Par une requête enregistrée le 16 avril 2021 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, l'association " Génération identitaire ", M. B... C... et Mme A...-E... D... demandent au Conseil d'Etat :
1°) d'annuler pour excès de pouvoir le décret du 3 mars 2021 par lequel le Président de la République a dissous l'association " Génération identitaire " ;
2°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 4 000 euros à verser à chacun des requérants au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
- la Constitution, notamment son Préambule ;
- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
- l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 ;
- le code des relations entre le public et l'administration ;
- le code de la sécurité intérieure ;
- le code du sport ;
- la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse ;
- le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de M. David Moreau, Maître des Requêtes,
- les conclusions de M. Alexandre Lallet, rapporteur public ;
La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SCP Buk Lament - Robillot, avocat de l'Association Generation Identitaire, de M. B... C... et de Mme A...-thaïs D... ;
Considérant ce qui suit :
1. L'association " Génération identitaire ", son président et sa porte-parole demandent l'annulation du décret du 3 mars 2021 par lequel le Président de la République a prononcé la dissolution de cette association sur le fondement des 2° et 6° de l'article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure.
2. Aux termes de l'article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure " Sont dissous, par décret en conseil des ministres, toutes les associations ou groupements de fait : (...) 2°) (...) qui présentent, par leur forme et leur organisation militaires, le caractère de groupes de combat ou de milices privées ; (...) 6° (...) qui, soit provoquent à la discrimination, à la haine ou à la violence envers une personne ou un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée, soit propagent des idées ou théories tendant à justifier ou encourager cette discrimination, cette haine ou cette violence (...) ".
Sur la question prioritaire de constitutionnalité dirigée contre l'article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure :
3. Aux termes du premier alinéa de l'article 23-5 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel : " Le moyen tiré de ce qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution peut être soulevé (...) à l'occasion d'une instance devant le Conseil d'Etat (...) ". Il résulte des dispositions de ce même article que le Conseil constitutionnel est saisi de la question prioritaire de constitutionnalité à la triple condition que la disposition contestée soit applicable au litige ou à la procédure, qu'elle n'ait pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement des circonstances, et que la question soit nouvelle ou présente un caractère sérieux.
4. En premier lieu, aux termes de l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen : " La loi est l'expression de la volonté générale. Tous les citoyens ont droit de concourir personnellement, ou par leurs représentants, à sa formation. Elle doit être la même pour tous, soit qu'elle protège, soit qu'elle punisse. (...) ". Le principe d'égalité ne s'oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes ni à ce qu'il déroge à l'égalité pour des raisons d'intérêt général, pourvu que, dans l'un et l'autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l'objet de la loi qui l'établit.
5. Les requérants soutiennent que les dispositions du 6° de l'article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure méconnaissent le principe d'égalité dès lors que l'article L. 332-18 du code du sport, pour les associations ou groupements de fait ayant pour objet le soutien à des associations sportives, et l'article L. 227-1 du code de sécurité intérieure, pour les lieux de culte, prévoient pour des faits identiques de provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence, des mesures graduées, respectivement, de suspension ou de fermeture temporaire. Toutefois, d'une part, un tel grief ne peut être utilement soulevé en ce qui concerne la fermeture des lieux de culte, eu égard à l'objet des dispositions législatives et à la différence de situation existant entre les associations et ces lieux de culte. D'autre part, la seule circonstance que le législateur ait prévu, par l'article L. 332-18 du code du sport, la possibilité de dissoudre mais aussi de suspendre pour une durée maximale de douze mois toute association ou groupement de fait ayant pour objet le soutien à une association sportive " dont des membres ont commis en réunion, en relation ou à l'occasion d'une manifestation sportive, des actes répétés ou un acte d'une particulière gravité et qui sont constitutifs de dégradations de biens, de violence sur des personnes ou d'incitation à la haine ou à la discrimination (...) " pour des faits qui, au demeurant, ne sont pas identiques à ceux auxquels se réfère l'article litigieux du code de la sécurité intérieure, ne saurait, eu égard à l'objet des dispositions législatives et à la différence de situation entre ces associations, établir l'existence d'une méconnaissance du principe d'égalité.
6. Les requérants soutiennent, en deuxième lieu, que les dispositions du 2° et du 6° de l'article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure sont entachées d'une incompétence négative affectant directement la liberté d'association, faute de définir de façon suffisamment précise la fréquence à laquelle les agissements qu'elles mentionnent doivent avoir été commis pour justifier une dissolution, et, s'agissant seulement du 6°, faute d'avoir subordonné la notion de provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence à sa qualification préalable par le juge pénal sur le fondement de l'article 24 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, d'une part, et faute d'avoir suffisamment précisé les notions de " provocation " à la discrimination, à la haine ou à la violence et de " propagation " d'idées ou de théories encourageant de tels agissements, d'autre part. Toutefois, dès lors que la décision de dissolution doit répondre, sous le contrôle du juge de l'excès de pouvoir qui en contrôle l'adaptation, la nécessité et la proportionnalité, à la nécessité de sauvegarder l'ordre public, compte tenu de la gravité des troubles qui sont susceptibles de lui être portés par les associations et groupements visés par ces dispositions, le législateur a pu, sans méconnaître sa propre compétence, ne pas définir plus précisément les faits, mentionnés au 2° et 6° de l'article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure, susceptibles de justifier une telle mesure, ni, s'agissant d'une mesure de police, la subordonner au constat et à la sanction préalables par le juge pénal d'infractions correspondant à ces faits.
7. Il résulte de ce qui précède que la question soulevée, qui n'est pas nouvelle, ne présente pas un caractère sérieux. Ainsi, sans qu'il soit besoin de renvoyer au Conseil constitutionnel la question prioritaire de constitutionnalité invoquée, le moyen tiré de ce que l'article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure porterait atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit doit être écarté.
Sur les autres moyens de la requête :
8. En premier lieu, aux termes de l'article L. 122-1 du code des relations entre le public et l'administration : " Les décisions mentionnées à l'article L. 211-2 n'interviennent qu'après que la personne intéressée a été mise à même de présenter des observations écrites et, le cas échéant, sur sa demande, des observations orales (...) ". Le courrier du 11 février 2021, reçu le 12, par lequel le ministre de l'intérieur a informé l'association du projet de dissolution, mentionnait que celle-ci disposait d'un délai de dix jours à compter de sa notification pour présenter ses observations. Ce délai ne saurait, dans les circonstances de l'espèce, être regardé comme insuffisant, alors même que le courrier se référait à un nombre important de faits reprochés à l'association. Au surplus, il n'est pas contesté que le président de l'association n'a pas demandé à présenter des observations orales en complément de ses observations écrites, comme le lui permettaient les dispositions précitées du code des relations entre le public et l'administration. Il résulte de ce qui précède que le moyen tiré du non-respect de la procédure contradictoire doit être écarté.
9. En deuxième lieu, il ressort des pièces du dossier que l'association " Génération identitaire " propage depuis plusieurs années, par ses dirigeants, ses structures locales et ses militants, un discours et des idées assimilant de manière systématique les personnes d'origine non-européenne à des délinquants et une menace à combattre, et les personnes de confession musulmane à des islamistes radicaux. Elle a notamment instrumentalisé plusieurs faits divers impliquant des personnes d'origine étrangère pour désigner les étrangers et les musulmans à la vindicte, à travers des messages diffusés par voie d'affichage, par Internet ou par les réseaux sociaux, tels que " Immigration, Racaille, Islamisation - Reconquête - Génération identitaire ", " On les accueille, ils nous égorgent " ou " L'immigration tue ", et en appelant à " combattre l'ennemi de notre peuple ". Certains de ses membres ou sympathisants connus d'elle ont par ailleurs été condamnés pénalement pour des actes de violence à l'encontre de personnes en raison de leur appartenance ethnique réelle ou supposée, de provocation à un acte de terrorisme et provocation publique à la haine ou à la violence sans que l'association, contrairement à ce qu'elle soutient, s'en soit désolidarisée. L'association " Génération identitaire " entretient enfin, par le biais de plusieurs de ses membres dirigeants, des liens avec des groupuscules appelant à la discrimination, à la violence ou à la haine contre les étrangers. L'ensemble de ces agissements tendent à justifier ou à encourager la discrimination, la haine ou la violence envers les personnes d'origine non-européenne, en particulier celles de confession musulmane, et sont donc de nature à justifier la dissolution de l'association " Génération identitaire " sur le fondement du 6° de l'article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure, sans que puisse y faire obstacle la circonstance que certains événements dans lesquels des membres de l'association étaient impliqués n'avaient pas fait l'objet, à la date du décret attaqué, de condamnations ou même de poursuites pénales. Si les requérants soutiennent à juste titre que l'administration ne pouvait opposer à l'association ni le seul fait d'avoir accepté depuis 2012 des dons de l'auteur de l'attentat de Christchurch en 2019, ni la seule circonstance qu'un tee-shirt au logo de l'association a été retrouvé chez un individu ayant été interpellé en 2020 pour des faits d'association de malfaiteurs en vue de commettre un acte de terrorisme, le Président de la République aurait pu prendre la même décision, au titre du 6° de l'article L. 212-1, en ne se fondant que sur les agissements précédemment relevés, qui étaient à eux seuls de nature à justifier la mesure prise.
10. Dès lors qu'il résulte de l'instruction que le Président de la République aurait pris la même décision s'il n'avait retenu que ce premier motif, le moyen tiré de la méconnaissance des dispositions précitées de l'article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure doit être écarté, sans qu'il soit besoin de se prononcer sur la légalité du second motif de la dissolution fondé sur le 2° de cet article.
11. En dernier lieu, eu égard au caractère répété des agissements de l'association " Génération identitaire " et de ses membres et à la gravité des risques qu'ils créent pour l'ordre public et la sécurité publique, les moyens tirés de la disproportion de la mesure de dissolution et de la méconnaissance des stipulations des articles 10 et 11 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales garantissant, respectivement, la liberté d'expression et la liberté d'association, doivent être écartés.
12. Il résulte de l'ensemble de ce qui précède que les conclusions de l'association " Génération identitaire " et autres tendant à l'annulation du décret de dissolution du 3 mars 2021 doivent être rejetées. Il en va de même, par voie de conséquence, de leurs conclusions présentées au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
D E C I D E :
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Article 1er : Il n'y a pas lieu de transmettre au Conseil constitutionnel la question prioritaire de constitutionnalité soulevée par l'association " Génération identitaire " et autres.
Article 2 : La requête de l'association " Génération identitaire " et autres est rejetée.
Article 3 : La présente décision sera notifiée à l'association " Génération identitaire ", à M. B... C..., à Mme A...-E... D..., au Premier ministre et au ministre de l'intérieur.
Copie en sera adressée au Président de la République et au Conseil constitutionnel.