les mandats ont touché environ 80 véhicules automobiles dont les Toyota Tacoma. Vingt-quatre autres véhicules saisis ne faisaient l’objet d’aucune autorisation. Enfin, l’ordonnance de blocage visait les immeubles. Il appartenait alors aux intimés d’établir que les mandats de saisie et l’ordonnance de blocage n’auraient pas dû être délivrés par le juge de l’autorisation. Échouant dans leur contestation des mandats sous-jacents, les intimés devaient alors présenter une preuve expliquant l’origine des biens pour démontrer, selon la norme des probabilités, qu’il ne s’agissait pas de produits de la criminalité. Si le juge siégeant en révision avait appliqué correctement l’arrêt Colarusso et saisi exactement la nature de la preuve nécessaire pour obtenir la révision, il aurait dû rejeter la requête en révision, sauf à l’égard des 24 véhicules saisis sans autorisation. Il n’existait aucune base légale pour le blocage ou la saisie de ces véhicules et l’appelant n’a pu démontrer un rattachement de ces véhicules à des activités criminelles. Il n’a pas non plus établi qu’ils pourraient être confisqués comme produits de la criminalité.
89 Pour les autres véhicules, la situation est totalement différente. La preuve rejetée erronément par le juge siégeant en révision rattache ces véhicules à des activités criminelles de fraude, falsification et recel. Le dossier soumis par l’appelant établissait à l’envi les altérations ou maquillages de pièces de véhicules et la falsification systématique des informations contenues dans les dossiers de certification technique soumis à la SAAQ. Les intimés n’ont présenté aucune preuve qui contredise effectivement les informations invoquées au soutien de la demande de blocage et qui étaient recevables et valables comme source de motifs raisonnables et probables que la confiscation pourrait être effectuée en vertu du par. 462.37(1).
90 Avec égards pour l’opinion exprimée par le Juge en chef, devant la preuve présentée par le ministère public, le fardeau de preuve imposé aux intimés lors de l’audience en révision exigeait une démonstration de l’origine des fonds qui expliquerait leurs investissements immobiliers de façon à établir l’absence de cause raisonnable et probable pour l’ordonnance de blocage visant les immeubles en litige. Il ne s’agissait pas à cette étape d’une démonstration de l’innocence. La poursuite n’avait d’ailleurs pas davantage à démontrer la culpabilité, selon la norme de la preuve hors de tout doute raisonnable, ni si la confiscation se réaliserait, conformément à la même norme. Au stade de la délivrance et de la contestation de l’ordonnance de blocage et des mandats de saisie, le débat est régi par la norme des probabilités et porte sur l’existence de motifs raisonnables et probables. Toutefois, sous peine de vider de son sens cette procédure et de la priver de l’efficacité recherchée par le législateur, une fois la base de l’ordonnance de blocage établie, le requérant en révision ne peut se dispenser de présenter une preuve adéquate, de nature à démontrer l’absence de motifs raisonnables et probables au soutien de l’ordonnance de blocage. Le problème de l’innocence ou de la culpabilité des intimés, suivant les normes du procès criminel, ne relève pas de cette partie des procédures. Cette question devra être examinée au moment du procès criminel, au cours duquel, sans égard au contenu de débats sur les procédures conservatoires, les intimés bénéficieront pleinement des garanties constitutionnelles pertinentes, notamment de la présomption d’innocence.
91 La position adoptée par le Juge en chef comporte le risque d’assimiler des étapes fort différentes de la procédure criminelle. Elle tend à confondre les mesures préparatoires et conservatoires que sont les saisies et ordonnances de blocage à la confiscation elle-même. Elle brouille la distinction entre des stades et des actes de la procédure criminelle que le législateur entend différencier. Dans le contexte de ce système procédural, il arrivera inéluctablement que des ordonnances de blocage ne seront pas suivies de confiscation, si le déroulement du procès ne permet pas de constituer et de présenter une preuve conforme à la norme pénale stricte. Cette possibilité, toujours présente, n’autorise pas les cours à confondre des mesures conservatoires, qui n’engagent pas la culpabilité et laissent intact le débat sur celle-ci, avec le procès pénal qui réglera cette question. À ce stade préparatoire, chaque partie assume son fardeau de preuve. L’examen attentif et complet de la preuve présentée par les parties, en évitant les erreurs commises par le juge de la révision, établit que les intimés ont échoué dans cette tâche.
92 La partie la plus difficile du débat concerne les immeubles. Encore ici, toutefois, il faut au départ se souvenir que les intimés assumaient le fardeau de la preuve. Dans la mesure où les immeubles se trouvaient bloqués, sur la base des informations apparemment suffisantes fournies par le ministère public à l’étape de l’autorisation, qui établissaient à tout le moins que le pouvoir de confiscation prévu au par. 462.38(2) serait applicable, les intimés devaient démontrer que ces immeubles n’étaient pas des produits de la criminalité. Il leur fallait établir une preuve suffisamment forte, conforme à la norme des probabilités, qu’il n’existait pas de motifs raisonnables et probables pour l’autorisation de blocage. Ils devaient en substance établir selon cette norme l’origine des fonds qui avaient permis l’acquisition de ces immeubles. Le juge siégeant en révision semble, à cet égard, avoir mal compris cette obligation d’établir la source des fonds qui ont permis la réalisation des projets de condos industriels.
93 La partie centrale de la preuve soumise par les intimés se retrouvait dans une expertise comptable et dans le témoignage d’un comptable agréé du cabinet Raymond, Chabot, Grant, Thornton. Celui-ci a bien expliqué les limites de sa mission comptable. Cette dernière se limitait à la préparation d’états financiers non vérifiés à l’aide de données fournies par ses clients et à les expliquer à partir d’informations généralement non contrôlées.
94 Le travail de cet expert a permis de mettre en ordre un ensemble d’entrées comptables diverses pour tenter d’établir une équivalence entre les investissements et des sources de fond. Sauf pour une marge de crédit d’environ 175 000 $ ouverte par une Caisse populaire et, possiblement, un prêt d’une parente de Laroche, après la vente de sa maison, tout ce que cette expertise démontre est que des fonds auraient été utilisés. Dans la majeure partie des cas, l’origine de ceux-ci demeure incertaine ou inexpliquée. Pour satisfaire au fardeau de preuve imposé aux intimés, il aurait fallu présenter des explications sur les fonds ou les avances utilisés par les intimés, sur l’origine et la nature de ces liquidités qui auraient permis de financer ces constructions en ne recourant que de manière très limitée à une institution financière. Cette preuve n’était pas adéquate et ne justifiait pas la révision de l’autorisation quant aux immeubles.
VII. Conclusion
95 Pour ces motifs, le pourvoi devrait être accueilli en partie. Le jugement de la Cour supérieure annulant l’ordonnance de blocage et les mandats de saisie devrait être cassé, sauf à l’égard des 24 véhicules automobiles saisis sans autorisation. Sous cette réserve, l’ordonnance de blocage et les mandats de saisie autorisés par le juge Pinard de la Cour du Québec seraient rétablis.
Pourvoi accueilli en partie, le juge en chef McLachlin et le juge Arbour sont dissidentes en partie.
Procureur de l’appelant : Le substitut du Procureur général, Ste-Foy.
Procureurs des intimés : Desrosiers, Turcotte, Marchand, Massicotte, Montréal.
Procureur de l’intervenant le procureur général du Canada : Le ministère de la Justice, Ottawa.
Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Ontario : Le ministère du Procureur général, Toronto.