COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : Deans Knight Income Corp. c. Canada, 2023 CSC 16
Appel entendu : 2 novembre 2022
Jugement rendu : 26 mai 2023
Dossier : 39869
Entre :
Deans Knight Income Corporation
Appelante
et
Sa Majesté le Roi
Intimé
- et -
Procureur général de l’Ontario, Chambre de commerce du Canada, Tax Executives Institute, Inc., et Agence du Revenu du Québec
Intervenants
Traduction française officielle
Coram : Le juge en chef Wagner et les juges Karakatsanis, Côté, Brown*, Rowe, Martin, Kasirer, Jamal et O’Bonsawin
Motifs de jugement :
(par. 1 à 141)
Le juge Rowe (avec l’accord du juge en chef Wagner et des juges Karakatsanis, Martin, Kasirer, Jamal et O’Bonsawin)
Motifs dissidents :
(par. 142 à 197)
La juge Côté
Note : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada.
* Le juge Brown n’a pas participé au dispositif final du jugement.
Deans Knight Income Corporation Appelante
c.
Sa Majesté le Roi Intimé
et
Procureur général de l’Ontario,
Chambre de commerce du Canada,
Tax Executives Institute, Inc., et
Agence du Revenu du Québec Intervenants
Répertorié : Deans Knight Income Corp. c. Canada
2023 CSC 16
No du greffe : 39869.
2022 : 2 novembre; 2023 : 26 mai.
Présents : Le juge en chef Wagner et les juges Karakatsanis, Côté, Brown*, Rowe, Martin, Kasirer, Jamal et O’Bonsawin.
en appel de la cour d’appel fédérale
Droit fiscal — Impôt sur le revenu — Évitement fiscal — Application de la règle générale anti‑évitement — Limites aux pertes déductibles du revenu imposable — Société générant un revenu insuffisant pour utiliser des pertes autres que des pertes en capital et d’autres attributs fiscaux des années précédentes pour réduire l’impôt sur le revenu qu’elle doit payer — Séries d’opérations réalisées par la société et d’autres parties et déduction par la société de pertes autres que des pertes en capital du revenu tiré d’une nouvelle entreprise d’investissement — Déductions refusées par le ministre — Décision de la Cour canadienne de l’impôt portant que les opérations constituaient de l’évitement fiscal, mais qu’elles n’étaient pas abusives au sens de la règle générale anti‑évitement — Conclusion de la Cour d’appel portant que les opérations étaient abusives — La règle générale anti‑évitement s’applique-t-elle pour refuser à la société les déductions pour pertes autres que des pertes en capital? — Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. 1985, c. 1 (5e suppl.), art. 111(5), 245.
L’alinéa 111(1)a) de la Loi de l’impôt sur le revenu autorise les contribuables à effectuer un report prospectif ou rétrospectif de pertes autres qu’en capital au cours d’années d’imposition suivantes ou précédentes afin de réduire les revenus imposables de ces années‑là. Toutefois, le par. 111(5) prévoit des restrictions au report de pertes par une société en cas d’acquisition du contrôle de la société par une personne ou un groupe de personnes, à moins que la société poursuive une entreprise similaire ou identique à celle qui a entraîné les pertes. Avant les opérations en cause, Deans Knight Income Corporation (« Deans Knight »), agissant à cette époque sous le nom Forbes Medi‑Tech Inc. (« Forbes »), avait accumulé environ 90 M$ en pertes autres qu’en capital, en dépenses pour la recherche scientifique et le développement et en crédits d’impôt à l’investissement inutilisés, mais compte tenu de ses difficultés financières, elle ne disposait pas de revenus qui pouvaient être réduits par ses pertes antérieures. Elle a conclu une convention d’investissement avec la société de capital de risque Matco, et un arrangement complexe a été conçu pour profiter de la déduction pour report des pertes prévue à l’al. 111(1)a) sans déclencher l’application de la restriction prévue au par. 111(5). Premièrement, les actifs et les passifs de Forbes ont été transférés à une nouvelle société mère, Newco. Deuxièmement, aux termes de la convention d’investissement, Matco a acheté une débenture convertible en un certain nombre d’actions votantes et en la totalité des actions non votantes que Newco détenait dans Forbes. Bien que Newco ne fût pas tenue de vendre ses actions à Matco, elle avait reçu la promesse qu’elle recevrait au moins un montant garanti si elle vendait les actions ou si aucune occasion d’affaires ne se présentait. Troisièmement, Matco devait trouver une nouvelle entreprise pour Forbes, laquelle servirait à lever des fonds au moyen d’un premier appel public à l’épargne (« PAPE »). Les profits de cette entreprise seraient à l’abri de l’impôt grâce aux attributs fiscaux dont Forbes ne pouvait se servir au départ. Sauf dans le contexte de la mise en œuvre de la convention d’investissement, Newco et Forbes ne pouvaient pas s’adonner à diverses activités sans le consentement de Matco. Les opérations prévues par l’arrangement se sont déroulées comme prévu. Matco a trouvé une société de gestion de fonds communs de placement, Deans Knight Capital Management, qui a accepté d’utiliser Forbes pour un PAPE grâce auquel elle lèverait des fonds pour investir dans des instruments de créance à haut rendement. Le nom de Forbes a été changé pour Deans Knight. Le PAPE et l’entreprise d’investissement ont eu du succès. Par conséquent, pour les années d’imposition 2009 à 2012, Deans Knight a déduit la plupart de ses pertes autres qu’en capital pour réduire ses obligations fiscales.
Le ministre a établi une nouvelle cotisation pour Deans Knight et a refusé les déductions. Deans Knight a contesté la nouvelle cotisation et interjeté appel devant la Cour canadienne de l’impôt. En plus d’autres arguments, le ministre a fait valoir que la règle générale anti‑évitement à l’art. 245 de la Loi de l’impôt sur le revenu (« RGAÉ ») s’appliquait pour refuser les déductions parce que les opérations constituaient des mesures d’évitement fiscal abusif. La Cour canadienne de l’impôt a reconnu que les opérations constituaient des opérations d’évitement fiscal qui ont entraîné un avantage fiscal, mais a conclu qu’elles n’étaient pas abusives. En appel, la Cour d’appel fédérale a statué que les opérations étaient abusives et que la RGAÉ s’appliquait pour justifier le refus des avantages fiscaux. Elle a annulé le jugement de la Cour canadienne de l’impôt et a rejeté l’appel de Deans Knight à l’égard des nouvelles cotisations.
Arrêt (la juge Côté est dissidente) : L’appel est rejeté.
Le juge en chef Wagner et les juges Karakatsanis, Rowe, Martin, Kasirer, Jamal et O’Bonsawin : Les opérations étaient abusives et, par conséquent, la RGAÉ s’applique pour refuser les avantages fiscaux. Le paragraphe 111(5) a pour esprit et objet d’empêcher que des sociétés soient acquises par des parties non liées dans le but de déduire les pertes inutilisées de ces sociétés du revenu d’une autre entreprise au profit de nouveaux actionnaires. En procédant à une série complexe d’opérations, Deans Knight a subi une transformation fondamentale qui accomplit ce que le Parlement cherchait à éviter, tout en contournant tout juste le libellé du par. 111(5). Sans déclencher une « acquisition de contrôle », Matco a obtenu le pouvoir d’un actionnaire majoritaire et transformé fondamentalement les actifs, les passifs, l’identité des actionnaires ainsi que l’entreprise de Deans Knight. Cela a rompu la continuité qui est au cœur de l’objet et l’esprit du par. 111(5). Le résultat atteint par les opérations a contrecarré la raison d’être du par. 111(5) et constituait donc un abus.
La RGAÉ représente le fruit d’un choix du Parlement d’adopter une règle générale pour compléter ses efforts spécifiques pour contrer l’évitement fiscal. Bien que l’évitement fiscal abusif puisse consister en stratégies fiscales qui n’avaient pas été prévues, la règle est conçue plus largement pour englober des situations qui minent l’intégrité du système fiscal en contrecarrant l’objet et l’esprit des dispositions invoquées par le contribuable. Il est inévitable que l’adoption d’une règle générale entraîne une certaine incertitude, mais l’équilibre qu’établit la RGAÉ donne un degré de certitude raisonnable. Une analyse fondée sur la RGAÉ fait appel à un test en trois étapes structuré, et pose les questions suivantes : (1) y a‑t‑il eu avantage fiscal; (2) l’opération ayant généré l’avantage fiscal était‑elle une opération d’évitement; et (3) l’opération d’évitement était‑elle abusive?
Pour analyser si les opérations d’évitement sont abusives, il faut déterminer l’objet et l’esprit des dispositions pertinentes et décider si le résultat des opérations contrecarre cet objet et cet esprit. L’objet et l’esprit des dispositions représentent la raison d’être qui sous‑tend des dispositions particulières ou interdépendantes de la Loi. Il est crucial de distinguer la raison d’être d’une disposition des moyens qui ont été choisis pour y donner effet. L’objet et l’esprit d’une disposition doivent être formulés comme une description de sa raison d’être. Le tribunal ne répète pas le critère qui y est applicable et ne crée pas non plus un nouveau critère secondaire; l’objet et l’esprit sont plutôt une brève description de la raison d’être qui sous‑tend la disposition, comme le fondement de la décision d’accorder un avantage, la conduite que le Parlement souhaitait encourager, ou le résultat ou le méfait que le Parlement a voulu prévenir.
La manière dont le texte, le contexte et l’objet d’une disposition sont utilisés pour établir la raison d’être diffère de celle qu’on en fait dans le contexte de l’interprétation législative classique. Puisque dans le cadre d’une analyse fondée sur la RGAÉ, il faut cerner la raison d’être qui sous-tend les mots, le fait de considérer le texte, le contexte et l’objet de la disposition permet d’assurer que la preuve intrinsèque et extrinsèque utilisée pour cerner cette raison d’être reste liée à la disposition elle‑même. Examiner le texte d’une disposition suppose de se demander en quoi il renseigne sur l’objet de la disposition, car le texte ainsi que la structure de la disposition peuvent éclairer quant aux préoccupations sous‑jacentes du Parlement. Les tribunaux doivent aussi examiner le contexte de la disposition, plus particulièrement la relation entre la disposition dont le contribuable aurait abusé et le régime particulier auquel elle appartient. Il est crucial de comprendre l’objet de la disposition pour effectuer l’analyse fondée sur la RGAÉ, et l’historique législatif et la preuve extrinsèque donnent des indices quant à la raison d’être de dispositions spécifiques.
Une fois que l’objet et l’esprit ont été établis, l’analyse du caractère abusif vise à déterminer si le résultat des opérations contrecarre l’objet et l’esprit de la disposition. Les opérations d’évitement seront jugées abusives lorsque leur résultat : donne lieu à un résultat que les dispositions invoquées visent à empêcher; va à l’encontre de la raison d’être de ces dispositions; ou contourne l’application de certaines dispositions de manière à contrecarrer leur objet ou leur esprit. Le tribunal doit aller au‑delà de la forme juridique qu’ont prise les opérations et leur respect technique des dispositions; il doit comparer leur résultat à la raison d’être sous‑jacente de la disposition et déterminer si cette raison d’être est contrecarrée. Pour tirer une telle conclusion, l’opération doit être manifestement abusive. Toutefois, rien n’empêche d’appliquer la RGAÉ lorsque la Loi prévoit des conditions précises auxquelles il faut satisfaire pour atteindre un résultat en particulier, comme dans le cas d’une règle anti-évitement spécifique; même les dispositions spécifiques rédigées minutieusement sont susceptibles d’abus.
Un examen du texte, du contexte et de l’objet du par. 111(5) révèle sa raison d’être. En ce qui a trait au texte de la disposition, le par. 111(5) constitue une restriction à la capacité d’un contribuable d’utiliser les pertes autres qu’en capital subies durant une autre année d’imposition. Premièrement, le texte du par. 111(5) fait référence au « contrôle », qui a été interprété comme signifiant contrôle de jure. Le critère de contrôle de jure consiste à se demander si la partie qui détient le contrôle a, en vertu des actions qu’elle possède, la capacité d’élire la majorité des membres du conseil d’administration. Deuxièmement, le contrôle doit être acquis par « une personne ou un groupe de personnes ». Troisièmement, le par. 111(5) crée une exception selon laquelle les pertes restent déductibles si, après une acquisition de contrôle, la société exploite la même entreprise ou une entreprise similaire. Ainsi, le lien avec les pertes subies dans le passé n’est rompu que lorsque le contrôle a été acquis et qu’il y a rupture avec les activités antérieures de la société. Le texte du par. 111(5) reflète le souci de refuser le report des pertes en cas de manque de continuité au sein de la société, en fonction à la fois de l’identité de ses actionnaires majoritaires et de ses activités commerciales.
Une analyse contextuelle permet aussi de mieux saisir la raison d’être sous‑jacente du par. 111(5). Tout d’abord, ce dernier doit être examiné compte tenu des principes fondamentaux qui sous‑tendent la Loi de l’impôt sur le revenu. Selon la Loi, chaque personne, y compris une société, est un contribuable distinct, et un principe fondateur prévoit que les contribuables sont assujettis à l’impôt en fonction de leurs propres revenus. Après une acquisition de contrôle et la cessation de l’exploitation de l’entreprise, la société ne peut plus être considérée comme le même contribuable. En outre, le par. 111(5) délimite la portée de la disposition conférant l’avantage fiscal, soit l’al. 111(1)a). Cet alinéa modifie la règle générale selon laquelle chaque contribuable est imposé en fonction de son revenu et de ses pertes au cours d’une seule année d’imposition pour permettre qu’un contribuable puisse déduire des pertes autres qu’en capital du revenu d’une année d’imposition future ou antérieure, mais seul le contribuable qui a subi la perte peut la déduire. Le paragraphe 111(5) garantit que ce principe s’étend aux sociétés. Bien que la société reste la même personne sur le plan juridique après une acquisition de contrôle, l’identité de ceux qui sont derrière la société a changé. Le paragraphe 111(5) fonctionne de manière à ce que les avantages fiscaux liés aux pertes en cause ne profitent pas à un nouvel actionnariat qui exploite une nouvelle entreprise. Cette restriction est compatible avec plusieurs autres dispositions de la Loi qui traitent aussi une société comme un nouveau contribuable après une acquisition de contrôle. Plusieurs raisons expliquent pourquoi le Parlement a préféré le critère du contrôle de jure comme marqueur pour l’application du par. 111(5) : il s’agit d’un repère plus clair que le contrôle de facto, qui confère une plus grande certitude à la plupart des opérations qui ne sont pas motivées par l’évitement fiscal. Toutefois, le critère du contrôle de jure n’explique pas entièrement la raison d’être de la disposition; celle du par. 111(5) devient plus claire après l’examen de dispositions connexes qui à la fois étendent et restreignent les circonstances dans lesquelles une acquisition de contrôle s’est produite, notamment en allant au‑delà de la documentation habituelle considérée pour l’analyse fondée sur le critère du contrôle de jure. Ces dispositions suggèrent que le contrôle de jure ne reflète pas parfaitement ni n’explique complètement le méfait auquel le Parlement souhaitait s’attaquer.
Il est aussi nécessaire d’examiner des éléments de preuve extrinsèques de l’objet que poursuivait le Parlement. L’historique législatif du par. 111(5) illustre que celui‑ci voulait s’attaquer au commerce de sociétés déficitaires, lequel sapait l’assiette fiscale et était source d’iniquité entre les contribuables. Même si les moyens que le Parlement a choisis pour répondre à ces préoccupations ont évolué au fil du temps, la raison pour laquelle il a intégré la restriction au report des pertes autres qu’en capital n’a pas changé. Lorsqu’une société change de mains, et que l’entreprise déficitaire cesse d’être exploitée, la société est en pratique un nouveau contribuable qui ne peut se prévaloir des pertes autres qu’en capital accumulées par l’ancien contribuable. L’exception relative à la continuité des affaires a été incluse pour favoriser le rétablissement d’entreprises non rentables qui nécessitent un nouvel investissement de la part de nouveaux propriétaires afin de renforcer l’entreprise de la société. Bien que la société ait pu changer de mains, le lien de continuité est préservé par un autre marqueur et la justification de l’al. 111(1)a) conserve sa pertinence. Cela confirme que le par. 111(5) sert essentiellement à délimiter les circonstances dans lesquelles le fondement de la règle sur le report de pertes prévue à l’al. 111(1)a) est inexistant.
Considérés ensemble, l’objet et l’esprit du par. 111(5) est d’empêcher que des sociétés soient acquises par des parties non liées dans le but de déduire les pertes inutilisées de ces sociétés du revenu d’une autre entreprise au profit de nouveaux actionnaires. Le Parlement a cherché à garantir que l’absence de continuité quant à l’identité d’une société soit accompagnée d’une rupture correspondante dans la capacité de reporter des pertes autres qu’en capital. Voilà la raison d’être sous‑jacente de la disposition et ce qui explique correctement ce qui a incité le Parlement à adopter le par. 111(5).
Une analyse des opérations en cause démontre que leur résultat a servi à contrecarrer l’objet et l’esprit du par. 111(5) : les opérations ont atteint le résultat que le Parlement voulait prévenir et ont fourni à Matco les avantages d’une acquisition de contrôle, tout en contournant tout juste l’application du par. 111(5). Elles ont entraîné la transformation quasi totale de Deans Knight : elle est devenue une société dotée de nouveaux actifs et passifs, de nouveaux actionnaires et d’une nouvelle entreprise dont le seul lien qui subsistait avec son ancienne vie en tant que personne morale était les attributs fiscaux. Elle a servi de coquille pour une tout autre entreprise choisie par Matco. Cette dernière est parvenue à l’équivalent fonctionnel d’une acquisition du contrôle au moyen de la convention d’investissement, tout en contournant le par. 111(5), parce que les opérations démantelaient les droits et avantages dont jouirait normalement un actionnaire majoritaire. Premièrement, elle a obtenu par contrat la faculté de sélectionner les administrateurs de Deans Knight. Deuxièmement, la convention d’investissement a eu pour effet de restreindre grandement les pouvoirs du conseil d’administration qui, n’eût été l’opération court‑circuit ayant eu lieu dans la présente affaire, surviendrait normalement par la voie d’une convention unanime des actionnaires et qui déclencherait une acquisition du contrôle de jure. Troisièmement, les opérations ont permis à Matco de retirer des avantages financiers importants, tout en privant Newco, l’actionnaire votant majoritaire sur papier, de tous les droits essentiels qu’elle aurait pu habituellement exercer.
Toute liberté résiduelle qu’avait Deans Knight était illusoire, ce qui ne sert qu’à renforcer à quel point les opérations ont contrecarré la raison d’être du par. 111(5). L’acceptation par Deans Knight de l’occasion d’affaires que lui a procurée Matco était un fait accompli, parce que la convention interdisait à Deans Knight de se livrer à toute activité autre que l’étude et l’acceptation de l’occasion d’affaires, et parce que le refus de l’occasion d’affaires était lourd de conséquences. Pour ce qui est de la capacité de Newco de vendre les actions restantes à une partie autre que Matco ou de choisir de ne pas les vendre du tout, les agissements de Deans Knight étaient déjà neutralisés par la convention d’investissement, et les principaux avantages de la propriété d’actions étaient déjà annulés par leur assujettissement à l’approbation de Matco. La capacité de recevoir le montant garanti sans vendre les actions restantes à Matco était importante, car, dans certaines circonstances, l’achat par Matco des actions pouvait déclencher une acquisition de contrôle de jure. La série complexe d’opérations et la souplesse de la convention d’investissement étaient nécessaires uniquement parce que les parties contractantes voulaient commettre le méfait même que le par. 111(5) visait à prévenir. Compte tenu de l’ensemble des circonstances, le résultat atteint par les opérations a clairement contrecarré la raison d’être du par. 111(5).
La juge Côté (dissidente) : L’appel devrait être accueilli et le jugement de la Cour canadienne de l’impôt devrait être rétabli. Les opérations d’évitement n’ont pas contrecarré la raison d’être du par. 111(5), et il n’y a donc pas eu d’abus. La RGAÉ exige une mise en balance minutieuse entre l’intérêt du contribuable de minimiser ses impôts grâce à des moyens techniquement légitimes et l’intérêt législatif de garantir l’intégrité du régime fiscal. Malgré l’adoption non équivoque par le Parlement du critère de contrôle de jure au par. 111(5) de la Loi de l’impôt sur le revenu, les juges majoritaires ont souscrit à une approche ad hoc qui élargit la notion de contrôle en y incluant un vaste éventail de facteurs opérationnels. Cette approche ouvre la voie à l’exercice d’un pouvoir judiciaire discrétionnaire illimité qui résultera en l’application des règles sur la restriction des pertes prévues au par. 111(5) sur la base d’éléments circonstanciels.
L’approche qu’adoptent les juges majoritaires afin de cerner l’objet et l’esprit du par. 111(5) ne tient pas compte du principe fondamental selon lequel la RGAÉ ne sert pas et ne peut pas servir à passer outre l’intention spécifique du Parlement quant à des dispositions spécifiques de la Loi. L’analyse relative à la RGAÉ repose sur la méthode qu’emploie la Cour pour toute interprétation législative, et n’est guère plus qu’une forme spécialisée d’interprétation législative visant à déterminer l’intention du Parlement. Il ne faut pas tenir pour acquis que la RGAÉ joue un rôle dans toutes les opérations et dans tous les contextes. Il y a accord avec les juges majoritaires pour dire que rien n’empêche d’appliquer la RGAÉ lorsque la Loi prévoit des conditions précises auxquelles il faut satisfaire pour atteindre un résultat en particulier, comme dans le cas d’une règle anti‑évitement spécifique; toutefois, le texte d’une disposition peut parfois s’avérer déterminant et expliquer entièrement la raison d’être de la disposition. La question clé est celle de savoir si le Parlement avait spécifiquement l’intention d’empêcher ou de permettre un certain type d’opérations. Lorsqu’il est possible de démontrer qu’une disposition anti‑évitement a été soigneusement conçue de manière à inclure certaines situations et à en exclure d’autres, il est raisonnable d’inférer que le Parlement a choisi de limiter sa portée en conséquence. La RGAÉ a été conçue dans le but d’identifier des stratégies fiscales qui n’avaient pas été prévues, mais si le Parlement rédige une disposition anti‑évitement spécifique qui laisse ouvert un vide hautement prévisible, il est plus probable que ce vide soit intentionnel, et le fait de se fonder sur lui ne devrait pas être considéré comme étant abusif.
Le paragraphe 111(5) est une règle anti‑évitement spécifique qui limite ce qui constituerait autrement des déductions permises aux termes de l’al. 111(1)a), qui permet aux contribuables de déduire les pertes autres qu’en capital pour les fins du calcul du revenu imposable pour une année d’imposition. Lors d’une acquisition de contrôle, le par. 111(5) empêche une société de reporter ses pertes à moins que l’entreprise exploitée par la société qui a subi le changement de contrôle continue d’être exploitée en générant des profits ou avec une attente raisonnable de profits. Il empêche les acquisitions de sociétés faites dans le seul but d’accéder à des attributs fiscaux en restreignant l’utilisation de ces derniers s’ils ont été obtenus lors d’une prise de contrôle. Les tribunaux ont déterminé que l’expression « contrôle » pour les fins de la Loi renvoie au contrôle de jure. Celui‑ci correspond à la propriété d’un nombre suffisant d’actions conférant la majorité des voix lors de l’élection du conseil d’administration de la société. Les documents constitutifs d’une société confèrent le contrôle de jure puisqu’ils restreignent la capacité des actionnaires d’exercer leur droit de vote librement. En revanche, les documents externes créent des obligations contractuelles et non des obligations juridiques ou tenant d’un acte constitutif. Par conséquent, la distinction entre le contrôle de jure et de facto réside dans l’étendue des facteurs qui peuvent être pris en compte pour déterminer qui a le contrôle de la société.
L’objet et l’esprit du par. 111(5) est de restreindre l’accès aux attributs fiscaux lorsqu’une société accède à ceux‑ci au moyen d’un changement de contrôle de jure. Une analyse textuelle, contextuelle et téléologique du par. 111(5) révèle que le Parlement n’a jamais eu l’intention que les tribunaux examinent des facteurs autres que ceux relatifs à la propriété d’actions pour déterminer qui a le contrôle de la société. Les juges majoritaires introduisent la notion d’équivalence fonctionnelle, qui assimile la convention d’investissement à un acte constitutif de la société pour les fins de l’analyse du contrôle. Celle‑ci ne tient pas compte du fait que les actes constitutifs et les accords externes sont exécutés de manières radicalement différentes : un contrat ordinaire ne peut jamais être l’équivalent fonctionnel d’un acte constitutif. La RGAÉ ne peut être invoquée pour passer outre l’intention claire du Parlement, et l’approche des juges majoritaires s’écarte de l’expression claire par le Parlement au par. 111(5) d’un test fondé sur le contrôle de jure pour restreindre l’utilisation des pertes.
Déterminer si une opération d’évitement est abusive requiert un examen approfondi des faits et soulève une question mixte de fait et de droit. En l’absence d’une erreur de principe isolable, l’application du droit aux faits est assujettie à la norme de l’erreur manifeste et déterminante. Aucune erreur du genre n’a été commise en l’espèce. Comme la notion de contrôle de jure est un élément essentiel de l’objet et l’esprit du par. 111(5), la question clé est celle de déterminer si Matco a acquis le contrôle de jure de Deans Knight et si la relation entre Matco et Deans Knight est le point central de l’analyse de l’abus. La décision de la Cour canadienne de l’impôt était raisonnablement appuyée par ses conclusions factuelles et son interprétation de la convention d’investissement. Il n’y a aucune erreur susceptible de révision dans la conclusion de la Cour canadienne de l’impôt selon laquelle Matco n’a pas acquis le contrôle « effectif » de Deans Knight. Jamais Matco n’a‑t‑elle détenu ou eu le droit de détenir suffisamment d’actions pour devenir une actionnaire majoritaire. La convention d’investissement n’a aucune pertinence pour déterminer si Matco avait acquis le contrôle de jure. Elle n’accordait pas à Matco le contrôle sur la vente des actions restantes de Newco après la conversion par Matco des débentures et n’exigeait pas que Matco présente l’occasion de vente de ces actions à des tiers. Le critère de contrôle établi par le Parlement est nettement axé sur les droits de vote découlant de la propriété. Le droit aux dividendes est sans aucune pertinence. Le seul droit de propriété qui importe est le droit de vote — ce que la convention d’investissement n’a pas écarté. La Cour canadienne de l’impôt a tiré une conclusion précise en matière de crédibilité sur le fait que Deans Knight est demeurée libre de ses agissements tout au long des opérations. La caractérisation erronée du par. 111(5) n’a pas vicié cette importante conclusion en matière de crédibilité. Matco n’a pas vraiment acquis Deans Knight au sens pratique du terme. Matco n’était qu’une facilitatrice des opérations et ne s’est pas servi des pertes autres qu’en capital de Deans Knight à son propre avantage. L’existence d’un évitement fiscal abusif est au mieux incertaine, et il faut laisser le bénéfice du doute au contribuable.
Jurisprudence
Citée par le juge Rowe
Distinction d’avec l’arrêt : Canada c. Alta Energy Luxembourg S.A.R.L., 2021 CSC 49; arrêts appliqués : Hypothèques Trustco Canada c. Canada, 2005 CSC 54, [2005] 2 R.C.S. 601; Copthorne Holdings Ltd. c. Canada, 2011 CSC 63, [2011] 3 R.C.S. 721; arrêts mentionnés : Duha Printers (Western) Ltd. c. Canada, 1998 CanLII 827 (CSC), [1998] 1 R.C.S. 795; Mathew c. Canada, 2005 CSC 55, [2005] 2 R.C.S. 643; Stubart Investments Ltd. c. La Reine, 1984 CanLII 20 (CSC), [1984] 1 R.C.S. 536; Triad Gestco Ltd. c. Canada, 2012 CAF 258, [2014] 2 R.C.F. 199; Lipson c. Canada, 2009 CSC 1, [2009] 1 R.C.S. 3; Gladwin Realty Corporation c. Canada, 2020 CAF 142; Commissioners of Inland Revenue c. Duke of Westminster, [1936] A.C. 1; Craven c. White, [1989] A.C. 398; Canada c. Oxford Properties Group Inc., 2018 CAF 30, [2018] 4 R.C.F. 3; Fiducie financière Satoma c. La Reine, 2018 CAF 74, 2018 D.T.C. 5049; Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235; Buckerfield’s Ltd. c. Minister of National Revenue, 1964 CanLII 1187 (CA EXC), [1965] 1 R.C. de l’É. 299; Silicon Graphics Ltd. c. Canada, 2002 CAF 260, [2003] 1 C.F. 447; Canada c. 594710 British Columbia Ltd., 2018 CAF 166; OSFC Holdings Ltd. c. Canada, 2001 CAF 260, [2002] 2 C.F. 288.
Citée par la juge Côté (dissidente)
Lipson c. Canada, 2009 CSC 1, [2009] 1 R.C.S. 3; Hypothèques Trustco Canada c. Canada, 2005 CSC 54, [2005] 2 R.C.S. 601; Commissioners of Inland Revenue c. Duke of Westminster, [1936] A.C. 1; Canada c. Alta Energy Luxembourg S.A.R.L., 2021 CSC 49; Copthorne Holdings Ltd. c. Canada, 2011 CSC 63, [2011] 3 R.C.S. 721; Canada c. Landrus, 2009 CAF 113; Buckerfield’s Ltd. c. Minister of National Revenue, 1964 CanLII 1187 (CA EXC), [1965] 1 R.C. de l’É. 299; Duha Printers (Western) Ltd. c. Canada, 1998 CanLII 827 (CSC), [1998] 1 R.C.S. 795; Ministre du Revenu national c. Consolidated Holding Co., 1971 CanLII 191 (CSC), [1974] R.C.S. 419; Silicon Graphics Ltd. c. Canada, 2002 CAF 260, [2003] 1 C.F. 447; Lyrtech RD Inc. c. La Reine, 2014 CAF 267, 2015 D.T.C. 5005; Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235; Sattva Capital Corp. c. Creston Moly Corp., 2014 CSC 53, [2014] 2 R.C.S. 633.
Lois et règlements cités
Code civil du Québec, art. 310, 335, 336.
Loi canadienne sur les sociétés par actions, L.R.C. 1985, c. C‑44, art. 2(3), 24(3), 102(1), 115(3).
Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. 1985, c. 1 (5e suppl.), art. 2 à 4, 111(1)a), (5), (5.4), 245, (1) « avantage fiscal », 248(10), 249(4), 251(5)b), 256(5.1) [aj. 1988, c. 55, art. 192], (7), (8), 256.1 [aj. 2013, c. 40, art. 94].
Loi de l’impôt sur le revenu, S.R.C. 1952, c. 148, art. 27(1)e) [abr. & rempl. 1958, c. 32, art. 12(1)], (5) [aj. idem, art. 12(2); abr. & rempl. 1963, c. 21, art. 6(1); abr. & rempl. 1970-72, c. 63, art. 1], (5a) [aj. 1963, c. 21, art. 6(2)].
Loi sur les sociétés par actions, L.R.O. 1990, c. B.16, art. 1(5), 115(1).
Loi sur les sociétés par actions, RLRQ, c. S‐31.1, art. 2 « contrôle », 112.
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POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel fédérale (les juges Stratas, Woods et Laskin), 2021 CAF 160, 460 D.L.R. (4th) 731, [2021] 5 C.T.C. 39, 2021 D.T.C. 5095, [2021] F.C.J. No. 825 (QL), 2021 CarswellNat 8286 (WL), qui a infirmé une décision du juge Paris, 2019 CCI 76, [2019] 4 C.T.C. 2001, 2019 D.T.C. 1059, [2019] A.C.I. no 58 (QL), 2019 CarswellNat 3807 (WL). Pourvoi rejeté, la juge Côté est dissidente.
Barry R. Crump, Heather DiGregorio, Robert Martz et Jennie Han, pour l’appelante.
Michael Taylor et Perry Derksen, pour l’intimé.
Alexandra Clark, Dona Salmon et Jennifer Boyczuk, pour l’intervenant le procureur général de l’Ontario.
Steve Suarez, Laurie A. Goldbach et Elizabeth Egberts, pour l’intervenante la Chambre de commerce du Canada.
Al Meghji, Edward Rowe et Joanne Vandale, pour l’intervenant Tax Executives Institute, Inc.
Pierre Zemaitis et Josée Fournier, pour l’intervenante l’Agence du Revenu du Québec.
Version française du jugement du juge en chef Wagner et des juges Karakatsanis, Rowe, Martin, Kasirer, Jamal et O’Bonsawin rendu par
Le juge Rowe —
I. Aperçu
[1] Le présent pourvoi en matière fiscale soulève la question de l’application de la règle générale anti‑évitement (la « RGAÉ ») aux opérations effectuées par l’appelante, Deans Knight Income Corporation, en vue de monétiser des pertes autres qu’en capital et d’autres déductions.
[2] Aux termes de la Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. 1985, c. 1 (5e suppl.) (la « Loi »), les impôts d’un contribuable sont habituellement calculés en fonction du revenu et des pertes de l’année d’imposition (art. 2). La Loi autorise toutefois le report prospectif de pertes autres qu’en capital sur une période de 3 ans ainsi que le report rétrospectif de ces pertes sur une période de 20 ans afin de réduire les revenus imposables de ces années‑là (al. 111(1)a)). La possibilité de reporter des pertes est toutefois limitée : notamment, en cas d’acquisition du contrôle d’une société, les pertes autres qu’en capital antérieures à l’acquisition ne peuvent être reportées, à moins que la société poursuive une entreprise similaire ou identique à celle qui a entraîné les pertes (par. 111(5)). Une acquisition de contrôle survient lorsqu’une personne ou un groupe de personnes acquiert le contrôle de jure, qui consiste généralement en l’acquisition de la propriété d’un nombre d’actions suffisant pour élire la majorité des membres du conseil d’administration (Duha Printers (Western) Ltd. c. Canada, 1998 CanLII 827 (CSC), [1998] 1 R.C.S. 795). Elle est également réputée survenir lorsque le contribuable acquiert le droit d’acquérir de telles actions, si l’acquisition de ce droit visait à éviter l’application d’une restriction au report de pertes (par. 256(8) et al. 251(5)b); voir annexe).
[3] L’appelante a cherché à profiter de la règle sur le report des pertes prévue à l’al. 111(1)a) sans déclencher l’application de la restriction prévue au par. 111(5). Bien que les opérations à l’origine du présent pourvoi seront expliquées en détail dans la prochaine section, il convient d’en faire brièvement le résumé. Avant les opérations en cause, l’appelante était une société canadienne en difficulté qui avait accumulé environ 90 M$ en pertes autres qu’en capital, en dépenses pour la recherche scientifique et le développement (dépenses pour les « RS & DE ») et en crédits d’impôt à l’investissement (« CII ») (collectivement, les « attributs fiscaux »). Compte tenu de ses difficultés financières, elle ne disposait pas de revenus imposables qui pouvaient être réduits par ses pertes antérieures. Elle a cherché à monétiser la valeur de ces dernières et a conclu une entente avec la société de capital de risque Matco Capital Ltd. (« Matco ») pour ce faire. Un arrangement complexe a été conçu autour des opérations suivantes. Premièrement, tous les actifs et les passifs de l’appelante seraient transférés à sa société mère nouvellement créée. Deuxièmement, Matco obtiendrait une débenture pouvant être convertie en actions de l’appelante, et la société mère de l’appelante avait reçu la promesse qu’elle recevrait au moins un montant garanti pour la vente de ses actions restantes. Troisièmement, Matco trouverait une nouvelle entreprise pour l’appelante, qui servirait à lever des fonds au moyen d’un premier appel public à l’épargne (« PAPE »). Les profits de cette entreprise seraient à l’abri de l’impôt grâce aux attributs fiscaux dont l’appelante ne pouvait se servir au départ. Les opérations prévues par l’arrangement se sont déroulées comme prévu. Pour les années d’imposition 2009 à 2012, l’appelante a déduit la plupart de ses attributs fiscaux pour réduire ses obligations fiscales. Le ministre du Revenu national a toutefois établi une nouvelle cotisation et a refusé les déductions décrites précédemment.
[4] Devant la Cour, les parties conviennent que l’appelante a respecté le libellé de la Loi. Autrement dit, les parties sont toutes d’avis qu’il n’y a pas eu d’« acquisition de contrôle » et que, par conséquent, la restriction au report des pertes prévue au par. 111(5) ne s’applique pas. La principale question en litige dans le présent pourvoi est donc celle de savoir si l’art. 245 de la Loi — c’est-à-dire la règle générale anti‑évitement ou la RGAÉ — s’applique pour refuser les déductions. La RGAÉ sert à supprimer des avantages fiscaux découlant d’une opération conforme à une interprétation littérale des dispositions de la Loi, mais qui constitue néanmoins une mesure d’évitement fiscal abusif. Elle s’applique à une opération en présence des trois éléments prévus à l’art. 245 : (1) un « avantage fiscal »; (2) une opération qui constitue une opération « d’évitement », en ce sens qu’elle n’est pas effectuée principalement pour un objet véritable — l’obtention de l’avantage fiscal n’étant pas considérée comme un objet véritable; et (3) une opération d’évitement qui procure l’avantage fiscal et qui constitue un « abus » dans l’application des dispositions de la Loi (ou de lois connexes).
[5] La Cour canadienne de l’impôt a jugé que les opérations constituaient des opérations d’évitement fiscal qui ont entraîné un avantage fiscal, mais elle a conclu qu’elles n’étaient pas abusives. En appel, la Cour d’appel fédérale a statué que les opérations étaient abusives, de telle sorte que la RGAÉ s’appliquait pour justifier le refus des avantages fiscaux. Je note que les parties et les tribunaux d’instances inférieures ont concentré leur analyse sur les déductions pour pertes autres qu’en capital puisque les dispositions sur la RS & DE et sur les CII fonctionnent de façon semblable. Comme en Cour d’appel fédérale, la seule question dont la Cour est saisie est celle de savoir si la série d’opérations effectuées par l’appelante a donné lieu à un évitement fiscal abusif.
[6] Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis de rejeter le pourvoi. Les opérations étaient abusives. Le paragraphe 111(5) de la Loi a pour esprit et objet d’empêcher que des sociétés soient acquises par des parties non liées dans le but de déduire les pertes inutilisées de ces sociétés du revenu d’une autre entreprise au profit de nouveaux actionnaires. Or, en procédant à une série complexe d’opérations, l’appelante a subi une transformation fondamentale qui a accompli ce que le Parlement cherchait à éviter, tout en contournant tout juste le libellé du par. 111(5). Le résultat des opérations a donc contrecarré la raison d’être de la disposition. Comme la RGAÉ s’applique pour refuser les avantages fiscaux découlant de ces opérations, la nouvelle cotisation du ministre doit être rétablie.
II. Faits
[7] Avant de procéder aux opérations en cause dans le présent pourvoi, l’appelante exploitait une entreprise de recherche sur des médicaments et de vente d’additifs alimentaires nutritionnels portant le nom de Forbes Medi‑Tech Inc. Ses actions étaient cotées en bourse sur le NASDAQ et le TSX. En 2007, l’entreprise de l’appelante était en difficulté et elle risquait l’exclusion de ses actions de la bourse NASDAQ parce que le prix de ses actions ordinaires avait chuté en deçà du prix minimal exigé par cette dernière. Durant une réunion du conseil d’administration de l’appelante en mai 2007, David Goold, qui en était alors le directeur financier, a fait part aux autres membres d’une méthode pour tirer parti de la valeur des attributs fiscaux accumulés par la société sous forme de pertes autres qu’en capital, de dépenses pour la RS & DE et de CII. Au terme de 2007, ces attributs fiscaux inutilisés totalisaient près de 90 M$. Monsieur Goold a informé le conseil d’administration qu’une réorganisation de la société, suivie d’une prise en charge par une autre société, permettrait de monétiser les attributs fiscaux à raison de 4 à 4,5 cents par dollar pour un total de 3,5 à 4 M$. Il était devenu improbable que l’appelante soit en mesure d’utiliser elle-même ses attributs fiscaux; de fait, en novembre 2007, elle ne disposait plus que de six mois de flux de trésorerie.
[8] L’appelante a entrepris des négociations avec Matco et signé une lettre d’intention en novembre 2007. Cependant, l’entreprise dont Matco voulait compenser les revenus avec les attributs fiscaux de l’appelante a périclité en décembre 2007, et Matco a informé l’appelante qu’elle ne donnerait pas suite à l’entente.
[9] Au début de 2008, l’appelante a fait l’objet d’une réorganisation et d’une restructuration au moyen d’un plan d’arrangement approuvé par le tribunal. Le conseil d’administration avait jugé qu’il s’agissait du meilleur moyen pour assurer le respect des exigences d’inscription du NASDAQ relativement au cours acheteur minimal tout en facilitant une démarche future pour monétiser ses attributs fiscaux. Une nouvelle société, 0813361 B.C. Ltd. (« Newco »), a été constituée, et toutes les actions ordinaires, les options et les bons de souscription restants de l’appelante ont été échangés pour des actions ordinaires et des options de Newco sur une base de huit pour un. L’appelante est donc devenue une filiale en propriété exclusive de Newco. Les actions de Newco ont commencé à se négocier sur le NASDAQ en lieu et place de celles de l’appelante.
[10] Le 4 mars 2008, l’appelante et Matco ont convenu d’une deuxième lettre d’intention. Le 19 mars 2008, l’appelante a conclu une convention d’investissement avec Newco et Matco (la « convention d’investissement »).
[11] Aux termes de la convention d’investissement, Newco recevrait environ 3,8 M$ de la façon suivante. Premièrement, Matco achèterait une débenture convertible au prix de 3 M$, sous réserve d’ajustements (art. 2.2 et 2.3 de la convention d’investissement, reproduits au d.a., vol. II, p. 86). La débenture serait convertible en 35 p. 100 des actions votantes et 100 p. 100 des actions non votantes de l’appelante que détenait Newco (c.‑à‑d. 79 p. 100 des actions de l’appelante). Deuxièmement, Matco garantirait que Newco serait en mesure de vendre les actions de l’appelante qu’elle détenait encore pour un montant minimal de 800 000 $ (le « montant garanti »), sous réserve d’ajustements (art. 5.5). Ces actions restantes représentaient plus de la moitié (65 p. 100) des actions votantes de l’appelante. Newco ne serait pas tenue de vendre ses actions à Matco. Advenant qu’aucune occasion ne se présente pour que Newco vende ses actions restantes durant la période pertinente, Matco aurait toujours l’obligation de payer le montant garanti.
[12] L’appelante subirait une réorganisation : ses actifs, ses passifs et le montant payé par Matco pour la débenture convertible seraient transférés à Newco (art. 3.2). Newco mettrait tout en œuvre pour garantir que les trois seuls dirigeants de l’appelante soient Charles Butt (président et PDG de l’appelante), David Goold et un représentant choisi par Matco. Les deux premiers allaient démissionner après l’acception d’une occasion d’affaires (art. 3.4).
[13] Matco aurait un an pour présenter cette occasion d’affaires — une occasion d’affaires qui permettrait à l’appelante d’exploiter une nouvelle entreprise, et ce, vraisemblablement avec une nouvelle équipe de direction. C’est cette nouvelle entreprise qui générerait les profits desquels seraient déduits les attributs fiscaux. Newco disposerait d’un court laps de temps pour accepter ou refuser l’occasion d’affaires (art. 4.1), mais, si elle la refusait, Matco n’aurait plus à payer le montant garanti (al. 5.5(d)).
[14] S’il survenait une acquisition du contrôle de l’appelante ou de Newco, Matco n’aurait plus à payer le montant garanti et Newco aurait l’obligation de racheter la débenture convertible de Matco et de lui payer 1 M$ supplémentaire (al. 5.5(f)). En outre, sauf dans le contexte de la mise en œuvre de la convention d’investissement, Newco et l’appelante ne pouvaient pas s’adonner aux activités suivantes sans le consentement de Matco (art. 6.1) :
- émettre des actions, des options, des bons de souscription, des options d’achat, des privilèges de conversion ou tout autre droit pour acquérir des actions de l’appelante,
- vendre, transférer, nantir, grever ou aliéner, ou accepter de vendre, de transférer, de nantir, de grever ou d’aliéner des actions ou des options, des bons de souscription, des options d’achat, des privilèges de conversion ou tout autre droit pour acquérir des actions de l’appelante,
- modifier les actes constitutifs de la société ou ses règlements administratifs,
- fractionner, regrouper ou reclassifier les actions restantes de l’appelante,
- racheter ou acheter des actions de l’appelante,
- réorganiser, regrouper ou fusionner l’appelante,
- prendre ou envisager quelques mesure ou engagement que ce soit quant à une liquidation totale ou partielle, une dissolution ou une cessation des activités de l’appelante,
- déclarer ou payer des dividendes ou réduire le capital de l’appelante,
- prendre quelque mesure que ce soit qui entraînerait ou pourrait entraîner un changement du contrôle de Newco ou de l’appelante, autre que les circonstances spécifiques envisagées dans la convention d’investissement,
- conclure, transférer, résilier ou modifier quelque contrat ou convention que ce soit en lien avec l’appelante,
- grever quelque actif que ce soit de l’appelante,
- en ce qui concerne l’appelante, créer, contracter, garantir ou assumer une dette pour de l’argent emprunté ou devenir autrement responsable des obligations de toute autre personne,
- en ce qui concerne l’appelante, consentir des prêts, des avances de fonds ou des contributions en capital à toute autre personne ou investir en elle,
- modifier de quelque façon que ce soit les principes ou pratiques comptables appliqués par Newco ou l’appelante, autre que les changements requis par un changement connexe de politique,
- se livrer à toute activité autre que l’examen et la recherche de l’occasion d’affaires.
[15] Avant la signature de la convention d’investissement, le directeur général de Matco, Alan Ross, a acheté 100 actions de l’appelante de Newco par l’entremise de sa société de portefeuille possédée en propriété exclusive, 1250280 Alberta Ltd. Ce faisant, il visait notamment à garantir que la convention d’investissement ne constituerait pas une convention unanime des actionnaires.
[16] La convention d’investissement a été signée le 9 mai 2008. Conformément à l’entente, les actifs et les passifs de l’appelante ont été transférés à Newco en échange d’un billet à ordre que l’appelante a transféré à une autre filiale de Newco; Matco a souscrit une débenture convertible pour un montant de près de 3 M$ que l’appelante a transférée à l’autre filiale. Comme prévu, tous les dirigeants de l’appelante ont démissionné sauf M. Butt, et MM. Goold et Ross ont été élus administrateurs.
[17] Matco a tenté de trouver une entreprise qui pourrait se servir des attributs fiscaux de l’appelante. En décembre 2008, Matco a présenté une occasion d’affaires comme le prévoyait la convention d’investissement. Deans Knight Capital Management (« DKCM »), une société de gestion de fonds communs de placement, était intéressée à investir dans des instruments de créance à haut rendement qui se vendaient à bas prix en raison de la crise financière de 2008. DKCM prévoyait lever les fonds pour effectuer ces investissements au moyen d’un PAPE. Matco a proposé que DKCM utilise l’appelante comme véhicule pour le PAPE envisagé, plutôt que de constituer une nouvelle société, parce que les attributs fiscaux de l’appelante constitueraient un abri fiscal pour la presque totalité du revenu et des gains en capital du portefeuille.
[18] Les membres du conseil d’administration de l’appelante ont discuté de la proposition, effectué quelques recherches sur DKCM et approuvé la proposition. En décembre 2008, DKCM et l’appelante ont signé une lettre d’intention. Celle‑ci précisait que l’appelante devait détenir au moins 95 M$ de montants déductibles qui pourraient servir à compenser le revenu généré par la société au Canada. Afin que l’appelante puisse servir au projet d’affaires de DKCM, celle‑ci serait nommée pour diriger l’appelante : 4 des 5 administrateurs de l’appelante seraient nommés par DKCM, et l’appelante servirait dans un PAPE de 100 M$ minimum, dont le produit servirait à acheter des titres de créance qui généreraient un revenu et des gains, lesquels seraient mis à l’abri de l’impôt par les attributs fiscaux. Le prix du PAPE serait tel que les actions ordinaires existantes de l’appelante (qui, ultimement, seraient détenues par Matco après qu’elle aurait converti sa débenture) se verraient attribuer une valeur de l’actif net de 5 M$.
[19] En février 2009, le nom de l’appelante est devenu ce qu’il est aujourd’hui, « Deans Knight Income Corporation ». Le président de DKCM est devenu administrateur de l’appelante. En mars 2009, le directeur général de Matco ainsi que quatre candidats proposés par DKCM ont été nommés administrateurs de l’appelante, et trois membres de la direction de DKCM en ont été nommés dirigeants.
[20] Tout juste avant le PAPE, Matco a converti sa débenture en 35 p. 100 des actions votantes de l’appelante et 100 p. 100 de ses actions non votantes. Matco a aussi obtenu une exception à la période d’immobilisation postérieure à un PAPE afin de pouvoir acheter le reste des actions détenues par Newco avant l’échéance envisagée par la convention d’investissement.
[21] Le PAPE a eu lieu le 18 mars 2009. Il convient de noter que le prospectus précisait qu’il existait un risque que l’Agence du revenu du Canada [traduction] « conteste avec succès le montant de tels attributs fiscaux ou le fait que la société puisse s’en prévaloir » (d.a., vol. III, p. 30). Un total de 10 036 890 actions a été émis à 10 $ par action, émission qui a généré plus de 100 M$. Dans les circonstances, les actions de l’appelante dont Matco était propriétaire valaient près de 4 M$.
[22] En avril 2009, Matco, par l’intermédiaire d’une société liée, a offert à Newco d’acheter ses actions restantes pour le montant garanti. Bien que ce montant ait été inférieur au prix du PAPE, Newco a accepté l’offre. Elle l’a fait parce qu’elle avait besoin des fonds pour ses propres opérations et parce que son conseil d’administration estimait que le prix de l’action pouvait baisser avant la fin de la période d’engagement de non‑cession postérieure au PAPE.
[23] L’entreprise d’investissement de l’appelante a eu du succès, de sorte qu’elle a régulièrement payé des dividendes à ses actionnaires durant les quatre premières années de son exploitation. Comme il avait été prévu, elle a commencé à liquider l’entreprise en question durant la cinquième année.
[24] Lorsqu’elle a produit ses déclarations de revenus pour les années d’imposition 2009 à 2012 et calculé ses revenus, l’appelante a demandé des déductions pour des attributs fiscaux datant de 2007 et antérieurement. Elle a déduit pratiquement 65 M$ de ses attributs fiscaux afin de réduire son obligation fiscale découlant de son entreprise relative aux titres de créances.
[25] Le ministre a établi une nouvelle cotisation pour ces années d’imposition afin de refuser les déductions pour ces pertes et dépenses. L’appelante a contesté la nouvelle cotisation et interjeté appel devant la Cour canadienne de l’impôt.
III. Historique judiciaire
A. Cour canadienne de l’impôt, 2019 CCI 76
[26] Le juge Paris de la Cour canadienne de l’impôt était saisi de deux questions. La première était celle de savoir si Matco avait obtenu une option d’achat de la majorité des actions votantes de l’appelante, acquérant de ce fait le contrôle de la société selon le par. 256(8) et l’al. 251(5)b) de la Loi. Le juge Paris a conclu que Matco n’a pas obtenu un tel droit et, en conséquence, qu’il n’y avait pas eu d’« acquisition du contrôle » déclenchant l’application du par. 111(5). Cette conclusion n’a été contestée ni en appel ni devant la Cour.
[27] La deuxième question était celle de savoir si la RGAÉ pouvait s’appliquer pour refuser la déduction des attributs fiscaux. Pour répondre à cette question, le juge Paris devait déterminer s’il existait une série d’opérations qui avaient entraîné un avantage fiscal, si les opérations visaient principalement l’évitement fiscal et si elles avaient donné lieu à un abus dans l’application des dispositions de la Loi. Le juge Paris a choisi de se concentrer sur les dispositions relatives aux pertes autres qu’en capital, puisque les restrictions aux déductions pour la RS & DE et les CII fonctionnaient de la même façon. Après avoir appliqué chacune des étapes du test relatif à la RGAÉ, le juge Paris a conclu à l’existence d’une série d’opérations qui a entraîné une réduction d’impôt. Il a aussi conclu que la convention d’investissement, la restructuration de l’appelante ainsi que toutes les opérations connexes visaient principalement à monétiser les attributs fiscaux. Les opérations en cause pouvaient donc être qualifiées d’opérations d’évitement. Cependant, le juge Paris a conclu que ces opérations n’avaient pas été abusives parce qu’elles ne contrecarraient pas l’objet et l’esprit des dispositions de la Loi.
[28] Premièrement, le juge Paris s’est penché sur l’objet et l’esprit de l’al. 111(1)a) ainsi que des par. 111(5) et 256(8). Il a jugé que l’objet et esprit du premier consistait à « offrir un allègement aux contribuables qui ont subi des pertes étant donné que l’État, quand il prélève un impôt sur le revenu, tire profit de leurs revenus » (par. 99 (CanLII)).
[29] Quant au par. 111(5), le juge Paris a écrit que le Parlement a introduit le critère de l’acquisition du contrôle « aux fins de qualification d’une perte qui en théorie a été transférée à une partie non liée » (par. 103). Il a indiqué que la notion de contrôle était essentielle à l’application du par. 111(5) et que, depuis longtemps, il est reconnu que cette notion renvoie au contrôle de jure. Le juge Paris a aussi examiné l’historique de ce paragraphe et il a reconnu que le Parlement a adopté des dispositions selon lesquelles le contrôle de jure est réputé exister ou non dans certaines circonstances, ce qui permet au ministre d’effectuer un examen sans « se limiter au registre des actions d’une société pour déterminer qui détient le contrôle essentiel » (par. 111 et 115). Il a toutefois noté que le critère du contrôle de facto au par. 256(5.1) n’a pas été adopté. Le juge Paris s’est ensuite penché sur l’objet du par. 111(5) et, selon lui, il était « manifeste que le par. 111(5) visait l’exclusion des échanges de pertes fiscales. La restriction concernant l’utilisation des pertes est assortie d’un petit nombre d’exceptions (le redressement d’une entreprise déficitaire et le transfert des pertes entre des sociétés sous contrôle commun) » (par. 126). Il a reconnu que la raison d’être sous‑jacente du choix de refuser les reports de pertes était qu’« après une acquisition de contrôle [. . .] la société est assimilable à un nouveau contribuable puisqu’elle a de nouveaux actionnaires » (par. 128). Il a en outre précisé que le critère de l’acquisition du contrôle a servi de marqueur raisonnable pour déterminer « si la société participe librement à une opération ou si elle en est une participante passive, à la solde d’une nouvelle personne ou d’un nouveau groupe de personnes dont le seul motif est de tirer avantage de ses pertes ou de ses attributs fiscaux » (par. 134).
[30] Se fondant sur cette analyse, le juge Paris a conclu que le par. 111(5) a pour objet et pour esprit « la restriction des manipulations des pertes d’une société par une nouvelle personne ou un nouveau groupe de personnes qui assume le contrôle effectif des actions de la société » (par. 134). Il s’est également penché brièvement sur l’objet et l’esprit du par. 256(8) et a estimé qu’il s’agissait d’« empêcher un contribuable de contourner les dispositions sur l’évitement fiscal en acquérant le contrôle sur les actions ou les droits de vote rattachés aux actions pour s’approprier le contrôle effectif d’une société » (par. 138).
[31] Le juge Paris s’est ensuite demandé si l’objet et l’esprit des dispositions avait été contrecarré par les opérations d’évitement et il a estimé qu’il s’agissait « de déterminer si, même si elle n’a pas acquis le contrôle de jure, Matco a acquis le contrôle effectif de l’appelante d’une manière qui contournait l’objet et l’esprit du paragraphe 111(5) et des restrictions relatives au transfert d’attributs fiscaux » (par. 144). Il a rejeté l’argument selon lequel un changement de direction, d’entreprise commerciale, d’actifs et de passifs, ainsi que de nom était pertinent pour déterminer si Matco avait acquis le contrôle effectif. Il s’est donc concentré sur la question de savoir si celle-ci détenait le contrôle effectif de la majorité des actions votantes de l’appelante avant le PAPE et il a répondu par la négative. À son avis, « [l]’appelante a participé de son plein gré aux opérations ayant permis la déduction des attributs fiscaux du revenu de l’entreprise d’investissement » (par. 152).
[32] Le juge Paris n’a pas non plus accepté la thèse voulant que les opérations aient contrecarré l’objet et l’esprit du par. 256(8) de la Loi. Il a rejeté l’argument de la Couronne selon lequel Matco détenait le contrôle effectif des actions restantes de l’appelante détenues par Newco : celle‑ci aurait pu vendre les actions sans le consentement de Matco; la convention d’investissement ne stipulait pas que seule Matco pouvait présenter une occasion pour que Newco vende ses actions restantes; et les restrictions aux activités de l’appelante n’équivalaient pas à un contrôle de ses actions.
[33] Compte tenu de sa conclusion que la RGAÉ ne s’appliquait pas, le juge Paris a accueilli l’appel de la nouvelle cotisation.
B. Cour d’appel fédérale, 2021 CAF 160
[34] Devant la Cour d’appel fédérale, la seule question en litige portait sur la troisième étape de l’analyse fondée sur la RGAÉ, soit celle de savoir si les opérations d’évitement étaient abusives. La juge Woods, au nom d’une cour unanime, a accueilli l’appel du ministre et conclu que les opérations contrecarraient l’objet et l’esprit du par. 111(5) de la Loi.
[35] Selon la juge Woods, l’approche adoptée par le juge Paris pour établir l’objet et l’esprit du par. 111(5) était la bonne. Elle a toutefois remplacé le terme « contrôle effectif » par « contrôle réel », puisque le premier avait semé la confusion. Ainsi, elle a déterminé que l’objet et l’esprit de cette disposition était de « vise[r] à restreindre l’utilisation de certaines pertes, y compris les pertes autres que les pertes en capital, lorsqu’une personne ou un groupe de personnes acquiert le contrôle réel des actions d’une société, par un contrôle de jure ou autrement » (par. 72 (CanLII) (je souligne)).
[36] La juge Woods a rejeté l’argument selon lequel l’objet et l’esprit du par. 111(5) était exprimé en totalité par son libellé. Elle a noté que la disposition avait été adoptée pour interdire le trafic d’actions de sociétés qui disposaient de pertes à reporter et que la RGAÉ elle‑même était, en partie, une réponse aux recours non souhaités aux reports de pertes. De plus, elle a cité la reconnaissance par la Cour que « la Loi de l’impôt sur le revenu a comme politique générale d’interdire le transfert de pertes entre contribuables, sous réserve d’exceptions précises » et que « [c]ette politique [est] à considérer pour déterminer l’intention du législateur » (par. 81, citant Mathew c. Canada, 2005 CSC 55, [2005] 2 R.C.S. 643, par. 49). La juge Woods a reconnu que sa formulation de l’objet et l’esprit du par. 111(5) « inclut des formes de contrôle de jure et de contrôle de facto », mais elle a précisé que le critère du contrôle réel est différent de celui du contrôle de facto (par. 83).
[37] Se penchant ensuite sur la question de savoir si les opérations d’évitement contrecarraient l’objet et l’esprit du par. 111(5), la juge Woods a conclu que les clauses de la convention d’investissement conféraient à Matco le contrôle réel des actions de l’appelante, tant en général que pour l’approbation de l’occasion d’affaires. Sur le plan général, les restrictions stipulées dans la convention d’investissement ont eu pour effet de transférer le contrôle à Matco. Quant à l’approbation de l’occasion d’affaires, la juge Woods a noté qu’« il n’existait aucune réelle probabilité [de rejet de] l’occasion d’affaires » (par. 104) puisque cela aurait entraîné la perte du montant garanti. Même si l’appelante a discuté de la proposition et effectué certaines recherches avant de l’approuver, elle n’agissait pas librement : la juge Woods a souligné que ses recherches se sont limitées à s’assurer que l’« entreprise ne disparaîtrait pas du jour au lendemain » (par. 108).
[38] La juge Woods a conclu qu’il y avait eu abus dans l’application du par. 111(5). En conséquence, il était satisfait aux conditions d’application de la RGAÉ et l’avantage fiscal devait être refusé. La Cour d’appel fédérale a donc fait droit à l’appel et annulé le jugement de la Cour canadienne de l’impôt.
IV. Questions en litige
[39] Seule la troisième étape de l’analyse fondée sur la RGAÉ fait l’objet de débats devant la Cour. Les questions en litige peuvent donc être formulées de la façon suivante :
(1) La Cour d’appel fédérale a‑t‑elle commis une erreur dans sa formulation de l’objet et l’esprit du par. 111(5) de la Loi?
(2) La Cour d’appel fédérale a‑t‑elle commis une erreur en concluant que les opérations d’évitement étaient abusives?
V. Analyse
A. Contexte de la règle générale anti‑évitement
[40] Le présent pourvoi n’est pas la première fois que la Cour se penche sur la RGAÉ. Un examen de ses origines et de son rôle dans le cadre de la Loi permet néanmoins un éclairage utile sur le contexte de cette disposition.
[41] En 1988, le Parlement a adopté la RGAÉ à l’art. 245 de la Loi, en partie en réponse à la décision de la Cour dans l’arrêt Stubart Investments Ltd. c. La Reine, 1984 CanLII 20 (CSC), [1984] 1 R.C.S. 536. Dans cet arrêt, la Cour avait rejeté une méthode d’interprétation littérale de la Loi. Cependant, elle avait également rejeté une interprétation d’une précurseure de la RGAÉ qui aurait exigé que des opérations aient un véritable objectif commercial. La Cour avait plutôt fourni des directives pour limiter les opérations d’évitement fiscal inacceptables. Le Parlement a jugé que l’arrêt Stubart était une réponse inadéquate au problème de l’évitement fiscal (Hypothèques Trustco Canada c. Canada, 2005 CSC 54, [2005] 2 R.C.S. 601, par. 14).
[42] En outre, l’évitement fiscal abusif était devenu une source de préoccupation importante pour le Parlement. À l’aide des conseils de spécialistes, des contribuables concevaient de plus en plus des opérations juridiques complexes pour éviter l’impôt d’une manière qui était contraire à l’intention du Parlement. Une fois que les mécanismes d’évitement étaient mis au jour — dans le cadre soit de demandes de décision anticipée soit de cotisations fiscales —, le Parlement réagissait pour « colmater » les failles de la Loi afin d’interdire l’usage futur des mécanismes en question. Or, les règles de plus en plus alambiquées étaient vulnérables et créaient de nouvelles failles à exploiter. La Cour a décrit le phénomène dans l’arrêt Stubart comme un cycle « incessant d’action et de réaction produit par des mesures fiscales complexes et précises qui visent des pratiques commerciales compliquées d’une part et la réaction inévitable, experte et tout aussi spécialisée du contribuable » (p. 580; voir aussi D. A. Dodge, « A New and More Coherent Approach to Tax Avoidance » (1988), 36 Rev. fisc. can. 1, p. 4). Tandis que ce « cycle d’action et de réaction » de la part de fiscalistes créatifs et du Parlement se poursuivait, la Loi a gagné tant en volume qu’en complexité (Ministère des Finances, Principes directeurs de la réforme fiscale au Canada (1986), p. 7).
[43] En dépit de ces efforts, le Parlement était incapable de freiner la prolifération des tactiques d’évitement fiscal. Pour l’exercice 1985‑1986, les impôts sur le revenu des sociétés [traduction] « ont été inférieurs de 1,2 M$ aux prévisions budgétaires », un manque à gagner qui « découlait largement de l’application imprévue des reports de pertes » (Dodge, p. 3; voir aussi W. J. Strain, D. A. Dodge et V. Peters, « Tax Simplification : The Elusive Goal », dans Report of Proceedings of the Fortieth Tax Conference (1989), 4:1, p. 4:43 et 4:52‑4:53).
[44] La RGAÉ était le mécanisme qu’a choisi le Parlement pour mettre fin à ce cycle. Dans le Livre blanc de 1987 sur la réforme fiscale, le gouvernement a reconnu que des règles anti‑évitement spécifiques ne sont « pas toujours souhaitables », parce qu’elles « rendent le régime fiscal plus complexe, créent parfois d’autres échappatoires imprévues, et ne portent pas sur les opérations déterminées avant l’entrée en vigueur des modifications » (voir Ministère des Finances, Livre blanc : Réforme fiscale 1987 (1987), p. 59; voir aussi B. J. Arnold et J. R. Wilson, « The General Anti‑Avoidance Rule — Part 2 » (1988), 36 Rev. fisc. can. 1123, p. 1140). Une nouvelle règle générale anti‑évitement visait à surmonter certains de ces désavantages. L’approche novatrice de la RGAÉ explique pourquoi, au moment de son adoption, le Parlement a pu retirer certaines règles anti‑évitement portant sur des opérations qui, selon lui, étaient suffisamment couvertes par une règle générale (Livre blanc, p. 59-60; Triad Gestco Ltd. c. Canada, 2012 CAF 258, [2014] 2 R.C.F. 199, par. 52‑53; Ministère des Finances, Réforme fiscale 1987 : Réforme de l’impôt direct (1987), p. 139-140; Dodge, p. 8; Ministère des Finances, Moderniser et renforcer la règle générale anti‑évitement : Document de consultation, 2022 (en ligne), p. 17-18 et 20-22; voir aussi Arnold et Wilson, p. 1148).
[45] À la lumière de ce qui précède, il convient de considérer la RGAÉ comme un moyen de surmonter les désavantages d’un système fondé exclusivement sur des règles spécifiques (Livre blanc, p. 59-60; Dodge, p. 8). Elle représente le fruit d’un choix du Parlement d’adopter une règle générale afin de compléter ses efforts spécifiques pour contrer l’évitement fiscal. Pour atteindre cet objectif, la RGAÉ « trace une ligne de démarcation entre la réduction maximale légitime de l’impôt et l’évitement fiscal abusif » (Trustco, par. 16). L’évitement fiscal abusif peut consister en stratégies fiscales qui n’avaient pas été prévues (Canada c. Alta Energy Luxembourg S.A.R.L., 2021 CSC 49, par. 80). Par exemple, dans Alta Energy, la Cour a jugé que la preuve de la connaissance et de l’acceptation par le Parlement de la stratégie fiscale en cause était une considération pertinente pour l’examen de son intention. Cependant, la RGAÉ ne s’applique pas uniquement aux situations imprévues; comme la Cour l’a expliqué, elle est conçue pour englober des situations qui minent l’intégrité du système fiscal en contrecarrant l’objet et l’esprit des dispositions invoquées par le contribuable (Lipson c. Canada, 2009 CSC 1, [2009] 1 R.C.S. 3, par. 2; Copthorne Holdings Ltd. c. Canada, 2011 CSC 63, [2011] 3 R.C.S. 721, par. 71‑72; voir aussi Gladwin Realty Corporation c. Canada, 2020 CAF 142, par. 85 (CanLII); D. G. Duff, « General Anti‑Avoidance Rules Revisited : Reflections on Tim Edgar’s “Building a Better GAAR” » (2020), 68 Rev. fisc. can. 579, p. 591).
B. Le lien entre la RGAÉ, le principe énoncé dans l’arrêt Duke of Westminster et l’incertitude
[46] Il faut également considérer la RGAÉ à la lumière de son lien avec le principe énoncé dans l’arrêt Commissioners of Inland Revenue c. Duke of Westminster, [1936] A.C. 1 (H.L.), dans lequel le lord Tomlin a reconnu le principe fondateur que [traduction] « [c]haque particulier est en droit, s’il en a les moyens, de régler ses affaires de manière telle que l’impôt qui en découle en vertu des lois en vigueur soit inférieur à ce qu’il aurait autrement versé » (p. 19). Le principe voulant que les contribuables puissent régler leurs affaires pour minimiser le montant d’impôt qu’ils ont à payer a été confirmé par la Cour à de nombreuses reprises (voir, p. ex., Stubart, p. 552; Trustco, par. 11; Copthorne, par. 65).
[47] Cependant, le principe énoncé dans l’arrêt Duke of Westminster « n’a jamais été absolu » (Lipson, par. 21) et il est loisible au Parlement d’y déroger. C’est ce qu’il a fait au moyen de la RGAÉ. Celle-ci n’écarte pas le principe énoncé dans l’arrêt Duke of Westminster en ce qui a trait à la planification fiscale légitime. Elle reconnaît plutôt qu’il existe une différence entre la planification fiscale légitime — que constitue la vaste majorité des opérations et qui demeure permise, conformément au principe énoncé dans l’arrêt Duke of Westminster — et la planification fiscale qui a pour effet d’abuser des règles du régime fiscal — auquel cas l’intégrité du régime fiscal est préservée en refusant l’avantage fiscal, même si les opérations qui génèrent cet avantage respectent le libellé des dispositions invoquées. Ainsi, les contribuables sont autorisés à mener des opérations, même lorsqu’elles visent à minimiser l’impôt à payer, à moins qu’elles n’entraînent un abus dans l’application des dispositions de la Loi (Lipson, par. 25). Lorsqu’il est démontré que l’opération est abusive, le principe énoncé dans l’arrêt Duke of Westminster est « atténu[é] » par la RGAÉ (Trustco, par. 13).
[48] En établissant une règle anti‑évitement générale qui servirait à refuser des avantages fiscaux au cas par cas, le Parlement était conscient de l’incidence qu’elle aurait sur le degré de certitude en matière de planification fiscale. Le Parlement a cherché l’équilibre entre « la protection de l’assiette fiscale et le besoin de certitude des contribuables » (Ministère des Finances, Notes explicatives sur le projet de loi concernant l’impôt sur le revenu (1988), p. 492). La RGAÉ a été adoptée à titre de « mesure de dernier recours » pour contrer uniquement l’évitement fiscal abusif et elle n’a donc pas été conçue comme source d’incertitude généralisée en matière de planification fiscale (Trustco, par. 21; Copthorne, par. 66). Il est inévitable que l’adoption d’une règle générale entraîne une certaine incertitude (Dodge, p. 21; Copthorne, par. 123). Cependant, l’équilibre qu’établit la RGAÉ donne un degré de certitude raisonnable.
[49] Premièrement, comme l’a noté la professeure Jinyan Li, [traduction] « les causes relatives à la RGAÉ portent généralement sur des situations qui ne touchent pas la majorité des contribuables, et les opérations en cause sont bien planifiées et exécutées sur le fondement de conseils prodigués par des fiscalistes » (« “Economic Substance” : Drawing the Line Between Legitimate Tax Minimization and Abusive Tax Avoidance » (2006), 54 Rev. fisc. can. 23, p. 40). La RGAÉ ne cible que des opérations motivées par l’évitement fiscal, et même une opération effectuée à de telles fins qui est compatible avec l’objet et l’esprit de la Loi, n’est pas touchée par la RGAÉ (voir Notes explicatives, p. 492). Compte tenu de l’examen rigoureux que requiert l’art. 245, la RGAÉ ne touche qu’un petit sous-ensemble d’opérations, pour la plupart menées par des parties très bien renseignées qui ont la capacité de bien évaluer les risques inhérents à une nouvelle cotisation fondée sur la RGAÉ. C’est d’ailleurs précisément ce qui s’est produit en l’espèce : le prospectus relatif au PAPE de l’appelante reconnaissait expressément le risque d’une contestation fructueuse de la déduction des attributs fiscaux.
[50] Deuxièmement, une application appropriée de la méthodologie prévue par la RGAÉ sert à garantir un degré de certitude raisonnable dans la planification fiscale (P. Samtani et J. Kutyan, « GAAR Revisited : From Instinctive Reaction to Intellectual Rigour » (2014), 62 Rev. fisc. can. 401, p. 403). La RGAÉ n’est pas un outil pour sanctionner la conduite que les tribunaux jugent immorale (Copthorne, par. 65; Alta Energy, par. 48). Les tribunaux doivent plutôt procéder à « une analyse objective, approfondie et point par point » (Copthorne, par. 68). Dans le cadre de cette analyse, les principes de certitude, de prévisibilité et d’équité ne jouent pas de rôle indépendant; ils sont plutôt pris en compte dans le critère minutieusement calibré conçu par le Parlement, et décrit à l’art. 245 de la Loi, ainsi que dans l’interprétation de ce dernier par la Cour. C’est sur ce critère que je vais maintenant me pencher.
C. La mise en œuvre de la RGAÉ
[51] Comme le juge Rothstein l’a écrit dans l’arrêt Copthorne, « [l]e régime établi par la RGAÉ est relativement simple à exposer, mais beaucoup plus difficile à appliquer » (par. 32). Il en est ainsi parce que cette règle confère aux tribunaux la « tâche inhabituelle d’aller au‑delà du texte de la disposition » (par. 66). Bien que la tâche prescrite par la RGAÉ soit inhabituelle, l’analyse fait appel à un test en trois étapes structuré qui a fait l’objet d’études approfondies par la Cour. Pour déterminer si la RGAÉ s’applique, il faut poser les questions suivantes (par. 33, citant Trustco, par. 18, 21 et 36) :
1. Y a‑t‑il eu avantage fiscal? . . .
2. L’opération ayant généré l’avantage fiscal était‑elle une opération d’évitement? . . .
3. L’opération d’évitement ayant généré l’avantage fiscal était‑elle abusive?
[52] Il incombe au contribuable de réfuter la thèse du ministre qu’il y a avantage fiscal (Copthorne, par. 34; Trustco, par. 63) et de prouver l’existence d’un objet véritable non fiscal (Copthorne, par. 63; Trustco, par. 66). En revanche, à la troisième étape, le ministre a le fardeau de démontrer que l’opération d’évitement entraîne un abus (Lipson, par. 21).
(1) Avantage fiscal
[53] La première étape de l’analyse fondée sur la RGAÉ consiste à déterminer si un avantage fiscal découle d’une opération ou d’une série d’opérations (par. 245(2) de la Loi; Trustco, par. 18). Un avantage fiscal est défini comme une « [r]éduction, [un] évitement ou [un] report d’impôt » ou une « augmentation d’un remboursement d’impôt ou d’un autre montant » payé en application de la Loi (par. 245(1) de la Loi). L’existence d’un avantage fiscal peut être évidente à la lumière des opérations elles-mêmes; elle peut également être établie en envisageant d’autres arrangements qui [traduction] « aurai[ent] pu raisonnablement avoir été employé[s] n’eût été l’avantage fiscal » (Copthorne, par. 35, citant D. G. Duff et autres, Canadian Income Tax Law (3e éd. 2009), p. 187).
(2) Opération d’évitement
[54] La deuxième étape de l’analyse fondée sur la RGAÉ consiste à déterminer si l’opération ou la série d’opérations est principalement effectuée en vue d’obtenir un avantage fiscal (par. 245(3) de la Loi; Trustco, par. 17, 21 et 66). Cette exigence soustrait la majorité des opérations de la portée de la RGAÉ, y compris celles qui sont menées à des fins familiales ou à des fins de placement (Trustco, par. 21 et 33). Une opération peut avoir à la fois un objet fiscal et un objet non fiscal; dans un tel cas, le contribuable doit convaincre le tribunal qu’il est raisonnable de conclure que l’objet non fiscal était le principal des deux (par. 27 et 29).
[55] En outre, en présence d’une série d’opérations, si au moins l’une d’entre elles constitue une opération d’évitement, il est satisfait à la deuxième étape (Copthorne, par. 64). Comme la Cour l’a expliqué dans l’arrêt Trustco, une série d’opérations comprend des opérations qui sont [traduction] « déterminée[s] d’avance de manière à produire un résultat donné [alors qu’]il n’existait aucune probabilité pratique que les événements planifiés d’avance ne se produiraient pas dans l’ordre envisagé » (par. 25, citant Craven c. White, [1989] A.C. 398 (H.L.), p. 514, le lord Oliver). Une série d’opérations comprend aussi les « opérations et événements liés [. . .] en vue de réaliser la série » (par. 248(10)), ce qui renvoie à des opérations et à des événements survenus avant ou après la série qui ont eu lieu « “en raison de” la série ou “relativement à” celle‑ci » (Copthorne, par. 46, citant Trustco, par. 26).
(3) Évitement fiscal abusif
[56] La troisième étape de l’analyse fondée sur la RGAÉ est souvent la plus litigieuse. D’ailleurs, il s’agit de la seule étape en cause dans le présent appel. Pour analyser si les opérations sont abusives, il faut d’abord déterminer l’objet et l’esprit des dispositions pertinentes; ensuite, il faut décider si le résultat des opérations contrecarre cet objet et cet esprit (Trustco, par. 44; Copthorne, par. 69‑71).
[57] L’objet et l’esprit représente la raison d’être de la disposition. Le texte de la disposition, son contexte et son objet contribuent à faire la lumière sur cette raison d’être. Une fois que l’objet et l’esprit est établi, l’analyse de l’abus se concentre sur la question de savoir si le résultat des opérations contrecarre la raison d’être en question. J’offre ci-après des lignes directrices au sujet de ces aspects de l’analyse.
a) L’objet et l’esprit reflète la raison d’être de la disposition
[58] Pour déterminer si une opération est abusive, le tribunal doit cerner l’objet et l’esprit des dispositions dont il y aurait abus, eu égard aux dispositions elles-mêmes, à l’économie de la Loi et aux moyens extrinsèques admissibles (Trustco, par. 55). L’objet et l’esprit des dispositions a été qualifié de [traduction] « raison d’être qui sous‑tend des dispositions particulières ou interdépendantes de la Loi » (Copthorne, par. 69, citant V. Krishna, The Fundamentals of Income Tax Law (2009), p. 818).
[59] À ce stade, il est crucial de distinguer la raison d’être d’une disposition des moyens qui ont été choisis pour y donner effet. Le processus de rédaction consiste à traduire les objectifs du gouvernement sous forme législative afin de créer des règles intelligibles et juridiquement efficaces (voir, p. ex., Canada, Bureau du Conseil privé, Lois et règlements : l’essentiel (2e éd. 2001), p. 127‑135). Les moyens choisis par les légistes et adoptés par le Parlement sont des indices pertinents dans le cadre de l’analyse du texte, du contexte et de l’objet, puisqu’ils peuvent donner un éclairage sur la raison d’être qui sous‑tend la disposition. Cela étant dit, les moyens n’expliquent pas nécessairement de manière exhaustive pourquoi la disposition a été adoptée (Canada c. Oxford Properties Group Inc., 2018 CAF 30, [2018] 4 R.C.F. 3, par. 101). Ce constat ne signifie pas que le Parlement est incapable d’exprimer ses objectifs sous forme de dispositions législatives efficaces — bien au contraire : lorsqu’il conçoit des critères juridiques, le Parlement cherche à établir une norme générale qui soit la plus fidèle à ses objectifs, à partir des choix qui s’offrent à lui et qui sont réalisables. Toutefois, même l’application de la disposition rédigée le plus minutieusement possible est susceptible d’abus, ce qui explique l’existence de la RGAÉ qui sert à en protéger la raison d’être sous‑jacente.
[60] L’objet et l’esprit d’une disposition doit être formulé comme une description de sa raison d’être (Copthorne, par. 69). Lorsqu’il formule l’objet et l’esprit d’une disposition, le tribunal ne répète pas le critère qui y est applicable et ne crée pas non plus un nouveau critère secondaire qui s’appliquera aux opérations d’évitement. Cerner l’objet et l’esprit d’une disposition n’équivaut pas à la récrire; le tribunal ne fait que prendre un pas de recul pour formuler une brève description de la raison d’être qui sous‑tend la disposition, à la lumière de laquelle il faut examiner une opération qui y est autrement conforme (Trustco, par. 57; Copthorne, par. 69).
[61] Par exemple, la raison d’être d’une disposition qui confère un avantage fiscal pourrait avoir trait au fondement expliquant l’allègement de la charge des contribuables dans les circonstances visées ou, dans le cas d’un allègement ciblé, la conduite que le Parlement a souhaité encourager. À l’inverse, la raison d’être d’une règle anti‑évitement spécifique pourrait être liée au résultat particulier ou au méfait que le Parlement a voulu prévenir.
b) Le texte, le contexte et l’objet de la disposition servent à déterminer sa raison d’être
[62] Même si l’analyse fondée sur la RGAÉ prend en considération le texte, le contexte et l’objet de la disposition, la manière dont ces éléments sont employés diffère de l’interprétation législative « classique » (Copthorne, par. 70; Alta Energy, par. 30, la juge Côté, et par. 116, les juges Rowe et Martin, dissidents, mais non sur ce point; Oxford Properties Group, par. 40‑44). Il convient de rappeler que la RGAÉ constitue une mesure de dernier recours (Trustco, par. 21; Copthorne, par. 66). Il y a une distinction entre l’application d’une disposition en général et celle de la RGAÉ à une opération motivée par l’évitement fiscal. Si un tribunal procède à une analyse fondée sur la RGAÉ, les opérations contestées sont nécessairement conformes aux dispositions de la Loi, bien interprétées et appliquées (voir Copthorne, par. 88; D. G. Duff, « The Interpretive Exercise Under the General Anti‑Avoidance Rule », dans B. J. Arnold, dir., The General Anti‑Avoidance Rule — Past, Present, and Future (2021), 383, p. 391). Cela va de soi : s’il existe une disposition spécifique que le contribuable n’a pas respectée, le ministre n’a pas besoin de recourir à la RGAÉ.
[63] Dans le cadre d’une interprétation législative classique, le tribunal tient compte du texte, du contexte et de l’objet de la disposition pour discerner le sens des mots qui figurent dans la loi. En revanche, dans le cadre de l’analyse fondée sur la RGAÉ, il faut cerner « [l]a raison d’être de la disposition » qui « peut ne pas ressortir de la seule signification des mots eux‑mêmes » (Copthorne, par. 70 (je souligne); Triad Gestco, par. 51). L’analyse de l’objet et l’esprit de la disposition sert un but précis : déceler la raison d’être sous‑jacente de cette dernière. Une prise en compte du texte, du contexte et de l’objet de la disposition structure cette analyse. En effet, l’analyse de l’objet et l’esprit ne doit pas servir à porter un « jugement de valeur quant à ce qui est bien ou mal non plus qu’[un jugement] sur ce que devrait être une loi fiscale ou sur l’effet qu’elle devrait avoir » (Copthorne, par. 70). Elle ne doit pas non plus servir à « chercher une politique prépondérante de la Loi » qui n’est pas fondée sur le texte, le contexte et l’objet des dispositions en cause (Trustco, par. 41; Alta Energy, par. 49). Une approche qui se fonde plutôt sur le texte, le contexte et l’objet de la disposition permet d’assurer que la preuve intrinsèque et extrinsèque utilisée pour cerner la raison d’être de la disposition reste liée à la disposition elle‑même. À cette fin, il est utile de traiter brièvement de l’approche qu’il faut adopter pour procéder à cette analyse.
[64] Le texte de la disposition est pertinent lors de l’analyse de l’objet et l’esprit d’une disposition (Alta Energy, par. 58). Sans perdre de vue la recherche de la raison d’être sous‑jacente de la disposition, le tribunal peut se demander en quoi ce libellé renseigne sur ce que la disposition visait à accomplir. Autrement dit, qu’est-ce que la disposition était censée accomplir? (Copthorne, par. 88). Il convient d’examiner ce que le texte de la disposition permet ou interdit expressément. De même, le texte ainsi que la structure de la disposition peuvent parfois éclairer quant aux préoccupations sous‑jacentes du Parlement. Le texte peut également contribuer à identifier la nature de la disposition (ou le « type » de disposition en cause), ce qui peut être pertinent pour comprendre sa raison d’être sous‑jacente.
[65] Il est possible que, dans certaines circonstances, la raison d’être sous‑jacente d’une disposition puisse ne pas avoir une portée plus grande que son libellé, parce que, compte tenu de son contexte et de son objet, son texte « explique entièrement » sa raison d’être (Copthorne, par. 110). Cela dit, le tribunal ne doit pas perdre de vue l’objectif de l’exercice — soit discerner la raison d’être sous‑jacente de la disposition — de même que le fait que cette raison d’être « peut ne pas ressortir de la seule signification des mots eux‑mêmes » (Copthorne, par. 70). Comme l’a expliqué le juge en chef Noël de la Cour d’appel fédérale, « [b]ien que l’on ne puisse écarter la possibilité que la raison d’être d’une disposition ressorte entièrement des mots, il faut tout de même le démontrer en examinant la raison d’être de la disposition » (Oxford Properties Group, par. 88, citant Copthorne, par. 110‑111).
[66] En sus du libellé de la disposition, le tribunal doit en examiner le contexte. Cette analyse contextuelle « suppose l’examen d’autres dispositions de la Loi, ainsi que des moyens extrinsèques admissibles » (Copthorne, par. 91; Trustco, par. 55). Bien entendu, il ne s’agit pas d’examiner toutes les autres dispositions de la Loi. La « pertinence [de l’exercice] tient en fait au [traduction] “regroupement” des dispositions ou à leur “interaction pour la mise en œuvre d’un plan plausible et cohérent” » (Copthorne, par. 91, citant R. Sullivan, Sullivan on the Construction of Statutes (5e éd. 2008), p. 361 et 364).
[67] C’est la relation entre la disposition dont le contribuable aurait abusé et le régime particulier auquel elle appartient qui importe (Triad Gestco, par. 26 et suiv.). Même si la Loi est longue et détaillée, la compréhension de sa structure peut contribuer à identifier la fonction de la disposition en cause. Par exemple, une restriction spécifique peut aider à mieux comprendre la raison d’être d’une règle conférant un avantage fiscal, et vice‑versa.
[68] Finalement, il est crucial de comprendre l’objet de la disposition pour effectuer l’analyse fondée sur la RGAÉ. Une analyse téléologique permet au tribunal d’examiner à la fois l’historique législatif et la preuve extrinsèque (voir R. Sullivan, The Construction of Statutes (7e éd. 2022), § 9.03, par. 7‑8). Ces éléments permettent de mieux cerner la raison d’être de dispositions spécifiques. Bien entendu, les dispositions fiscales peuvent poursuivre toute une gamme d’objectifs indépendants et interdépendants (Trustco, par. 53). Elles sont tout de même destinées à favoriser des objectifs particuliers, de sorte que les tribunaux doivent déterminer quel résultat le Parlement a voulu atteindre par l’entremise de la disposition ou des dispositions spécifiques (Copthorne, par. 113).
c) L’analyse du caractère abusif vise à déterminer si le résultat des opérations contrecarre l’objet et l’esprit de la disposition
[69] À l’étape de l’abus, les opérations d’évitement seront jugées abusives lorsque leur résultat « a) [. . .] donne lieu à un résultat que les dispositions invoquées visent à empêcher, b) [. . .] va à l’encontre de la raison d’être de ces dispositions ou c) [. . .] contourne l’application de certaines dispositions de manière à contrecarrer leur objet ou leur esprit » (Lipson, par. 40, citant Trustco, par. 45). Ces considérations ne jouent pas indépendamment les unes des autres, et elles se chevauchent fréquemment (Copthorne, par. 72). En définitive, l’analyse reste strictement axée sur le caractère abusif. Le tribunal doit aller au‑delà de la forme juridique qu’ont prise les opérations et leur respect technique des dispositions; il doit comparer leur résultat à la raison d’être sous‑jacente de la disposition et déterminer si cette raison d’être est contrecarrée. Pour tirer une telle conclusion, l’opération « doit être manifestement abusive » (Trustco, par. 62 et 66; Copthorne, par. 68; Alta Energy, par. 33).
[70] La jurisprudence de la Cour jette un éclairage sur les types de circonstances qui s’élèvent au niveau de l’abus. Par exemple, si la disposition a pour raison d’être sous‑jacente d’encourager des relations ou des activités particulières, le tribunal conclura au caractère abusif si les relations et les opérations en cause « diffèrent complètement de [celles] prévus par les dispositions », comme dans l’affaire Mathew (par. 57, citant Trustco, par. 60). De même, lorsque des opérations qui ont recours à une règle anti‑évitement spécifique en pervertissent le sens pour permettre l’évitement fiscal, le tribunal conclura vraisemblablement que celui‑ci était abusif, comme cela s’est produit dans l’affaire Lipson (par. 42; voir aussi Fiducie financière Satoma c. La Reine, 2018 CAF 74, 2018 D.T.C. 5049, par. 52). Il peut également y avoir abus dans certaines circonstances où une série d’opérations « a produit un résultat que la disposition visait à empêcher », tout en évitant de justesse l’application de cette dernière, comme dans l’affaire Copthorne (par. 124‑127). Ces exemples ne sont pas exhaustifs, mais ils fournissent des indications utiles sur la façon dont l’objet et l’esprit de différents types de dispositions fiscales peut être contrecarré.
[71] Il importe de souligner que rien n’empêche d’appliquer la RGAÉ lorsque la Loi prévoit des conditions précises auxquelles il faut satisfaire pour atteindre un résultat en particulier, comme dans le cas d’une règle anti‑évitement spécifique. Je suis donc en désaccord avec l’argument de l’appelante voulant que, lorsque le Parlement formule une disposition avec précision — comme en l’espèce où le report de pertes est interdit dans des circonstances spécifiques —, la RGAÉ n’est pas censée entrer en jeu. Bien entendu, la RGAÉ ne s’applique pas dans toutes les circonstances — l’analyse est, par sa nature même, spécifique à chaque cas. D’ailleurs, la formulation d’une disposition importe dans le cadre de l’analyse du texte, du contexte et de l’objet, puisqu’elle peut donner un éclairage sur la conduite qu’a voulu viser le Parlement et sur la façon dont il s’y est pris pour le faire. Cela dit, la proposition selon laquelle la RGAÉ peut n’avoir presque aucun rôle lorsque le Parlement a adopté une règle anti‑évitement spécifique revient à interpréter sans justification l’art. 245 comme s’il comporte une restriction. Cette prétention ne tient pas compte du fait que la RGAÉ a été adoptée en partie parce que les règles anti‑évitement spécifiques étaient contournées au moyen de mesures de planification fiscale abusives, ni du fait qu’il s’agit d’un des types de règles qui mènent le plus souvent à une conclusion d’abus selon les décisions relatives à la RGAÉ (J. Li, « The Misuse or Abuse Exception : The Role of Economic Substance », dans Arnold, The General Anti‑Avoidance Rule, 295, p. 299, note 25, et p. 316).
[72] De plus, la position de l’appelante est contraire à la jurisprudence de la Cour. Comme les juges majoritaires l’ont reconnu dans Alta Energy, « [u]n mécanisme qui “contourne l’application de certaines dispositions, comme des règles anti‑évitement particulières, d’une manière contraire à l’objet ou à l’esprit de ces dispositions” peut également donner lieu à un évitement fiscal abusif » (par. 32 (je souligne), citant Trustco, par. 45). En outre, dans Copthorne, la Cour a essentiellement rejeté l’argument voulant que, lorsque le Parlement a rédigé des dispositions détaillées, le contribuable qui s’y est techniquement conformé ne peut en contrecarrer la raison d’être (par. 108‑111). En termes simples, les dispositions spécifiques rédigées minutieusement sont, elles aussi, susceptibles d’abus. Comme à l’égard de toute autre disposition, la RGAÉ garantit que la raison d’être de telles dispositions n’est pas contrecarrée par des stratégies fiscales abusives.
d) Résumé
[73] En somme, à la troisième étape de l’analyse fondée sur la RGAÉ :
- L’objet et l’esprit de la disposition est une description de la raison d’être sous‑jacente de la disposition. Les moyens prévus dans la loi (le comment) n’expliquent pas toujours entièrement ce qu’est cette raison d’être (le pourquoi).
- Le texte, le contexte et l’objet d’une disposition donnent des indices de ce qu’est sa raison d’être. Le texte peut permettre de mieux comprendre ce que la disposition visait à encourager ou à prévenir eu égard à ce qu’il permet ou interdit expressément, aux termes choisis pour la rédiger, à sa structure et à sa nature. De même, le contexte peut servir à cerner la fonction de la disposition au sein d’un régime cohérent. Enfin, son objet peut aider à discerner les résultats que le Parlement cherchait à atteindre ou à prévenir.
- Une fois que l’objet et l’esprit de la disposition a été établi, l’analyse du caractère abusif va au‑delà de la forme juridique des opérations ou de leur respect technique de la disposition pour examiner si le résultat obtenu en contrecarre la raison d’être.
[74] Maintenant que j’ai résumé la démarche à suivre pour appliquer la RGAÉ à la lumière de la jurisprudence de la Cour, je vais me pencher sur les opérations en cause en l’espèce.
VI. Application
A. Quelles sont les dispositions en cause?
[75] Les parties ne contestent pas que les opérations respectaient le libellé de la Loi. Il est plutôt question de savoir si la RGAÉ s’applique pour refuser les déductions et confirmer la nouvelle cotisation établie par le ministre. L’appelante n’a pas contesté les conclusions de la Cour canadienne de l’impôt qu’une série d’opérations a donné lieu à un avantage fiscal et qu’il s’agissait d’opérations d’évitement. Ainsi, la seule question en litige est celle de savoir si ces opérations ont abusé des dispositions de la Loi (la troisième étape de l’analyse fondée sur la RGAÉ). Cette étape exige, d’abord, de déterminer l’objet et l’esprit d’une disposition et, ensuite, de décider si les opérations ont contrecarré cet objet et esprit. Avant de procéder, il convient de préciser quelles dispositions devraient faire l’objet de l’analyse.
[76] Le ministre a établi une nouvelle cotisation quant aux demandes de déduction de l’appelante pour les pertes autres qu’en capital, les dépenses en RS & DE et les CII. Cependant, comme les restrictions sur le report des pertes dans chaque contexte s’appliquent de façon similaire, une violation de la RGAÉ dans un cas mènerait à une conclusion similaire pour les autres cas. Cette affirmation est d’ailleurs conforme à l’approche adoptée par les parties pour plaider la cause et à la façon dont tant la Cour canadienne de l’impôt que la Cour d’appel fédérale l’ont analysée (motifs de la C.C.I., par. 87; motifs de la C.A., par. 5).
[77] Les tribunaux d’instances inférieures se sont concentrés sur trois dispositions relatives aux pertes autres qu’en capital : l’al. 111(1)a), qui prévoit la règle conférant un avantage qui autorise le report des déductions pour pertes autres qu’en capital; le par. 111(5), qui interdit le report des pertes lorsque le contrôle de la société a été acquis par une personne ou un groupe de personnes, à moins qu’il existe une continuité des activités de l’entreprise; et le par. 256(8), qui énonce qu’il y a prise de contrôle en cas d’obtention de certains droits relatifs aux actions. Comme elles appartiennent au même régime de réglementation du report des pertes autres qu’en capital, ces dispositions sont interreliées et se complètent les unes les autres. Compte tenu de ce qui suit, il suffit d’une analyse du par. 111(5) pour disposer du présent pourvoi.
B. Quel est l’objet et l’esprit du par. 111(5)?
[78] La première étape de l’analyse du caractère abusif, soit cerner l’objet et l’esprit des dispositions en cause, est une question de droit isolable, assujettie à la norme de la décision correcte (voir Alta Energy, par. 50, citant Trustco, par. 44; Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235, par. 8). Pour cerner la raison d’être sous‑jacente du par. 111(5), il faut considérer le texte, le contexte et l’objet de la disposition (Copthorne, par. 70). Un tel examen révèle que le Parlement avait l’intention d’interdire que des tiers n’ayant aucun lien avec une société, qui en acquièrent le contrôle et en changent l’entreprise puissent en déduire les pertes inutilisées. J’énoncerais donc ainsi l’objet et l’esprit du par. 111(5) : empêcher que des sociétés soient acquises par des parties avec qui elles n’étaient pas liées dans le but de déduire les pertes inutilisées de ces sociétés pour réduire le revenu d’une autre entreprise au profit des nouveaux actionnaires. Pour expliquer comment cette raison d’être découle du texte, du contexte et de l’objet du par. 111(5), j’amorce l’analyse en me penchant sur son texte.
(1) Le texte de la disposition
[79] Exprimé en termes larges, le par. 111(5) constitue une restriction à la capacité d’un contribuable d’utiliser les pertes autres qu’en capital subies durant une autre année d’imposition. À l’époque où les opérations en cause ont été effectuées, la portion pertinente du par. 111(5) était ainsi libellé :
(5) En cas d’acquisition, à un moment donné, du contrôle d’une société par une personne ou un groupe de personnes, aucun montant au titre d’une perte autre qu’une perte en capital ou d’une perte agricole pour une année d’imposition se terminant avant ce moment n’est déductible par la société pour une année d’imposition se terminant après ce moment et aucun montant au titre d’une perte autre qu’une perte en capital ou d’une perte agricole pour une année d’imposition se terminant après ce moment n’est déductible par la société pour une année d’imposition se terminant avant ce moment. Toutefois :
a) la fraction de la perte autre qu’une perte en capital ou de la perte agricole subie par la société pour une année d’imposition se terminant avant ce moment qu’il est raisonnable de considérer comme résultant de l’exploitation d’une entreprise et, si la société exploitait une entreprise au cours de cette année, la fraction de la perte autre qu’une perte en capital qu’il est raisonnable de considérer comme se rapportant à un montant déductible en application de l’alinéa 110(1)k) dans le calcul de son revenu imposable pour l’année, ne sont déductibles par la société pour une année d’imposition donnée se terminant après ce moment :
(i) que si, tout au long de l’année donnée, cette entreprise a été exploitée par la société en vue d’en tirer un profit ou dans une attente raisonnable de profit,
(ii) qu’à concurrence du total du revenu de la société provenant de cette entreprise pour l’année donnée et — dans le cas où des biens sont vendus, loués ou mis en valeur ou des services rendus dans le cadre de l’exploitation de l’entreprise avant ce moment — de toute autre entreprise dont la presque totalité du revenu est dérivée de la vente, de la location ou de la mise en valeur, selon le cas, de biens semblables ou de la prestation de services semblables . . .
Trois éléments du texte méritent d’être examinés : la référence qu’il fait au contrôle; l’accent mis sur l’acquisition par une personne ou un groupe de personnes; et l’exception relative à la continuité des activités de l’entreprise. Bien que le par. 111(5) ait été modifié depuis les opérations en cause, la disposition comporte encore ces éléments fondamentaux, quoique structurés autrement (voir le par. 111(5.4)).
[80] Premièrement, le texte du par. 111(5) fait référence au « contrôle ». Bien que ce terme ne soit pas expressément défini dans la disposition ou ailleurs dans la Loi, la Cour a conclu dans Duha Printers qu’il correspond au contrôle de jure. Le critère de contrôle de jure consiste à se demander si « la partie qui détient le contrôle a, en vertu des actions qu’elle possède, la capacité d’élire la majorité des membres du conseil d’administration » (Duha Printers, par. 36; R. Taylor et M.‑C. Marcil, « Duha Printers Revisited : Issues Regarding Corporate Control » (2022), 70 Rev. fisc. can. 495, p. 504-507; G. Lord et autres, Les principes de l’imposition au Canada (13e éd. 2002), section 3.3; Notes explicatives, p. 536‑539; en common law, voir Buckerfield’s Ltd. c. Minister of National Revenue, 1964 CanLII 1187 (CA EXC), [1965] 1 R.C. de l’É. 299). La capacité d’élir la majorité des administrateurs équivaut généralement au pouvoir de choisir ceux qui gèrent les affaires de la société, sous réserve, notamment, de la teneur des actes constitutifs de la société ou d’une convention unanime des actionnaires (Duha Printers, par. 85; voir aussi Loi canadienne sur les sociétés par actions, L.R.C. 1985, c. C‑44 (« LCSA »), par. 2(3) et 102(1); Loi sur les sociétés par actions, L.R.O. 1990, c. B.16, par. 1(5) et 115(1); Loi sur les sociétés par actions, RLRQ, c. S‑31.1, art. 2 « contrôle » et 112; Code civil du Québec, art. 310, 335 et 336). Je reviendrai plus loin sur la notion de contrôle de jure, par opposition à celle de contrôle de facto.
[81] Deuxièmement, le par. 111(5) ne renvoie pas à un simple changement dans le contrôle de la société, mais bien à une situation « d’acquisition » par « une personne ou un groupe de personnes ». La disposition indique que le Parlement se concentrait sur les circonstances où le contrôle change vraiment de main, plutôt que, par exemple, sur celles où les actions d’une société cotée en bourse font l’objet de nombreuses transactions (Silicon Graphics Ltd. c. Canada, 2002 CAF 260, [2003] 1 C.F. 447, par. 36).
[82] Troisièmement, le par. 111(5) crée une exception à la règle qu’il énonce : les pertes restent déductibles si, après une acquisition de contrôle, la société exploite la même entreprise ou une entreprise similaire. Ainsi, le lien avec les pertes subies dans le passé n’est rompu que lorsque le contrôle a été acquis et qu’il y a rupture avec les activités antérieures de la société. Le texte du par. 111(5) reflète le souci de refuser le report des pertes en cas de manque de continuité au sein de la société, en fonction à la fois de l’identité de ses actionnaires majoritaires et de ses activités commerciales.
[83] L’appelante soutient que l’objet et l’esprit de la disposition se limite au critère du contrôle de jure décrit au par. 111(5). Dans certains cas, l’objet et l’esprit peut ne pas avoir une plus grande portée que la disposition elle‑même. Ce n’est toutefois le cas que lorsque son libellé explique entièrement sa raison d’être sous‑jacente (Copthorne, par. 110). Pour déterminer s’il en est de même pour le par. 111(5), il faut d’abord examiner son contexte et son objet.
(2) Le contexte de la disposition
[84] Il serait difficile de comprendre le rôle du par. 111(5) dans la Loi sans tenir compte de la fonction qu’il joue dans le régime général du calcul du revenu imposable. En effet, le par. 111(5) constitue une étape au sein d’un processus plus large.
a) Le paragraphe 111(5) doit être examiné compte tenu des principes fondamentaux qui sous‑tendent la Loi
[85] Les assises du régime d’impôt sur le revenu que crée la Loi sont décrites aux art. 2 à 4 (Li (2021), p. 307). Le paragraphe 2(1) de la Loi prévoit que l’impôt sur le revenu est payé « pour chaque année d’imposition, sur le revenu imposable de toute personne résidant au Canada ». La Loi traite chaque « personne » comme une unité fiscale; chaque « personne », y compris une société, est un contribuable distinct. Même si cette disposition de la Loi est de nature générale, elle reflète le principe fondateur selon lequel « les contribuables sont assujettis à l’impôt en fonction de leurs propres revenus, et non de ceux d’autrui » (Canada c. 594710 British Columbia Ltd., 2018 CAF 166, par. 54 (CanLII)). En conséquence, l’effet du par. 111(5) s’éclaire lorsqu’il est lu à la lumière de l’art. 2 : il suggère que, sur le plan conceptuel, après une acquisition de contrôle et la cessation de l’exploitation de l’entreprise à l’origine des pertes, la société ne peut plus être considérée comme le même contribuable pour les fins du report des pertes découlant de ses activités antérieures.
b) Le paragraphe 111(5) délimite la portée de la disposition conférant l’avantage fiscal, soit l’al. 111(1)a)
[86] Le paragraphe 111(5) s’inscrit dans un régime de report des pertes autres qu’en capital. Les dispositions fondatrices de la Loi reconnaissent que chaque contribuable est imposé en fonction de son revenu et de ses pertes au cours d’une seule année d’imposition; cependant, l’al. 111(1)a) modifie cette règle générale et prévoit qu’un contribuable peut déduire des pertes autres qu’en capital du revenu d’une année d’imposition future ou antérieure. Il s’agit de la disposition conférant un avantage fiscal sur laquelle s’est fondée l’appelante pour obtenir ses avantages fiscaux. Sans une telle règle sur le report de pertes, un contribuable qui gagne un revenu élevé une année et qui subit une perte l’année suivante serait confronté à des difficultés financières parce qu’il serait tenu de payer des impôts pour la première année sans obtenir d’allègement pour la seconde (Krishna, p. 595). Le contribuable dont les revenus fluctuent serait désavantagé par rapport à celui qui se lance dans une entreprise moins risquée et qui paie de l’impôt au fil du temps sur un revenu plus stable.
[87] De ce point de vue, le par. 111(5) ne s’applique pas isolément; il sert plutôt de complément à l’al. 111(1)a). Il est logique de permettre le report des pertes subies. Il n’en demeure pas moins que l’objet spécifique de l’al. 111(1)a) a toujours été de mesurer le revenu avec plus d’exactitude et de fournir un allègement au contribuable individuel, en tenant compte de la fluctuation de son revenu au cours d’une période de plusieurs années. Des modifications apportées à cette disposition ont élargi la capacité de déduire les pertes autres qu’en capital (voir, p. ex., S.C. 1958, c. 32, par. 12(1), qui a modifié l’al. 27(1)e) de la Loi de l’impôt sur le revenu, S.R.C. 1952, c. 148), mais jamais au point d’avantager un nouveau contribuable qui n’est pas lui‑même à l’origine des pertes. Seul le contribuable qui a subi la perte peut la déduire.
[88] Le paragraphe 111(5) garantit que ce principe s’étend aux sociétés. Bien que la société reste la même personne sur le plan juridique après une acquisition de contrôle, l’identité de ceux qui sont derrière la société a changé. Le paragraphe 111(5) fonctionne de manière à ce que les avantages fiscaux liés aux pertes en cause ne profitent pas à un nouvel actionnariat qui exploite une nouvelle entreprise.
[89] Cette restriction au principe énoncé à l’al. 111(1)a) favorise la cohérence avec d’autres dispositions du régime de calcul de l’impôt sur le revenu. Plus particulièrement, le par. 249(4) précise que lorsque survient une acquisition de contrôle, l’année d’imposition de la société est réputée prendre fin et une nouvelle année d’imposition commencer. Ainsi, une acquisition de contrôle rompt le lien entre les activités de la société antérieures à l’acquisition et celles qui y sont postérieures. Il serait incompatible avec plusieurs autres dispositions que la Loi permette malgré tout à cette société de reporter les pertes comme si le lien n’avait pas été rompu.
[90] Ainsi, le par. 111(5) sert à circonscrire la portée de l’al. 111(1)a) et à promouvoir la cohérence avec les autres dispositions qui, dans les faits, traitent la société comme un nouveau contribuable après une acquisition de contrôle (Li (2021), p. 314; Strain, Dodge et Peters, p. 4:52‑4:54).
c) Le choix du Parlement quant aux critères de contrôle diffère d’une disposition à l’autre de la Loi
[91] L’appelante met l’accent sur le par. 256(5.1) de la Loi, qui définit le critère du contrôle de facto. Ce dernier a été adopté après l’introduction du par. 111(5) et, bien que de nombreuses dispositions aient été modifiées pour soit adopter soit rejeter le critère du contrôle de facto, le critère du contrôle de jure prévu au par. 111(5) est resté inchangé. L’appelante soutient que l’adoption du critère du contrôle de facto dans d’autres dispositions indique que [traduction] « le Parlement s’est penché sur la question du contrôle tout au long de la Loi. [. . .] [I]l comprenait la différence entre les contrôles de facto et de jure et il souhaitait cette différence » (m.a., par. 64 (soulignement dans l’original)). Pour l’appelante, cela suffit pour régler le sort du litige, et réduit l’objet et l’esprit du par. 111(5) au critère du contrôle de jure.
[92] À mon avis, le contexte de la Loi révèle que, confronté à un choix entre le contrôle de jure et le contrôle de facto comme critère général, le Parlement a opté pour le premier. Plusieurs raisons expliquent pourquoi le Parlement aurait préféré ce critère comme marqueur pour l’application du par. 111(5), un sujet dont la Cour a traité dans l’arrêt Duha Printers, par. 58 :
À mon avis, la norme de jure a été retenue parce qu’à certains égards elle représente un concept pertinent et relativement certain et prévisible pour l’examen du contrôle. De façon générale, l’expression de jure renvoie aux sources juridiques qui déterminent le contrôle; à savoir la loi qui régit la société et les actes constitutifs de cette dernière, y compris ses statuts et ses règlements administratifs. La notion de facto a été rejetée parce qu’elle oblige à vérifier qui exerce le contrôle de fait, ce qui peut conduire à une multitude d’indices susceptibles d’exister outre ces sources. [Soulignement dans l’original.]
[93] Il ne fait aucun doute que le contrôle de jure est un repère plus clair que le contrôle de facto, ce qui confère une plus grande certitude à la plupart des opérations qui ne sont pas motivées par l’évitement fiscal. En revanche, le contrôle de facto est un concept large auquel il peut être satisfait par une simple influence indirecte, et qui ne requiert donc pas l’existence de droits exécutoires (par. 256(5.1); Krishna, p. 695). La portée d’un tel critère aurait englobé une variété de situations allant bien au‑delà du souci du Parlement de garantir qu’un contribuable ne bénéficie pas des pertes d’un autre. Par exemple, bien que l’identité des administrateurs et des actionnaires d’une société puisse être stable, un prêt important visant à aider une société en difficulté à réorienter ses activités pourrait créer une relation de dépendance suffisante pour satisfaire au critère du contrôle de facto, même si l’influence du créancier n’est jamais exercée. Ainsi, face à deux critères imparfaits, il est logique que le Parlement ait choisi le contrôle de jure.
[94] Cela ne signifie pas pour autant que le critère du contrôle de jure explique entièrement la raison d’être de la disposition. Le contrôle de jure était plutôt le marqueur qui offrait un indicateur raisonnable pour la plupart des circonstances dont le Parlement se préoccupait — particulièrement compte tenu du fait que la RGAÉ puisse trouver application en dernier recours. Pour établir la raison d’être qui sous‑tend le par. 111(5), il faut plus que le simple fait que le Parlement ait opté pour ce critère pour mettre en œuvre son intention.
[95] En effet, la raison d’être du par. 111(5) devient plus clair après l’examen de dispositions connexes qui à la fois étendent et restreignent les circonstances dans lesquelles une acquisition de contrôle s’est produite. Ces dispositions suggèrent que le contrôle de jure ne reflète pas parfaitement ni n’explique complètement le méfait auquel le Parlement souhaitait s’attaquer.
d) Le critère du contrôle prévu au par. 111(5) est étendu et restreint par d’autres dispositions « déterminatives »
[96] Le paragraphe 256(8) prévoit que le contrôle est réputé avoir été acquis lorsque, pour contourner certaines dispositions, un contribuable obtient, entre autres, le droit : d’acquérir des actions; d’obliger une société à racheter, à acquérir ou à annuler des actions; d’acquérir ou de contrôler les droits de vote; ou de faire réduire les droits de vote d’autres actionnaires (voir l’al. 251(5)b)). Si le droit prévu, lorsqu’il est exercé, confère au contribuable le contrôle de jure de la société, le par. 256(8) prévoit que ce contrôle est réputé avoir été acquis lorsque le droit a été acquis. Ce paragraphe mérite notre attention puisque, même s’il traite principalement des droits relatifs aux actions, il va au‑delà de la documentation habituelle considérée pour l’analyse fondée sur le critère du contrôle de jure. En effet, il prévoit l’évaluation des droits juridiques, y compris ceux découlant de contrats. Le paragraphe 256(8) comble une lacune qui aurait permis aux sociétés d’acquérir un droit contractuel qui, s’il était exercé, leur aurait permis de contrôler la société (Fiscal Statement (1980), p. 40; G. W. Flynn, « Tax Planning for Corporations with Net Capital and Noncapital Losses », dans Corporate Management Tax Conference, Current Developments in Measuring Business Income for Tax Purposes (1982), 208, p. 209). Plus généralement, il démontre que le critère du contrôle de jure prévu au par. 111(5) ne vise pas, à lui seul, l’éventail complet des situations que le Parlement souhaitait viser; il doit plutôt être interprété comme un indicateur visant à donner effet aux objectifs plus larges du Parlement tout en offrant un certain degré de clarté et de stabilité dans la plupart des cas.
[97] Pour sa part, le par. 256(7) prévoit que le contrôle est réputé ne pas avoir été acquis dans certaines circonstances afin de donner convenablement effet à des dispositions similaires à celles du par. 111(5). Par exemple, il garantit que des transferts entre parties liées peuvent survenir sans que les déductions pour pertes inutilisées soient perdues à cause d’un [traduction] « changement technique dans le contrôle de la société » (A. R. A. Scace et D. S. Ewens, The Income Tax Law of Canada (5e éd. 1983), p. 106; al. 256(7)a) et b)). Cela suggère que l’identité de ceux qui ont acquis le contrôle importe lorsqu’il s’agit de déterminer si la société devrait être traitée comme un nouveau contribuable. En ce sens, le par. 111(5) et les dispositions connexes ne visent pas simplement un changement formel de contrôle : si la société n’a pas changé de main, la Loi reconnaît la continuité entre ses pertes passées et ses activités commerciales futures. Ce n’est que lorsqu’une partie non liée prend les rênes de la société que l’autorisation de reporter les pertes porterait atteinte aux principes fondamentaux qui sous‑tendent la Loi ainsi qu’à l’intégrité de la règle sur le report des pertes prévue à l’al. 111(1)a).
[98] Je souligne que l’art. 256.1, adopté après les opérations en cause, prévoit que le contrôle est réputé avoir été acquis lors d’une acquisition importante de capitaux propres. Cela étant dit, puisqu’elle est postérieure aux opérations de l’appelante, il n’est ni nécessaire ni utile d’en faire l’examen dans le cas qui nous occupe (voir aussi Oxford Properties Group, par. 46 et 86).
[99] L’analyse contextuelle qui précède permet de mieux saisir la raison d’être sous‑jacente du par. 111(5). Toutefois, pour mieux en établir l’objet et l’esprit, il est nécessaire d’examiner des éléments de preuve extrinsèques de l’objet que poursuivait le Parlement tout au long de l’historique législatif de cette disposition.
(3) L’objet de la disposition
[100] L’historique législatif du par. 111(5) illustre que le Parlement voulait s’attaquer au commerce de sociétés déficitaires, lequel sapait l’assiette fiscale et était source d’iniquité entre les contribuables. Cela témoigne d’un souci particulier qui s’inscrit dans la politique plus générale de la Loi d’interdire le transfert de pertes entre contribuables, sous réserve d’exceptions précises (Mathew, par. 53).
[101] De surcroît, une analyse téléologique du par. 111(5) démontre également que, même si les moyens que le Parlement a choisis pour répondre à ces préoccupations ont évolué au fil du temps — ce dernier optant au bout du compte pour le contrôle de jure —, la raison pour laquelle il a intégré la restriction au report des pertes autres qu’en capital n’a pas changé.
[102] L’historique législatif du par. 111(5) remonte à 1958. Cette année‑là, l’al. 27(1)e) de la Loi de l’impôt sur le revenu, S.R.C. 1952, c. 148 — le précurseur de l’al. 111(1)a) — a été modifié [traduction] « afin d’autoriser l’utilisation des pertes d’une société pour réduire le revenu tiré non seulement de la même entreprise, mais également de toute autre entreprise que poursuit le contribuable » (Strain, Dodge et Peters, p. 4:42). Il s’agissait d’une libéralisation considérable des règles sur le report de pertes; auparavant, celles‑ci n’étaient déductibles que du revenu tiré de la même entreprise pendant d’autres années.
[103] Dans le cadre de la même modification, le par. 27(5) — le précurseur du par. 111(5) — a été ajouté à la Loi. Ce paragraphe était ainsi rédigé :
(5) L’alinéa e) du paragraphe (1) ne s’applique pas de manière à autoriser une corporation à déduire, aux fins du calcul de son revenu imposable pour une année d’imposition, une perte commerciale subie par elle dans une année d’imposition antérieure, lorsque
a) plus de 50 p. 100 des actions du capital social de la corporation ont, entre la fin de ladite année antérieure et la fin de l’année d’imposition, été acquises par une ou plusieurs personnes qui, à l’expiration de ladite année antérieure, ne possédaient aucune des actions du capital social de la corporation; et
b) la corporation n’exerçait pas, au cours de l’année d’imposition, les affaires dans lesquelles la perte a été subie.
(S.C. 1958, c. 32, par. 12(2))
[104] Au cours des débats au Sénat, on a expliqué que, sans une restriction de ce genre, « il serait bien facile d’acheter les compagnies qui ont éprouvé des pertes pour profiter » du report (Débats du Sénat, 1re sess., 24e lég., 21 août 1958, p. 696 (l’hon. Gunnar S. Thorvaldson)). Autrement dit, la restriction a été adoptée [traduction] « dans le but de surveiller la pratique du commerce des compagnies enregistrant des pertes fiscales » (H. D. McGurran, « Principles of Income Tax : 2. Taxable Income from a Business » (1958), 6 Rev. fisc. can. 455, p. 465). Par contre, la restriction au report des pertes commerciales introduite par le par. 27(5) pouvait être évitée si l’entreprise dans le cadre de laquelle la perte avait été subie était toujours exploitée (c.‑à‑d. l’exception relative à la continuité des activités). Fait à noter, le critère qu’a adopté le Parlement à l’époque (l’acquisition de plus de 50 p. 100 des actions du capital social des corporations par un ou plusieurs nouveaux actionnaires en une seule année) se distinguait du marqueur actuel (le contrôle de jure).
[105] Après l’adoption du par. 27(5), les auteurs n’ont pas tardé à repérer des problèmes et des échappatoires. Par exemple, un auteur a décrit comment il était possible de contourner la nouvelle restriction au report de pertes en faisant simplement preuve d’un peu de prévoyance :
[traduction] Si un acheteur potentiel avait la prévoyance d’acquérir un petit nombre d’actions, ou une seule action tant qu’à y être, avant la fin de l’exercice financier, toutes les pertes seraient alors préservées, peu importe le type d’entreprise exploité dans le futur. Peut‑être vaut‑il mieux négocier l’achat de sociétés déficitaires pendant les dernières semaines de leur exercice financier.
(C. W. Leach, « Making the Most of Your Losses », dans Canadian Tax Papers No. 19, Corporate Management Conference (1960), 27, p. 29)
[106] En 1963, le Parlement a modifié l’al. 27(5)a) pour faire référence à une acquisition du contrôle d’une société par une ou plusieurs personnes qui ne la contrôlaient pas à la fin de l’exercice précédent, tout en continuant d’appliquer aux opérations antérieures à la modification l’ancien critère concernant l’acquisition de 50 p. 100 de ses actions (S.C. 1963, c. 21, par. 6(1) et (2), substituant l’al. 27(5)a) et ajoutant le par. 27(5a)). Lors de la deuxième lecture du projet de loi à la Chambre des communes, le ministre des Finances de l’époque, Walter L. Gordon, a exprimé des inquiétudes au sujet du trafic d’actions de sociétés déficitaires :
Le public et le monde des affaires ont tendance à n’avoir aucun respect pour un gouvernement qui leur permet de profiter librement des échappatoires évidentes d’une loi. [. . .] [I]l pourrait sembler souhaitable de faire disparaître certaines dispositions qui permettent aux contribuables de se soustraire au paiement de l’impôt et j’aimerais donner quatre exemples.
. . .
Le deuxième cas que je tiens à mentionner est celui qui permet, à l’heure actuelle, aux termes de la loi, aux sociétés subissant des pertes au cours d’une année déterminée de les reporter sur les années suivantes en les déduisant des bénéfices réalisés pendant la nouvelle période.
Il en résulte un trafic des actions de sociétés qui ont fermé leurs portes, mais qui, du point de vue technique, ont le droit de reporter sur les années suivantes certaines pertes déductibles. Par exemple, le propriétaire d’une entreprise prospère peut acquérir les actions d’une de ces sociétés et y transférer son commerce qui marche bien. Il peut alors déduire les pertes antérieures encourues par l’autre société dans des affaires peut‑être tout à fait différentes de celles qui ont rapporté le revenu imposable de sa propre entreprise. Il me semble que le Parlement n’a jamais eu pareille intention au moment où la proposition a été, pour la première fois, incorporée dans la loi, et qu’il y aurait lieu de mettre fin à cette pratique. [Je souligne.]
(Débats de la Chambre des communes, vol. IV, 1re sess., 26e lég., 16 octobre 1963, p. 3821‑3822 (l’hon. Walter L. Gordon))
[107] Ultérieurement, le ministre des Finances a déclaré ce qui suit à propos de l’objet de la disposition :
Cet article vise à empêcher une compagnie qui a droit à un report de perte de passer en d’autres mains, ce qui permettrait au nouveau propriétaire de se lancer dans une entreprise totalement différente après le jour du budget et de se prévaloir de ce droit à l’égard des bénéfices de la nouvelle entreprise. . .
. . .
. . . Le droit de reporter la perte disparaît s’il y a eu changement de propriétaire. La raison en est patente. Il était d’usage chez les propriétaires de commerces rentables acquittant des impôts sur leurs bénéfices de se porter acquéreurs de sociétés, qui n’étaient souvent que des carcasses, mais qui avaient droit à un report de pertes; ce droit leur servait à défalquer ces pertes de leurs propres bénéfices et leur évitait des paiements d’impôt. Cette disposition tend à empêcher de tels agissements. Je suis prêt à reconnaître qu’en théorie, si l’on examine la société qui a ce droit du fait d’être une personne morale distincte, elle prend [sic] ses droits, quand elle devient la propriété de quelqu’un d’autre. Toutefois, c’est exactement cela que nous voulons enrayer. [Je souligne.]
(Débats de la Chambre des communes, vol. V, 1re sess., 26e lég., 1er novembre 1963, p. 4513 (l’hon. Walter L. Gordon))
[108] En 1966, la commission Carter a examiné la Loi de l’impôt sur le revenu et a présenté de nombreuses recommandations qui ont été étudiées par le Parlement au cours des années subséquentes. La commission a cherché à expliquer, sur le plan conceptuel, l’objet de la restriction au report de pertes :
Le régime fiscal actuel n’accorde aucune déduction au nouveau propriétaire d’une entreprise non constituée en société par actions pour les pertes non reportées par l’ancien propriétaire. C’est aussi le cas lors de l’achat des actifs d’une société par actions dont les pertes n’ont pas été reportées. Dans chacune de ces circonstances, l’acheteur, étant un contribuable distinct du vendeur, n’a pas le droit d’utiliser les pertes du vendeur aux fins de l’impôt.
. . .
Nous avons déclaré qu’à notre avis une société devrait être considérée comme un intermédiaire pour les actionnaires. La déduction très libérale que nous proposons à l’égard des pertes, ne vise pas à autoriser un contribuable à déduire des pertes encourues par un autre et à ainsi différer ou éviter le paiement de l’impôt. Nous recommandons, par conséquent, que les pertes ne soient pas transférables d’un contribuable à un autre et que le droit de reporter les pertes soit refusé à une société lorsque le contrôle a changé de mains, soit par la vente d’actions, soit par l’octroi du droit d’acquisition des intérêts prépondérants, (à moins que ce droit puisse s’exercer seulement à l’occasion du décès, ou encore au défaut de remplir une obligation ou bien en vertu d’un arrangement comportant un droit de préférence), soit par fusion statutaire. [Je souligne.]
(Canada, Rapport de la Commission royale d’enquête sur la fiscalité (1966), t. 4, p. 298‑299)
[109] En 1972, le par. 27(5) est devenu le par. 111(5). Il a continué à limiter les reports en cas d’une acquisition de contrôle et à prévoir une exception relative à la continuité des activités. Le critère du « 50 p. 100 des actions » a été abandonné, et le par. 111(5) ne faisait désormais état que d’une acquisition du contrôle (S.C. 1970‑72, c. 63, art. 1). Les restrictions quant au report des pertes ont été resserrées par des modifications législatives subséquentes (Strain, Dodge et Peters, p. 4:42); le critère est toutefois demeuré le même depuis.
[110] L’historique législatif décrit précédemment démontre que, même si le Parlement a eu à [traduction] « redéfinir des conditions en vue de faire respecter son intention » (G. W. Riehl, Incorporation and Income Tax in Canada (4e éd. 1965), p. 69), la disposition a toujours restreint le report de pertes autres qu’en capital lors d’un changement du lieu de contrôle d’une personne ou d’un groupe de personnes à une ou un autre, sous réserve de l’exception relative à la continuité des activités. Lorsqu’une société change de mains, et que l’entreprise déficitaire cesse d’être exploitée, la société est en pratique un nouveau contribuable qui ne peut se prévaloir des pertes autres qu’en capital accumulées par l’ancien contribuable. L’extrait suivant fournit une explication utile :
[traduction] En premier lieu, les reports de pertes après un changement de contrôle ne sont généralement pas permis en termes de politiques fiscales. En principe, un contribuable ne peut pas utiliser à son profit les pertes d’un autre contribuable. Dans le cas d’une entité artificielle comme une société, on considère essentiellement qu’un changement de contrôle au sein d’une société en fait un nouveau contribuable puisque des actionnaires différents acquièrent indirectement le droit de tirer profit de sa réussite financière. [Je souligne.]
(Strain, Dodge et Peters, p. 4:52)
[111] La raison d’être de l’exception relative à la continuité des activités concorde avec cette conclusion : bien que la règle en question puisse être perçue comme conférant des avantages aux nouveaux actionnaires, l’exception est là pour une raison. Elle favorise [traduction] « le rétablissement d’entreprises non rentables » (Strain, Dodge et Peters, p. 4:53), ce qui pourrait nécessiter un nouvel investissement de la part des nouveaux propriétaires. Quand cela se produit, [traduction] « la prise de contrôle s’est soldée par la réalisation de l’objectif commercial positif de transformer une entreprise non rentable en une entreprise rentable, et on ne voit pas pourquoi elle ne devrait pas continuer à se prévaloir des pertes non utilisées des années antérieures à la prise de contrôle » (P. W. Hogg, J. E. Magee et T. Cook, Principles of Canadian Income Tax Law (3e éd. 1999), p. 408, cité avec approbation dans OSFC Holdings Ltd. c. Canada, 2001 CAF 260, [2002] 2 C.F. 288, par. 91). En effet, l’existence d’une continuité d’activités porte à croire que ceux qui ont pris les rênes de la société souhaitaient renforcer l’entreprise de cette dernière, plutôt que de s’en servir comme plate‑forme pour des activités non connexes qui dénatureraient son identité. Bien que la société ait pu changer de mains, le lien de continuité est préservé par un autre marqueur : la stabilité de ses activités. Qui plus est, la justification de l’al. 111(1)a) — mesurer avec plus d’exactitude le revenu et venir en aide à un contribuable dont le revenu fluctue au fil du temps — conserve sa pertinence, vu cette continuité. Cela confirme que le par. 111(5) sert essentiellement à délimiter les circonstances dans lesquelles le fondement de la règle sur le report de pertes prévue à l’al. 111(1)a) est inexistant.
[112] En résumé, l’historique législatif du par. 111(5) démontre que l’intention du Parlement était de contrer un méfait particulier. Si les moyens qu’il a choisis pour répondre à ces préoccupations ont évolué au fil du temps, la raison d’être de la restriction au report de pertes dans la Loi est demeurée la même.
(4) Conclusion sur l’objet et l’esprit
[113] À la lumière de ce qui précède, le par. 111(5) a pour raison d’être d’empêcher que des sociétés soient acquises par des parties non liées dans le but de déduire les pertes inutilisées de ces sociétés du revenu d’une autre entreprise au profit de nouveaux actionnaires. Le Parlement a cherché à garantir que l’absence de continuité quant à l’identité d’une société soit accompagnée d’une rupture correspondante dans la capacité de reporter des pertes autres qu’en capital. Voilà la raison d’être sous‑jacente de la disposition et ce qui explique correctement ce qui a incité le Parlement à adopter le par. 111(5).
[114] Lorsqu’elle a formulé l’objet et l’esprit du par. 111(5), la Cour canadienne de l’impôt s’est attardée à la notion de « contrôle effectif » (par. 134), un terme employé brièvement par le juge Iacobucci dans l’arrêt Duha Printers (par. 36). La Cour d’appel fédérale a reconnu que ce terme n’était pas clair, et elle l’a remplacé par « contrôle réel » (par. 72‑73). Cela semble avoir exacerbé le problème, et a amené l’appelante à soutenir que la Cour d’appel fédérale avait substitué au critère du contrôle de jure établi par le Parlement un critère ambigu équivalant au contrôle de facto. L’appelante a proposé une formulation de l’objet et l’esprit axée sur le contrôle de jure.
[115] En toute déférence, tant les tribunaux d’instances inférieures que l’appelante ont formulé l’objet et l’esprit comme un critère juridique, plutôt que comme l’expression de la raison d’être de la disposition. Cela a eu pour effet de fausser leur analyse fondée sur la RGAÉ. Le contrôle de jure, le contrôle « effectif » et le contrôle « réel » n’indiquent ni pourquoi le Parlement se souciait de l’acquisition du contrôle ni le méfait auquel il voulait s’attaquer (Oxford Properties Group, par. 101). Que l’on définisse l’objet et l’esprit du par. 111(5) en fonction du critère choisi par le Parlement ou en substituant à son choix un autre critère, cela reviendrait, en l’espèce, à accorder la priorité aux moyens (le comment) plutôt qu’à la raison d’être (le pourquoi).
[116] Au paragraphe 111(5), le Parlement a clairement opté pour un critère de contrôle : le contrôle de jure. Celui‑ci était un marqueur raisonnable des situations où l’identité d’une société a changé. Il s’agit donc avant tout d’un moyen de donner effet à l’objectif du Parlement, plutôt que d’une expression exhaustive de l’objectif lui‑même. Comme pour toute disposition, le Parlement a dû choisir un critère général pour le par. 111(5) parmi les choix disponibles : il avait de bonnes raisons de choisir le critère du contrôle de jure plutôt que le critère large du contrôle de facto, qui aurait englobé une variété de conduites n’ayant rien à voir avec ses objectifs. Il convient de rappeler que le critère à employer pour la simple application du par. 111(5) n’est pas en litige. Par contre, le choix du contrôle de jure n’explique pas, en soi, ce qui préoccupait le Parlement, comme le démontre amplement une analyse minutieuse de la preuve intrinsèque et extrinsèque. Avec égards, les motifs de ma collègue confondent les moyens énoncés dans le texte d’une disposition (en l’espèce, le contrôle de jure) avec la raison d’être sous‑jacente de la disposition. Or, cette approche aurait des incidences sur une variété de dispositions qui font appel à un critère relatif au contrôle, de telle sorte que, dans les faits, la RGAÉ ne s’appliquerait pas.
[117] Avant de continuer, je ferai deux autres commentaires. Premièrement, le fait d’énoncer avec exactitude l’objet et l’esprit qui sous‑tend la disposition ne change pas le critère applicable dans la disposition. Tant que le Parlement ne légifèrera pas autrement, le contrôle de jure demeure la norme pour l’application du par. 111(5). Comme je l’ai expliqué, dans le cadre de cette analyse, les tribunaux ne formulent pas un nouveau critère juridique lorsqu’ils déterminent l’objet et l’esprit d’une disposition; ils cherchent plutôt à en saisir la raison d’être, et ainsi à offrir une synthèse de ce que la disposition visait à réaliser ou à prévenir. Les tribunaux n’« appliquent » pas non plus l’objet et l’esprit dans l’analyse du caractère abusif comme s’il s’agissait d’un nouveau critère de démarcation. L’analyse de l’abus est de nature comparative : pour déterminer s’il y a eu abus dans l’application d’une disposition dans le cadre d’une analyse fondée sur la RGAÉ, on évalue le résultat atteint par les opérations — des opérations déjà qualifiées comme ayant pour objectif premier d’éviter de payer des impôts — par rapport à la raison d’être de la disposition, pour décider si cette raison d’être est contrecarrée (Trustco, par. 57; Copthorne, par. 69).
[118] En l’espèce, le par. 111(5) démontre que le Parlement voulait empêcher les tiers qui prennent les rênes d’une société et en modifient l’entreprise de se prévaloir des pertes inutilisées. Cela explique ce que le Parlement cherchait à prévenir par la disposition, considérée à la lumière de son texte, de son contexte et de son objet.
[119] Deuxièmement, je souligne que, contrairement à ce que suggère ma collègue, la présente cause ne ressemble pas à l’affaire Alta Energy, qui portait sur la clause d’exception d’un traité international allouant au pays de la résidence d’une personne le droit d’imposer certains gains en capital sur les biens immobiliers. Dans cet arrêt, les juges majoritaires ont statué que, par cet accord, le Canada cherchait délibérément à « renoncer à son droit d’imposer » certains gains en capital, parce qu’il souhaitait « encourager les résidents luxembourgeois à investir dans des actifs commerciaux intégrés à des biens immobiliers situés au Canada » (par. 6 et 89). La raison d’être de cet incitatif s’appliquait, peu importe si les résidents luxembourgeois avaient des liens économiques suffisant ou non ou qu’ils avaient été de simples résidents selon des critères formels : le Luxembourg était bien connu à titre de paradis fiscal international, et la preuve a démontré qu’il était « davantage dans l’intérêt national [du Canada] d’attirer des investisseurs étrangers — qui utiliseraient le Luxembourg comme relais afin de se prévaloir de l’exonération — que de percevoir des recettes fiscales plus importantes sur les gains en capital » (par. 87). En revanche, en l’espèce, le Parlement n’a ni fait le choix d’autoriser les stratégies fondées sur le commerce des pertes, ni considéré qu’il s’agissait d’un compromis acceptable. L’existence du par. 111(5), ainsi que la modification continue par le Parlement des dispositions connexes afin d’en étendre la portée, démontre qu’il n’avait pas l’intention de permettre à un tel résultat et qu’il a cherché à s’attaquer à des comportements qui n’avaient aucun rapport avec l’objectif du report des pertes autres qu’en capital, comme l’illustre une analyse du texte, du contexte et de l’objet de l’art. 111(5).
[120] La seule question en l’espèce est celle de savoir si le résultat de la série particulière d’opérations en cause est incompatible avec la raison d’être du par. 111(5). C’est sur cette question que je vais maintenant me pencher.
C. Y a‑t‑il eu abus dans l’application du par. 111(5)?
[121] La deuxième étape de l’analyse du caractère abusif, soit celle qui consiste à déterminer si les opérations sont abusives, « dépend nécessairement des faits » (Trustco, par. 44; Oxford Properties Group, par. 39). Il faut donc faire preuve de retenue à l’égard des conclusions de fait tirées par la Cour canadienne de l’impôt (Housen, par. 10). Toutefois, la conclusion générale selon laquelle il n’y a pas eu d’abus en l’espèce ne commande aucune déférence, puisqu’elle était fondée sur une interprétation erronée de l’objet et l’esprit du par. 111(5) et, par conséquent, sur une erreur de droit isolable (Trustco, par. 46). Les conclusions de fait du juge de première instance quant aux opérations elles‑mêmes doivent tout de même faire l’objet de retenue, sous réserve d’une erreur manifeste et dominante; cela étant dit, les faits qui ont été décisifs pour répondre à la mauvaise question juridique ne sont pas nécessairement aussi importants pour répondre à la bonne question. Ainsi, ces conclusions peuvent être plus ou moins pertinentes lorsque les opérations sont envisagées à la lumière de l’objet et l’esprit de la disposition en cause.
[122] Une analyse des opérations en cause démontre que leur résultat a servi à contrecarrer l’objet et l’esprit du par. 111(5) : compte tenu des circonstances dans leur ensemble, les opérations ont atteint le résultat que le Parlement voulait prévenir et ont fourni à Matco les avantages d’une acquisition de contrôle, tout en contournant tout juste l’application du par. 111(5). Je note qu’une conclusion selon laquelle une opération qui n’a pas procuré le contrôle de jure aux acquéreurs a constitué un abus dans l’application du par. 111(5) en l’espèce ne signifie pas que toutes les opérations qui ne procurent pas le contrôle de jure constituent un abus dans l’application de cette disposition. En effet, il ne s’agit pas de savoir si Matco détient le contrôle de jure ou si elle satisfait à un autre critère comme celui du contrôle de facto. Comme je l’ai expliqué, l’analyse du caractère abusif est de nature comparative : elle exige que le tribunal examine les opérations en cause à la lumière de la raison d’être de la disposition pour déterminer si le résultat atteint par les opérations contrecarre cette raison d’être. Il l’a clairement fait en l’espèce.
[123] La conclusion que la série d’opérations auxquelles l’appelante a été partie était abusive découle directement d’une appréciation appropriée de ce que le par. 111(5) visait à accomplir et de la façon dont l’appelant a contourné cette issue. Dans l’analyse qui suit, j’examine le résultat atteint par les opérations, en m’attardant tout particulièrement (1) à la transformation fondamentale de l’identité de l’appelante et (2) aux droits et aux avantages obtenus par Matco.
[124] Le paragraphe 111(5) a pour esprit et objet d’empêcher que des sociétés soient acquises par des parties non liées dans le but de déduire les pertes inutilisées de ces sociétés du revenu d’une autre entreprise au profit de nouveaux actionnaires. Comme je l’ai déjà expliqué, le par. 111(5) reflète la proposition selon laquelle, lorsque l’identité du contribuable a effectivement changé, la continuité au cœur de la règle sur le report de pertes prévue à l’al. 111(1)a) n’existe plus. De ce point de vue, le même résultat a été atteint par le truchement des opérations contestées. En effet, les opérations de réorganisation ont entraîné la transformation quasi totale de l’appelante : ses actifs et passifs ont été transférés à Newco, si bien qu’il ne restait que ses attributs fiscaux. En d’autres termes, l’appelante a été vidée de tout vestige de son ancienne « vie » en tant que personne morale et elle est devenue une coquille vide dotée d’attributs fiscaux.
[125] De surcroît, les attributs fiscaux d’une société déficitaire ont été préservés au profit d’une autre partie. De fait, les paiements dont a convenu Matco aux termes de la convention d’investissement visaient à lui permettre de bénéficier financièrement des attributs fiscaux en remplissant la coquille avec l’occasion d’affaires sélectionnée et en demeurant un actionnaire important. Pareille conclusion est renforcée par la clause de rajustement de la convention d’investissement. Les sommes dues par Matco aux termes de la convention devaient être rajustées en fonction de la valeur réelle des attributs fiscaux; ainsi, la contrepartie que devait fournir Matco était liée à sa capacité de bénéficier de la monétisation des attributs fiscaux (art. 2.3 et al. 5.5(a) et 5.5(b)).
[126] De plus, l’actionnariat de la contribuable a profondément changé tout au long des opérations : l’appelante a d’abord été une filiale en propriété exclusive de Newco, et elle a fini par devenir une société cotée en bourse pour financer une nouvelle entreprise, dont Matco était devenue un des nouveaux actionnaires.
[127] Quant à ses activités commerciales, l’appelante a servi de coquille pour une tout autre entreprise organisée par DKCM et choisie par Matco. Le seul lien qui subsistait entre l’appelante après les opérations et son ancienne « vie » en tant que personne morale était donc les attributs fiscaux; à d’autres égards, il s’agissait, en pratique, d’une société dotée de nouveaux actifs et passifs et de nouveaux actionnaires qui exploitaient une nouvelle entreprise. Par conséquent, les opérations ont donné lieu à un changement profond de l’identité de la contribuable. La capacité continue de l’appelante de bénéficier des déductions pour report de pertes contrecarre la raison d’être de la décision du Parlement de rompre la continuité du traitement fiscal au par. 111(5), surtout compte tenu des droits et avantages obtenus par Matco.
[128] Comme je l’ai expliqué, le critère du contrôle de jure a été utilisé au par. 111(5) comme moyen de mettre en œuvre les objectifs énoncés par le Parlement parce que ce critère reconnaît à juste titre que l’obtention d’une majorité des actions votantes confère la capacité d’élire le conseil d’administration et, partant, de contrôler la gestion des affaires de la société (Buckerfield’s, p. 302‑303; Duha Printers, par. 35‑36). Matco est parvenu à l’équivalent fonctionnel d’une telle acquisition du contrôle au moyen de la convention d’investissement, tout en contournant le par. 111(5), parce qu’elle a utilisé des opérations distinctes pour démanteler les droits et avantages dont jouirait normalement un actionnaire majoritaire. Plusieurs aspects des opérations en cause illustrent cette équivalence fonctionnelle, ce par quoi je veux dire que Matco a atteint le résultat que le Parlement visait à prévenir, sans directement acquérir les droits qui auraient déclenché l’application du par. 111(5) (Trustco, par. 57; Copthorne, par. 69).
[129] Premièrement, Matco a obtenu par contrat la faculté de sélectionner les administrateurs de la société. La clause 3.4 de la convention d’investissement est rédigée en ces termes :
[traduction]
3.4 Démission des dirigeants et administrateurs
La société mère met tout en œuvre pour voir à ce qu’un représentant de Matco se joigne au conseil d’administration de la filiale et que ce représentant ainsi que Charles Butt et David Goold soient les seuls dirigeants et administrateurs de la filiale, et ce, à compter de la date de prise d’effet. La société mère met tout en œuvre pour obliger ces administrateurs à conserver leurs fonctions d’administrateurs de la filiale jusqu’à ce qu’une occasion d’affaires soit trouvée, et elle mettra alors tout en œuvre pour obliger Charles Butt et David Goold à démissionner en qualité de dirigeants et d’administrateurs et à renoncer réciproquement sans condition à toute réclamation qu’il pourrait avoir contre la filiale et vice‑versa, sauf à des demandes d’indemnisation.
(d.a., vol. II, p. 87)
[130] En conséquence, même si elle ne détenait pas de participations majoritaires, Matco a exigé par contrat que Newco, qui avait le contrôle de la plupart des actions restantes à l’époque pertinente, s’assure que les trois administrateurs de l’appelante soient M. Butt, M. Goold et un administrateur choisi par Matco. C’est ce qui s’est produit au cours de l’élection qui s’est tenue après la signature de la convention d’investissement. Matco a donc veillé par contrat à la composition du conseil d’administration. Comme le prévoit la clause 3.4, une fois l’occasion d’affaires trouvée et acceptée, MM. Butt et Goold devaient démissionner et être remplacés par des administrateurs choisis par DKCM pour mettre en œuvre sa propre entreprise tout en monnayant les attributs fiscaux de l’appelante. Là encore, c’est exactement ce qui s’est produit.
[131] Deuxièmement, la convention d’investissement a eu pour effet de restreindre grandement les pouvoirs du conseil d’administration. Il était interdit à l’appelante de prendre une foule de mesures, notamment : émettre des actions, des options, des bons de souscription, des options d’achat, des privilèges de conversion ou tout autre droit pour acquérir des actions de l’appelante; modifier ses actes constitutifs ou règlements administratifs; réorganiser, regrouper, fusionner l’appelante ou la proroger avec toute autre personne morale; prendre toute mesure relative à la liquidation, à la dissolution ou à la cessation des activités de l’appelante; déclarer des dividendes; conclure un contrat à l’égard de l’appelante; et se livrer à toute activité autre que l’examen et la recherche d’une occasion d’affaires (art. 6.1). Plusieurs de ces décisions vont tellement au cœur des fonctions des administrateurs que, selon la loi sur les sociétés applicable à l’appelante, les administrateurs ne sont habituellement pas autorisés à déléguer pareils pouvoirs à un administrateur ou à un comité (par. 115(3) de la LCSA). Les activités susmentionnées de la société ne pouvaient être exercées qu’avec le [traduction] « consentement écrit préalable de Matco » (art. 6.1 de la convention d’investissement).
[132] Les restrictions en faveur de Matco ressemblent à l’entrave à l’exercice du pouvoir discrétionnaire qui surviendrait normalement par la voie d’une convention unanime des actionnaires et qui déclencherait une acquisition du contrôle de jure (Duha Printers, par. 71). C’est uniquement parce qu’il existe une opération court‑circuit qu’il n’y a pas eu abus dans l’application du par. 111(5) : l’administrateur de Matco a acheté 100 actions par l’entremise d’une société de portefeuille, 1250280 Alberta Ltd., qui n’était pas partie à la convention, afin d’empêcher que celle‑ci soit signée par tous les actionnaires. En dépit de cette manœuvre, le résultat a été semblable : dans les faits les pouvoirs des administrateurs ont été neutralisés pendant toute la durée de la convention.
[133] Troisièmement, les opérations ont permis à Matco de retirer des avantages importants. En effet, grâce aux opérations en cause, Matco est devenu un actionnaire important et a conservé une participation dans la société d’une valeur de 4,5 M$ à la suite du PAPE. Cependant, plutôt que le simple achat de la majorité des actions votantes, elle a utilisé un accord contractuel distinct pour obtenir l’équivalent fonctionnel du droit de vote majoritaire pour la période précédant la réalisation de l’occasion d’affaires. Durant cet intervalle, Matco a privé Newco, l’actionnaire votant majoritaire sur papier, de tous les droits essentiels qu’elle aurait pu habituellement exercer. On n’a qu’à examiner les trois droits traditionnels de l’actionnaire énoncés au par. 24(3) de la LCSA : ceux de voter à toute assemblée, de recevoir tout dividende déclaré par la société et de se partager le reliquat des biens lors de la dissolution de la société. Bien que Newco ait conservé ses droits de vote en théorie, la plupart des décisions qui feraient habituellement l’objet d’un vote des actionnaires — comme une modification des règlements administratifs — ne pouvaient être prises qu’avec le consentement de Matco (sous‑al. 6.1(b)(iii) de la convention d’investissement). Similairement, même si Newco avait droit à des dividendes sur papier, ceux‑ci ne pouvaient être déclarés qu’avec le consentement de Matco (sous-al. 6.1(c)(iv)). Enfin, même si Newco avait droit au reliquat des biens lors de dissolution de l’appelante, là encore, il était interdit aux administrateurs de prendre une mesure de ce genre sans l’approbation de Matco (sous-al. 6.1(c)(iii)). De toute façon, tous les actifs de l’appelante en avaient été retirés au moyen des opérations de réorganisation. Ainsi, la société appelante avait changé de mains, mais Matco a obtenu ce résultat par une série d’opérations plutôt qu’en acquérant une majorité des actions votantes de l’appelante.
[134] En réponse, l’appelante soutient qu’elle pouvait toujours agir librement. À mon avis, toute liberté résiduelle conférée par la convention d’investissement était illusoire, et ne sert qu’à renforcer à quel point les opérations ont contrecarré la raison d’être du par. 111(5).
[135] Bien que l’appelante ait pu, en théorie, refuser l’occasion d’affaires que lui a procurée Matco (art. 4.1 de la convention d’investissement), une lecture attentive de la convention d’investissement révèle que son acceptation de cette occasion était un fait accompli.
[136] En premier lieu, la convention interdisait à l’appelante de se livrer à toute activité autre que l’étude et l’acceptation de l’occasion d’affaires (al. 6.1(d)). En termes simples, l’appelante n’a continué d’exister que pour servir de coquille pour l’occasion d’affaires choisie par Matco. Il ne faisait donc aucun doute qu’une telle occasion serait acceptée.
[137] En deuxième lieu, le refus de l’occasion d’affaires était lourd de conséquences. Plus particulièrement, Matco ne serait plus obligée de fournir le montant garanti (al. 5.5(d)). Il faut situer ces conséquences dans leur contexte : quand l’appelante a cherché à obtenir une occasion extérieure, sa situation financière était précaire. L’argent que devait Matco aux termes de la convention d’investissement, en contrepartie de lui permettre de monétiser indirectement les attributs fiscaux, était la seule planche de salut pour l’appelante. Le pouvoir discrétionnaire prévu à l’art. 4.1 doit être interprété à la lumière de ces circonstances, dont les parties avaient connaissance au moment où elles ont conclu le contrat. En effet, elles expliquent pourquoi les négociations ont eu lieu, soit parce que l’appelante n’était pas en mesure de tirer profit elle‑même des attributs financiers en raison de sa situation financière.
[138] En ce qui concerne la possibilité pour Newco de vendre ses actions à une autre partie si elle recevait une offre supérieure à celle de Matco (art. 5.1 et 5.2), l’éventualité de trouver un autre acheteur était illusoire. Puisque l’appelante était incapable de mener quelque activité que ce soit sans le consentement de Matco en raison de la convention d’investissement, on ne pouvait pas raisonnablement s’attendre à ce qu’un tiers attribue aux actions une valeur plus élevée que le prix convenu dans la convention avant que Matco ait trouvé une occasion d’affaires.
[139] Bien entendu, Newco avait le droit de ne vendre aucune de ses actions restantes (art. 5.3 et 5.8), comme l’a reconnu la Cour canadienne de l’impôt (par. 159 et 164). Or, interprété à la lumière de la formulation appropriée de l’objet et l’esprit de la disposition en cause, le fait que Newco pouvait choisir de conserver ses actions votantes cadre avec le parcours sinueux emprunté par les opérations pour contourner le par. 111(5). Il importe peu que Newco vende ses actions à Matco ou non, les agissements de l’appelante étaient déjà neutralisés par la convention d’investissement, et les principaux avantages de la propriété d’actions (comme le droit aux dividendes) étaient annulés par leur assujettissement à l’approbation de Matco. En outre, la capacité de recevoir le montant garanti directement plutôt qu’en vendant les actions à Matco (art. 5.3 et 5.8) ne fait que renforcer l’idée que les opérations visaient à contourner le par. 111(5). Cette option était importante, car, dans certaines circonstances, l’achat des actions par Matco pouvait déclencher une acquisition de contrôle de jure. La série complexe d’opérations et la souplesse de la convention d’investissement étaient nécessaires uniquement parce que les parties contractantes voulaient commettre le méfait même que le par. 111(5) visait à prévenir.
[140] Compte tenu de l’ensemble des circonstances exposées précédemment, le résultat atteint par les opérations a clairement contrecarré la raison d’être du par. 111(5) et constituait donc un abus. Le paragraphe 111(5) a pour objet et esprit d’empêcher que des sociétés soient acquises par des parties non liées dans le but de déduire les pertes inutilisées de ces sociétés du revenu d’une autre entreprise au profit de nouveaux actionnaires. Les opérations ont atteint le résultat même que le par. 111(5) tente de prévenir. Sans déclencher une « acquisition de contrôle », Matco a obtenu le pouvoir d’un actionnaire majoritaire et transformé les actifs, les passifs, l’identité des actionnaires ainsi que l’entreprise de l’appelante. Cela a rompu la continuité du traitement fiscal qui est au cœur de l’objet et l’esprit du par. 111(5).
VII. Conclusion
[141] Pour les motifs qui précèdent, je suis d’avis de rejeter le pourvoi avec dépens.
Version française des motifs rendus par
La juge Côté —
I. Aperçu
[142] Ce pourvoi est d’une grande importance pour les contribuables canadiens. La question dont la Cour est saisie est celle de savoir si la convention d’investissement (« convention d’investissement ») conclue entre Matco Capital Ltd., 0813361 B.C. Ltd. (« Newco ») et l’appelante, Deans Knight Income Corporation, constitue un abus du par. 111(5) de la Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. 1985, c. 1 (5e suppl.) (« Loi »), aux fins d’application de la règle générale anti-évitement (« RGAÉ ») prévue à l’art. 245 de la Loi.
[143] Il est essentiel de garder à l’esprit que la RGAÉ exige une mise en balance minutieuse [traduction] « entre deux intérêts concurrents : l’intérêt du contribuable de minimiser ses impôts grâce à des moyens techniquement légitimes et l’intérêt législatif de garantir l’intégrité du régime fiscal » (V. Krishna, Fundamentals of Canadian Income Tax (2e éd. 2019), vol. 1, p. 96). Comme le juge Binnie, dissident, l’a souligné à juste titre dans Lipson c. Canada, 2009 CSC 1, [2009] 1 R.C.S. 3, par. 55, « [s]i son application n’est pas balisée par la jurisprudence, la RGAÉ est une arme susceptible d’avoir un effet considérable, sérieux et imprévisible sur la planification fiscale légitime ». Avec égards, je suis d’avis que ni mon collègue le juge Rowe ni la Cour d’appel fédérale n’ont appliqué la RGAÉ avec la retenue qui s’imposait. En conséquence, je suis d’avis d’accueillir le pourvoi.
[144] Je suis en désaccord avec plusieurs aspects de l’analyse de mon collègue le juge Rowe. Malgré l’adoption non équivoque par le Parlement du critère de contrôle de jure au par. 111(5) de la Loi, mon collègue souscrit à une approche ad hoc qui élargit la notion de contrôle en y incluant un vaste éventail de facteurs opérationnels. Selon moi, cette approche ouvre la voie à l’exercice d’un pouvoir judiciaire discrétionnaire illimité qui résultera en l’application des règles sur la restriction des pertes prévues au par. 111(5) sur la base d’éléments circonstanciels. De plus, contrairement à mon collègue, j’adopte les conclusions de fait de la Cour canadienne de l’impôt. Pour ces motifs, je suis d’avis d’accueillir le pourvoi et de rétablir le jugement de la Cour canadienne de l’impôt.
[145] Je procède de la façon suivante. D’abord, je réitère et j’examine certains principes fondamentaux de la jurisprudence relative à la RGAÉ. Je m’attarde tout particulièrement au principe selon lequel la RGAÉ ne peut servir à passer outre les autres dispositions de la Loi. Ensuite, j’examine l’objet et l’esprit du par. 111(5) de la Loi et je décris les failles que je vois dans l’analyse de mon collègue. Après avoir discerné l’objet et l’esprit de la disposition, je me penche sur la question de l’abus. Premièrement, j’énonce la bonne norme de contrôle. Deuxièmement, m’appuyant sur ma caractérisation correcte de l’objet et l’esprit du par. 111(5), je conclus que les opérations d’évitement en cause ne sont pas abusives au sens de la RGAÉ. Troisièmement, je démontre que, même en retenant la compréhension qu’a mon collègue de l’objet et de l’esprit du par. 111(5), il est impossible de conclure au caractère abusif des opérations d’évitement sans infirmer diverses conclusions factuelles de la Cour canadienne de l’impôt.
II. Analyse
A. La RGAÉ ne peut servir à passer outre l’intention du Parlement
[146] L’approche qu’adopte mon collègue afin de cerner l’objet et l’esprit du par. 111(5) ne tient pas compte d’un principe fondamental établi dans Hypothèques Trustco Canada c. Canada, 2005 CSC 54, [2005] 2 R.C.S. 601 : la RGAÉ ne sert pas et ne peut pas servir à passer outre l’intention spécifique du Parlement quant à des dispositions spécifiques de la Loi. Ce principe fait partie intégrante de la jurisprudence relative à la RGAÉ et il ne saurait être écarté à la légère.
[147] C’est un principe de longue date du droit fiscal que chaque particulier est en droit de régler ses affaires [traduction] « de manière telle que l’impôt qui en découle en vertu des lois en vigueur soit inférieur à ce qu’il aurait autrement versé » (Commissioners of Inland Revenue c. Duke of Westminster, [1936] A.C. 1 (H.L.), p. 19). Bien entendu, ce principe n’est pas absolu dans le contexte de la RGAÉ (Lipson, par. 21; Canada c. Alta Energy Luxembourg S.A.R.L., 2021 CSC 49, par. 30). La RGAÉ est « destinée à invalider, pour le motif qu’ils constituent de l’évitement fiscal abusif, des mécanismes qui seraient acceptables selon une interprétation littérale d’autres dispositions de la Loi de l’impôt sur le revenu » (Trustco Canada, par. 13). Cette souplesse est toutefois limitée, puisque les tribunaux doivent « donner effet simultanément à la RGAÉ et aux autres dispositions de la Loi de l’impôt sur le revenu applicables à une opération donnée » (par. 13). Il est par conséquent inapproprié d’interpréter la RGAÉ de manière à y voir une « réprobation morale [des actions] du contribuable qui, afin de réduire son obligation fiscale, se montre ingénieux pour faire jouer la Loi de l’impôt sur le revenu en sa faveur » (Copthorne Holdings Ltd. c. Canada, 2011 CSC 63, [2011] 3 R.C.S. 721, par. 65).
[148] C’est pourquoi, depuis qu’elle a rendu l’arrêt Trustco Canada, notre Cour a confirmé à plusieurs reprises que l’analyse de l’objet et l’esprit est essentiellement une forme d’interprétation législative. Il n’existe « qu’un seul principe d’interprétation : il faut dégager l’intention du législateur » (Trustco Canada, par. 40). L’analyse relative à la RGAÉ repose sur « la méthode qu’emploie notre Cour pour toute interprétation législative, à savoir une méthode “textuelle, contextuelle et téléologique unifiée” » (Copthorne, par. 70). Elle « ne récrit pas les dispositions de la Loi de l’impôt sur le revenu; [elle] exige seulement que l’avantage fiscal soit conforme à l’objet et à l’esprit des dispositions invoquées » (Trustco Canada, par. 54; Alta Energy, par. 96). L’analyse fondée sur la RGAÉ vise simplement à « dégager un aspect différent de la loi » (Copthorne, par. 70).
[149] L’analyse fondée sur la RGAÉ n’étant guère plus qu’une forme spécialisée d’interprétation législative, son objectif central doit être de déterminer l’intention du Parlement (Trustco Canada, par. 40). Il ne faut pas tenir pour acquis que la RGAÉ, en tant que mesure de dernier recours (Trustco Canada, par. 21; Copthorne, par. 66), joue un rôle dans toutes les opérations et dans tous les contextes. Parfois, la RGAÉ est destinée à « tenir compte de la complexité d’opérations qui échappent à l’application de dispositions anti‑évitement particulières » (Lipson, par. 47). À d’autres occasions, le Parlement adopte une règle anti‑évitement spécifique avec des objectifs clairs à l’esprit. L’application de la RGAÉ dans cette seconde hypothèse aurait pour effet de nier les choix politiques du Parlement. En conséquence, lorsqu’il est dit que la RGAÉ est une mesure de dernier recours, cela signifie simplement qu’elle n’a pas été conçue par le Parlement pour être la première et principale mesure anti‑évitement — rien de plus.
[150] Je conviens avec mon collègue que « rien n’empêche d’appliquer la RGAÉ lorsque la Loi prévoit des conditions précises auxquelles il faut satisfaire pour atteindre un résultat en particulier, comme dans le cas d’une règle anti-évitement spécifique » (par. 71). La RGAÉ peut en effet compléter une règle anti-évitement spécifique; affirmer l’inverse serait « contraire à la jurisprudence de la Cour » (motifs du juge Rowe, par. 72). Celle-ci a toutefois déjà reconnu que le texte d’une disposition peut parfois s’avérer déterminant lorsqu’il « correspond à [l]a raison d’être [de la disposition] et l’explique entièrement » (Copthorne, par. 110). Ainsi, bien que je souscrive à l’affirmation de mon collègue selon laquelle l’analyse est « spécifique à chaque cas » (par. 71), j’estime qu’il est incorrect et peu éclairant de déclarer de manière définitive et universelle que des dispositions techniques et soigneusement rédigées ne sont pas à l’abri d’être abusives (par. 72). En effet, l’arrêt Copthorne, que cite mon collègue, reconnaît expressément la possibilité que la raison d’être d’une disposition n’ait pas une plus grande portée que son libellé. Cela dit, il m’apparaît plus utile de se demander plutôt quand le texte est déterminant ou non.
[151] La question clé est celle de savoir si le Parlement avait spécifiquement l’intention d’empêcher ou de permettre un certain type d’opérations. Lorsque le Parlement consacre dans une disposition les conditions précises auxquelles il faut satisfaire pour atteindre un résultat particulier, « on peut raisonnablement supposer qu’il a voulu que le contribuable s’appuie sur ces dispositions pour obtenir le résultat qu’elles prescrivent » (Trustco Canada, par. 11). Bien que cela ne soit pas déterminant, « lorsqu’il est possible de démontrer qu’une disposition anti‑évitement a été soigneusement conçue de manière à inclure certaines situations et à en exclure d’autres, il est raisonnable d’inférer que le législateur a choisi de limiter sa portée en conséquence » (Canada c. Landrus, 2009 CAF 113, par. 47 (CanLII)). La précision avec laquelle une disposition est rédigée est donc un facteur clé pour déterminer si la RGAÉ peut ou non compléter une règle anti-évitement spécifique. Cela découle du principe fondamental selon lequel l’analyse fondée sur la RGAÉ est une forme d’interprétation législative : elle ne peut servir de manière à récrire une disposition.
[152] Avec égards, mon collègue applique la RGAÉ d’une manière qui non seulement ne tient pas compte de ce principe fondamental, mais aussi le méconnaît. Il affirme qu’il faut distinguer la raison d’être de la disposition des moyens utilisés pour y donner effet (par. 59). Selon lui, il faut se pencher sur le processus de rédaction puisqu’il « consiste à traduire les objectifs du gouvernement sous forme législative afin de créer des règles intelligibles et juridiquement efficaces » (par. 59). L’implication nécessaire qui découle du raisonnement de mon collègue est que le Parlement est incapable de traduire ses objectifs en moyens efficaces; le mieux qu’il peut faire est de choisir le texte qui est le « plus fidèle à ses objectifs » (par. 59 (je souligne)). Selon moi, le Parlement a souvent l’intention de faire précisément ce qu’il fait dans les faits. S’il élabore une disposition soigneusement, les tribunaux devraient porter une attention particulière aux moyens choisis et non supposer que le Parlement a mal rédigé la disposition.
[153] Dans l’arrêt Alta Energy, la Cour a confirmé que la notion de prévisibilité est un autre outil important pour discerner l’intention spécifique du Parlement (par. 82). Parfois, l’absence ou la présence d’une disposition anti‑évitement spécifique peut constituer « un élément contextuel et téléologique révélateur » qui fournit un éclairage sur l’intention du Parlement (par. 82). Si « le législateur n’a pas prévu la stratégie fiscale employée par le contribuable, ou [ne pouv]ait pas [. . .] la prévoir », il est plus probable qu’un vide dans la loi soit involontaire, et la RGAÉ peut être appliquée à l’opération d’évitement qui exploite ce vide (par. 82). La RGAÉ a été conçue dans le but d’identifier des stratégies fiscales qui n’avaient pas été prévues (par. 80) et de permettre au Parlement de garder une longueur d’avance sur les stratagèmes ingénieux et innovants d’évitement fiscal.
[154] Cela dit, si le Parlement rédige une disposition anti‑évitement spécifique qui laisse ouvert un vide hautement prévisible, il est plus probable que ce vide soit intentionnel et que le fait de se fonder sur lui ne soit pas considéré comme étant abusif de la RGAÉ. Dans l’arrêt Alta Energy, la Cour a refusé d’utiliser la RGAÉ pour introduire un critère de « lien économique substantiel suffisant » en plus de l’exigence de résidence prévue dans un traité fiscal conclu entre le Canada et le Luxembourg. La RGAÉ ne s’appliquait pas parce que « le Canada et le Luxembourg ont délibérément choisi de laisser l’exonération relative aux biens d’entreprise à la disposition des sociétés relais » (par. 82). Autrement dit, la RGAÉ ne peut servir à sanctionner le contribuable qui a franchi une porte que le Parlement a intentionnellement laissée ouverte.
[155] Mon collègue applique essentiellement le raisonnement que la Cour a expressément rejeté dans l’arrêt Alta Energy. Dans cette affaire, mon collègue et la juge Martin, dissidents, ont caractérisé les articles pertinents du traité de manière générale, affirmant que toute autre interprétation « rendrait la RGAÉ “inutile” » (par. 133). Selon mes collègues, « on ne [pouvait] rien déduire de l’absence d’une règle anti‑évitement conçue pour contrer le scénario précis utilisé en l’espèce » (par. 150). En conséquence, « l’absence d’une règle anti‑évitement spécifique [. . .] ne donne que peu d’indications quant à [la] raison d’être [des dispositions] » (par. 150). Selon l’opinion dissidente dans Alta Energy, tirer pareille inférence « irait [. . .] manifestement à l’encontre de la conclusion tirée à maintes reprises par la Cour selon laquelle la RGAÉ est une mesure de dernier recours, et qu’elle ne peut s’appliquer que lorsqu’aucune autre disposition de la Loi ne le fait » (par. 150, citant Trustco Canada, par. 21; Copthorne, par. 66). Autrement dit, selon le point de vue des juges dissidents dans Alta Energy, parce que la RGAÉ est une « mesure de dernier recours », elle a un rôle à jouer dans toutes les causes.
[156] Mon collègue suit le même raisonnement en l’espèce. Il discerne un objet et un esprit qui entrent en conflit avec l’adoption par le Parlement d’un critère juridique bien établi : le contrôle de jure. À son avis, le critère de contrôle choisi par le Parlement au par. 111(5) de la Loi a peu d’importance. La « raison d’être sous‑jacente » de la disposition permet plutôt au ministre du Revenu national d’appliquer ce paragraphe d’une manière qui passe outre l’intention spécifique du Parlement. En termes simples, cette approche est contraire à la décision de la Cour dans Trustco Canada. Elle accroît de manière inadmissible le rôle de la RGAÉ et permet au ministre de passer outre les choix du Parlement quand bon lui semble. Ce n’est pas le rôle qu’était censée jouer la RGAÉ.
B. Le texte, le contexte et l’objet du par. 111(5)
[157] J’adhère en bonne partie à l’analyse que fait mon collègue du texte, du contexte et de l’objet du par. 111(5). Cependant, je suis en désaccord avec sa conclusion selon laquelle la raison d’être de la disposition est « [d’]empêcher les tiers qui prennent les rênes d’une société et en modifient l’entreprise de se prévaloir des pertes inutilisées » (par. 118). L’analyse qui suit traite de cette question, et se concentre sur la notion de contrôle puisqu’il s’agit de la principale source de désaccord entre mon collègue et moi.
[158] Je débute mon analyse en observant que l’al. 111(1)a) de la Loi permet aux contribuables de déduire les pertes autres qu’en capital pour les fins du calcul du revenu imposable pour une année d’imposition. Cette règle générale est restreinte par le par. 111(5). Lors d’une acquisition de contrôle, le par. 111(5) empêche une société de reporter ses pertes à moins que l’entreprise exploitée par la société qui a subi le changement de contrôle continue d’être exploitée en générant des profits ou avec une attente raisonnable de profits. Par conséquent, la disposition générale relative à la déductibilité des pertes — l’al. 111(1)a) — est la règle par défaut sous réserve des restrictions énoncées au par. 111(5), et avec des exceptions dans des circonstances précises. Le paragraphe 111(5) est une règle anti-évitement spécifique qui limite ce qui constituerait autrement des déductions permises aux termes de l’al. 111(1)a) (D. G. Duff et autres, Canadian Income Tax Law (7e éd. 2023), p. 205-206; T. E. McDonnell, « Legislative Anti‑Avoidance : The Interaction of the New General Rule and Representative Specific Rules », dans Report of Proceedings of the Fortieth Tax Conference (1989), 6:1, p. 6:18). Il empêche les acquisitions de sociétés faites dans le seul but d’accéder à des attributs fiscaux en restreignant l’utilisation de ces derniers s’ils ont été obtenus lors d’une prise de contrôle. Le critère du changement de contrôle et l’exigence quant à la continuité des activités de l’entreprise constituent, lorsqu’ils sont correctement interprétés, des exceptions limitées à la disposition anti-évitement.
[159] Il s’ensuit que les restrictions au transfert de pertes prévues au par. 111(5) entrent en jeu au moment de l’« acquisition [. . .] du contrôle d’une société par une personne ou un groupe de personnes ». La notion de « contrôle » est essentielle au fonctionnement du par. 111(5). Les parties en l’espèce ne s’entendent pas sur la question de savoir si un changement de contrôle pour les fins du par. 111(5) est signalé par l’acquisition d’un contrôle de jure ou d’un contrôle de facto.
(1) La notion de contrôle de jure
[160] Le mot « contrôle » n’est pas défini dans la Loi. Les tribunaux ont toutefois examiné cette notion à plusieurs reprises et ont déterminé que l’expression « contrôle » pour les fins de la Loi renvoie au contrôle de jure. Dans la décision Buckerfield’s Ltd. c. Minister of National Revenue, 1964 CanLII 1187 (CA EXC), [1965] 1 R.C. de l’É. 299, la Cour de l’Échiquier du Canada a jugé que le contrôle de jure correspond à la propriété d’un nombre suffisant d’actions pour détenir la majorité des voix lors de l’élection du conseil d’administration.
[161] Le principe établi dans Buckerfield’s a été confirmé par notre Cour dans l’arrêt Duha Printers (Western) Ltd. c. Canada, 1998 CanLII 827 (CSC), [1998] 1 R.C.S. 795. Dans cette affaire, le juge Iacobucci a affirmé que, lorsqu’il est question d’évaluer le contrôle de jure, il faut tenir compte de la loi régissant la société, du registre des actionnaires de la société ainsi que de toute restriction, particulière ou exceptionnelle, imposée au pouvoir de l’actionnaire majoritaire de contrôler l’élection du conseil d’administration, qui ressort des actes constitutifs de la société ou d’une convention unanime d’actionnaires. Le juge Iacobucci a également précisé qu’aucun autre document n’est pertinent dans l’évaluation du contrôle de jure (par. 85). Ainsi, le droit de vote découlant de la détention d’actions — déterminée à la lumière des actes constitutifs de la société et du registre de ses actionnaires — est généralement le facteur déterminant du contrôle de jure.
[162] Il est utile de rappeler la raison d’être de cette approche. Dans l’arrêt Duha Printers, le juge Iacobucci a établi une distinction entre les conventions externes et les actes constitutifs d’une société, au motif que ces derniers confèrent le contrôle de jure puisqu’ils restreignent la capacité des actionnaires d’exercer leur droit de vote librement (par. 65 et 71). Il a longuement commenté le caractère particulier des conventions unanimes des actionnaires, affirmant qu’il s’agit d’une « création hybride du droit des sociétés, qui est en partie contractuelle et qui tient en partie d’un acte constitutif » (par. 66). De manière significative, le juge Iacobucci a noté que le droit des affaires offre des recours, telle une ordonnance enjoignant de s’y conformer, qui permettent d’appliquer efficacement les droits et obligations découlant des actes constitutifs d’une société, y compris une convention unanime des actionnaires. Il importe de souligner qu’une ordonnance enjoignant de s’y conformer est analogue à un jugement ordonnant l’exécution en nature d’un contrat (Loi sur les corporations, L.R.M. 1987, c. C225, citée dans Duha Printers, par. 13; K. P. McGuinness, Canadian Business Corporations Law (3e éd. 2017), §22.301).
[163] On retrouve la seule exception à la règle générale dont je viens de traiter dans des arrêts tels que Ministre du Revenu national c. Consolidated Holding Co., 1971 CanLII 191 (CSC), [1974] R.C.S. 419, quand la question de la capacité d’agir des actionnaires était restreinte par un acte de fiducie. Dans Duha Printers, le juge Iacobucci a commenté sur la distinction entre un acte de fiducie et d’autres documents externes pour les fins de l’analyse du contrôle de jure. Il a noté qu’une « fiducie impose au fiduciaire l’obligation d’agir conformément aux dispositions de l’acte de fiducie et au profit du bénéficiaire » (par. 49). Compte tenu de ces obligations fiduciaires, le juge Iacobucci a conclu que les actes de fiducie limitent la capacité des fiduciaires « d’agir librement » (par. 49).
[164] Contrairement aux actes constitutifs d’une société, les documents externes « créent des obligations contractuelles et non des obligations juridiques ou tenant d’un acte constitutif » (Duha Printers, par. 59). En conséquence, toute restriction qu’imposent de telles conventions « est une restriction à laquelle les actionnaires ont consenti librement et n’est pas du tout incompatible avec leur pouvoir de jure de contrôler la société » (par. 49). Bien que de telles conventions n’aient pas d’incidence sur le contrôle de jure, elles demeurent pertinentes pour l’analyse du contrôle de facto. Il en est ainsi parce que le contrôle de fait repose sur la capacité d’exercer une influence directe ou indirecte sur les actionnaires de la société détenant des droits de vote (Silicon Graphics Ltd. c. Canada, 2002 CAF 260, [2003] 1 C.F. 447, par. 67). Ainsi, il existe un éventail plus large de facteurs — outre le droit de vote déterminé à la lumière des actes constitutifs de la société et du registre des actionnaires — qui peuvent établir le contrôle de facto. En ce sens, le contrôle de facto englobe tout ce que le contrôle de jure n’englobe pas.
(2) Le caractère binaire du contrôle : le contrôle de jure et de facto
[165] La distinction juridique entre les actes constitutifs d’une société et les conventions externes révèle le caractère binaire du contrôle, lequel peut être soit de jure, soit de facto. Tandis que les premiers confèrent des pouvoirs légaux relativement à la société, les seconds ne le font pas, de sorte que la distinction entre eux renvoie à la dichotomie entre le pouvoir et l’influence. L’inobservation des actes constitutifs d’une société confère à tout plaignant le droit de demander une ordonnance enjoignant de s’y conformer (p. ex., Loi sur les corporations, citée dans Duha Printers, par. 13). En revanche, les conventions externes ne lient pas la société de la même manière. Par conséquent, les actionnaires demeurent libres d’exercer le contrôle de jure, « même si une convention externe vient restreindre le contrôle réel ou de facto » (Duha Printers, par. 49). Par conséquent, la distinction entre le contrôle de jure et de facto réside dans l’étendue des facteurs qui peuvent être pris en compte pour déterminer qui a le contrôle de la société.
[166] À la lumière de la jurisprudence, le Parlement a clarifié la notion de « contrôle » afin d’atteindre certains objectifs législatifs spécifiques. Depuis le 13 septembre 1988, date à laquelle le par. 256(5.1) a été introduit, la Loi expose clairement quelles dispositions renvoient à la notion de contrôle de jure par opposition à celles qui impliquent l’application du contrôle de facto. L’utilisation de l’expression « contrôlée, directement ou indirectement, de quelque manière que ce soit », réfère spécifiquement au contrôle de facto, qui existe lorsqu’une partie dispose d’une influence directe ou indirecte sur la société pouvant conduire à un contrôle de fait. Cette modification illustre l’intentionnalité avec laquelle le Parlement choisit les tests de contrôle, en gardant à l’esprit la distinction entre le contrôle de jure et de facto.
[167] La règle de présomption prévue au par. 256(8) de la Loi est une indication supplémentaire du maintien, et non de l’abandon, par le Parlement du test relatif à l’acquisition du contrôle de jure au par. 111(5). Plutôt que de remplacer le test du contrôle de jure, le Parlement en a étendu la définition pour y inclure les droits éventuels et futurs sur les actions au titre du par. 256(8) — ils restent néanmoins des droits de jure. Pour les fins du paragraphe 256(8), la personne qui acquiert certains droits (énumérés à l’al. 251(5)b)) afférents aux actions d’une société est réputée se trouver dans la même position sur le plan du contrôle que si le droit avait été exercé. Une fois qu’il est établi qu’une personne détient un droit énuméré à l’al. 251(5)b), le test du contrôle de jure est appliqué relativement à ces actions. En conséquence, le par. 256(8) mesure le pouvoir de voter sur la base de l’actionnariat et englobe les conventions d’option qui, si elles étaient exercées, entraîneraient un contrôle de jure. Il ne tient pas compte des facteurs opérationnels reliés à la gestion d’une société.
[168] Outre ce qui précède, les avantages du recours à un test de démarcation clair sont révélateurs de la raison pour laquelle le Parlement a choisi un test tel que le contrôle de jure. Des règles clairement définies sont essentielles aux opérations bancaires et commerciales, car elles réduisent les coûts liés aux litiges et favorisent la prévisibilité en permettant à toutes les parties de connaître à l’avance leurs droits et leurs obligations. Comme la Cour l’a affirmé dans l’arrêt Duha Printers, « [i]l est donc tout à fait souhaitable d’utiliser un critère simple comme celui qui a été appliqué depuis Buckerfield’s. Si la distinction entre le contrôle de jure et le contrôle de facto doit être éliminée à ce moment‑ci, il devrait appartenir au Parlement, et non aux tribunaux, de le faire » (par. 52). Il s’agit d’un test qui a été reconnu et développé par le Parlement (par. 52).
[169] L’importance de promouvoir la certitude sur le plan transactionnel et de minimiser les coûts est accrue lorsqu’il est question d’une disposition qui s’applique exclusivement aux pertes autres qu’en capital. L’utilisation d’un test hybride plus ambigu créerait des risques commerciaux pour les parties qui cherchent à investir dans des sociétés ayant accumulé des pertes (c.‑à‑d., le risque de recevoir un nouvel avis de cotisation ou celui d’être poursuivi). Par ailleurs, le fait de décourager les investissements de ce type entraverait la réhabilitation des entreprises canadiennes et nuirait à la croissance économique dans son ensemble.
[170] En résumé, dans l’arrêt Duha Printers, le juge Iacobucci a employé une approche téléologique pour interpréter le mot « contrôle ». Pris littéralement, le terme « contrôle » pourrait viser tout type d’influence sur une société (par. 35). Le juge Iacobucci a néanmoins conclu que l’« objet général » du par. 111(5) — soit empêcher le transfert de pertes autres qu’en capital d’une société à une autre — ne confère pas un sens plus large au contrôle de jure (par. 88). Ainsi, même avant l’adoption de la RGAÉ, une chose était claire : le Parlement voulait que ce soit l’acquisition du contrôle de jure — et uniquement l’acquisition du contrôle de jure — qui déclenche l’application du par. 111(5). Jusqu’à ce jour, le Parlement continue de se fonder sur la distinction entre le contrôle de jure et le contrôle de facto. Malgré la suggestion à l’effet contraire de mon collègue, la RGAÉ ne peut pas écarter cette distinction.
(3) Conclusion quant à l’objet et l’esprit du par. 111(5)
[171] À la lumière de ce qui précède, l’objet et l’esprit du par. 111(5) est de restreindre l’accès aux attributs fiscaux lorsqu’une société accède à ceux-ci au moyen d’un changement de contrôle de jure. Une analyse textuelle, contextuelle et téléologique des dispositions pertinentes révèle que le Parlement n’a jamais eu l’intention que les tribunaux examinent des facteurs autres que ceux relatifs à la propriété d’actions.
[172] S’appuyant sur l’arrêt Alta Energy, mon collègue accepte qu’on ne puisse se servir de la RGAÉ pour restreindre certains types de stratégies d’évitement fiscal si le Parlement démontre une raison claire « d’autoriser les stratégies fondées sur le commerce des pertes » ou de « considér[er] [un régime choisi comme] un compromis acceptable » (par. 119). Selon lui, le par. 111(5) ne répond pas à ce critère parce que le Parlement « n’a [pas] fait le choix d’autoriser les stratégies fondées sur le commerce des pertes » (par. 119). Je suis loin d’être d’accord. Comme je l’ai déjà expliqué, Duha Printers ne reposait pas sur une interprétation littérale du par. 111(5). En interprétant le terme « contrôle » de manière téléologique, notre Cour a estimé que le Parlement avait l’intention expresse d’autoriser certains types de rapports juridiques qui créent un contrôle de facto sans entraîner un changement de contrôle de jure (par. 52 et 58). Mon collègue ne tient pas compte du fait que le Parlement s’est inspiré du sens donné au mot « contrôle » par la jurisprudence.
[173] Ma conclusion fait écho à la décision rendue par notre Cour dans Trustco Canada, que mon collègue ne peut distinguer de la présente affaire. La principale question en litige dans cette affaire portait sur la définition du mot « coût » pour les fins de l’application du par. 20(1) de la Loi. La juge en chef McLachlin et le juge Major, au nom de la Cour, ont noté que ce mot renvoie à une « notion juridique bien comprise », soigneusement définie par la Loi et la jurisprudence (par. 75). Dans ce contexte, ils ont statué que « rien dans la RGAÉ ou dans l’objet des dispositions relatives aux [déductions pour amortissement ne permet à la Cour] de les récrire de manière à pouvoir interpréter le mot “coût” comme signifiant “somme exposée à un risque économique” » (par. 75).
[174] Il en va de même pour la notion de contrôle. En effet, l’intention du Parlement n’a pas changé depuis l’arrêt Duha Printers. Comme je l’ai déjà indiqué dans les présents motifs, le Parlement s’est toujours fondé sur les critères du contrôle de jure et du contrôle de facto. En 1988, il a introduit la notion du contrôle de facto dans le par. 256(5.1) de la Loi (Lyrtech RD Inc. c. La Reine, 2014 CAF 267, 2015 D.T.C. 5005, par. 36). La présomption énoncée au par. 256(8) s’appuie sur la notion de contrôle de jure et la développe. Ces dispositions illustrent que le Parlement a expressément décidé de maintenir la distinction entre le contrôle de jure et le contrôle de facto et qu’il continue de s’y fier. Je ne vois pas en quoi les amendements apportés aux tests de contrôle ont entaché la logique qui sous-tend la décision de notre Cour dans Duha Printers. Ceci étant, la RGAÉ ne saurait passer outre l’intention du Parlement; elle doit plutôt y donner effet.
[175] En somme, un changement de contrôle est l’unique élément déclencheur des restrictions sur l’utilisation des pertes au par. 111(5). La notion de « contrôle » est donc essentielle à la mise en œuvre du par. 111(5), et toute formulation de son objet et son esprit qui n’en tient pas compte manque de cohérence. À mon avis, le par. 111(5) a pour objet et esprit d’interdire le report des pertes d’une société lorsqu’une personne ou un groupe de personnes en a acquis le contrôle de jure.
[176] Mon collègue concède que le Parlement a opté pour le contrôle de jure. Il soutient néanmoins « [qu’]il faut plus que le simple fait que le Parlement ait opté pour ce critère pour mettre en œuvre son intention » (par. 94 (en italique dans l’original)). À son avis, « le critère du contrôle de jure prévu au par. 111(5) ne vise pas, à lui seul, l’éventail complet des situations que le Parlement souhaitait viser; il doit plutôt être interprété comme un indicateur visant à donner effet aux objectifs plus larges du Parlement » (par. 96 (en italique dans l’original)). Cette position ne pose qu’une difficulté, mais elle est de taille : elle ne tient pas du tout compte de la façon dont le Parlement a véritablement défini ce qui constitue une acquisition de contrôle. Avec égards, j’estime que cela est totalement incompatible avec la jurisprudence de notre Cour sur l’interprétation de l’objet et l’esprit d’une disposition au regard de la RGAÉ.
[177] Mon collègue tente en outre de minimiser l’importance des soi-disant « moyens » visés au par. 111(5) en omettant le test du contrôle de la raison d’être de la disposition. Selon lui, décrire « l’objet et l’esprit du par. 111(5) en fonction du critère choisi par le Parlement » reviendrait « à accorder la priorité aux moyens (le comment) plutôt qu’à la raison d’être (le pourquoi) » (par. 115 (en italique dans l’original)). Ironiquement, sa propre analyse du caractère abusif illustre comment le test choisi par le Parlement est au cœur de la raison d’être du par. 111(5). Bien qu’il refuse de formuler l’objet et l’esprit du par. 111(5) sous la forme d’un test, mon collègue est incapable d’articuler la raison d’être de la disposition sans faire référence à la notion d’« acquisition ». Qu’est‑ce qu’une « acquisition »? Simplement une prise de « contrôle » désignée par un synonyme.
[178] Bien qu’il souligne à bon droit que le contrôle de jure « demeure la norme pour l’application du par. 111(5) », mon collègue introduit la notion d’« équivalence fonctionnelle » (par. 117 et 128). Ce nouveau concept assimile la convention d’investissement à un acte constitutif de la société pour les fins de l’analyse du contrôle (par. 122). La nuance qui échappe à mon collègue est la suivante : les actes constitutifs et les accords externes sont exécutés de manières radicalement différentes. Ceci étant, un contrat ordinaire ne peut jamais être l’équivalent fonctionnel d’un acte constitutif. À cet égard, je ne vois aucune différence entre l’approche de mon collègue et celle de la Cour d’appel fédérale qui réfère au test du « contrôle effectif ». Les deux démarches ne tiennent aucunement compte de la raison d’être des tests de contrôle de jure et de contrôle de facto et érodent la distinction entre les deux.
[179] La jurisprudence indique clairement que la RGAÉ ne peut être invoquée pour passer outre l’intention claire du Parlement. Or, selon moi, c’est ce que fait mon collègue dans le présent dossier. En effet, son approche s’écarte de ce qui est par ailleurs l’expression claire par le Parlement d’un test fondé sur le contrôle de jure pour restreindre l’utilisation des pertes au par. 111(5). En outre, mon collègue introduit la notion d’équivalence fonctionnelle, qui est sans précédent et sans balises. Avec égards, cette approche illustre la portée potentiellement illimitée de la RGAÉ, un risque contre lequel cette Cour a mis en garde dans Trustco Canada.
C. Analyse du caractère abusif
(1) Norme de contrôle
[180] Mon collègue et moi sommes d’accord pour dire que la question de savoir si une opération d’évitement entraîne un abus dans l’application des dispositions de la Loi est une question mixte de fait et de droit qui exige l’application de la norme de l’erreur manifeste et déterminante. Je ne peux toutefois souscrire à son observation suivant laquelle les « conclusions de fait du juge de première instance quant aux opérations » sont « plus ou moins pertinentes lorsque les opérations sont envisagées à la lumière de l’objet et l’esprit de la disposition en cause » (par. 121 (en italique dans l’original)). Avec égards, cette affirmation laisse sous‑entendre que les cours d’appel sont libres de ne pas tenir compte des conclusions factuelles clés dans les dossiers mettant en cause la RGAÉ.
[181] Les conclusions et les inférences factuelles ne peuvent être infirmées que s’il est établi que le juge de première instance a commis une erreur manifeste et déterminante en y arrivant (Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235, par. 23). En l’absence d’une erreur manifeste et déterminante, une cour d’appel ne peut soupeser à nouveau les faits ou la preuve présentée au tribunal de première instance. Cela vaut pour tous les appels, y compris ceux mettant en cause la RGAÉ. J’ai peine à comprendre pourquoi la présente affaire en particulier commande l’application d’une norme moins stricte que celle de l’« erreur manifeste et déterminante ».
[182] Déterminer si une opération d’évitement est abusive requiert un examen approfondi des faits et soulève une question mixte de fait et de droit (Trustco Canada, par. 44). En l’absence d’une erreur de principe isolable, l’application du droit aux faits est assujettie à la norme de l’erreur manifeste et déterminante. Je souligne en passant que les questions d’interprétation contractuelle commandent l’application d’une norme de contrôle empreinte de retenue (Sattva Capital Corp. c. Creston Moly Corp., 2014 CSC 53, [2014] 2 R.C.S. 633, par. 50). Comme je l’explique ci‑après, j’estime qu’aucune erreur du genre n’a été commise en l’espèce.
(2) Les opérations d’évitement ne constituent pas un abus de l’objet et l’esprit du par. 111(5)
[183] Comme je l’ai mentionné précédemment, l’objet et l’esprit du par. 111(5) est de restreindre l’accès aux attributs fiscaux lorsqu’une société accède à ceux-ci au moyen d’un changement de contrôle de jure. Puisque la notion de contrôle est un élément essentiel de l’objet et l’esprit du par. 111(5), la question clé à cette étape de l’analyse consiste à déterminer si Matco a acquis le contrôle de jure de Deans Knight.
[184] Avant que je traite de cette question, il convient de noter que la relation entre Matco et Deans Knight est le point central de l’analyse de l’abus. Mon collègue semble laisser entendre que la déclaration dans le prospectus portant sur les risques fiscaux prévisibles associés au transfert de pertes a une quelconque pertinence (par. 21 et 49). Or, le ministre n’a pas soutenu qu’un changement de contrôle est survenu à la suite du premier appel public à l’épargne (« PAPE ») : il a fait valoir qu’un changement de contrôle s’est produit à la suite des opérations d’évitement conclues entre Matco et Deans Knight. Comme le prospectus se rapportait au PAPE, la déclaration dans le prospectus à laquelle mon collègue fait référence n’est pas pertinente en l’espèce. Quoi qu’il en soit, ce type de déclaration figure régulièrement dans les documents d’appel d’offres et dans les documents de communication continue, et n’indique aucunement qu’une opération est motivée par un évitement fiscal abusif.
[185] Me penchant maintenant sur la question de l’abus, je suis d’avis que la décision de la Cour canadienne de l’impôt était raisonnablement appuyée par ses conclusions factuelles et son interprétation de la convention d’investissement. Selon les conclusions factuelles de la Cour canadienne de l’impôt, Matco n’a pas acquis le « contrôle effectif » de Deans Knight et je ne vois aucune erreur susceptible de révision dans cette conclusion.
[186] La conclusion de la Cour canadienne de l’impôt était largement fondée sur son interprétation de la convention d’investissement et sur son appréciation de la crédibilité des témoins. Premièrement, la débenture acquise par Matco aux termes de la convention d’investissement était convertible à raison de 35 p. 100 des actions avec droit de vote de Deans Knight (2019 CCI 76, par. 21 (CanLII)). Jamais Matco n’a‑t‑elle détenu ou eu le droit de détenir suffisamment d’actions pour devenir une actionnaire majoritaire. La seule question clé est donc celle de savoir si la preuve appuie la prétention que Matco détenait le contrôle de jure des actions restantes de Deans Knight (par. 157).
[187] Mon collègue affirme que Matco a acquis l’« équivalent fonctionnel » du contrôle de jure par le truchement de la convention d’investissement (par. 128). Il insiste pour souligner que « [l]es restrictions en faveur de Matco ressemblent à l’entrave à l’exercice du pouvoir discrétionnaire qui surviendrait normalement par la voie d’une convention unanime des actionnaires et qui déboucherait une acquisition du contrôle de jure » (par. 132). À son avis, ces restrictions étaient si sévères qu’elles « ont [. . .] neutralis[é] » le conseil d’administration de Deans Knight (par. 132). Il conclut donc que la capacité de Deans Knight d’agir « toujours librement » était « illusoire » (par. 134); que son acceptation de l’occasion d’affaires présentée par Matco était un fait accompli (par. 135); que la possibilité que Newco reçoive d’un tiers un prix plus élevé pour ses actions était « illusoire » (par. 138); et que le fait que Newco recevrait le montant garanti même si les actions restantes dans Deans Knight n’étaient pas vendues, démontre que les opérations « visaient » à contourner le par. 111(5) (par. 139).
[188] Selon mon collègue, la convention d’investissement n’a aucune pertinence en ce qui a trait au contrôle de jure. Dans Duha Printers, la Cour a affirmé que, contrairement aux conventions unanimes des actionnaires, les conventions relatives aux droits de vote créent des obligations contractuelles qui ne sont ni des obligations juridiques ni des obligations découlant d’un acte constitutif (par. 59). Mon collègue considère malgré tout que la convention d’investissement suffit pour établir le contrôle de jure. Au risque de me répéter, le problème avec cette conclusion est qu’une convention externe ne peut être fonctionnellement équivalente à un acte constitutif.
[189] Outre ce premier obstacle, l’approche de mon collègue ne fait pas suffisamment preuve de déférence à l’égard des conclusions factuelles de la Cour canadienne de l’impôt. Celle‑ci s’est concentrée sur la clause 5.8 de la convention d’investissement qui stipule que [traduction] « [Newco] ne sera pas tenue de vendre les actions restantes avant ou pendant la période de garantie, ou à aucun autre moment » (motifs de la C.C.I., par. 59). La Cour canadienne de l’impôt a conclu que cette condition ne constituait pas un trompe‑l’œil et qu’elle n’était pas incompatible avec un autre droit découlant de la convention (par. 60). Cette conclusion était appuyée par les autres stipulations de la convention d’investissement, lesquelles n’accordaient pas à Matco le contrôle sur la vente des actions restantes (par. 61) et n’exigeaient pas que Matco présente l’occasion de vente de ces actions à des tiers (par. 62).
[190] Ces conclusions étaient appuyées par des témoignages de vive voix. David Goold (le directeur financier de Deans Knight) a affirmé que Newco estimait avoir le choix d’accepter ou non l’offre de Matco d’acquérir des actions restantes (motifs de la C.C.I., par. 64 et 162‑164). La Cour canadienne de l’impôt a examiné les éléments restrictifs de la convention d’investissement (par. 156 et 161), mais elle a accordé plus de poids aux témoignages des témoins de Deans Knight. Dit simplement, la Cour canadienne de l’impôt a tiré des conclusions en matière de crédibilité. Or, ce n’est qu’en présence d’une erreur manifeste et déterminante qu’il est possible de modifier des conclusions sur la crédibilité (Housen, par. 10‑15 et 19‑25). Puisque l’examen factuel qu’a effectué la Cour canadienne de l’impôt n’a aucunement été entaché par sa caractérisation du par. 111(5), je ne vois aucune raison d’infirmer sa conclusion.
[191] Je vois plusieurs problèmes sérieux avec la conclusion de mon collègue selon laquelle la perspective que Newco vende ses actions à une autre partie était « illusoire » (par. 138). Tout d’abord, mon collègue laisse entendre que la propriété des actions est en quelque sorte moins pertinente pour l’analyse du caractère abusif au regard du par. 111(5). En effet, il déclare qu’il « importe peu que Newco vende ses actions à Matco ou non, les agissements de l’appelante étaient déjà neutralisés par la convention d’investissement, et les principaux avantages de la propriété d’actions (comme le droit aux dividendes) étaient annulés par leur assujettissement à l’approbation de Matco » (par. 139). Cela suggère que le droit d’un actionnaire aux dividendes a une certaine incidence dans l’analyse, mais ce raisonnement ne tient pas compte du fait que le critère de contrôle établi par le Parlement est nettement axé sur les droits de vote découlant de la propriété. Le « droit aux dividendes » est donc sans aucune pertinence en l’espèce. En fait, il n’est pas rare qu’une société émette des actions sans déclarer de dividendes. Le seul droit de propriété qui importe en l’espèce est le droit de vote — ce que la convention d’investissement n’a pas écarté.
[192] Mais si l’on met cette question de côté pour l’instant, l’incohérence dans l’argument de mon collègue révèle jusqu’à quel point le pouvoir de voter est pertinent pour l’issue du présent pourvoi. Mon collègue conclut que la perspective que Newco trouve un autre acheteur était « illusoire », tout en affirmant que sa conclusion « cadre avec le parcours sinueux emprunté par les opérations pour contourner le par. 111(5) » (par. 139). Si la question de savoir si Newco avait le droit de conserver ses actions n’est pas pertinente, en quoi le fait que ce droit était « illusoire » est-il important? De toute évidence, la propriété des actions est un facteur « décisi[f] » dans l’analyse de mon collègue (par. 121).
[193] En dernière analyse et avec égards, l’argument de mon collègue constitue une tentative d’évaluer à nouveau la preuve examinée par la Cour canadienne de l’impôt. La question de savoir si Newco a conservé le droit de ne pas vendre les actions restantes est une question mixte de fait et de droit. La Cour canadienne de l’impôt a jugé que le droit de Newco de conserver ses actions était bona fide, et ne constituait pas un trompe‑l’œil. Donner une nouvelle caractérisation à ce droit pour appuyer l’idée que Newco et Deans Knight entendaient abuser du par. 111(5) va manifestement à l’encontre de la conclusion de la Cour canadienne de l’impôt. Vu que mon collègue n’a souligné aucune erreur manifeste et déterminante dans l’évaluation que la Cour canadienne de l’impôt a faite de la preuve, sa conclusion suppose d’infirmer une conclusion factuelle fondamentale tirée par la Cour canadienne de l’impôt.
[194] Mon collègue défend son approche en affirmant que la conclusion de la Cour canadienne de l’impôt est viciée par sa caractérisation erronée de l’objet et de l’esprit du par. 111(5). Il semble suggérer que l’on peut écarter la conclusion factuelle tirée par la Cour canadienne de l’impôt parce qu’elle est uniquement pertinente pour la question précise de savoir si Matco avait acquis le contrôle de la majorité des actions votantes de l’appelante. Or, ce n’est tout simplement pas le cas : la Cour canadienne de l’impôt a « reten[u] le témoignage de M. Goold selon lequel Newco estimait avoir le choix d’accepter ou non l’offre de Matco à l’égard des actions restantes » (par. 164). Il s’agit d’une conclusion précise en matière de crédibilité sur le fait que l’appelante est demeurée libre de ses agissements tout au long des opérations. Contrairement à mon collègue, je ne vois donc pas en quoi l’erreur qu’aurait commise la Cour canadienne de l’impôt dans sa caractérisation du par. 111(5) a vicié cette importante conclusion en matière de crédibilité.
[195] Même si ma caractérisation de l’objet et l’esprit du par. 111(5) était erronée et que celui‑ci consistait plutôt à « empêcher que des sociétés soient acquises par des parties non liées dans le but de déduire les pertes inutilisées de ces sociétés du revenu d’une autre entreprise au profit de nouveaux actionnaires » (motifs du juge Rowe, par. 113), le pourvoi devrait tout de même être accueilli.
[196] Selon moi, Matco n’a pas vraiment « acquis » Deans Knight au sens pratique du terme. Les observations du ministre étaient surtout axées sur Matco, et la Cour canadienne de l’impôt a conclu que cette dernière n’était qu’une facilitatrice des opérations (par. 152). De l’avis de la Cour canadienne de l’impôt, il n’y a eu ni échange ni transfert de pertes autres qu’en capital. Matco ne s’est pas servi des pertes autres qu’en capital de Deans Knight à son propre avantage (par. 152). Les actionnaires après le PAPE sont les seuls à avoir directement bénéficié des avantages de la propriété. Au mieux, on pourrait prétendre que la convention d’investissement a « neutralisé » Deans Knight afin que Matco puisse la commercialiser en vue d’une acquisition ultérieure. On doit cependant faire toute une gymnastique mentale pour inférer que Matco « a acquis » Deans Knight. Pareille gymnastique créerait de l’incertitude quant à ce qui constitue véritablement une opération d’évitement abusive : à quel moment le fait de « pren[dre] les rênes » d’une société donne‑t‑il lieu à son acquisition (motifs du juge Rowe, par. 118)? Même en adhérant au raisonnement de mon collègue, l’existence d’un évitement fiscal abusif est au mieux incertaine. Dans de telles circonstances, « il faut laisser le bénéfice du doute au contribuable » (Trustco Canada, par. 66).
[197] Pour ces motifs, je suis d’avis que les opérations d’évitement n’ont pas contrecarré la raison d’être du par. 111(5). Il n’y a donc pas eu d’abus et, par conséquent, je suis d’avis d’accueillir l’appel et de rétablir le jugement de la Cour canadienne de l’impôt.
ANNEXE
Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. 1985, c. 1 (5e suppl.)
2 (1) Un impôt sur le revenu doit être payé, ainsi qu’il est prévu par la présente loi, pour chaque année d’imposition, sur le revenu imposable de toute personne résidant au Canada à un moment donné au cours de l’année.
(2) Le revenu imposable d’un contribuable pour une année d’imposition est son revenu pour l’année plus les ajouts prévus à la section C et moins les déductions qui y sont permises.
(3) Un impôt sur le revenu doit être payé, ainsi qu’il est prévu par la présente loi, sur son revenu imposable gagné au Canada pour l’année, déterminé conformément à la section D, par la personne non imposable en vertu du paragraphe (1) pour une année d’imposition et qui, à un moment donné de l’année ou d’une année antérieure, a :
a) soit été employée au Canada;
b) soit exploité une entreprise au Canada;
c) soit disposé d’un bien canadien imposable.
3 Pour déterminer le revenu d’un contribuable pour une année d’imposition, pour l’application de la présente partie, les calculs suivants sont à effectuer :
a) le calcul du total des sommes qui constituent chacune le revenu du contribuable pour l’année (autre qu’un gain en capital imposable résultant de la disposition d’un bien) dont la source se situe au Canada ou à l’étranger, y compris, sans que soit limitée la portée générale de ce qui précède, le revenu tiré de chaque charge, emploi, entreprise et bien;
b) le calcul de l’excédent éventuel du montant visé au sous‑alinéa (i) sur le montant visé au sous‑alinéa (ii) :
(i) le total des montants suivants :
(A) ses gains en capital imposables pour l’année tirés de la disposition de biens, autres que des biens meubles déterminés,
(B) son gain net imposable pour l’année tiré de la disposition de biens meubles déterminés,
(ii) l’excédent éventuel de ses pertes en capital déductibles pour l’année, résultant de la disposition de biens autres que des biens meubles déterminés sur les pertes déductibles au titre d’un placement d’entreprise pour l’année, subies par le contribuable;
c) le calcul de l’excédent éventuel du total établi selon l’alinéa a) plus le montant établi selon l’alinéa b) sur le total des déductions permises par la sous‑section E dans le calcul du revenu du contribuable pour l’année (sauf dans la mesure où il a été tenu compte de ces déductions dans le calcul du total visé à l’alinéa a));
d) le calcul de l’excédent éventuel de l’excédent calculé selon l’alinéa c) sur le total des pertes subies par le contribuable pour l’année qui résultent d’une charge, d’un emploi, d’une entreprise ou d’un bien et des pertes déductibles au titre d’un placement d’entreprise subies par le contribuable pour l’année;
Pour l’application de la présente partie, les règles suivantes s’appliquent :
e) si un montant est calculé selon l’alinéa d) à l’égard du contribuable pour l’année, le revenu du contribuable pour l’année correspond à ce montant;
f) sinon, le revenu du contribuable pour l’année est réputé égal à zéro.
111 (1) Pour le calcul du revenu imposable d’un contribuable pour une année d’imposition, peuvent être déduites les sommes appropriées suivantes :
(a) ses pertes autres que des pertes en capital subies au cours des 20 années d’imposition précédentes et des 3 années d’imposition suivantes;
. . .
(5) En cas d’acquisition, à un moment donné, du contrôle d’une société par une personne ou un groupe de personnes, aucun montant au titre d’une perte autre qu’une perte en capital ou d’une perte agricole pour une année d’imposition se terminant avant ce moment n’est déductible par la société pour une année d’imposition se terminant après ce moment et aucun montant au titre d’une perte autre qu’une perte en capital ou d’une perte agricole pour une année d’imposition se terminant après ce moment n’est déductible par la société pour une année d’imposition se terminant avant ce moment. Toutefois :
a) la fraction de la perte autre qu’une perte en capital ou de la perte agricole subie par la société pour une année d’imposition se terminant avant ce moment qu’il est raisonnable de considérer comme résultant de l’exploitation d’une entreprise et, si la société exploitait une entreprise au cours de cette année, la fraction de la perte autre qu’une perte en capital qu’il est raisonnable de considérer comme se rapportant à un montant déductible en application de l’alinéa 110(1)k) dans le calcul de son revenu imposable pour l’année, ne sont déductibles par la société pour une année d’imposition donnée se terminant après ce moment :
(i) que si, tout au long de l’année donnée, cette entreprise a été exploitée par la société en vue d’en tirer un profit ou dans une attente raisonnable de profit,
(ii) qu’à concurrence du total du revenu de la société provenant de cette entreprise pour l’année donnée et — dans le cas où des biens sont vendus, loués ou mis en valeur ou des services rendus dans le cadre de l’exploitation de l’entreprise avant ce moment — de toute autre entreprise dont la presque totalité du revenu est dérivée de la vente, de la location ou de la mise en valeur, selon le cas, de biens semblables ou de la prestation de services semblables;
b) la fraction de la perte autre qu’une perte en capital ou de la perte agricole subie par la société pour une année d’imposition se terminant après ce moment qu’il est raisonnable de considérer comme résultant de l’exploitation d’une entreprise et, si la société exploitait une entreprise au cours de cette année, la fraction de la perte autre qu’une perte en capital qu’il est raisonnable de considérer comme se rapportant à un montant déductible en application de l’alinéa 110(1)k) dans le calcul de son revenu imposable pour l’année, ne sont déductibles par la société pour une année d’imposition donnée se terminant avant ce moment :
(i) que si, tout au long de l’année d’imposition et de l’année donnée, cette entreprise était exploitée par la société en vue d’en tirer un profit ou dans une attente raisonnable de profit,
(ii) qu’à concurrence du revenu que la société a tiré pour l’année donnée de cette entreprise et de toute autre entreprise dont la presque totalité des revenus provient de la vente, de la location ou de la mise en valeur de biens semblables aux biens vendus, loués ou mis en valeur ou de la prestation de services semblables aux services rendus dans le cadre de l’exploitation de cette entreprise avant ce moment.
245 (1) Les définitions qui suivent s’appliquent au présent article.
attribut fiscal S’agissant des attributs fiscaux d’une personne, revenu, revenu imposable ou revenu imposable gagné au Canada de cette personne, impôt ou autre montant payable par cette personne, ou montant qui lui est remboursable, en application de la présente loi, ainsi que tout montant à prendre en compte pour calculer, en application de la présente loi, le revenu, le revenu imposable, le revenu imposable gagné au Canada de cette personne ou l’impôt ou l’autre montant payable par cette personne ou le montant qui lui est remboursable. (tax consequences)
avantage fiscal Réduction, évitement ou report d’impôt ou d’un autre montant exigible en application de la présente loi ou augmentation d’un remboursement d’impôt ou d’un autre montant visé par la présente loi. Y sont assimilés la réduction, l’évitement ou le report d’impôt ou d’un autre montant qui serait exigible en application de la présente loi en l’absence d’un traité fiscal ainsi que l’augmentation d’un remboursement d’impôt ou d’un autre montant visé par la présente loi qui découle d’un traité fiscal. (tax benefit)
opération Sont assimilés à une opération une convention, un mécanisme ou un événement. (transaction)
(2) En cas d’opération d’évitement, les attributs fiscaux d’une personne doivent être déterminés de façon raisonnable dans les circonstances de façon à supprimer un avantage fiscal qui, sans le présent article, découlerait, directement ou indirectement, de cette opération ou d’une série d’opérations dont cette opération fait partie.
(3) L’opération d’évitement s’entend :
a) soit de l’opération dont, sans le présent article, découlerait, directement ou indirectement, un avantage fiscal, sauf s’il est raisonnable de considérer que l’opération est principalement effectuée pour des objets véritables — l’obtention de l’avantage fiscal n’étant pas considérée comme un objet véritable;
b) soit de l’opération qui fait partie d’une série d’opérations dont, sans le présent article, découlerait, directement ou indirectement, un avantage fiscal, sauf s’il est raisonnable de considérer que l’opération est principalement effectuée pour des objets véritables — l’obtention de l’avantage fiscal n’étant pas considérée comme un objet véritable.
(4) Le paragraphe (2) ne s’applique qu’à l’opération dont il est raisonnable de considérer, selon le cas :
a) qu’elle entraînerait, directement ou indirectement, s’il n’était pas tenu compte du présent article, un abus dans l’application des dispositions d’un ou de plusieurs des textes suivants :
(i) la présente loi,
(ii) le Règlement de l’impôt sur le revenu,
(iii) les Règles concernant l’application de l’impôt sur le revenu,
(iv) un traité fiscal,
(v) tout autre texte législatif qui est utile soit pour le calcul d’un impôt ou de toute autre somme exigible ou remboursable sous le régime de la présente loi, soit pour la détermination de toute somme à prendre en compte dans ce calcul;
b) qu’elle entraînerait, directement ou indirectement, un abus dans l’application de ces dispositions compte non tenu du présent article lues dans leur ensemble.
(5) Sans préjudice de la portée générale du paragraphe (2) et malgré tout autre texte législatif, dans le cadre de la détermination des attributs fiscaux d’une personne de façon raisonnable dans les circonstances de façon à supprimer l’avantage fiscal qui, sans le présent article, découlerait, directement ou indirectement, d’une opération d’évitement :
a) toute déduction, exemption ou exclusion dans le calcul de tout ou partie du revenu, du revenu imposable, du revenu imposable gagné au Canada ou de l’impôt payable peut être en totalité ou en partie admise ou refusée;
b) tout ou partie de cette déduction, exemption ou exclusion ainsi que tout ou partie d’un revenu, d’une perte ou d’un autre montant peuvent être attribués à une personne; /
c) la nature d’un paiement ou d’un autre montant peut être qualifiée autrement;
d) les effets fiscaux qui découleraient par ailleurs de l’application des autres dispositions de la présente loi peuvent ne pas être pris en compte.
[249] (4) En cas d’acquisition du contrôle d’une société à un moment donné [. . .] par une personne ou un groupe de personnes, les règles suivantes s’appliquent dans le cadre de la présente loi :
a) sous réserve de l’alinéa c), l’année d’imposition de la société qui, sans le présent alinéa, comprendrait ce moment est réputée se terminer immédiatement avant ce moment;
b) une nouvelle année d’imposition de la société est réputée commencer à ce moment;
c) sous réserve de l’alinéa 128(1)d), de l’article 128.1 et des alinéas 142.6(1)a) et 149(10)a) et malgré les paragraphes (1) et (3), l’année d’imposition de la société qui, n’eût été le présent paragraphe, serait sa dernière année d’imposition ayant pris fin avant ce moment et qui, n’eût été le présent alinéa, se serait terminée au cours de la période de sept jours ayant pris fin immédiatement avant ce moment est réputée, sauf si une personne ou un groupe de personnes a acquis le contrôle de la société au cours de cette période, se terminer immédiatement avant ce moment, à condition que la société fasse un choix en ce sens dans la déclaration de revenu qu’elle produit en vertu de la partie I pour cette année;
d) pour la fixation de l’exercice de la société après ce moment, celle‑ci est réputée ne pas avoir fixé d’exercice avant ce moment.
[251] (5) Pour l’application du paragraphe (2) et de la définition de société privée sous contrôle canadien au paragraphe 125(7) :
. . .
b) la personne qui, à un moment donné, en vertu d’un contrat, en equity ou autrement, a un droit, immédiat ou futur, conditionnel ou non :
(i) à des actions du capital‑actions d’une société ou de les acquérir ou d’en contrôler les droits de vote, est réputée occuper la même position relativement au contrôle de la société que si elle était propriétaire des actions à ce moment, sauf si le droit ne peut être exercé à ce moment du fait que son exercice est conditionnel au décès, à la faillite ou à l’invalidité permanente d’un particulier,
(ii) d’obliger une société à racheter, acquérir ou annuler des actions de son capital‑actions dont d’autres actionnaires de la société sont propriétaires, est réputée occuper la même position relativement au contrôle de la société que si celle‑ci rachetait, acquérait ou annulait les actions à ce moment, sauf si le droit ne peut être exercé à ce moment du fait que son exercice est conditionnel au décès, à la faillite ou à l’invalidité permanente d’un particulier,
(iii) aux droits de vote rattachés à des actions du capital‑actions d’une société, ou de les acquérir ou les contrôler, est réputée occuper la même position relativement au contrôle de la société que si elle pouvait exercer les droits de vote à ce moment, sauf si le droit ne peut être exercé à ce moment du fait que son exercice est conditionnel au décès, à la faillite ou à l’invalidité permanente d’un particulier,
(iv) de faire réduire les droits de vote rattachés à des actions, appartenant à d’autres actionnaires, du capital‑actions d’une société est réputée occuper la même position relativement au contrôle de la société que si les droits de vote étaient ainsi réduits à ce moment, sauf si le droit ne peut être exercé à ce moment du fait que son exercice est conditionnel au décès, à la faillite ou à l’invalidité permanente d’un particulier . . .
[256] (5.1) Pour l’application de la présente loi, lorsque l’expression « contrôlée, directement ou indirectement, de quelque manière que ce soit, » est utilisée, une société est considérée comme ainsi contrôlée par une autre société, une personne ou un groupe de personnes — appelé « entité dominante » au présent paragraphe — à un moment donné si, à ce moment, l’entité dominante a une influence directe ou indirecte dont l’exercice entraînerait le contrôle de fait de la société. Toutefois, si cette influence découle d’un contrat de concession, d’une licence, d’un bail, d’un contrat de commercialisation, d’approvisionnement ou de gestion ou d’une convention semblable — la société et l’entité dominante n’ayant entre elles aucun lien de dépendance — dont l’objet principal consiste à déterminer les liens qui unissent la société et l’entité dominante en ce qui concerne la façon de mener une entreprise exploitée par la société, celle‑ci n’est pas considérée comme contrôlée, directement ou indirectement, de quelque manière que ce soit, par l’entité dominante du seul fait qu’une telle convention existe.
. . .
(7) Pour l’application [. . .] des articles 111 [. . .] et du présent paragraphe :
a) le contrôle d’une société donnée est réputé ne pas avoir été acquis du seul fait :
(i) soit de l’acquisition, à un moment donné, d’actions d’une société par, selon le cas :
(A) une personne donnée qui a acquis les actions d’une personne avec qui elle était liée, autrement qu’à cause d’un droit visé à l’alinéa 251(5)b), immédiatement avant ce moment,
(B) une personne donnée qui était liée à la société donnée, autrement qu’à cause d’un droit visé à l’alinéa 251(5)b), immédiatement avant ce moment,
(C) une succession qui a acquis les actions en raison du décès d’une personne,
(D) une personne donnée qui a acquis les actions d’une succession découlant du décès d’une autre personne à qui la personne donnée était liée,
. . .
(b) dans le cas où plusieurs sociétés (chacune étant appelée « société remplacée » au présent alinéa) ont fusionné pour former une seule société (appelée « nouvelle société » au présent alinéa), les présomptions suivantes s’appliquent :
. . .
(ii) la personne ou le groupe de personnes qui contrôle la nouvelle société immédiatement après la fusion, mais qui ne contrôlait pas une société remplacée immédiatement avant la fusion est réputé avoir acquis, immédiatement avant la fusion, le contrôle de la société remplacée et de chaque société que celle‑ci contrôlait immédiatement avant la fusion, sauf dans le cas où la personne ou le groupe de personnes n’aurait pas acquis le contrôle de la société remplacée s’il avait acquis l’ensemble des actions de celle‑ci immédiatement avant la fusion,
(iii) le contrôle d’une société remplacée et de chaque société qu’elle contrôle immédiatement avant la fusion est réputé avoir été acquis immédiatement avant la fusion par une personne ou un groupe de personnes, sauf si l’un des faits suivants se vérifie :
(A) immédiatement avant la fusion, la société remplacée était liée à chaque autre société remplacée, autrement qu’à cause d’un droit visé à l’alinéa 251(5)b),
. . .
(8) Pour ce qui est de déterminer, d’une part, si le contrôle d’une société a été acquis pour l’application [. . .] des articles 111 [. . .] et [. . .] si le contribuable qui a acquis un droit visé à l’alinéa 251(5)b) afférent à une action est réputé être dans la même position relativement au contrôle de la société que si le droit était immédiat et absolu et que s’il l’avait exercé au moment de l’acquisition, dans le cas où il est raisonnable de conclure que l’un des principaux motifs de l’acquisition du droit consistait :
a) à éviter une restriction à la déductibilité d’une perte autre qu’une perte en capital, d’une perte en capital nette, d’une perte agricole ou de frais ou d’autres montants visés aux paragraphes 66(11), 66.5(3) ou 66.7(10) ou (11);
Pourvoi rejeté avec dépens, la juge Côté est dissidente.
Procureurs de l’appelante : Burnet, Duckworth & Palmer, Calgary.
Procureur de l’intimé : Procureur général du Canada — Ministère de la Justice, Bureau régional de la Colombie-Britannique, Vancouver.
Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Ontario : Ministère du Procureur général — Bureau des avocats de la Couronne — Droit civil, Toronto.
Procureurs de l’intervenante la Chambre de commerce du Canada : Borden Ladner Gervais, Toronto.
Procureurs de l’intervenant Tax Executives Institute, Inc. : Osler, Hoskin & Harcourt, Toronto.
Procureur de l’intervenante l’Agence du Revenu du Québec : Agence du Revenu du Québec, Direction du contentieux fiscal et civil, Montréal.
* Le juge Brown n’a pas participé au dispositif final du jugement.