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04/02/2020 | BELGIQUE | N°P.19.1086.N

Belgique | Belgique, Cour de cassation, 04 février 2020, P.19.1086.N


N° P.19.1086.N
LE PROCUREUR GÉNÉRAL PRÈS LA COUR D’APPEL DE GAND,
demandeur en cassation,
contre
M. A.,
prévenu,
défendeur en cassation.
I. LA PROCÉDURE DEVANT LA COUR
Le pourvoi est dirigé contre un arrêt rendu le 15 octobre 2019 par la cour d’appel de Gand, chambre correctionnelle.
Le demandeur invoque un moyen dans un mémoire annexé au présent arrêt, en copie certifiée conforme.
Le 21 janvier 2020, l’avocat général Bart De Smet a déposé des conclusions écrites au greffe de la Cour.
À l’audience du 4 février 2020, le co

nseiller Erwin Francis a fait rapport et l’avocat général précité a conclu.
II. LA DÉCISION DE LA COUR
Sur ...

N° P.19.1086.N
LE PROCUREUR GÉNÉRAL PRÈS LA COUR D’APPEL DE GAND,
demandeur en cassation,
contre
M. A.,
prévenu,
défendeur en cassation.
I. LA PROCÉDURE DEVANT LA COUR
Le pourvoi est dirigé contre un arrêt rendu le 15 octobre 2019 par la cour d’appel de Gand, chambre correctionnelle.
Le demandeur invoque un moyen dans un mémoire annexé au présent arrêt, en copie certifiée conforme.
Le 21 janvier 2020, l’avocat général Bart De Smet a déposé des conclusions écrites au greffe de la Cour.
À l’audience du 4 février 2020, le conseiller Erwin Francis a fait rapport et l’avocat général précité a conclu.
II. LA DÉCISION DE LA COUR
Sur le moyen :
1. Le moyen est pris de la violation de l’article 88quater, §§ 1 et 3, du Code d’instruction criminelle : l’arrêt acquitte le défendeur de la prévention B, du chef de laquelle ce dernier était poursuivi pour avoir refusé de donner suite à l’ordre du juge d’instruction de fournir le code d’accès aux téléphones portables trouvés en sa possession ; il considère qu’une telle obligation est incompatible avec le droit au silence du défendeur et avec l’interdiction de forcer l’auto-incrimination, déduits notamment de la présomption d’innocence énoncée aux articles 6, § 2, de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, 14, § 2, et 14, § 3, g), du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, et précisés aux articles 6 et 7 de la directive (UE) 2016/343 du 9 mars 2016 portant renforcement de certains aspects de la présomption d’innocence et du droit d’assister à son procès dans le cadre des procédures pénales ainsi qu’aux considérants 25 et 27 du préambule de cette directive ; toutefois, le droit de garder le silence et le droit de ne pas s’accuser soi-même, comme interprétés par la Cour européenne des droits de l’homme, n’interdisent pas d’imposer à un suspect une obligation d’information pénalement sanctionnée en vue d’obtenir des éléments de preuve matériels qui, comme en l’espèce, sont statiques, existent indépendamment de sa volonté et ne sont, en tant que tels, pas de nature à l’incriminer ; cette situation est comparable à l’obtention de données biométriques sur la base desquelles des éléments de preuve peuvent être trouvés.
2. L’article 88quater, § 1er, du Code d’instruction criminelle dispose que le juge d’instruction peut ordonner à toute personne dont il présume qu’elle a une connaissance particulière :
- du système informatique qui fait l’objet de la recherche ou de l’extension de celle-ci visée à l’article 88ter ou
- des services qui permettent de protéger ou de crypter des données qui sont stockées, traitées ou transmises par un système informatique,
de fournir des informations sur le fonctionnement de ce système et sur la manière d’y accéder ou d’accéder aux données qui sont stockées, traitées ou transmises par un tel système, dans une forme compréhensible.
Le paragraphe 3 de cet article sanctionne celui qui refuse de fournir cette collaboration.
3. En vertu de ces dispositions, est entre autres punissable un suspect qui, bien qu’il connaisse le code d’accès à un système informatique à explorer, tel un GSM, refuse de le communiquer malgré une ordonnance délivrée en ce sens par le juge d’instruction. Il est requis qu’au moment où l’information est demandée, l’autorité de recherche ou d’instruction ait déjà découvert l’appareil sans recours à la contrainte sur la personne, et que l’instance poursuivante démontre, sans doute raisonnable, que la personne visée connaît le code d’accès.
4. L’article 6, § 2, de la Convention dispose que toute personne accusée d’une infraction est présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie.
5. L’article 14, § 2, du Pacte international a la même portée. L’article 14, § 3, g), dudit Pacte ajoute que toute personne accusée d’une infraction pénale a le droit de ne pas être forcée de témoigner contre elle-même ou de s’avouer coupable.
6. La directive (UE) 2016/343 dispose ce qui suit :
- à l'article 6.1 : « Les États membres veillent à ce que l'accusation supporte la charge de la preuve visant à établir la culpabilité des suspects et des personnes poursuivies. Cette disposition s'entend sans préjudice de toute obligation incombant au juge ou à la juridiction compétente de rechercher des éléments de preuve tant à charge qu'à décharge, et sans préjudice du droit de la défense de présenter des éléments de preuve conformément au droit national applicable » ;
- à l’article 7 :
« 1. Les États membres veillent à ce que les suspects et les personnes poursuivies aient le droit de garder le silence en ce qui concerne l'infraction pénale qu'ils sont soupçonnés d'avoir commise ou au titre de laquelle ils sont poursuivis.
2. Les États membres veillent à ce que les suspects et les personnes poursuivies aient le droit de ne pas s'incriminer eux-mêmes.
3. L'exercice du droit de ne pas s'incriminer soi-même n'empêche pas les autorités compétentes de recueillir les preuves qui peuvent être obtenues légalement au moyen de pouvoirs de contrainte licites et qui existent indépendamment de la volonté des suspects ou des personnes poursuivies.
4. Les États membres peuvent autoriser leurs autorités judiciaires à tenir compte, lorsqu'elles rendent leur jugement, de l'attitude coopérative des suspects et des personnes poursuivies.
5. L'exercice par les suspects et les personnes poursuivies du droit de garder le silence ou du droit de ne pas s'incriminer soi-même ne saurait être retenu contre eux, ni considéré comme une preuve qu'ils ont commis l'infraction pénale concernée ».
La directive dispose également ce qui suit dans le préambule :
- au considérant 24 : « Le droit de garder le silence constitue un aspect important de la présomption d'innocence et devrait servir de rempart contre l'auto-incrimination » ;
- au considérant 25 : « Le droit de ne pas s'incriminer soi-même constitue également un aspect important de la présomption d'innocence. Les suspects et les personnes poursuivies ne devraient pas être forcés, lorsqu'il leur est demandé de faire des déclarations ou de répondre à des questions, de produire des preuves ou des documents ou de fournir des informations pouvant conduire à leur propre incrimination » ;
- au considérant 27 : « Le droit de garder le silence et le droit de ne pas s'incriminer soi-même impliquent que les autorités compétentes ne devraient pas contraindre les suspects ou les personnes poursuivies à fournir des informations si ces personnes ne souhaitent pas le faire. Afin de déterminer si le droit de garder le silence ou le droit de ne pas s'incriminer soi-même a été violé, il convient de tenir compte de l'interprétation donnée par la Cour européenne des droits de l'homme du droit à un procès équitable en vertu de la Convention européenne des droits de l'homme » ;
- au considérant 29 : « L'exercice du droit de ne pas s'incriminer soi-même ne devrait pas empêcher les autorités compétentes de réunir les preuves que l'on peut obtenir légalement du suspect ou de la personne poursuivie en recourant à des pouvoirs de contrainte licites et qui existent indépendamment de la volonté du suspect ou de la personne poursuivie, tels que des documents recueillis en vertu d'un mandat, des documents pour lesquels est prévue une obligation légale de conservation et de production sur demande, les échantillons d'air expiré, de sang et d'urine ainsi que les tissus corporels en vue d'une analyse de l'ADN ».
7. Ni ces dispositions conventionnelles et considérants, ni aucun principe général de droit reposant sur ceux-ci n’empêchent l’incrimination et la sanction d’un suspect en application de l’article 88quater, §§ 1 et 3, du Code d’instruction criminelle, tel qu’interprété ci-dessus.
8. À cet égard, il convient de tenir compte, entre autres, de ce qui suit :
- il ressort des motifs que l’arrêt reprend du jugement entrepris qu’il y avait des indices que le défendeur était venu acheter des stupéfiants en Belgique. Il disposait de deux téléphones portables dont il a refusé de donner le code d’accès ;
- des pièces auxquelles la Cour peut avoir égard, il n’apparaît pas que, devant les juges d’appel, il ait été contesté que la police a trouvé les téléphones portables sans recours à la contrainte à l’égard du défendeur, que celui-ci connaissait les codes d’accès visés ou que l’information demandée était proportionnée à l’enquête sur les faits mentionnés ;
- le droit de ne pas s’auto-incriminer et la présomption d’innocence ne sont pas absolus et doivent être mis en balance avec d’autres droits comme le droit à la liberté et à la sécurité garanti par l’article 5 de la Convention et l’interdiction de l’abus de droit mentionnée à l’article 17 de la Convention ;
- le droit de ne pas s’auto-incriminer vise en premier lieu à garantir le droit à un procès équitable en excluant les déclarations inexactes faites sous la contrainte ;
- le code d’accès à un système informatique existe indépendamment de la volonté de la personne qui a connaissance de ce code. Ce dernier reste inchangé qu’il soit communiqué ou non et entre en ligne de compte pour un contrôle immédiat. Il n’existe aucun risque pour la fiabilité des éléments de preuve ;
- le code d’accès est neutre et il est à distinguer des données éventuellement incriminantes qui peuvent être retrouvées au moyen du système informatique ;
- l’information demandée, même si la [non-]communication de celle-ci est sanctionnée d’importantes peines d’emprisonnement, et l’utilisation qui en est faite, sont limitées. Cette information ne porte que sur le code d’accès à un système informatique déjà découvert et illisible sans elle. Il doit en outre être démontré que le prévenu connaissait ce code. Le droit de celui-ci de présenter complètement sa défense à propos des données retrouvées demeure inchangé.
- l’état actuel de la technologie rend très difficile voire impossible d’accéder à un système informatique protégé par une application de cryptage, alors que de telles applications sont aisément disponibles. Par conséquent, l’information demandée est nécessaire à la manifestation de la vérité.
9. Dès lors, en statuant ainsi que le moyen l’énonce, l’arrêt ne justifie pas légalement sa décision.
Le moyen est fondé.
Le contrôle d’office pour le surplus
Les formalités substantielles ou prescrites à peine de nullité ont été observées et la décision est conforme à la loi.
PAR CES MOTIFS,
LA COUR
Casse l’arrêt attaqué, sauf en tant qu'il déclare les appels recevables et détermine la saisine de la juridiction d’appel.
Ordonne que mention du présent arrêt sera faite en marge de l’arrêt partiellement cassé ;
Rejette le pourvoi pour le surplus ;
Laisse un dixième des frais du pourvoi à charge de l’État ;
Réserve la décision sur le surplus des frais afin qu'il soit statué sur celui-ci par la juridiction de renvoi ;
Renvoie la cause à la cour d’appel d’Anvers.
Ainsi jugé par la Cour de cassation, deuxième chambre, à Bruxelles, où siégeaient Filip Van Volsem, conseiller faisant fonction de président, Peter Hoet, Antoine Lievens, Erwin Francis et Sidney Berneman, conseillers, et prononcé en audience publique du quatre février deux mille vingt par le conseiller faisant fonction de président Filip Van Volsem, en présence de l’avocat général Alain Winants, avec l’assistance du greffier Kristel Vanden Bossche.
Traduction établie sous le contrôle du conseiller Eric de Formanoir et transcrite avec l’assistance du greffier Tatiana Fenaux.


Synthèse
Formation : Chambre 2n - tweede kamer
Numéro d'arrêt : P.19.1086.N
Date de la décision : 04/02/2020
Type d'affaire : Droit pénal - Droit international public

Analyses

En vertu de l’article 88quater, §§ 1er et 3, du Code d’instruction criminelle, est entre autres punissable un suspect qui, bien qu’il connaisse le code d’accès à un système informatique à explorer, tel un téléphone portable, refuse de le communiquer malgré l’ordre émis en ce sens par le juge d’instruction; il est requis qu’au moment où l’information est demandée, l’autorité de recherche ou d’instruction ait déjà découvert l’appareil sans recours à la contrainte sur la personne et que l’instance poursuivante démontre, sans doute raisonnable, que la personne visée connaît le code d’accès (1). (1) Voir les concl. du MP publiées à leur date dans AC.

INSTRUCTION EN MATIERE REPRESSIVE - INSTRUCTION - Actes d'instruction - Saisie d'un système informatique - Cryptage de messages - Ordre du juge d'instruction tendant au décryptage - Droit au silence - Conditions - INFORMATIQUE - Instruction en matière répressive - Saisie d'un système informatique - Cryptage de messages - Ordre du juge d'instruction tendant au décryptage - Conditions [notice1]

Aucune disposition conventionnelle, ni aucun principe général de droit reposant sur une telle disposition, n’empêche l’incrimination et la sanction d’un suspect qui refuse de communiquer le code d’accès à son téléphone portable malgré l’ordre émis en ce sens par le juge d’instruction; à cet égard, il convient notamment de prendre en compte que le droit de ne pas s’auto-incriminer et la présomption d’innocence ne sont pas absolus, que le code d’accès à un système informatique existe indépendamment de la volonté de la personne qui a connaissance de ce code, que cette collaboration forcée n’implique donc aucun risque pour la fiabilité des éléments de preuve et que l’état actuel de la technologie rend très difficile voire impossible d’accéder à un système informatique protégé par une application de cryptage (1). (1) Voir les concl. du MP publiées à leur date dans AC.

DROITS DE L'HOMME - CONVENTION DE SAUVEGARDE DES DROITS DE L'HOMME ET DES LIBERTES FONDAMENTALES - Article 6 - Article 6, § 1er - Droit au silence - Droit de ne pas contribuer à sa propre condamnation - Ordre du juge d'instruction tendant à voir communiquer le code d'accès à un téléphone portable - Portée [notice3]


Références :

[notice1]

Code d'instruction criminelle - 17-11-1808 - Art. 88quater, § 1er et 3 - 30 / No pub 1808111701

[notice3]

Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950 - 04-11-1950 - Art. 6, § 1er et 2 - 30 / Lien DB Justel 19501104-30 ;

Pacte international relatif aux droits civils et politiques - 19-12-1966 - Art. 14 - 31 / Lien DB Justel 19661219-31 ;

Directive 2016/343/UE du Parlement Européenne et du Conseil du 9 mars 2016 - 09-03-2016 - Art. 7


Composition du Tribunal
Président : VAN VOLSEM FILIP
Greffier : VANDEN BOSSCHE KRISTEL
Ministère public : WINANTS ALAIN, DE SMET BART
Assesseurs : HOET PETER, LIEVENS ANTOINE, FRANCIS ERWIN, BERNEMAN SIDNEY, COUWENBERG ILSE

Origine de la décision
Date de l'import : 19/12/2022
Fonds documentaire ?: juportal.be
Identifiant URN:LEX : urn:lex;be;cour.cassation;arret;2020-02-04;p.19.1086.n ?

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