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19/05/2023 | CANADA | N°2023CSC14

Canada | Canada, Cour suprême, 19 mai 2023, Hansman c. Neufeld, 2023 CSC 14


COUR SUPRÊME DU CANADA


 
Référence : Hansman c. Neufeld, 2023 CSC 14

 

 
Appel entendu : 11 octobre 2022
Jugement rendu : 19 mai 2023
Dossier : 39796


 
Entre :
 
Glen Hansman
Appelant
 
et
 
Barry Neufeld
Intimé
 
- et -
 
Procureur général de la Colombie-Britannique, QMUNITY, Skipping Stone Scholarship Foundation, Commission canadienne des droits de la personne, Association canadienne des libertés civiles, Community-Based Research Centre, Centre canadien de la diversité des genres et

de la sexualité, West Coast Legal Education and Action Fund, B.C. General Employees’ Union, Egale Canada et Centre for Free Expression
Intervenants
 
T...

COUR SUPRÊME DU CANADA

 
Référence : Hansman c. Neufeld, 2023 CSC 14

 

 
Appel entendu : 11 octobre 2022
Jugement rendu : 19 mai 2023
Dossier : 39796

 
Entre :
 
Glen Hansman
Appelant
 
et
 
Barry Neufeld
Intimé
 
- et -
 
Procureur général de la Colombie-Britannique, QMUNITY, Skipping Stone Scholarship Foundation, Commission canadienne des droits de la personne, Association canadienne des libertés civiles, Community-Based Research Centre, Centre canadien de la diversité des genres et de la sexualité, West Coast Legal Education and Action Fund, B.C. General Employees’ Union, Egale Canada et Centre for Free Expression
Intervenants
 
Traduction française officielle
 
Coram : Le juge en chef Wagner et les juges Karakatsanis, Côté, Rowe, Martin, Jamal et O’Bonsawin
 

Motifs de jugement :
(par. 1 à 122)

La juge Karakatsanis (avec l’accord du juge en chef Wagner et des juges Rowe, Martin, Jamal et O’Bonsawin)

 

 

Motifs dissidents :
(par. 123 à 179)

La juge Côté

 
 
Note : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada.
 

 

 

 

 
Glen Hansman                                                                                                Appelant
c.
Barry Neufeld                                                                                                      Intimé
et
Procureur général de la Colombie-Britannique,
QMUNITY,
Skipping Stone Scholarship Foundation,
Commission canadienne des droits de la personne,
Association canadienne des libertés civiles,
Community-Based Research Centre,
Centre canadien de la diversité des genres et de la sexualité,
West Coast Legal Education and Action Fund,
B.C. General Employees’ Union,
Egale Canada et
Centre for Free Expression                                                                       Intervenants
Répertorié : Hansman c. Neufeld
2023 CSC 14
No du greffe : 39796.
2022 : 11 octobre; 2023 : 19 mai.
Présents : Le juge en chef Wagner et les juges Karakatsanis, Côté, Rowe, Martin, Jamal et O’Bonsawin.
en appel de la cour d’appel de la colombie‑britannique
                    Tribunaux — Rejet d’une instance limitant les débats — Diffamation — Évaluation de l’intérêt public — Défense valable — Commentaire loyal — Cadre britanno‑colombien de rejet des poursuites stratégiques contre la mobilisation publique (SLAPP) — Rejet par le juge en cabinet en application de la loi provinciale anti‑SLAPP d’une action en diffamation visant des déclarations faites par le défendeur en réaction à l’opposition du conseiller scolaire demandeur à une initiative sur l’orientation sexuelle et l’identité de genre — Le juge en cabinet a‑t‑il commis une erreur dans l’évaluation de l’intérêt public? — Le juge en cabinet a‑t‑il conclu à tort que le demandeur n’avait pas démontré l’existence de motifs de croire que le défendeur ne disposait pas d’une défense valable de commentaire loyal? — Protection of Public Participation Act, S.B.C. 2019, c. 3, art. 4(2).
                    N, un conseiller scolaire du conseil des écoles publiques de Chilliwack, en Colombie‑Britannique, a publié des messages en ligne dans lesquels il critiquait une initiative du gouvernement provincial visant à doter les enseignants d’outils leur permettant d’instruire les élèves sur l’identité de genre et l’orientation sexuelle. Pour beaucoup de gens, ses commentaires étaient désobligeants envers les personnes transgenres et autres personnes 2SLGBTQ+. H, un homme gai, enseignant et ancien président d’un grand syndicat d’enseignants de la province, était au premier plan des voix dissidentes, et il a fait des déclarations aux médias. H a qualifié les opinions de N de sectaires, transphobes et haineuses; lui a reproché de compromettre la sécurité et l’inclusivité des élèves transgenres et des autres élèves 2SLGBTQ+ dans les écoles; et a remis en question son aptitude à occuper une charge élective.
                    N a poursuivi H en diffamation. H a ensuite demandé le rejet de l’action en diffamation de N au motif qu’elle constituait une poursuite stratégique contre la mobilisation publique (aussi appelée « poursuite‑bâillon » ou « SLAPP ») au sens de l’art. 4 de la Protection of Public Participation Act (« PPPA ») de la Colombie‑Britannique. Le juge en cabinet a accueilli la requête et rejeté l’action. Il a conclu que H avait une défense valable de commentaire loyal et que la valeur de la protection de son expression l’emportait sur le préjudice causé par cette expression à N. La Cour d’appel s’est dite en désaccord avec lui sur les deux points et a rétabli l’action.
                    Arrêt (la juge Côté est dissidente) : Le pourvoi est accueilli.
                    Le juge en chef Wagner et les juges Karakatsanis, Rowe, Martin, Jamal et O’Bonsawin : Le juge en cabinet n’a pas commis d’erreur en concluant que l’évaluation de l’intérêt public commandait le rejet de l’action sous-jacente ou que N n’avait pas réussi à contester adéquatement la validité de la défense de commentaire loyal invoquée par H. Par conséquent, son ordonnance rejetant l’action en diffamation devrait être rétablie.
                    L’article 4 de la PPPA crée un mécanisme d’examen préalable au procès qui donne pour instruction au juge d’ordonner le rejet de l’action qui découle du fait d’une expression se rapportant à une affaire d’intérêt public, sauf si le demandeur peut convaincre le juge que le bien‑fondé de son action est substantiel (sous‑al. 4(2)(a)(i)), que le défendeur n’a pas de défense valable dans l’instance (sous‑al. 4(2)(a)(ii)), et que le préjudice que le demandeur a subi du fait de l’expression du défendeur est suffisamment grave pour l’emporter sur l’intérêt public dans la protection de cette expression (al. 4(2)(b)). Une requête fondée sur l’art. 4 impose tout d’abord au défendeur le fardeau de prouver, selon la prépondérance des probabilités, que l’instance découle du fait d’une expression qui se rapporte à une affaire d’intérêt public (par. 4(1)); le fardeau passant alors au demandeur en application du par. 4(2). L’ordre dans lequel le juge choisit d’aborder chacun des éléments qui figurent au par. 4(2) est laissé à sa discrétion, mais le tribunal doit rejeter l’instance si le demandeur ne s’acquitte pas du fardeau que lui impose soit l’al. 4(2)(a), soit l’al. 4(2)(b). L’article 4 prévoit un mécanisme d’examen préalable au procès presque identique à celui prévu aux par. (3) et (4) de l’art. 137.1 de la Loi sur les tribunaux judiciaires de l’Ontario : la caractéristique essentielle de ces deux lois est la reconnaissance du fait que même les demandes dont le bien‑fondé est substantiel seront rejetées lorsque l’intérêt public à préserver la libre discussion l’emporte sur le préjudice causé au demandeur que le litige est censé réparer. Étant donné la grande similitude qui existe entre les lois, l’interprétation que la Cour a donnée de l’art. 137.1 dans les arrêts 1704604 Ontario Ltd. c. Pointes Protection Association, 2020 CSC 22, [2020] 2 R.C.S. 587, et Bent c. Platnick, 2020 CSC 23, [2020] 2 R.C.S. 645, vaut tout autant pour l’art. 4 de la PPPA.
                    Aux termes de l’al. 4(2)b) de la PPPA, d’un côté de l’évaluation de l’intérêt public, le facteur qui milite en faveur de l’intérêt public dans la poursuite de l’instance est le préjudice vraisemblablement subi par le demandeur du fait de l’expression du défendeur. Même si, en droit de la diffamation, on présume qu’il y a lieu d’adjuger des dommages‑intérêts généraux, la démarche d’évaluation prescrite par l’al. 4(2)(b) exige que le préjudice causé au demandeur soit suffisamment grave pour l’emporter sur l’intérêt public dans la protection de l’expression du défendeur. Bien que la présomption relative aux dommages‑intérêts puisse établir l’existence d’un préjudice, elle ne permet pas d’établir que ce préjudice est grave.
                    Pour obtenir gain de cause à l’issue de la démarche d’évaluation, le demandeur doit  présenter des éléments de preuve qui permettent au juge de tirer une conclusion quant à la probabilité de l’existence d’un préjudice d’une ampleur suffisante pour l’emporter sur l’intérêt public dans la protection de l’expression du défendeur. De plus, la loi oblige qu’il y ait des éléments de preuve permettant au juge de conclure à l’existence d’un lien de causalité entre l’expression du défendeur et le préjudice subi. Lorsque le défendeur n’est pas la seule personne à avoir dénoncé le demandeur, l’inférence d’un lien de causalité entre l’expression du défendeur et le préjudice subi par le demandeur devient à la fois plus importante et plus difficile. En l’espèce, compte tenu du peu d’éléments de preuve présentés par N au sujet du préjudice, le juge en cabinet n’a pas commis d’erreur en concluant que N n’avait présenté presque aucune preuve du préjudice qu’il avait subi du fait des déclarations de H.
                    Le préjudice qui importe pour évaluer l’intérêt public est le préjudice causé au demandeur par les déclarations du défendeur, et non l’incapacité du demandeur d’ester en justice. La perte du droit d’ester en justice est un résultat possible de l’évaluation de l’intérêt public, et non un élément de celle-ci. En l’espèce, le fait que la Cour d’appel a tenu compte de l’effet paralysant découlant de l’incapacité du demandeur de poursuivre son action en diffamation renverse ce concept. La jurisprudence de la Cour sur la liberté d’expression répond à la préoccupation que le risque de se voir infliger une sanction légale pousse des citoyens à s’abstenir de commenter des affaires d’intérêt public. À l’inverse, la Cour d’appel a conclu que l’incapacité d’infliger une sanction légale à H dissuaderait N et d’autres personnes d’exprimer des points de vue impopulaires. Aucun effet paralysant ne découle du fait d’empêcher d’éventuels demandeurs de museler leurs opposants et d’obtenir des dommages‑intérêts par le biais d’une poursuite en diffamation.
                    De l’autre côté de la démarche d’évaluation, il s’agit d’évaluer l’intérêt public dans la protection de l’expression du défendeur. Pour procéder à cette analyse, la jurisprudence relative à l’al. 2b) de la Charte assujettit le degré de protection accordée au défendeur à la nature de l’expression. De même, le tribunal peut tenir compte de considérations fondées sur le par. 15(1) dans le cadre de cette analyse. Comme le reconnaît la Constitution, les expressions n’ont pas toutes la même valeur, et le degré de protection à accorder à une expression particulière peut varier considérablement selon la qualité de l’expression, son objet, la motivation qui la sous‑tend et la forme sous laquelle elle a été exprimée. Plus l’expression se rapproche de l’une ou l’autre des valeurs fondamentales consacrées à l’al. 2b), comme la recherche de vérité, la participation à la prise de décisions politiques et la diversité des formes d’enrichissement et d’épanouissement personnels, plus l’intérêt public à la protéger sera important.
                    Certaines personnes prennent la parole dans le but de contribuer au débat public en luttant contre des idées ignorantes ou pernicieuses au moyen d’une réplique éclairée ou compatissante. Dans la jurisprudence relative à l’al. 2b), ce concept du « contre‑discours » découle intrinsèquement de la reconnaissance du fait que la libre circulation des idées est une condition préalable à respecter si l’on veut donner sa pleine valeur à la liberté d’expression. Bien que le contre‑discours ne soit pas nécessairement une solution complète à l’expression d’idées pernicieuses, son lien étroit avec les valeurs fondamentales de l’al. 2b) est incontestable. Le contre‑discours motivé par la défense d’un groupe de personnes vulnérables ou marginalisées de la société met aussi en jeu des valeurs qui constituent l’essence du par. 15(1), à savoir l’égalité et la dignité de tous les êtres humains. Les personnes qui appartiennent à un groupe vulnérable de la société et qui font l’objet de propos dégradants n’ont pas nécessairement la capacité ou le pouvoir de combattre elles‑mêmes efficacement les propos préjudiciables. L’échange des idées ne se fait alors pas sur un pied d’égalité, ce qui rend d’autant plus influent et important le contre‑discours des défenseurs les plus puissants du groupe ou de l’individu.
                    En l’espèce, l’expression de H est un contre‑discours motivé par le désir de promouvoir la tolérance et le respect envers un groupe marginalisé de la société. H a pris la parole pour combattre des propos qu’il estimait faux et nuisibles pour les personnes transgenres et d’autres personnes 2SLGBTQ+, en plus d’être potentiellement néfastes pour les jeunes transgenres. La communauté transgenre est indéniablement un groupe marginalisé dans la société canadienne. L’histoire des personnes transgenres au Canada a été marquée par la discrimination et les désavantages. Les personnes transgenres et autres personnes de genre non conforme ont généralement été considérées avec suspicion et préjugés jusqu’à la seconde moitié du XXe siècle, et elles ont été victimes de stéréotypes selon lesquels elles sont malades ou confuses simplement parce qu’elles s’identifient comme transgenres. D’importantes avancées juridiques en matière de droits des personnes trans n’ont été réalisées qu’au cours des 35 dernières années, la plupart des changements ayant eu lieu au cours de la dernière décennie, et les tribunaux reconnaissent de plus en plus la situation difficile dans laquelle se trouvent les personnes transgenres au Canada dans la foulée des progrès législatifs. Pourtant, malgré certains gains, des tribunaux judiciaires ou administratifs ont reconnu que les personnes transgenres demeurent parmi les citoyens les plus marginalisés de la société canadienne, et qu’elles continuent de se heurter à des désavantages, des préjugés, des stéréotypes et de la vulnérabilité.
                    Le contre‑discours de H se rapprochait des valeurs fondamentales de l’al. 2b). Il servait à rechercher la vérité, et en prenant la parole, H cherchait à contrer l’expression d’idées qui, selon ce que lui et d’autres personnes estimaient, s’attaquaient à l’égalité et à la dignité de groupes marginalisés. Il y a un grand intérêt public à protéger la liberté de parole de H sur de telles questions. L’objet de l’intervention de H (commenter la valeur d’une initiative gouvernementale, le besoin d’écoles sûres et inclusives et l’aptitude d’un candidat à exercer une charge publique), la forme qu’il a choisie pour se prononcer (en réponse à une invitation des médias de présenter un point de vue opposé dans le cadre d’un débat en cours) et la motivation sous‑jacente (lutter contre l’expression d’idées discriminatoires et préjudiciables et protéger les jeunes transgenres dans les écoles) méritent tous une protection importante. Il y a lieu de confirmer la conclusion du juge en cabinet suivant laquelle l’intérêt public à protéger l’expression de H l’emportait sur l’intérêt public à réparer le tort causé à N.
                    Le juge en cabinet n’a pas non plus commis d’erreur en concluant que N n’avait pas réussi à contester la validité de la défense de commentaire loyal. Selon le sous‑al. 4(2)(a)(ii) de la PPPA, le tribunal doit rendre une ordonnance de rejet, sauf si le demandeur le convainc qu’il existe des motifs de croire que le défendeur n’a pas de défense valable dans l’instance. La défense de commentaire loyal repose sur l’idée que les citoyens devraient pouvoir exprimer librement leurs véritables opinions sur des questions d’intérêt public sans crainte de subir des représailles sous forme d’une action en diffamation. La défense de commentaire loyal comporte cinq éléments : le commentaire doit porter sur une question d’intérêt public; il doit être fondé sur des faits; il doit être reconnaissable en tant que commentaire; il doit répondre à un critère objectif (est‑ce que n’importe qui pourrait honnêtement exprimer cette opinion vu les faits prouvés?); et la personne qui a pris la parole ne peut être animée par la malice. L’analyse des éléments de la défense de commentaire loyal exige une évaluation des propos diffamatoires compte tenu de la totalité du contexte dans lequel ils ont été employés.
                    En l’espèce, N n’a pas contesté adéquatement la défense de commentaire loyal. Premièrement, N n’a pas démontré l’existence de motifs de croire que les déclarations de H étaient dépourvues de fondement factuel. Pour constituer un commentaire loyal, la déclaration contestée doit explicitement ou implicitement indiquer quels sont les faits sur lesquels les propos publiés sont fondés, à moins que les faits soient assez notoires pour être déjà compris par l’auditoire. Il n’est toutefois pas nécessaire que le commentaire soit étayé par les faits, en ce sens qu’il n’est pas nécessaire que les faits en confirment la véracité. Au procès, H n’a pas à démontrer que N est sectaire et transphobe, ou qu’il a fomenté la haine, car il s’agit simplement de savoir si la déclaration peut être liée à un fondement factuel adéquat pour permettre au lecteur de juger de sa valeur de façon éclairée. Le premier message que N a publié en ligne pouvait fournir le fondement factuel exigé pour la plupart des déclarations en cause, parce que les opinions de N étaient aisément accessibles aux lecteurs et fondaient les déclarations de H. En outre, il s’agissait d’une controverse locale très médiatisée qui a duré plus d’un an et qui mettait en cause deux personnalités publiques. Les déclarations de N étaient probablement devenues notoires à un point tel que les lecteurs les connaissaient déjà.
                    Qui plus est, il était loisible au juge en cabinet de conclure que l’affront des déclarations de H relevait du commentaire et que les lecteurs l’auraient perçu comme tel. Pour être considérés comme un commentaire loyal, les propos exprimés doivent être perçus par le lecteur raisonnable comme relevant du commentaire et non comme un énoncé de fait. Le contexte est essentiel pour distinguer les commentaires des faits. N n’a pas démontré l’existence de motifs de croire que les déclarations de H ne seraient pas considérées comme un commentaire dans le contexte de la présente affaire. Une allégation de partialité ou de préjugé est une affirmation discutable quant à l’état d’esprit d’une personne, et elle est généralement considérée comme un commentaire. De même, l’allégation selon laquelle un politicien n’a pas respecté ses obligations est généralement considérée comme une critique, et non comme un énoncé de fait. En dernier lieu, le lecteur ordinaire ne considérerait pas nécessairement qu’une accusation de discours haineux s’entend d’une infraction au Code criminel. Ce type d’allégation est tellement répandu dans l’espace public qu’il déborde largement le cadre du sens étroit reconnu à ce terme en droit. Il est évident, lorsqu’on les situe dans leur contexte, que les déclarations de H, qui exprimaient les convictions de celui‑ci, étaient fondées sur sa propre interprétation des déclarations de N.
                    Enfin, le juge en cabinet n’a pas commis d’erreur dans son analyse de la malveillance. Une conclusion de croyance subjective honnête exclut la possibilité de conclure à la malveillance; il est possible de tirer pareille conclusion à la lumière de la preuve du défendeur, considérée dans son ensemble. En fin de compte, le juge en cabinet a conclu qu’il ressortait clairement de l’affidavit de H que ce dernier croyait sincèrement aux opinions qu’il défendait, et il lui était loisible de le faire.
                    La juge Côté (dissidente) : Le pourvoi devrait être rejeté. Il ne s’agit pas de savoir si la Cour est d’accord avec l’opinion exprimée par l’une ou l’autre des parties, mais de savoir s’il y a lieu de rejeter l’action de N au début de l’instance. Elle ne devrait pas être rejetée. N mérite de se faire entendre.
                    Il y a désaccord avec la structure de l’analyse faite par la majorité, laquelle commence par l’évaluation de l’intérêt public, puis examine la validité de la défense de commentaire loyal invoquée par H. Ce n’est pas ainsi qu’il faut effectuer l’analyse. Lorsqu’une requête est présentée en vertu de l’art. 4 de la PPPA, le demandeur dans l’instance doit d’abord franchir l’étape du bien-fondé en démontrant qu’il y a des motifs de croire que le bien‑fondé de l’instance est substantiel et que le requérant sous le régime de la PPPA n’a pas de défense valable dans l’instance. Ce n’est qu’après cela que le tribunal doit procéder à l’évaluation de l’intérêt public commandée par l’al. 4(2)b), la dernière étape de l’analyse. En affirmant que l’ordre dans lequel le juge choisit d’aborder chacun des éléments qui figurent au par. 4(2) est laissé à la discrétion du tribunal, la majorité ignore en fait le récent arrêt Pointes de la Cour, et mine l’objectif de l’art. 137.1 de la Loi sur les tribunaux judiciaires de l’Ontario, tout comme de l’art. 4 de la PPPA, soit de faire en sorte qu’un demandeur ayant une demande légitime ne soit pas indûment privé de la possibilité d’en faire valoir le bien‑fondé.
                    Selon le sous‑al. 4(2)a)(ii) de la PPPA, le demandeur doit démontrer que le défendeur n’a pas de défense valable dans l’instance. La norme n’est pas très exigeante : elle exige la démonstration que le droit et le dossier permettent de conclure qu’il n’y a pas de défense valable, compte tenu du stade de l’instance au cours duquel la requête est présentée. Pour avoir gain de cause, le demandeur n’a pas à établir que chaque déclaration contestée ne peut bénéficier d’une défense valable; il suffit qu’une défense valable ne puisse être invoquée pour certaines déclarations ou même une seule. Pour cette raison, il importe d’examiner l’affront diffamatoire de chacune des déclarations contestées et leur contexte afin de décider si un moyen de défense peut être invoqué. Cela est particulièrement déterminant lorsqu’on fait valoir une défense de commentaire loyal. La possibilité d’invoquer pareille défense dépend notamment d’un examen attentif de la déclaration contestée eu égard à la publication dans laquelle elle figure pour décider si elle est reconnaissable en tant que commentaire, et non en tant qu’énoncé de fait.
                    Il existe une différence entre un commentaire ou une critique et une allégation de fait. Le commentaire a pour caractéristique déterminante qu’il est généralement impossible d’en faire la preuve. Dans le même ordre d’idées, le commentaire doit être clairement reconnaissable en tant que tel et ne pas être entremêlé avec des allégations de fait à un point tel qu’on ne peut distinguer les inférences des faits. Toute ambiguïté à cet égard doit profiter au demandeur. L’analyse est objective et vise à discerner la perception de l’observateur ou du lecteur raisonnable. Le juge en cabinet a superficiellement examiné la question. D’après lui, les déclarations contestées étaient fort semblables à celles de l’affaire WIC Radio c. Simpson, 2008 CSC 40, [2008] 2 R.C.S. 420, lesquelles ont été considérées comme étant des commentaires. Qualifier un propos de commentaire ou d’énoncé de fait participe d’une analyse contextuelle qui débouche tout au plus sur une conclusion mixte de droit et de fait. Transposer une conclusion mixte de droit et de fait dans une autre affaire est une pratique douteuse qu’il convient d’éviter.
                    En l’espèce, il y a des motifs de croire que deux des déclarations de H ne peuvent bénéficier de la défense de commentaire loyal, parce qu’elles ont été faites en tant qu’énoncés de faits, et non en tant que commentaires. Ces déclarations ont l’affront diffamatoire suivant lequel N a tenu un discours haineux. Affirmer que N a tenu un discours haineux est bien différent du fait de porter un jugement ou de faire une remarque dont il est impossible de faire la preuve. Interprétées dans leur contexte, ces allégations paraissent semblables aux allégations de fraude, de vol ou d’autre conduite criminelle qui ont été considérées comme étant des énoncés de faits qui ne peuvent bénéficier de la défense de commentaire loyal.
                    À l’étape relative à l’intérêt public suivant l’al. 4(2)b) de la PPPA, ce que le demandeur est tenu de faire, ce n’est pas d’établir le préjudice ou le lien de causalité, mais uniquement de présenter des éléments de preuve qui permettront au juge de tirer une conclusion quant à la probabilité d’existence du préjudice et du lien de causalité pertinent. On peut inférer la gravité du préjudice de celle des déclarations contestées, et les allégations de discours haineux se situent en haut de l’échelle de gravité. Que la conduite soit considérée comme une infraction criminelle ou comme l’objet d’une plainte en matière de droits de la personne, accuser quelqu’un d’avoir tenu un discours haineux ou d’avoir fomenté la haine contre un groupe identifiable nuit énormément à la réputation de cette personne.
                    L’absence d’excuse est un autre facteur aggravant qui accroît le préjudice infligé, tout comme la notoriété du défendeur. Plus grande est la réputation du défendeur, plus les répercussions de cette diffamation sur le demandeur devraient être importantes. De plus, le contexte de la publication et de la plate‑forme sur laquelle ont été publiées les déclarations contestées aurait dû être pris en considération. L’anonymat procuré par Internet, conjugué à une accessibilité et à une diffusion de l’information accrues, peut causer un tort plus grand à la réputation de quelqu’un. Qui plus est, il est erroné d’écarter la contribution du défendeur au préjudice subi par le demandeur parce que d’autres ont exprimé des critiques du même ordre à l’endroit de ce dernier. Il n’est pas nécessaire à ce stade de l’instance de statuer de manière définitive sur la contribution du défendeur au préjudice subi par le demandeur. En outre, le fait que les déclarations du défendeur n’ont pas fait taire le demandeur n’écarte pas le préjudice que ce dernier allègue avoir subi.
                    Le rôle joué par le tribunal dans l’évaluation de l’intérêt public selon la PPPA ne consiste pas et ne devrait pas consister à évaluer la justesse des positions respectives des parties sur un enjeu. La liberté d’expression est neutre au plan du contenu et serait sérieusement mise à mal si l’issue de l’exercice d’évaluation dépendait de la concordance entre les opinions exprimées par le défendeur et celles du tribunal.  La majorité suit un mauvais raisonnement quand elle justifie le rétablissement de l’ordonnance de rejet rendue par le juge en cabinet par le fait que l’expression de H favorise l’égalité. L’égalité n’est pas une des valeurs opposées en jeu dans une loi visant à décourager les poursuites‑bâillons; la protection de la réputation de la personne et la liberté d’expression le sont. Qui plus est, la promotion de l’égalité n’est pas l’une des valeurs essentielles qui sous‑tendent la liberté d’expression. Attribuer à la promotion de l’égalité quelque rôle que ce soit dans l’évaluation de l’intérêt public à protéger une expression va à l’encontre de la théorie de la neutralité du contenu acceptée par la Cour dans sa jurisprudence. Fait plus important, la promotion de l’égalité n’est aucunement reliée au texte de l’al. 4(2)b), et pour cette seule raison, il ne s’agit pas d’un facteur pertinent dans l’évaluation de l’intérêt public.
                    Enfin, restreindre la possibilité d’intenter une poursuite en responsabilité délictuelle pour diffamation peut avoir un effet paralysant. Dans le contexte du contre‑discours diffamatoire, interpréter l’art. 4 de la PPPA de manière à priver les parties diffamées ayant subi un grave préjudice de l’occasion de se faire entendre pourrait fort bien nuire au débat public. Cela peut empêcher les tenants d’opinions controversées ou impopulaires de venir sur la place publique pour les transmettre. Cette conclusion ne dénature pas la notion d’effet paralysant. Priver une partie, par ordonnance judiciaire, de son droit de faire valoir une demande légitime revient à lui imposer une sanction juridique.
                    En l’espèce, le juge en cabinet a ignoré à tort des facteurs aggravant le préjudice que subit ou a vraisemblablement subi N, malgré le fait que ce dernier les a expressément plaidés. En outre, il ne s’est pas très longtemps attardé aux intérêts publics opposés et n’a pas porté son attention sur la qualité de l’expression, ce qui constitue une erreur susceptible de révision. Le juge en cabinet a également eu tort de ne pas tenir compte de l’effet paralysant que le rejet de la demande de N pourrait avoir sur l’expression future d’opinions par d’autres personnes. Le préjudice que N subit ou a subi vraisemblablement milite fortement en faveur du fait de permettre la poursuite de l’instance, et l’intérêt public à permettre l’instruction de la réclamation de N l’emporte sur l’intérêt public à protéger l’expression de H.
Jurisprudence
Citée par la juge Karakatsanis
                    Arrêts appliqués : WIC Radio Ltd. c. Simpson, 2008 CSC 40, [2008] 2 R.C.S. 420; 1704604 Ontario Ltd. c. Pointes Protection Association, 2020 CSC 22, [2020] 2 R.C.S. 587; Platnick c. Bent, 2020 CSC 23, [2020] 2 R.C.S. 645; arrêts mentionnés : Platnick c. Bent, 2018 ONCA 687, 426 D.L.R. (4th) 60; Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235; Lachaux c. Independent Print Ltd., [2019] UKSC 27, [2020] A.C. 612; United Soils Management Ltd. c. Mohammed, 2019 ONCA 128, 23 C.E.L.R. (4th) 11; Levant c. DeMelle, 2022 ONCA 79, 79 C.P.C. (8th) 437; Saskatchewan (Human Rights Commission) c. Whatcott, 2013 CSC 11, [2013] 1 R.C.S. 467; R. c. Khawaja, 2012 CSC 69, [2012] 3 R.C.S. 555; R. c. Média Vice Canada Inc., 2018 CSC 53, [2018] 3 R.C.S. 374; R. c. Sharpe, 2001 CSC 2, [2001] 1 R.C.S. 45; Canadian Newspapers Co. c. Canada (Procureur général), 1988 CanLII 52 (CSC), [1988] 2 R.C.S. 122; R. c. Keegstra, 1990 CanLII 24 (CSC), [1990] 3 R.C.S. 697; Schwartz & Red Lake Outfitters c. Collette, 2020 ONSC 6580; Catalyst Capital Group Inc. c. West Face Capital Inc., 2021 ONSC 7957; Smith c. Nagy, 2021 ONSC 4265, 156 O.R. (3d) 770; Galloway c. A.B., 2021 BCSC 2344; Gill c. Maciver, 2022 ONSC 1279; Volpe c. Wong‑Tam, 2022 ONSC 3106, 512 C.R.R. (2d) 153; Whitney c. California, 274 U.S. 357 (1927); United States c. Alvarez, 567 U.S. 709 (2012); Comité pour la République du Canada c. Canada, 1991 CanLII 119 (CSC), [1991] 1 R.C.S. 139; Grant c. Torstar Corp., 2009 CSC 61, [2009] 3 R.C.S. 640; Québec (Procureur général) c. A, 2013 CSC 5, [2013] 1 R.C.S. 61; Oger c. Whatcott (No. 7), 2019 BCHRT 58, 94 C.H.R.R. D/222; Nixon c. Vancouver Rape Relief Society (No. 2), 2002 BCHRT 1, 42 C.H.R.R. D/20; XY c. Ontario (Government and Consumer Services) (No. 4), 2012 HRTO 726, 74 C.H.R.R. D/331; Vanderputten c. Seydaco Packaging Corp. (No. 1), 2012 HRTO 1977, 75 C.H.R.R. D/317; JY c. Mint Tanning Lounge, 2018 BCHRT 282; J.Y. c. Various Waxing Salons, 2019 BCHRT 106, 94 C.H.R.R. D/11; X c. Hot Mess Salon, 2019 BCHRT 24; T.A. c. Manitoba (Justice), 2019 MBHR 12; A.B. c. Service correctionnel du Canada, 2022 TCDP 15; Centre de lutte contre l’oppression des genres c. Procureur général du Québec, 2021 QCCS 191; C.F. c. Director of Vital Statistics (Alta.), 2014 ABQB 237, 587 A.R. 332; Harper c. Canada (Procureur général), 2004 CSC 33, [2004] 1 R.C.S. 827; Able Translations Ltd. c. Express International Translations Inc., 2018 ONCA 690, 428 D.L.R. (4th) 568; Mugesera c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 40, [2005] 2 R.C.S. 100; Cherneskey c. Armadale Publishers Ltd., 1978 CanLII 20 (CSC), [1979] 1 R.C.S. 1067; Slim c. Daily Telegraph Ltd., [1968] 1 All E.R. 497; Price c. Chicoutimi Pulp Co. (1915), 1915 CanLII 66 (SCC), 51 R.C.S. 179; Ross c. New Brunswick Teachers’ Association, 2001 NBCA 62, 238 R.N.‑B. (2e) 112; Lascaris c. B’nai Brith Canada, 2019 ONCA 163, 144 O.R. (3d) 211; Bondfield Construction Company Ltd. c. Globe and Mail Inc., 2019 ONCA 166, 144 O.R. (3d) 291; Pan c. Gao, 2020 BCCA 58, 33 B.C.L.R. (6th) 211; Mondal c. Evans‑Bitten, 2022 ONSC 809, 82 C.C.L.T. (4th) 327; Awan c. Levant, 2016 ONCA 970, 133 O.R. (3d) 401; Bernier c. Kinsella, 2021 ONSC 7451, 73 C.P.C. (8th) 280; Smith c. Cross, 2009 BCCA 529, 314 D.L.R. (4th) 457; Palmer c. La Reine, 1979 CanLII 8 (CSC), [1980] 1 R.C.S. 759; Barendregt c. Grebliunas, 2022 CSC 22.
Citée par la juge Côté (dissidente)
                    Whitney c. California, 274 U.S. 357 (1927); Ward c. Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse), 2021 CSC 43; R. c. Keegstra, 1990 CanLII 24 (CSC), [1990] 3 R.C.S. 697; Hill c. Église de scientologie de Toronto, 1995 CanLII 59 (CSC), [1995] 2 R.C.S. 1130; Bou Malhab c. Diffusion Métromédia CMR inc., 2011 CSC 9, [2011] 1 R.C.S. 214; Gilles E. Néron Communication Marketing inc. c. Chambre des notaires du Québec, 2004 CSC 53, [2004] 3 R.C.S. 95; R. c. Lucas, 1998 CanLII 815 (CSC), [1998] 1 R.C.S. 439; Grant c. Torstar Corp., 2009 CSC 61, [2009] 3 R.C.S. 640; Bent c. Platnick, 2020 CSC 23, [2020] 2 R.C.S. 645; 1704604 Ontario Ltd. c. Pointes Protection Association, 2020 CSC 22, [2020] 2 R.C.S. 587; Echelon Environmental Inc. c. Glassdoor Inc., 2022 ONCA 391; Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235; WIC Radio Ltd. c. Simpson, 2008 CSC 40, [2008] 2 R.C.S. 420; Davis c. Shepstone (1886), 11 App. Cas. 187; Ross c. New Brunswick Teachers’ Association, 2001 NBCA 62, 238 R.N.‑B. (2e) 112; Ager c. Canjex Publishing Ltd., 2005 BCCA 467, 259 D.L.R. (4th) 727; Saskatchewan (Human Rights Commission) c. Whatcott, 2013 CSC 11, [2013] 1 R.C.S. 467; R. c. Andrews (1988), 1988 CanLII 200 (ON CA), 65 O.R. (2d) 161, conf. par 1990 CanLII 25 (CSC), [1990] 3 R.C.S. 870; Nanda c. McEwan, 2019 ONSC 3357, conf. par 2020 ONCA 431, 450 D.L.R. (4th) 145; Hall c. Kyburz, 2006 ABQB 294, conf. par 2007 ABCA 228; Lascaris c. B’nai Brith Canada, 2019 ONCA 163, 144 O.R. (3d) 211; Bondfield Construction Company Limited c. The Globe and Mail Inc., 2019 ONCA 166, 431 D.L.R. (4th) 501; Pan c. Gao, 2020 BCCA 58, 33 B.C.L.R. (6th) 211; Canadian Union of Postal Workers c. B’nai Brith Canada, 2021 ONCA 529, 460 D.L.R. (4th) 245; Clark c. East Sooke Rural Association, 2004 BCSC 1120; Manno c. Henry, 2008 BCSC 738; Lalli c. Athwal, 2017 BCSC 1931; Mann c. International Association of Machinists and Aerospace Workers, 2012 BCSC 181; Barrick Gold Corp. c. Lopehandia (2004), 2004 CanLII 12938 (ON CA), 71 O.R. (3d) 416; Crookes c. Newton, 2011 CSC 47, [2011] 3 R.C.S. 269; Pineau c. KMI Publishing and Events Ltd., 2022 BCCA 426; Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), 1989 CanLII 87 (CSC), [1989] 1 R.C.S. 927; R. c. Zundel, 1992 CanLII 75 (CSC), [1992] 2 R.C.S. 731; Thorman c. McGraw, 2022 ONCA 851, 476 D.L.R. (4th) 577; Globe and Mail Ltd. c. Boland, 1960 CanLII 2 (SCC), [1960] R.C.S. 203; Park Lawn Corporation c. Kahu Capital Partners Ltd., 2023 ONCA 129, 478 D.L.R. (4th) 514; Palmer c. La Reine, 1979 CanLII 8 (CSC), [1980] 1 R.C.S. 759.
Lois et règlements cités
Alberta Bill of Rights, R.S.A. 2000, c. A‑14.
Charte canadienne des droits et libertés, art. 2b), 15(1).
Charte des droits et libertés de la personne, RLRQ, c. C‑12.
Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46, art. 319(2).
Code des droits de la personne, C.P.L.M., c. H175.
Code des droits de la personne de la Saskatchewan de 2018, L.S. 2018, c. S‑24.2.
Code des droits de la personne, L.R.N.‑B. 2011, c. 171.
Code des droits de la personne, L.R.O. 1990, c. H.19.
Human Rights Act, R.S.N.S. 1989, c. 214.
Human Rights Act, R.S.P.E.I. 1988, c. H‑12.
Human Rights Act, 2010, S.N.L. 2010, c. H‑13.1.
Human Rights Code, R.S.B.C. 1996, c. 210 [mod. 2016, c. 26].
Loi de 2015 sur la protection du droit à la participation aux affaires publiques, L.O. 2015, c. 23, art. 3.
Loi modifiant la Loi canadienne sur les droits de la personne et le Code criminel, L.C. 2017, c. 13.
Loi sur la Cour suprême, L.R.C. 1985, c. S‑26, art. 62(3).
Loi sur les droits de la personne, L. Nun. 2003, c. 12.
Loi sur les droits de la personne, L.R.Y. 2002, c. 116.
Loi sur les droits de la personne, L.T.N.‑O. 2002, c. 18.
Loi sur les tribunaux judiciaires, L.R.O. 1990, c. C.43, art. 137.1.
Protection of Public Participation Act, S.B.C. 2019, c. 3, art. 1 « dismissal order », 4, 5, 6, 7(1), (2), 9(2), (4), (5).
Règles de la Cour suprême du Canada, DORS/2002‑156, règle 47.
Doctrine et autres documents cités
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                    POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique (les juges Willcock, Fenlon et Voith), 2021 BCCA 222, 50 B.C.L.R. (6th) 217, 459 D.L.R. (4th) 121, [2021] 12 W.W.R. 488, 71 C.C.E.L. (4th) 191, 74 C.C.L.T. (4th) 216, [2021] B.C.J. No. 1245 (QL), 2021 CarswellBC 1816 (WL), qui a infirmé une décision du juge Ross, 2019 BCSC 2028, 59 C.C.E.L. (4th) 205, 61 C.C.L.T. (4th) 107, [2019] B.C.J. No. 2269 (QL), 2019 CarswellBC 3513 (WL). Pourvoi accueilli, la juge Côté est dissidente.
                    Robyn Trask et Michael Sobkin, pour l’appelant.
                    Paul E. Jaffe, pour l’intimé.
                    Chantelle Rajotte, Emily Lapper et Steven Davis, pour l’intervenant le procureur général de la Colombie‑Britannique.
                    Brendan MacArthur‑Stevens et Renee Reichelt, pour les intervenantes QMUNITY et Skipping Stone Scholarship Foundation.
                    Caroline Carrasco, pour l’intervenante la Commission canadienne des droits de la personne.
                    Lillianne Cadieux‑Shaw et Alexi N. Wood, pour l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles.
                    Dustin Klaudt, M. Tristan Miller et Grace McDonell, pour les intervenants Community‑Based Research Centre et le Centre canadien de la diversité des genres et de la sexualité.
                    Adrienne S. Smith et Kate Feeney, pour l’intervenant West Coast Legal Education and Action Fund.
                    Jitesh M. Mistry et Thom Yachnin, pour l’intervenant B.C. General Employees’ Union.
                    Adam Goldenberg et Solomon McKenzie, pour l’intervenant Egale Canada.
                    Justin Safayeni et Yadesha Satheaswaran, pour l’intervenant Centre for Free Expression.
                  Version française du jugement du juge en chef Wagner et des juges Karakatsanis, Rowe, Martin, Jamal et O’Bonsawin rendu par
 
                  La juge Karakatsanis —
I.               Introduction
[1]                             Au cœur du droit de la diffamation se trouvent deux valeurs opposées : la liberté d’expression et la protection de la réputation. L’une et l’autre sont essentielles au maintien d’une démocratie fonctionnelle. Le présent pourvoi offre l’occasion de clarifier le juste équilibre entre ces deux valeurs lorsque les propos exprimés en litige portent sur une affaire d’intérêt public.
[2]                             Une poursuite en diffamation constitue un des moyens dont dispose une personne pour défendre sa réputation personnelle ou professionnelle face à une attaque, mais elle peut avoir pour effet indésirable d’étouffer le débat public qui constitue la pierre angulaire d’une société libre et démocratique. Pour cette raison, certaines législatures provinciales se sont attaquées aux poursuites stratégiques contre la mobilisation publique (aussi appelées poursuites‑bâillons ou SLAPP) ou aux actions qui répriment abusivement la libre expression d’opinions sur des affaires d’intérêt public. La présente espèce concerne l’application de l’art. 4 de la loi anti‑SLAPP de la Colombie‑Britannique, la Protection of Public Participation Act, S.B.C. 2019, c. 3 (PPPA).
[3]                             La poursuite en diffamation qui est au cœur de la présente instance découle d’un débat public très médiatisé qui a fait rage dans la presse écrite traditionnelle, sur Internet, lors de rassemblements et de manifestations et au cours d’une campagne électorale locale, et qui concernait les mesures prises par la Colombie‑Britannique pour lutter contre la discrimination à l’égard des jeunes transgenres et autres jeunes 2SLGBTQ+.
[4]                             Les parties sont toutes deux des personnalités publiques locales. Barry Neufeld, un conseiller scolaire du conseil des écoles publiques de Chilliwack, en Colombie‑Britannique, a publié des messages en ligne dans lesquels il critiquait une initiative du gouvernement provincial visant à doter les enseignants d’outils leur permettant d’instruire les élèves sur l’identité de genre et l’orientation sexuelle. Les commentaires publiés par M. Neufeld ont déclenché une vive controverse à l’échelle locale, suscitant des protestations et des appels à sa démission. Pour beaucoup de gens, ses commentaires étaient désobligeants envers les personnes transgenres et autres personnes 2SLGBTQ+. Glen Hansman, un homme gai, enseignant et ancien président de la British Columbia Teachers’ Federation (BCTF), un grand syndicat d’enseignants de la province, était au premier plan des voix dissidentes, et il a fait des déclarations aux médias. Il a qualifié les opinions de M. Neufeld de sectaires, transphobes et haineuses, lui reprochant de compromettre la sécurité et l’inclusivité des élèves transgenres et des autres élèves 2SLGBTQ+ dans les écoles et remettant en question son aptitude à occuper une charge élective.
[5]                             Monsieur Neufeld a intenté une poursuite en diffamation. Monsieur Hansman a ensuite demandé le rejet de l’action en diffamation de M. Neufeld au motif qu’elle constituait une poursuite‑bâillon au sens de l’art. 4 de la PPPA. La caractéristique centrale de la PPPA est le fait qu’elle donne pour instruction aux tribunaux de rejeter même les demandes fondées lorsque l’intérêt public à protéger la liberté d’expression du défendeur l’emporte sur l’intérêt public à réparer le tort causé au demandeur. Elle oblige également le demandeur à satisfaire à un critère lié au bien‑fondé en démontrant d’une part qu’il existe des motifs de croire que le bien‑fondé de l’instance est substantiel et, d’autre part, que le défendeur n’a pas de défense valable dans l’instance.
[6]                             Le juge en cabinet a conclu que l’action en diffamation de M. Neufeld avait pour effet d’étouffer indûment le débat sur des affaires d’intérêt public, et il a rejeté la poursuite (2019 BCSC 2028, 59 C.C.E.L. (4th) 205). Le juge en cabinet a conclu que M. Hansman avait une défense valable de commentaire loyal et que la valeur de la protection de son expression l’emportait sur le préjudice causé par cette expression à M. Neufeld. La Cour d’appel s’est dite en désaccord avec lui sur les deux points et a rétabli l’action (2021 BCCA 222, 50 B.C.L.R. (6th) 217).
[7]                             Je partage l’opinion du juge en cabinet. Monsieur Neufeld a plaidé devant les juridictions inférieures et notre Cour qu’il n’avait fait que critiquer une politique et qu’il n’avait jamais exprimé de haine envers la communauté transgenre, ajoutant que ses propos n’avaient pas eu pour effet de créer un environnement scolaire à risque pour les élèves transgenres. Mais ses arguments passent à côté de la question. Le droit de M. Neufeld de critiquer une initiative gouvernementale n’est pas contesté. La question centrale est plutôt de savoir si M. Hansman avait le droit de répondre à M. Neufeld de la manière qu’il a choisie sans risquer d’engager sa responsabilité civile. À mon avis, il avait ce droit.
[8]                             Dans le cadre de la défense de commentaire loyal, il s’agit de se demander si une personne pourrait honnêtement partager les opinions exprimées par M. Hansman, et si les propos de ce dernier se rapportaient à une affaire d’intérêt public et étaient reconnaissables en tant que commentaires fondés sur des faits. Le juge en cabinet a conclu que M. Neufeld n’avait pas adéquatement contesté l’un ou l’autre de ces éléments, et il lui était loisible de rejeter l’instance pour ce motif.
[9]                             Or, même si M. Neufeld s’était acquitté du fardeau qui lui incombait quant à la défense de commentaire loyal, il était loisible au juge en cabinet de rejeter l’action en diffamation parce que le préjudice limité causé à M. Neufeld ne l’emportait pas sur l’intérêt public à protéger l’expression de M. Hansman. Les propos de M. Hansman ne constituaient pas une réaction disproportionnée ou gratuite aux déclarations de M. Neufeld, et il y avait un intérêt public substantiel à protéger son contre‑discours. Monsieur Hansman a pris la parole pour dénoncer des propos que lui et d’autres personnes estimaient discriminatoires et préjudiciables à l’endroit des jeunes transgenres et autres jeunes 2SLGBTQ+ — des groupes particulièrement vulnérables à l’expression d’opinions qui déprécient leur valeur et leur dignité aux yeux de la société et qui remettent en question leur identité même. Non seulement la protection de l’expression de M. Hansman préserve‑t‑elle la liberté de discussion sur des affaires d’intérêt public, mais elle favorise aussi l’égalité, une autre valeur démocratique fondamentale.
[10]                        Je suis d’avis de rétablir l’ordonnance par laquelle le juge en cabinet a rejeté l’action en diffamation.
II.            Contexte
[11]                        Le débat public à l’origine du présent pourvoi s’articulait autour des mesures prises par la province en vue de favoriser l’inclusion des personnes transgenres et autres personnes 2SLGBTQ+ et de contrer la discrimination à leur égard dans les écoles. En 2016, la Colombie‑Britannique a modifié son Human Rights Code, R.S.B.C. 1996, c. 210, pour y ajouter à la liste des motifs de distinction illicite [traduction] « l’identité ou l’expression de genre ». L’identité de genre renvoie à l’expérience intime et personnelle de son genre vécue profondément par chacun ou au système social de rôles, de comportements et d’expressions associés à son sexe à la naissance[1]. Le concept d’identité de genre est différent de celui d’expression de genre. On entend par expression de genre la manière dont une personne exprime ouvertement son genre, notamment par son habillement, son comportement, son langage et le choix d’un pronom[2]. Alors que le genre n’était autrefois défini qu’en fonction du modèle binaire « masculin » ou « féminin », aujourd’hui, la conception du genre que se fait la société s’est élargie pour englober un éventail d’identités de genre, de modes d’expression et de termes connexes, qui continuent tous d’évoluer[3].
[12]                        Les personnes transgenres sont des personnes dont l’identité de genre ne correspond pas au sexe qui leur a été assigné à la naissance[4]. En avril 2022, le Canada est devenu le premier pays au monde à publier des données de recensement sur les personnes transgenres et non binaires[5]. Le recensement a estimé qu’en mai 2021, il y avait plus de 100 000 personnes transgenres ou non binaires âgées de 15 ans et plus au Canada, soit environ une personne sur 300.
[13]                        Peu après la modification apportée par la Colombie‑Britannique à son Human Rights Code en 2016, le ministère de l’Éducation a ordonné aux conseils scolaires de la Colombie‑Britannique d’ajouter « l’identité ou l’expression de genre » à la liste des motifs de distinction illicite dans leurs codes de conduite des élèves. Le ministère a également collaboré avec d’autres organismes, y compris la BCTF, pour élaborer un document intitulé « Sexual Orientation and Gender Identity 123 » ([traduction] « L’orientation sexuelle et l’identité de genre 123 ») (SOGI 123), une initiative visant à guider les enseignants sur la façon d’enseigner l’orientation sexuelle et l’identité de genre. La SOGI 123 vise à favoriser l’inclusion et le respect à l’égard des élèves qui, en raison de leur identité ou expression, peuvent être victimes de discrimination dans les écoles de la Colombie‑Britannique.
[14]                        Monsieur Neufeld a publiquement critiqué la SOGI 123. Sa première critique a été publiée sur Facebook le 23 octobre 2017. Il y considérait la SOGI 123 comme un [traduction] « outil de propagande » qui enseigne la « théorie biologiquement absurde » selon laquelle « le genre n’est pas déterminé biologiquement, mais est une construction sociale » (d.a., vol. III, p. 16). Il déplorait également le fait que les enfants se voyaient [traduction] « enseigner que le mariage hétérosexuel n’est plus la norme » (p. 16). Il a exprimé son soutien envers les [traduction] « valeurs familiales traditionnelles » et a fait l’éloge de pays comme la Russie et le Paraguay, qui ont « eu le courage de tenir tête à ces nihilistes culturels radicaux » (p. 16). Il a reconnu qu’en publiant ces propos, il risquait [traduction] « d’être taxé d’homophobe sectaire », mais il estimait que sa voix devait être entendue (p. 16).
[15]                        Le message de M. Neufeld a fait rapidement l’objet de vives critiques. Dans les heures qui ont suivi, les grands médias ont publié le message et ont cité des citoyens, des professionnels de l’enseignement et d’autres personnalités publiques qui dénonçaient les opinions de M. Neufeld. L’ancien président du conseil scolaire de Vancouver a réclamé la démission de M. Neufeld et des excuses de ce dernier. Le président du conseil consultatif des parents du district de Chilliwack a déclaré que [traduction] « les propos [de M. Neufeld] préconisent l’exclusion et l’isolement d’un sous‑groupe croissant d’enfants, y compris ceux qui ont des parents de même sexe » et des élèves transgenres, ce qui allait à l’encontre de « l’obligation [de M. Neufeld] d’assurer un environnement d’apprentissage sûr et positif pour tous » (d.a., vol. III, p. 144).
[16]                        Monsieur Hansman faisait partie des critiques les plus actifs de M. Neufeld. Le présent pourvoi porte sur les 11 publications où l’on cite des déclarations faites par M. Hansman aux médias en sa qualité de président de la BCTF. Monsieur Hansman a admis avoir fait les déclarations alléguées (motifs du juge en cabinet, par. 44).
[17]                        Les trois premières déclarations ont été publiées le lendemain de la publication du message de M. Neufeld sur Facebook, lorsque les médias ont communiqué avec M. Hansman pour recueillir ses commentaires. Un article du Vancouver Sun contenait la citation suivante :
     [traduction] [Monsieur Neufeld] devrait démissionner ou être renvoyé . . .
     Ce n’est pas acceptable. Le système scolaire public de notre province et du Canada a l’obligation d’assurer un environnement scolaire sûr et inclusif pour tous les enfants, peu importe leur race, nationalité ou religion. Les responsables du système scolaire doivent s’attaquer en amont au sexisme, à la misogynie, à la transphobie, à l’homophobie et au racisme.
     Je doute que M. Neufeld ignore cette obligation. Je doute qu’il ne soit pas au courant s’il est un conseiller scolaire depuis un certain temps.
      (avis de réclamation civile modifié, d.a., vol. I, p. 80 (ARCM), par. 14) (déclaration 1)
[18]                        Puis, dans une entrevue accordée à Global News, M. Hansman a jugé les opinions de M. Neufeld [traduction] « intolérantes [et] sectaires » et a déclaré : « que . . . cela plaise ou non [à M. Neufeld], les membres de la communauté scolaire LGBTQ sont là pour rester » (ARCM, par. 15) (déclaration 2).
[19]                        Enfin, un article du Huffington Post a rapporté que M. Hansman [traduction] « disait que M. Neufeld devrait démissionner parce que ce dernier a[vait] manqué à son devoir en tant que conseiller scolaire de s’assurer que les élèves et le personnel bénéficient d’un environnement sûr et inclusif » (ARCM, par. 16). Toujours selon cet article, [traduction] « Hansman a déclaré que les conseillers scolaires qui ont des opinions fondées sur leurs convictions religieuses doivent trouver une façon de faire leur travail dans un système scolaire public laïque » ou se chercher du travail ailleurs (ARCM, par. 16) (déclaration 3).
[20]                        D’autres personnes ont ajouté leur voix au concert de critiques publiques condamnant le message publié par M. Neufeld sur Facebook, notamment le président de la British Columbia School Trustees Association, d’autres membres du conseil scolaire de Chilliwack, des militants transgenres et le ministre de l’Éducation, qui a qualifié les propos de M. Neufeld de [traduction] « dépassés et sectaires » (d.a., vol. III, p. 169). De nombreuses personnes ont exprimé leur opposition ou leur soutien sur la page Facebook de M. Neufeld.
[21]                        Deux jours après avoir publié son message, M. Neufeld a présenté des excuses publiques sur sa page Facebook, en affirmant qu’il [traduction] « critiquait une ressource documentaire éducative, et non des personnes » et qu’il [traduction] « cro[yait] en l’inclusion et en un environnement d’apprentissage sûr » pour tous les élèves (motifs de la C.A., par. 12).
[22]                        Mais les choses n’en sont pas restées là. Messieurs Neufeld et Hansman ont continué de s’exprimer publiquement au cours de l’année qui a suivi. D’autres personnes ont également continué de dénoncer M. Neufeld.
[23]                        Environ un mois après son premier message, M. Neufeld a pris la parole lors d’un rassemblement organisé par un groupe appelé Culture Guard, qui s’est donné pour mission de mettre fin à la [traduction] « tyrannie politique de l’idiotologie de la rectitude morale » (d.a., vol. IV, p. 70). Dans le cadre de son offensive, Culture Guard cherche à [traduction] « ABOLIR la SOGI 123 » (p. 87). Pendant son discours, M. Neufeld a dépeint la SOGI 123 comme [traduction] « une institutionnalisation de la codépendance qui encourage et favorise des comportements et des schèmes de pensée dysfonctionnels [et qui] cautionne et encourage ce que je considère comme une dépendance sexuelle envers la confusion des genres » (d.a., vol. V, p. 10). Il a prétendu que le fait d’utiliser les ressources de la SOGI 123 dans les salles de classe équivalait à [traduction] « [u]n détournement cognitif » et à « une attaque contre le fondement même de l’être de l’enfant, ce qui constitue une forme de maltraitance envers les enfants » (p. 10).
[24]                        Monsieur Neufeld n’a pas limité à la SOGI 123 ses commentaires lors du rassemblement. Il a également affirmé que [traduction] « le genre est [. . .] indissociable de la réalité biologique » et a déploré le fait que l’attention que les médias accordaient à des personnes transgenres célèbres avait suscité une « nouvelle tendance » de « confusion des genres » (p. 11). Il a déclaré que [traduction] « le recours systématique à des bloqueurs de puberté, à l’hormonothérapie et à la réassignation sexuelle [est] une forme de maltraitance envers les enfants » et il a décrit la chirurgie de réassignation sexuelle comme consistant à « charcuter des parties du corps parfaitement saines » (p. 10‑11).
[25]                        En janvier 2018, la Chilliwack Teachers’ Association (CTA) a adopté une motion de censure à l’égard du conseil scolaire de Chilliwack en raison de son défaut d’intervenir dans la foulée des déclarations de M. Neufeld sur la SOGI 123. Dans une lettre adressée aux médias, la CTA a fait état de préoccupations croissantes pour [traduction] « la sécurité émotionnelle et physique des élèves, du personnel et des enseignants » (d.a., vol. IV, p. 157). Reprenant les propos de M. Hansman, elle a déclaré : [traduction] « [i]l arrive parfois que nos convictions, nos valeurs et nos responsabilités en tant qu’éducateurs professionnels soient remises en question par des gens qui prônent la haine » (ARCM, par. 20) (déclaration 4). Cette lettre a été publiée dans deux journaux locaux.
[26]                        Par la suite, le conseil scolaire de Chilliwack et le ministre de l’Éducation ont demandé à M. Neufeld de démissionner. Il a refusé et a publié un communiqué de presse dans lequel il déclarait qu’il soutenait tous les élèves, sans égard à leur orientation sexuelle, leur identité de genre, leur race, leur religion ou leurs antécédents. Il a conclu :
     [traduction] Je me suis seulement élevé contre un aspect des ressources documentaires d’apprentissage SOGI 1‑2‑3, en l’occurrence l’enseignement de la théorie controversée de la fluidité du genre, présentée comme un fait. Malgré les pressions exercées sur moi pour que je démissionne, je crois que je dois continuer à siéger au conseil scolaire pour être une voix solitaire protégeant des enfants impressionnables qui, je crois, risquent d’être confus et lésés, ce qui entraînera une augmentation des cas de dysphorie de genre chez les enfants à risque.
      (d.a., vol. V, p. 18)
[27]                        La dysphorie de genre est un diagnostic clinique que reçoivent certaines personnes transgenres et autres personnes de diverses identités de genre. Elle se caractérise par une [traduction] « aversion pour une partie ou la totalité des caractéristiques physiques ou des rôles sociaux » associés au sexe assigné à la naissance[6].
[28]                        À la fin de janvier 2018, la BCTF et la CTA ont déposé conjointement devant le tribunal des droits de la personne de la Colombie‑Britannique une plainte contre M. Neufeld dans laquelle elles reprochaient à M. Neufeld d’avoir violé le Human Rights Code de cette province. Selon la plainte, M. Neufeld a créé un environnement de travail discriminatoire pour les syndiqués et a publié des déclarations qui sont discriminatoires ou [traduction] « susceptible d’exposer les personnes transgenres à la haine » (d.a., vol. II, p. 116). La section locale du Syndicat canadien de la fonction publique (SCFP) avait déposé une plainte semblable contre M. Neufeld et le conseil scolaire de Chilliwack plus tôt ce mois‑là.
[29]                        En avril 2018, M. Hansman a été interviewé par divers médias au sujet de la plainte en matière de droits de la personne déposée par les enseignants. Dans un article, M. Hansman aurait qualifié les commentaires de M. Neufeld de [traduction] « transphobes » et reproché à M. Neufeld d’avoir « créé pour les membres [de la BCTF] et les élèves un environnement scolaire discriminatoire et hostile » (ARCM, par. 24) (déclaration 5). Dans un autre article, M. Hansman aurait dit que M. Neufeld [traduction] « s’[était] aventuré assez loin dans le discours haineux » et n’avait pas rempli son devoir d’assurer la sécurité des élèves (par. 25) (déclaration 6). Un troisième article indiquait que la plainte en matière de droits de la personne qualifiait les propos de M. Neufeld de [traduction] « haineux », et qu’ils avaient créé un environnement scolaire dangereux; il citait en outre M. Hansman, qui avait déclaré que l’on ne devait pas laisser M. Neufeld « s’approcher des élèves » (par. 26) (déclaration 7).
[30]                        Toujours en avril, des rassemblements de groupes défendant des positions opposées ont eu lieu devant les bureaux de la BCTF, le premier groupe soutenant la SOGI 123 et l’autre, organisé par Culture Guard, s’y opposant. Interviewé par les médias au sujet de ces rassemblements, M. Hansman s’est dit réjoui de constater l’appui manifesté par le public envers la SOGI 123, compte tenu des [traduction] « commentaires haineux » faits par M. Neufeld et de la nécessité que les écoles soient à l’abri de toute discrimination et qu’elles soient un lieu sûr pour tous les élèves (ARCM, par. 28) (déclaration 8).
[31]                        À l’approche des élections municipales de Chilliwack en octobre 2018, M. Hansman a été interviewé par les médias sur ce qu’il pensait de la liste de candidats anti‑SOGI qui briguaient des sièges au conseil scolaire de Chilliwack. En septembre, un journal local a publié un article rapportant les propos suivants de M. Hansman :
     [traduction] Il est extrêmement problématique qu’une personne qui se présente comme candidat à un poste de conseiller scolaire continue de répandre la haine à l’égard des personnes LGBTQ, et en particulier des personnes trans . . .
      (ARCM, par. 29) (déclaration 9)
Monsieur Hansman a également fait remarquer que le racisme et la misogynie existaient toujours au sein du système scolaire britanno‑colombien et qu’il était nécessaire que les candidats à un poste de conseiller scolaire [traduction] « s’engagent à faire disparaître ces problèmes, et non à propager la haine et à répandre le sectarisme » (d.a., vol. II, p. 34). L’article ne mentionnait pas le nom de M. Neufeld ou d’autres candidats, mais soulignait que [traduction] « certains candidats » avaient exprimé « des points de vue controversés sur des questions comme le soutien apporté aux réfugiés et aux personnes LGBTQ dans les écoles » (p. 33).
[32]                        Un mois avant le jour du scrutin, l’avocat de M. Neufeld a écrit à M. Hansman pour exiger qu’il rétracte les déclarations qu’il avait faites au sujet de M. Neufeld [traduction] « sur une période de plusieurs mois » (d.a., vol. II, p. 139). La lettre indiquait que des poursuites seraient engagées à moins qu’une rétractation et des excuses ne soient reçues dans les 10 jours.
[33]                        Le lendemain, lors d’une entrevue accordée à un journal local, M. Neufeld a déclaré qu’il poursuivait M. Hansman pour diffamation. L’avocat de M. Hansman a écrit à M. Neufeld pour lui expliquer que M. Hansman ne présenterait pas d’excuses, compte tenu de cette entrevue. La lettre affirmait que la demande d’excuses n’était [traduction] « dans le meilleur des cas pas sincère, et fort probablement un stratagème politique », car, alors même que M. Neufeld « exig[eait] des excuses comme moyen d’éviter une poursuite », il « déclar[ait] son intention d’aller de l’avant avec cette poursuite » (d.a., vol. II, p. 147‑148).
[34]                        Huit jours avant le jour du scrutin, M. Neufeld a déposé et signifié son action en diffamation contre M. Hansman. Les médias ont pris connaissance de la poursuite et ont communiqué avec M. Hansman pour recueillir ses commentaires. Monsieur Hansman a déclaré à un journal local qu’il maintenait ce qu’il avait déclaré et que, en plus des propos que M. Neufeld avait tenus au sujet de la SOGI 123, [traduction] « ses autres déclarations misogynes et problématiques rapportées par le Press Progress sont également alarmantes et ne sont pas dignes de la part d’un conseiller scolaire » (ARCM, par. 42) (déclaration 10).
[35]                        L’article du Press Progress auquel M. Hansman faisait allusion était intitulé « This Man is Probably The Worst School Trustee in British Columbia » ([traduction] « Cet homme est probablement le pire conseiller scolaire de la Colombie‑Britannique ») (d.a., vol. II, p. 46). En plus de relater la campagne menée par M. Neufeld contre la SOGI 123, l’article reproduisait des captures d’écran de messages antérieurs publiés sur Facebook par M. Neufeld, y compris un message dans lequel M. Neufeld soutenait que le liquide séminal masculin était [traduction] « [l]’un des antidépresseurs naturels les plus sous‑estimés pour les femmes » (p. 49), ajoutant que les femmes qui avaient régulièrement des rapports sexuels non protégés étaient plus heureuses et moins suicidaires que celles qui avaient des rapports protégés, fournissant un lien vers un article portant sur une étude controversée ayant tiré la même conclusion. L’article du Press Progress citait un autre message publié sur Facebook dans lequel M. Neufeld a écrit que lui et d’autres candidats à des postes de conseillers scolaires [traduction] « sont inquiets au sujet de la sécurité des enfants, à qui l’on enseigne des choses stupides selon lesquelles ils peuvent choisir leur sexe et se font dire qu’ils doivent approuver les familles “arc‑en‑ciel” gaies » (p. 50). Monsieur Neufeld reprochait aux églises chrétiennes [traduction] « d’avoir tardé à s’opposer à ce programme néfaste » et affirmait que les églises plus tolérantes étaient contaminées par le « christianisme rose » (p. 50).
[36]                        Monsieur Neufeld a été réélu pour un autre mandat au conseil scolaire de Chilliwack. Interviewé au sujet des résultats de l’élection, M. Hansman a parlé de la plainte en matière de droits de la personne que la BCTF avait déposée contre M. Neufeld et a déclaré que [traduction] « [l]a haine et le sectarisme n’ont pas leur place dans les conseils scolaires » (ARCM, par. 44) (déclaration 11).
[37]                        L’instruction de l’action en diffamation de M. Neufeld était prévue pour décembre 2019. En mars, la PPPA a été adoptée. M. Hansman a demandé, en vertu de l’art. 4 de la PPPA, le rejet de l’action en diffamation intentée par M. Neufeld contre lui. L’article 4 crée un mécanisme d’examen préalable au procès qui donne pour instruction au juge d’ordonner le rejet de l’action qui découle du fait d’une expression se rapportant à une affaire d’intérêt public, sauf si le demandeur peut convaincre le juge que le bien‑fondé de son action est substantiel, que le défendeur n’a pas de défense valable dans l’instance, et que le préjudice que le demandeur a subi du fait de l’expression du défendeur est suffisamment grave pour l’emporter sur l’intérêt public dans la protection de cette expression.
III.         Historique procédural
A.           Cour suprême de la Colombie‑Britannique, 2019 BCSC 2028, 59 C.C.E.L. (4th) 205 (le juge Ross)
[38]                        Le juge en cabinet a fait droit à la requête en rejet de l’action présentée par M. Hansman. Il a conclu que M. Neufeld n’avait pas établi des motifs de croire que M. Hansman n’avait pas de défense valable dans l’instance (par. 135). Il a jugé que M. Hansman avait une défense valable de commentaire loyal, se fondant sur le raisonnement suivi par notre Cour dans l’arrêt WIC Radio Ltd. c. Simpson, 2008 CSC 40, [2008] 2 R.C.S. 420, et sur le fait que M. Neufeld n’avait pas contesté de manière convaincante ce moyen de défense (par. 126 et 137).
[39]                        Au cas où il se trompait quant à la validité de la défense de commentaire loyal, le juge en cabinet a examiné la dernière étape de son analyse : l’évaluation de l’intérêt public (par. 144 et suiv.). Il a statué que l’intérêt public à protéger l’expression de M. Hansman l’emportait sur le préjudice qu’avait vraisemblablement subi M. Neufeld (par. 145). Monsieur Neufeld n’avait [traduction] « présenté presque aucune preuve du préjudice qu’il avait subi » (par. 161), et il n’avait pas non plus présenté d’éléments de preuve qui auraient permis au juge de conclure à l’existence d’un lien de causalité entre le préjudice allégué et les déclarations de M. Hansman (par. 147‑150 et 158).
[40]                        Le juge en cabinet a estimé que, dans bon nombre de ses déclarations, M. Hansman avait ou bien formulé des commentaires sur la nécessité d’écoles sûres et inclusives ou bien n’avait pas mentionné M. Neufeld. Ces déclarations méritaient une protection importante. L’exercice d’évaluation militait donc en faveur du rejet de l’action (par. 160).
B.            Cour d’appel de la Colombie‑Britannique, 2021 BCCA 222, 50 B.C.L.R. (6th) 217 (les juges Willcock, Fenlon et Voith)
[41]                        S’exprimant au nom de la Cour d’appel, la juge Fenlon a fait droit à l’appel et a rétabli l’action en diffamation. Elle a conclu que le juge en cabinet avait commis plusieurs erreurs dans son analyse de la défense de commentaire loyal. Le juge en cabinet s’était, selon elle, fondé à tort sur l’arrêt WIC Radio, étant donné les différences marquées entre cette affaire et la présente, et en [traduction] « s’en remettant à un résumé du type de commentaires faits par M. Hansman au lieu d’aborder les opinions précises qu’il avait exprimées » (par. 26‑27 et 34). Cette méthode d’analyse avait amené le juge en cabinet à négliger des éléments de la défense de commentaire loyal (par. 27‑29). Selon la juge Fenlon, il y avait des raisons de croire que plusieurs déclarations étaient dépourvues de fondement factuel, ce qui empêchait M. Hansman d’invoquer ce moyen de défense. La juge Fenlon a également conclu que le juge en cabinet avait commis une erreur dans son évaluation de la malveillance.
[42]                        La juge Fenlon a également conclu que le juge en cabinet avait commis une erreur dans l’évaluation de l’intérêt public. Tout d’abord, le juge en cabinet s’était concentré sur l’objet des déclarations de M. Hansman sans aucunement se demander si celles-ci constituaient un affront diffamatoire (par. 61‑62). Ensuite, le juge en cabinet avait selon elle commis une erreur dans son analyse du préjudice en [traduction] « ne donnant pas plein effet à la présomption suivant laquelle il y a lieu d’accorder des dommages‑intérêts en matière de diffamation et en présumant à tort qu’il serait difficile d’établir un lien de causalité parce que d’autres personnes avaient fait des commentaires semblables au sujet de M. Neufeld » (par. 51).
[43]                        Enfin, la juge Fenlon a estimé que le juge en cabinet aurait dû tenir compte, dans le cadre de l’évaluation, de [traduction] « l’effet paralysant potentiel sur l’expression future d’opinions » par le demandeur ou d’autres personnes se trouvant dans la même situation que lui « sur cette question ou sur d’autres questions d’intérêt public qui soulèvent les passions » que le rejet de l’action pourrait entraîner (par. 65).
IV.         Analyse
[44]                        Le présent pourvoi soulève deux questions :
(i)     Le juge en cabinet a‑t‑il commis une erreur dans l’exercice d’évaluation prévu à l’al. 4(2)b) de la PPPA en concluant que l’intérêt public dans la protection de l’expression de M. Hansman commandait le rejet de l’action sous‑jacente?
(ii)  Le juge en cabinet a‑t‑il commis une erreur en concluant que M. Neufeld n’avait pas démontré, conformément au sous‑al. 4(2)a)(ii) de la PPPA, l’existence de motifs de croire que M. Hansman n’avait pas de défense valable de commentaire loyal ?
[45]                        Une réponse négative à l’une ou l’autre de ces questions emporte rejet de l’action. Je suis d’avis de répondre « non » aux deux questions. La Cour d’appel n’aurait pas dû infirmer les conclusions du juge en cabinet sur la défense de commentaire loyal. Qui plus est, même si M. Neufeld avait démontré que M. Hansman n’avait pas de défense de commentaire loyal valable à faire valoir, l’intérêt public à protéger l’expression de M. Hansman commande le rejet de l’action sous-jacente. Avant de passer aux deux questions dont la Cour est saisie, je résume le cadre législatif applicable.
A.           L’article 4 de la PPPA
[46]                        Une poursuite‑bâillon ou SLAPP est une action stratégique qui vise à réprimer l’expression d’opinions sur des questions d’intérêt public. Une poursuite‑bâillon ne vise pas nécessairement à obtenir une victoire juridique, mais plutôt une victoire politique, en intimidant et en étouffant les critiques par la menace de poursuites coûteuses (V. Pelletier, Les poursuites stratégiques contre la mobilisation publique — les poursuites‑bâillons (SLAPP) (et autres poursuites abusives), août 2008 (en ligne), par. 4). L’une des principales caractéristiques des poursuites‑bâillons est le recours stratégique au système de justice pour faire taire ceux qui ont un point de vue contraire. Le juge Binnie décrit avec justesse le problème posé par de telles tactiques judiciaires dans l’arrêt WIC Radio :
     La fonction du délit de diffamation est de permettre le rétablissement de la réputation, mais de nombreux tribunaux ont conclu qu’il faudrait peut‑être modifier les éléments constitutifs traditionnels de ce délit pour faire plus de place à la liberté d’expression. On redoute en effet que, par crainte des coûts de plus en plus élevés et des problèmes engendrés par les poursuites en diffamation, les diffuseurs passent sous silence des questions d’intérêt public. [. . .] Inévitablement, lorsqu’il y a controverse, il y a souvent poursuite, non seulement pour des motifs sérieux (comme en l’espèce), mais simplement à des fins d’intimidation. Bien sûr, il n’est pas intrinsèquement mauvais que les propos faux et diffamatoires soient « réprimés », mais lorsque le débat sur des questions d’intérêt public légitimes est réprimé, on peut se demander s’il n’y a pas censure ou autocensure indues. La controverse publique a parfois de rudes exigences, et le droit doit respecter ses exigences. [En italique dans l’original; par. 15.]
[47]                        Les poursuites‑bâillons ont vu le jour aux États‑Unis en tant que tendance de certaines entreprises puissantes de brandir la menace de poursuites judiciaires pour neutraliser les efforts de mobilisation publique contre elles (R. A. Macdonald, P. Noreau et D. Jutras, Les poursuites stratégiques contre la mobilisation publique — les poursuites‑bâillons (SLAPP) (2007), p. 2). En raison de ces origines, l’auteur type d’une poursuite‑bâillon est généralement dépeint comme un demandeur puissant ou riche qui n’a subi qu’un préjudice insignifiant et qui recourt aux tribunaux contre un défendeur qui ne dispose en comparaison que de ressources limitées en vue de faire taire les critiques (voir Platnick c. Bent, 2018 ONCA 687, 426 D.L.R. (4th) 60, par. 99).
[48]                        Mais les poursuites‑bâillons n’incarnent pas toujours les caractéristiques de cet archétype. Une poursuite‑bâillon peut être intentée par des personnes riches et puissantes, mais pas toujours. De même, le demandeur n’a pas nécessairement l’habitude de recourir aux tribunaux ou de menacer d’y recourir pour faire taire les critiques. Mais, en tout état de cause, une poursuite‑bâillon se caractérise invariablement par le fait qu’elle vise à réduire le défendeur au silence et, plus largement, à réprimer le débat sur des questions d’intérêt public, plutôt qu’à réparer un préjudice grave subi par le demandeur.
[49]                        Une loi anti‑SLAPP telle la PPPA instaure un mécanisme de filtrage préliminaire des instances découlant de l’expression sur des affaires d’intérêt public. Des mesures législatives anti‑SLAPP ont été adoptées en Colombie‑Britannique, en Ontario et au Québec. En Ontario, la Loi de 2015 sur la protection du droit à la participation aux affaires publiques, L.O. 2015, c. 23, art. 3, a modifié la Loi sur les tribunaux judiciaires, L.R.O. 1990, c. C.43, de la province en y ajoutant l’art. 137.1, qui crée un mécanisme d’examen préalable au procès visant à éliminer les poursuites‑bâillons. Notre Cour a récemment analysé l’art. 137.1 dans deux décisions rendues simultanément : 1704604 Ontario Ltd. c. Pointes Protection Association, 2020 CSC 22, [2020] 2 R.C.S. 587, et Platnick c. Bent, 2020 CSC 23, [2020] 2 R.C.S. 645.
[50]                        La PPPA de la Colombie‑Britannique s’inspire du modèle de la Loi uniforme sur la protection de la participation publique (2017), 1er mai 2017 (en ligne), qui a été adoptée par la Conférence pour l’harmonisation des lois au Canada et qui s’inspirait elle‑même de la loi ontarienne. À l’instar de l’art. 137.1 de la Loi sur les tribunaux judiciaires de l’Ontario, l’art. 4 de la PPPA crée un mécanisme d’examen préalable au procès qui permet à la partie défenderesse de demander au tribunal d’ordonner le rejet d’une instance introduite contre elle, à condition de satisfaire à certains critères. L’article 4 dispose :
      [traduction]
      Demande en justice
      4 (1) Une personne contre qui une instance judiciaire a été introduite peut demander au tribunal d’ordonner le rejet de l’instance en vertu du paragraphe (2) si les conditions suivantes sont réunies :
a)      l’instance découle du fait d’une expression du requérant;
b)      l’expression se rapporte à une affaire d’intérêt public.
(2) Si le requérant convainc le tribunal que l’instance découle d’une expression visée au paragraphe (1), le tribunal doit ordonner le rejet de l’instance, à moins que l’intimé ne convainque le tribunal de ce qui suit :
a) il existe des motifs de croire :
(i) d’une part, que le bien‑fondé de l’instance est substantiel,
(ii) d’autre part, que le requérant n’a pas de défense valable dans l’instance;
b) le préjudice que l’intimé subit ou a subi vraisemblablement du fait de l’expression du requérant est suffisamment grave pour que l’intérêt public dans la poursuite de l’instance l’emporte sur l’intérêt public dans la protection de cette expression.
[51]                        L’article 4 prévoit un mécanisme d’examen préalable au procès presque identique à celui prévu aux par. (3) et (4) de l’art. 137.1. La caractéristique essentielle de ces deux lois est la reconnaissance du fait que même les demandes dont le bien‑fondé est substantiel seront rejetées lorsque l’intérêt public à préserver la libre discussion l’emporte sur le préjudice causé au demandeur que le litige est censé réparer. Ainsi, les lois anti‑SLAPP donnent pour instruction aux juges de refuser à certains demandeurs la possibilité de faire valoir leurs droits en justice même si leur demande est fondée, compte tenu de l’existence d’un objectif social plus impérieux (Pointes, par. 62).
[52]                        Étant donné la grande similitude qui existe entre les lois ontarienne et britanno‑colombienne, l’interprétation que notre Cour a donnée de l’art. 137.1 dans les arrêts Pointes et Bent vaut tout autant pour l’art. 4 de la PPPA.
[53]                        L’article 4 impose tout d’abord au requérant (le défendeur dans l’instance) le fardeau de prouver, selon la prépondérance des probabilités, que l’instance découle du fait d’une expression se rapportant à une affaire d’intérêt public (par. 4(1); voir Pointes, par. 18 et 31). Si le défendeur s’acquitte de ce fardeau, il incombe alors en application du par. 4(2) à l’intimé (le demandeur) de convaincre le tribunal qu’il existe des motifs de croire : (1) d’une part, que le bien‑fondé de l’instance est substantiel (sous‑al. 4(2)(a)(i)); (2) d’autre part, que les moyens de défense invoqués par le défendeur dans l’instance ne sont pas valables, en ce sens qu’ils n’ont aucune possibilité réelle de succès (sous‑al. 4(2)(a)(ii)). Le tribunal doit ordonner le rejet de l’instance s’il n’est pas convaincu que le demandeur s’est acquitté du fardeau qui lui incombait en ce qui concerne l’un ou l’autre critère ou les deux. Toutefois, même si le demandeur s’acquitte de son fardeau, le tribunal doit procéder à une évaluation de l’intérêt public conformément à l’al. 4(2)(b); le demandeur doit alors convaincre le tribunal que le préjudice qu’il subit ou a subi vraisemblablement du fait de l’expression du défendeur l’emporte sur l’intérêt public dans la protection de cette expression. Autrement dit, une fois convaincu que l’instance découle du fait d’une expression qui se rapporte à une affaire d’intérêt public, le tribunal doit ordonner le rejet de l’instance si le demandeur ne s’acquitte pas du fardeau que lui impose soit l’al. 4(2)(a), soit l’al. b). L’ordre dans lequel le juge choisit d’aborder chacun des éléments qui figurent au par. 4(2) est, bien sûr, laissé à sa discrétion.
[54]                        Seules l’obligation de démontrer que le défendeur « n’a pas de défense valable » (sous‑al. 4(2)a)(ii)) et l’évaluation de l’intérêt public (al. 4(2)b)) sont en cause dans le présent pourvoi.
[55]                        Comme dans le cas d’une motion déposée en vertu de l’art. 137.1, la motion fondée sur l’art. 4 comporte des exigences en matière de preuve qui se distinguent de celles qui régissent d’autres motions préliminaires. Par exemple, dans le cadre d’une motion en jugement sommaire, les parties peuvent produire un dossier exhaustif, alors qu’une motion en radiation est tranchée sur la base des seuls actes de procédure. Par contraste, l’art. 4 envisage la production par les parties d’un dossier qui va au‑delà des actes de procédure, mais est néanmoins limité, étant donné que ce n’est pas dans le cadre d’une motion fondée sur une disposition anti‑SLAPP que sont tranchées définitivement les questions en litige (Pointes, par. 38). Selon la PPPA, la preuve doit être soumise sous forme d’affidavits, et les auteurs de ces affidavits peuvent faire l’objet d’un contre‑interrogatoire limité (voir par. 9(4) et (5)).
[56]                        Sauf erreur susceptible de contrôle, la déférence s’impose à l’égard de la décision rendue par le juge sur la motion présentée en vertu de l’art. 4 (Bent, par. 77, citant Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235, par. 8 et 36).
B.            Première question : l’évaluation de l’intérêt public
[57]                        La principale question à trancher dans le présent pourvoi est de savoir si le juge en cabinet a commis une erreur dans l’évaluation de l’intérêt public en application de l’al. 4(2)b). Cette question était la plus controversée soumise à notre Cour, et a reçu beaucoup d’attention autant de la part des parties que des intervenants. Par conséquent, bien que le juge en cabinet ait traité des questions dans un autre ordre, je vais évaluer les conclusions qu’il a tirées à l’issue de l’évaluation de l’intérêt public avant de passer à sa conclusion suivant laquelle M. Hansman avait une défense valable à faire valoir dans l’instance.
[58]                        Même lorsque le demandeur démontre que le bien‑fondé de l’instance est substantiel et que le défendeur n’a pas de défense valable, « [l’instance] demeure vulnérable au rejet sommaire en raison de l’exercice d’évaluation de l’intérêt public [. . .], qui fournit aux tribunaux un solide filet de sécurité pour assurer la protection de la liberté d’expression » (Pointes, par. 53). L’arrêt Pointes décrit cet exercice d’évaluation comme l’essence de l’analyse, car il permet au tribunal de trouver le juste équilibre entre la protection de la réputation de la personne et la liberté d’expression, les valeurs opposées au cœur de toute loi anti‑SLAPP.
[59]                        L’alinéa 4(2)b) oblige le demandeur à établir, selon la prépondérance des probabilités, qu’en raison du préjudice qu’il « subit ou a subi vraisemblablement » du fait de l’expression du défendeur, l’intérêt public dans la poursuite de l’instance l’emporte sur les « effets préjudiciables [de l’instance] à la liberté d’expression et à la participation aux affaires publiques » (Pointes, par. 82).
[60]                        Dans l’arrêt Pointes, notre Cour a énuméré plusieurs facteurs qui peuvent aider les juges à entreprendre l’exercice d’évaluation, à condition que ces facteurs soient « lié[s] au texte de [la disposition] et aux considérations explicitement envisagées par le législateur pour effectuer l’exercice d’évaluation » (par. 80) :
      Par exemple, les facteurs suivants, présentés sans ordre particulier d’importance, peuvent éclairer le juge des motions : l’importance de l’expression, le résumé des litiges passés entre les parties, l’existence d’effets indirects ou à plus grande échelle produits sur d’autres expressions relativement à des affaires d’intérêt public, l’effet paralysant potentiel pour l’expression d’une partie ou d’autres personnes dans l’avenir; le résumé des activités militantes ou de défense de l’intérêt public menées par le défendeur antérieurement, toute disproportion entre les ressources mises à contribution dans la poursuite et le préjudice causé ou l’octroi éventuel de dommages‑intérêts et la question de savoir si l’expression ou la demande pourrait être à l’origine d’hostilités à l’endroit d’un groupe reconnu comme étant vulnérable ou d’un groupe protégé par l’art. 15 de la Charte ou par une loi sur les droits de la personne. [En italique dans l’original; par. 80.]
[61]                        Le juge en cabinet a conclu que M. Neufeld n’avait pas démontré que le préjudice qu’il avait subi était suffisamment grave pour l’emporter sur l’important intérêt public dans l’expression de M. Hansman. La Cour d’appel a jugé que le juge en cabinet avait commis une erreur dans son analyse du préjudice causé à M. Neufeld et dans son examen de l’intérêt public à protéger l’expression de M. Hansman. Plus précisément, la Cour d’appel a estimé que le juge en cabinet aurait dû tenir compte, dans le cadre de l’analyse du préjudice, de [traduction] « l’effet paralysant potentiel sur l’expression future » d’éventuels demandeurs qui pourraient vouloir participer à des débats passionnés dans l’espace public, mais qui choisiraient de ne pas le faire « par crainte de se voir affublés d’étiquettes négatives et d’être accusés de propos haineux sans avoir la possibilité de protéger leur réputation » (par. 65). Enfin, la Cour d’appel a conclu que le juge en cabinet avait imposé à M. Neufeld un fardeau trop lourd en ce qui concerne la démonstration de son préjudice et qu’il avait commis une erreur en accordant une protection importante à l’expression de M. Hansman. Pour ce motif, et sans procéder à une évaluation explicite, la Cour d’appel a décidé que l’action de M. Neufeld méritait d’être instruite.
[62]                        Comme je l’explique plus loin, je suis en désaccord avec la Cour d’appel tant en ce qui concerne l’ampleur du préjudice causé à M. Neufeld qu’en ce qui a trait à l’intérêt public dans la protection de l’expression de M. Hansman. Tout d’abord, M. Neufeld n’a pas fait état de préjudice précis qui découlerait des déclarations et qui serait suffisamment grave pour l’emporter sur l’intérêt public dans la protection de l’expression de M. Hansman. Ensuite, la Cour d’appel a examiné le facteur de [traduction] « l’effet paralysant » sans tenir compte de l’interprétation qu’il convenait de donner à l’al. 4(2)b), ce qui allait à l’encontre de la conception que la jurisprudence sur la liberté d’expression se fait de l’effet paralysant. Enfin, l’expression de M. Hansman est un contre-discours motivé par le désir de promouvoir la tolérance et le respect envers un groupe marginalisé de la société et qui, à ce titre, méritait une protection importante. Je suis d’avis de confirmer la conclusion du juge en cabinet suivant laquelle l’intérêt public dans la protection de l’expression de M. Hansman l’emportait sur l’intérêt public à réparer le tort causé à M. Neufeld.
(1)         Le préjudice que le demandeur subit ou a subi vraisemblablement du fait de l’expression du défendeur
[63]                        Aux termes de l’al. 4(2)b), le facteur qui milite en faveur de l’intérêt public dans la poursuite de l’instance est le préjudice vraisemblablement subi par le demandeur du fait de l’expression du défendeur. 
a)              Preuve du préjudice et de l’existence d’un lien de causalité
[64]                        Monsieur Neufeld a plaidé de façon générale qu’il avait subi une atteinte à sa réputation et souffert de trouble émotionnel en raison des déclarations de M. Hansman. Il a soutenu que ces affirmations étaient corroborées par quelques exemples de mesures prises contre lui par d’autres entités : le conseil scolaire de Chilliwack a réclamé sa démission et l’a sommé de se tenir à l’écart des écoles (il a refusé et a continué à agir comme conseiller scolaire); et il s’est vu retirer des invitations à participer à une assemblée annuelle des conseillers scolaires et à prendre la parole lors de cérémonies de remise de diplômes d’études secondaires. Monsieur Neufeld a également soutenu que l’on pouvait déduire un préjudice des facteurs circonstanciels, notamment l’identité de l’accusateur, l’ampleur et la diffusion des déclarations et la republication des déclarations (motifs du juge en cabinet, par. 155).
[65]                        Tout en reconnaissant que M. Neufeld n’était pas tenu de soumettre un dossier exhaustif sur les dommages subis dans le cadre d’une demande fondée sur l’art. 4 (par. 157), le juge en cabinet a estimé que M. Neufeld n’avait présenté que [traduction] « de vagues affirmations » de préjudice, de sorte qu’il disposait de « bien peu d’éléments » penchant en faveur de M. Neufeld au titre de l’al. 4(2)b) (par. 147 et 152). Il a également conclu que, [traduction] « à part un paragraphe de son affidavit », M. Neufeld n’avait présenté aucun élément de preuve permettant d’établir un lien entre le préjudice minime qu’il affirmait avoir subi et les déclarations de M. Hansman (par. 158).
[66]                        La Cour d’appel a conclu que l’analyse du juge en cabinet était entachée de deux erreurs. En premier lieu, le juge en cabinet n’avait pas donné effet au principe général suivant lequel on présume en droit de la diffamation qu’il y a lieu d’accorder des dommages‑intérêts (par. 51). La Cour d’appel a également relevé que M. Neufeld avait cité des exemples d’atteintes à la réputation et affirmé que l’on pouvait déduire l’existence d’un préjudice à partir des facteurs circonstanciels (par. 57‑58). Ensuite, le juge en cabinet avait commis une erreur en présumant qu’il serait difficile d’établir l’existence d’un lien de causalité parce que d’autres personnes avaient fait des déclarations semblables au sujet de M. Neufeld (par. 51‑59). Je ne suis pas de cet avis.
[67]                        Même si, en droit de la diffamation, on présume qu’il y a lieu d’adjuger des dommages‑intérêts généraux, l’al. 4(2)b) prescrit une démarche d’évaluation qui oblige le demandeur à démontrer que le préjudice qu’il a subi est suffisamment grave pour l’emporter sur l’intérêt public dans la protection de l’expression du défendeur. Bien que la présomption relative aux dommages-intérêts puisse établir l’existence d’un préjudice, elle ne permet pas d’établir que ce préjudice est « grave » (voir, p. ex., Lachaux c. Independent Print Ltd., [2019] UKSC 27, [2020] A.C. 612, par. 13; voir aussi United Soils Management Ltd. c. Mohammed, 2019 ONCA 128, 23 C.E.L.R. (4th) 11, par. 22; Levant c. DeMelle, 2022 ONCA 79, 79 C.P.C. (8th) 437, par. 68). Conclure autrement reviendrait à faire pencher par le jeu d’une présomption la balance en faveur du demandeur dans les affaires de diffamation et à vider de sa substance la démarche d’évaluation. Pour obtenir gain de cause à l’issue de cette démarche, le demandeur doit plutôt présenter des éléments de preuve qui permettent au juge « de tirer une conclusion quant à la probabilité » de l’existence d’un préjudice d’une ampleur suffisante pour l’emporter sur l’intérêt public dans la protection de l’expression du défendeur (Pointes, par. 71; Bent, par. 154). La présomption relative aux dommages‑intérêts généraux n’est pas suffisante à cette fin, pas plus que ne le sont de vagues affirmations de préjudice.
[68]                        Toutefois, même lorsque le préjudice qu’il a subi est grave, la loi oblige aussi le demandeur à soumettre au juge des éléments de preuve permettant à ce dernier de conclure à l’existence d’un lien de causalité entre l’expression du défendeur et le préjudice subi (Pointes, par. 71). Lorsque le défendeur n’est pas la seule personne à avoir dénoncé le demandeur, l’inférence d’un lien de causalité entre l’expression du défendeur et le préjudice subi par le demandeur devient à la fois plus importante (par. 72) et plus difficile.
[69]                          Les motifs du juge en cabinet sur cette question sont plus fragmentaires parce qu’il avait déjà conclu que M. Neufeld ne s’était pas acquitté de son fardeau en ce qui concerne la défense de commentaire loyal et qu’il considérait l’évaluation de l’intérêt public comme un moyen subsidiaire. Il n’a donc pas traité spécifiquement des arguments circonstanciels pertinents que M. Neufeld avait fait valoir pour démontrer l’ampleur du préjudice qu’il avait subi. Pourtant, la conclusion ultime du juge au vu du dossier est claire. Même en tenant compte des facteurs circonstanciels invoqués par M. Neufeld, il n’y a pas lieu de modifier l’évaluation que le juge a faite du préjudice causé à M. Neufeld. Et, comme le juge l’a reconnu, d’autres facteurs circonstanciels permettaient clairement de conclure que l’atteinte à la réputation subie par M. Neufeld était minime : en effet, M. Neufeld avait continué à exprimer les mêmes opinions controversées malgré la réaction du public, et il avait été réélu un an plus tard.
[70]                        Je ne suis pas non plus d’accord avec la Cour d’appel pour dire que le juge en cabinet a estimé qu’il n’était pas possible d’établir l’existence d’un lien de causalité simplement parce que M. Hansman n’était qu’une des nombreuses personnes à avoir dénoncé M. Neufeld. Pour établir un lien entre les quelques exemples de préjudice qu’il affirmait avoir subi et M. Hansman, M. Neufeld s’est contenté d’alléguer que l’attention négative dont il avait fait l’objet avait [traduction] « commencé » après les déclarations de M. Hansman (motifs du juge en cabinet, par. 147). Le juge en cabinet a estimé qu’il s’agissait là aussi d’une affirmation sommaire, qui était par ailleurs démentie par le dossier dont il disposait. D’après lui, il était évident que d’autres personnes et d’autres groupes avaient de façon indépendante réagi négativement aux opinions de M. Neufeld et que rien n’indiquait que leurs réactions avaient été influencées ou motivées par les commentaires de M. Hansman (par. 150).
[71]                        Je suis d’avis de m’en remettre aux conclusions du juge en cabinet. Comme je l’ai déjà dit, les opinions exprimées par M. Neufeld ont déclenché sur‑le‑champ un tollé général, qui a commencé le jour même où il a publié son premier message sur Facebook, et ce, même avant que M. Hansman ne fasse sa première déclaration aux médias. Dans le contexte de la présente affaire, je suis d’avis de ne pas modifier la conclusion du juge en cabinet suivant laquelle, pour prouver l’existence d’un lien de causalité, il fallait plus qu’une affirmation sommaire selon laquelle le préjudice avait commencé après les déclarations de M. Hansman.
[72]                          Compte tenu du peu d’éléments de preuve présentés par M. Neufeld au sujet du préjudice, le juge en cabinet n’a pas commis d’erreur en concluant que M. Neufeld n’avait présenté « presque aucune preuve du préjudice qu’il avait subi » du fait des déclarations de M. Hansman. Faute d’erreur isolable, ses conclusions commandent la déférence (Bent, par. 77).
b)            L’effet paralysant sur le demandeur et d’autres personnes se trouvant dans une situation semblable
[73]                        La Cour d’appel a également conclu que le juge en cabinet avait commis une erreur en ne tenant pas compte de [traduction] « l’effet paralysant » que le rejet de l’instance aurait sur « d’autres personnes qui pourraient vouloir participer à des débats sur [. . .] [des] questions d’intérêt public très délicates » (par. 65). La Cour d’appel a émis l’hypothèse que des gens puissent [traduction] « se retirer ou refuser de débattre de ces questions dans l’espace public par crainte de se voir affublés d’étiquettes négatives et d’être accusés de discours haineux sans avoir la possibilité de protéger leur réputation » (par. 65). Étant donné la [traduction] « grave atteinte à la réputation » que des accusations de discours haineux étaient susceptibles de porter, la Cour d’appel a conclu que le juge en cabinet avait commis une erreur en négligeant « l’effet indirect que le fait d’empêcher M. Neufeld de se défendre contre des accusations aussi graves pourrait avoir sur la volonté d’autres personnes de s’exprimer à l’avenir sur des questions d’intérêt public » (par. 68).
[74]                        Ce raisonnement va à l’encontre de la jurisprudence et n’est pas « lié au texte de [la disposition applicable] » (Pointes, par. 80). Tout d’abord, l’al. 4(2)b) définit [traduction] « l’intérêt public dans la poursuite de l’instance » en fonction du « préjudice que l’intimé subit ou a subi vraisemblablement du fait de l’expression du requérant ». Le préjudice qui importe pour évaluer l’intérêt public est le préjudice causé à M. Neufeld par les déclarations de M. Hansman, et non son incapacité d’ester en justice. La perte du droit d’ester en justice est un résultat possible de l’évaluation de l’intérêt public, et non un élément de celle-ci.
[75]                        L’« effet paralysant » dont parle la Cour d’appel ne constitue pas, pour les besoins de l’exercice d’évaluation, un « préjudice » subi par M. Neufeld. Le concept d’effet paralysant a un sens clair en droit canadien de la liberté d’expression. On conclut à l’existence d’un effet paralysant sur l’expression lorsque l’incertitude quant à la portée ou à l’application d’une loi limitant ou interdisant l’expression crée un risque que des gens refusent de s’exprimer par crainte de violer la loi en question (voir, p. ex., Saskatchewan (Human Rights Commission) c. Whatcott, 2013 CSC 11, [2013] 1 R.C.S. 467, par. 32; R. c. Khawaja, 2012 CSC 69, [2012] 3 R.C.S. 555, par. 79; R. c. Média Vice Canada Inc., 2018 CSC 53, [2018] 3 R.C.S. 374, par. 26; R. c. Sharpe, 2001 CSC 2, [2001] 1 R.C.S. 45, par. 104; Canadian Newspapers Co. c. Canada (Procureur général), 1988 CanLII 52 (CSC), [1988] 2 R.C.S. 122, p. 133). Ainsi que la juge McLachlin, dissidente, mais non sur ce point, l’expliquait dans l’arrêt R. c. Keegstra, 1990 CanLII 24 (CSC), [1990] 3 R.C.S. 697, p. 850 :
     Une seconde caractéristique propre à la liberté d’expression est que les restrictions qui lui sont imposées tendent à avoir une incidence sur d’autres expressions que celle visée. C’est ce qu’on appelle aux États‑Unis l’effet paralysant. À moins que la restriction ne soit rédigée avec beaucoup de précision, il y aura toujours un doute quant à savoir si une forme particulière d’expression enfreint l’interdiction. [. . .] [L’omission de définir une limite avec précision] pourrait dissuader non seulement l’expression visée mais également l’expression légitime. Le citoyen respectueux des lois qui ne veut pas commettre d’infraction décidera de ne pas courir le risque dans un cas douteux. La créativité et l’échange bénéfique d’idées en souffriront.
[76]                        En matière civile, les tribunaux ont pris soin d’encadrer le délit de diffamation pour éviter qu’il ait un effet paralysant sur l’expression légitime, conformément aux objectifs des lois anti‑SLAPP (voir Bent, par. 165, la juge Côté, et par. 262, la juge Abella). Ainsi que l’intervenant le Centre for Free Expression le souligne, depuis que les arrêts Pointes et Bent ont été rendus, l’effet paralysant qu’une poursuite peut avoir sur le débat public est examiné par les tribunaux dans le cadre de la démarche d’évaluation uniquement pour déterminer si le fait de permettre à l’instance de suivre son cours aura pour effet de dissuader le défendeur et d’autres personnes qui pourraient être poursuivies pour diffamation de s’exprimer (voir, p. ex., Schwartz & Red Lake Outfitters c. Collette, 2020 ONSC 6580, par. 123 (CanLII); Catalyst Capital Group Inc. c. West Face Capital Inc., 2021 ONSC 7957, par. 463 (CanLII); Smith c. Nagy, 2021 ONSC 4265, 156 O.R. (3d) 770, par. 91; Galloway c. A.B., 2021 BCSC 2344, par. 784 (CanLII); Gill c. Maciver, 2022 ONSC 1279, par. 179 (CanLII); Volpe c. Wong‑Tam, 2022 ONSC 3106, 512 C.R.R. (2d) 153, par. 402‑403).
[77]                        Le fait que la Cour d’appel a tenu compte de « l’effet paralysant » découlant de l’incapacité du demandeur de poursuivre son action en diffamation renverse ce concept. Notre jurisprudence répond à la préoccupation que le risque de se voir infliger une sanction légale pousse des citoyens à s’abstenir de commenter des affaires d’intérêt public. À l’inverse, la Cour d’appel a conclu que l’incapacité d’infliger une sanction légale à M. Hansman dissuaderait M. Neufeld et d’autres personnes d’exprimer des points de vue impopulaires. En termes simples, aucun effet paralysant ne découle du fait d’empêcher d’éventuels demandeurs de museler leurs opposants et d’obtenir des dommages‑intérêts par le biais d’une poursuite en diffamation. Tout comme notre droit protège le droit de M. Neufeld d’exprimer ses opinions sur des questions d’intérêt public, il protège aussi le droit d’autres personnes, comme M. Hansman, de répondre. Ainsi que la Cour d’appel l’a elle‑même reconnu, [traduction] « la liberté d’expression est “la pierre angulaire de toute démocratie pluraliste” et [. . .] on doit avoir la latitude nécessaire pour faire valoir ses idées avec fermeté et même de façon intempestive dans l’espace public » (par. 70).
[78]                        Monsieur Hansman a incontestablement employé des mots susceptibles de causer une grave atteinte à la réputation. Mais l’analyse de l’intérêt public à permettre que l’instance suive son cours doit être axée sur le préjudice causé à M. Neufeld, sur le plan de sa réputation ou autrement, par les propos exprimés par M. Hansman, et non sur « l’effet paralysant » que l’incapacité pour M. Neufeld de poursuivre son action en diffamation pourrait avoir sur d’autres personnes.
(2)         L’intérêt public à protéger l’expression du défendeur
[79]                        L’autre volet de la démarche d’évaluation consiste à évaluer l’intérêt public à protéger l’expression du défendeur. Pour procéder à cette analyse, la jurisprudence relative à l’al. 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés « assujettit le degré de protection [accordée au défendeur] à la nature de l’expression » (Pointes, par. 77). De même, le tribunal peut, le cas échéant, tenir compte de considérations fondées sur le par. 15(1) dans le cadre de cette analyse. Dans l’arrêt Pointes, par. 80, la juge Côté mentionne, au nombre des facteurs pertinents dont le tribunal peut tenir compte, la possibilité que « l’expression ou la demande [soit] à l’origine d’hostilités à l’endroit d’un groupe reconnu comme étant vulnérable ou d’un groupe protégé par l’art. 15 de la Charte ou par une loi sur les droits de la personne ». Comme le reconnaît notre Constitution, les expressions n’ont pas toutes la même valeur, et le degré de protection à accorder à une expression particulière peut varier considérablement selon la qualité de l’expression, son objet, la motivation qui la sous-tend et la forme sous laquelle elle a été exprimée (voir Pointes, par. 74, 76 et 120). Plus l’expression se rapproche de l’une ou l’autre des valeurs fondamentales consacrées à l’al. 2b), comme la recherche de vérité, la participation à la prise de décisions politiques et la diversité des formes d’enrichissement et d’épanouissement personnels, « plus l’intérêt public à la protéger sera important » (par. 77).
[80]                        Certaines personnes prennent la parole dans le but de contribuer au débat public en luttant contre des idées fondées sur l’ignorance et les préjugés au moyen d’une réplique éclairée ou compatissante (M. Lepoutre, « Can “More Speech” Counter Ignorant Speech? » (2019), 16 J. Ethics & Soc. Philos. 155, p. 155‑156; P. Horwitz, « Citizenship and Speech. A Review of Owen M. Fiss, The Irony of Free Speech and Liberalism Divided » (1998), 43 R.D. McGill 445, p. 464‑465; C. F. Zwibel, « Reconciling Rights : The Whatcott Case as Missed Opportunity » (2013), 63 S.C.L.R. (2d) 313, p. 332‑333). Suivant cette théorie, les voix dissidentes peuvent [traduction] « en venir à éclipser les discours plus pernicieux » dans la libre circulation des idées (C. Forcese et K. Roach, « Criminalizing Terrorist Babble : Canada’s Dubious New Terrorist Speech Crime » (2015), 53 Alta. L. Rev. 35, p. 47), ce qui démontre que [traduction] « bien que certains citoyens puissent exprimer des idées ignobles, le poids de l’opinion publique joue contre eux » (Horwitz, p. 464). Dans la jurisprudence américaine relative au Premier amendement, c’est ce qu’on appelle le concept du [traduction] « contre‑discours » (Whitney c. California, 274 U.S. 357 (1927), le juge Brandeis, motifs concordants; United States c. Alvarez, 567 U.S. 709 (2012), le juge Kennedy (opinion de la majorité relative)).
[81]                        Dans la jurisprudence relative à l’al. 2b), le concept du contre‑discours découle intrinsèquement de la reconnaissance du fait que la libre circulation des idées est une condition préalable à respecter si l’on veut donner sa pleine valeur à la liberté d’expression. Par exemple, dans l’arrêt Keegstra, p. 766, notre Cour a fait observer que « c’est en partie grâce à leur confrontation avec des vues extrêmes et erronées que la vérité et la vision démocratiques conservent toute leur vigueur et tout leur dynamisme » (voir aussi Comité pour la République du Canada c. Canada, 1991 CanLII 119 (CSC), [1991] 1 R.C.S. 139, p. 173 et 175, la juge L’Heureux‑Dubé, motifs concordants; Grant c. Torstar Corp., 2009 CSC 61, [2009] 3 R.C.S. 640, par. 49). Bien que le contre‑discours ne soit pas nécessairement une solution complète à l’expression d’idées pernicieuses (voir Keegstra, p. 763; Whatcott, par. 104), son lien étroit avec les valeurs fondamentales de l’al. 2b) est incontestable.
[82]                        Le contre‑discours motivé par la défense d’un groupe de personnes vulnérables ou marginalisées de la société met aussi en jeu des valeurs qui constituent l’essence du par. 15(1), à savoir l’égalité et la dignité de tous les êtres humains (Québec (Procureur général) c. A, 2013 CSC 5, [2013] 1 R.C.S. 61, par. 138; voir aussi Pointes, par. 80). Les personnes qui appartiennent à un groupe vulnérable de la société et qui font l’objet de propos dégradants n’ont pas nécessairement la capacité ou le pouvoir de combattre elles‑mêmes efficacement les propos préjudiciables (Lepoutre, p. 157). L’échange des idées ne se fait alors pas sur un pied d’égalité, ce qui rend d’autant plus influent et important le contre‑discours des défenseurs les plus puissants du groupe ou de l’individu (Zwibel, p. 333; voir Whatcott, par. 75 (reconnaissant l’importance de s’assurer que « le groupe ciblé [dispose des] moyen[s] de riposter ou de rétorquer »).
[83]                        Monsieur Hansman a pris la parole pour combattre des propos qu’il estimait faux et nuisibles pour les personnes transgenres et d’autres personnes 2SLGBTQ+, en plus d’être potentiellement néfastes pour les jeunes transgenres.
[84]                        La communauté transgenre est indéniablement un groupe marginalisé dans la société canadienne. L’histoire des personnes transgenres au Canada a été marquée par la discrimination et les désavantages. Bien que le fait d’être transgenre [traduction] « n’implique aucun affaiblissement du jugement, de la stabilité, de la fiabilité ou des capacités sociales ou professionnelles générales » (J. Drescher et E. Haller, Position Statement on Discrimination Against Transgender and Gender Diverse Individuals, 2018 (en ligne)), les personnes transgenres et autres personnes de genre non conforme ont généralement été considérées avec suspicion et préjugés jusqu’à la seconde moitié du XXe siècle.
[85]                        De fait, les personnes transgenres sont défavorisées d’une façon unique dans notre société, étant donné que, pendant longtemps, la psychiatrie a assimilé « la transidentité et [d’autres identités 2SLGBTQ+] aux maladies mentales », recourant même à une « thérapie de conversion » nuisible en vue de [traduction] « remédier » à la dysphorie de genre et « réhabiliter » la personne afin de réduire le « comportement transgenre » (A. Veltman et G. Chaimowitz, « Soins et services de santé mentale à l’intention des lesbiennes, des gais, des bisexuels, des transgenres et des queers » (2014), 59:11 Rev. can. psychiatr. 1, p. 1‑2; American Psychological Association, Task Force on Gender Identity and Gender Variance, Report of the Task Force on Gender Identity and Gender Variance (2009), p. 27). Comme l’a reconnu le tribunal des droits de la personne de la Colombie‑Britannique : [traduction] « À la différence d’autres groupes [. . .], les personnes transgenres voient souvent leur existence même faire l’objet de débats de société et de condamnations publiques » (Oger c. Whatcott (No. 7), 2019 BCHRT 58, 94 C.H.R.R. D/222, par. 61). Elles sont victimes de stéréotypes selon lesquels elles sont malades ou confuses simplement parce qu’elles s’identifient comme transgenres (Nixon c. Vancouver Rape Relief Society (No. 2), 2002 BCHRT 1, 42 C.H.R.R. D/20, par. 136‑137).
[86]                        Les personnes transgenres se heurtent à la discrimination dans de nombreux aspects de la vie en société au Canada. Statistique Canada a constaté que les personnes transgenres sont plus à risque de subir de la violence et qu’elles présentent des taux plus élevés de troubles de santé mentale, d’idées suicidaires et de toxicomanie afin de faire face à la maltraitance ou la violence qu’elles ont subies (voir Les expériences de victimisation avec violence et de comportements sexuels non désirés vécues par les personnes gaies, lesbiennes, bisexuelles et d’une autre minorité sexuelle, et les personnes transgenres au Canada, 2018 (septembre 2020)). Des études ont démontré qu’elles étaient désavantagées par rapport à la population générale en matière de logement, d’emploi et de soins de santé (Ministère de la Justice du Canada, Un regard qualitatif sur les problèmes juridiques graves : Les personnes trans, bispirituelles et non binaires au Canada (2022), p. 11‑12; XY c. Ontario (Government and Consumer Services) (No. 4), 2012 HRTO 726, 74 C.H.R.R. D/331, par. 164‑166). Et malgré l’incidence accrue de problèmes juridiques relevant des tribunaux, les études ont également révélé que les personnes transgenres ont traditionnellement fait face à de plus grands obstacles à l’accès à la justice que la population générale, en partie en raison de l’absence de protections explicites en matière de droits de la personne (J. James et coll., Problèmes juridiques rencontrés par les personnes trans en Ontario, Rapport sommaire 1(1) du projet TRANSformer la JUSTICE, 6 septembre 2018 (en ligne); voir aussi Ministère de la Justice du Canada, p. 12‑13).
[87]                        D’importantes avancées juridiques en matière de droits des transgenres n’ont été réalisées qu’au cours des 35 dernières années, et la plupart des changements ont eu lieu au cours de la dernière décennie (S. Singer, « Trans Rights Are Not Just Human Rights : Legal Strategies for Trans Justice » (2020), 35 R.C.D.S. 293, p. 298). Alors que les personnes transgenres victimes de discrimination étaient naguère obligées d’invoquer la [traduction] « déficience physique » comme motif de discrimination (B. Findlay et autres, Finding Our Place : Transgendered Law Reform Project (1996), p. 20‑21), l’identité de genre et/ou l’expression de genre sont maintenant des motifs de distinction illicite interdits par les codes des droits de la personne partout au pays, en plus d’être inclus dans l’interdiction de propos haineux prévue par le Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46 (voir Alberta Bill of Rights, R.S.A. 2000, c. A‑14; Code des droits de la personne, L.R.N.‑B. 2011, c. 171; Human Rights Act, 2010, S.N.L. 2010, c. H‑13.1; Human Rights Act, R.S.N.S. 1989, c. 214; Loi sur les droits de la personne, L. Nun. 2003, c. 12; Loi sur les droits de la personne, L.T.N.‑O. 2002, c. 18; Code des droits de la personne, L.R.O. 1990, c. H.19; Human Rights Act, R.S.P.E.I. 1988, c. H‑12; Charte des droits et libertés de la personne, RLRQ, c. C‑12; Loi sur les droits de la personne, L.R.Y. 2002, c. 116; Code des droits de la personne, C.P.L.M., c. H175; Code des droits de la personne de la Saskatchewan de 2018, L.S. 2018, c. S‑24.2; Loi modifiant la Loi canadienne sur les droits de la personne et le Code criminel, L.C. 2017, c. 13).
[88]                        Dans la foulée de ces progrès législatifs, les tribunaux reconnaissent de plus en plus la situation difficile dans laquelle se trouvent les personnes transgenres au Canada (voir XY, par. 164; voir aussi Oger, par. 62; Vanderputten c. Seydaco Packaging Corp. (No. 1), 2012 HRTO 1977, 75 C.H.R.R. D/317, par. 61; JY c. Mint Tanning Lounge, 2018 BCHRT 282, par. 32 (CanLII); J.Y. c. Various Waxing Salons, 2019 BCHRT 106, 94 C.H.R.R. D/11, par. 33; X c. Hot Mess Salon, 2019 BCHRT 24, par. 11 (CanLII); T.A. c. Manitoba (Justice), 2019 MBHR 12, par. 24 (CanLII); A.B. c. Service correctionnel du Canada, 2022 TCDP 15, par. 41 (CanLII)). Et en 2021, la Cour supérieure du Québec a jugé que [traduction] « [l]’identité de genre est l’un des motifs analogues à ceux énumérés au par. 15(1) de la Charte canadienne » parce que « [l]’identité de genre est une caractéristique immuable » (Centre de lutte contre l’oppression des genres c. Procureur général du Québec, 2021 QCCS 191, par. 104 et 106 (CanLII)).
[89]                        Pourtant, divers tribunaux judiciaires ou administratifs ont également reconnu que [traduction] « malgré certains gains, les personnes transgenres demeurent parmi les citoyens les plus marginalisés de notre société » (Oger, par. 62), et qu’elles doivent continuer de se heurter à [traduction] « des désavantages, des préjugés, des stéréotypes et de la vulnérabilité » (C.F. c. Director of Vital Statistics (Alta.), 2014 ABQB 237, 587 A.R. 332, par. 58).
[90]                        Le droit de M. Neufeld de s’exprimer n’est pas remis en question, et il n’appartient pas à notre Cour de poser un jugement de valeur sur ses opinions. Mais les déclarations de M. Neufeld revêtent une importance capitale pour qualifier le moyen qu’a choisi M. Hansman pour s’exprimer et qui est en cause en l’espèce. Malgré ce qu’il affirme, il est évident que les propos que M. Neufeld a tenus allaient au‑delà d’une simple critique d’un programme gouvernemental. Par exemple, dans le premier message qu’il a publié, M. Neufeld dénonçait le fait que les documents de la SOGI 123 enseignaient aux enfants que [traduction] « le genre n’est pas déterminé biologiquement, mais est un concept social », et il affirmait que le fait de permettre à des enfants de « décider de changer de sexe n’est ni plus ni moins que de la maltraitance envers les enfants » (d.a., vol. III, p. 16). Dans le même message, M. Neufeld se disait préoccupé par le fait que l’on [traduction] « enseignait [aux enfants] que le mariage hétérosexuel n’est plus la norme » et que « [d]e plus en plus d’enfants grandissent dans des foyers avec des parents de même sexe » (p. 16). Et dans le discours qu’il a prononcé lors du rassemblement organisé par Culture Guard environ un mois après sa première publication, M. Neufeld a affirmé que la SOGI 123 [traduction] « favoris[e] des comportements et des schèmes de pensée dysfonctionnels [et] cautionne et encourag[e] ce qu[’il] considère comme une dépendance sexuelle envers la confusion des genres ». Monsieur Hansman répondait à ces déclarations et à d’autres déclarations semblables.
[91]                        Le contre‑discours de M. Hansman se rapprochait des valeurs fondamentales de l’al. 2b). Il servait à rechercher la vérité, car des médias avaient communiqué avec M. Hansman pour que ce dernier présente un point de vue différent dans le cadre d’un débat portant sur une question d’intérêt public. En prenant la parole, il cherchait à contrer l’expression d’idées qui, selon ce que lui et d’autres personnes percevaient, s’attaquaient à l’égalité et à la dignité de groupes marginalisés. Enfin, ses propos sur l’aptitude d’un candidat à une élection étaient l’expression d’une opinion politique, laquelle représente « la forme d’expression la plus importante et la plus protégée » (Harper c. Canada (Procureur général), 2004 CSC 33, [2004] 1 R.C.S. 827, par. 11, la juge en chef McLachlin et le juge Major, dissidents en partie, mais non sur ce point; voir aussi Able Translations Ltd. c. Express International Translations Inc., 2018 ONCA 690, 428 D.L.R. (4th) 568, par. 41‑44 (dans lequel le tribunal a, en vertu de l’art. 137.1 de la Loi sur les tribunaux judiciaires de l’Ontario, accordé une solide protection à l’expression d’une opinion sur l’aptitude d’une personne à se porter candidat à une charge élective)).
[92]                        Même si la décision de quelqu’un de se livrer à un contre‑discours ne signifie pas que « la chasse à la réputation est ouverte » (Grant, par. 58), et les personnes qui prennent la parole doivent toujours choisir soigneusement leurs mots (Pointes, par. 75), dans l’ensemble, les propos de M. Hansman ne constituaient pas une réaction disproportionnée ou gratuite aux déclarations de M. Neufeld. Lorsqu’ils sont confrontés à des opinions qu’ils jugent discriminatoires, les gens emploient souvent des mots comme « sectaire », « intolérant », ou même parfois « haineux ». Or, je constate que les propos exprimés par M. Hansman mettaient en général l’accent sur les points de vue que M. Neufeld avait exprimés, et qu’ils ne le visaient pas lui en tant que personne.
[93]                        Je suis d’accord avec le juge en cabinet pour dire qu’il y a un grand intérêt public à protéger la liberté de parole de M. Hansman sur de telles questions. L’objet de l’intervention de M. Hansman (commenter la valeur d’une initiative gouvernementale, le besoin d’écoles sûres et inclusives et l’aptitude d’un candidat à exercer une charge publique), la forme qu’il a choisie pour se prononcer (en réponse à une invitation des médias de présenter un point de vue opposé dans le cadre d’un débat en cours) et la motivation sous‑jacente (lutter contre l’expression d’idées discriminatoires et préjudiciables et protéger les jeunes transgenres dans les écoles) méritent tous une protection importante. Comme M. Neufeld n’a pas réussi à établir qu’il a subi un préjudice suffisamment grave pour l’emporter sur cet important intérêt public, le juge en cabinet n’a pas commis d’erreur en concluant que la démarche d’évaluation prévue à l’al. 4(2)b) commandait le rejet de l’action sous-jacente.
C.            Deuxième question : l’absence de défense valable
[94]                        Bien que l’exercice d’évaluation puisse constituer l’essence de la loi anti‑SLAPP, le juge en cabinet a tout d’abord fondé son rejet de l’action sur la conclusion que M. Hansman avait une défense de commentaire loyal. Selon le sous‑al. 4(2)a)(ii), le tribunal doit rendre une ordonnance de rejet, sauf si le demandeur le convainc qu’il existe des motifs de croire que le défendeur n’a pas de défense valable dans l’instance. Le défendeur doit d’abord faire état de tout moyen de défense qu’il entend invoquer au procès, après quoi le fardeau passe au demandeur. L’expression « motifs de croire » signifie « davantage qu’un simple soupçon, mais rest[e] moins stricte que la prépondérance des probabilités » (Pointes, par. 40, citant Mugesera c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 40, [2005] 2 R.C.S. 100, par. 114). Pour s’acquitter de ce fardeau, le demandeur doit démontrer que les moyens de défense invoqués par le défendeur « ne sont pas juridiquement défendables, ou ne prennent pas appui sur des éléments de preuve raisonnablement dignes de foi, de sorte qu’il est permis d’affirmer que ces moyens n’ont aucune possibilité réelle de succès » (Pointes, par. 59).
(1)         La défense de commentaire loyal
[95]                        À l’appui de sa demande fondée sur l’art. 4, M. Hansman invoque la défense de commentaire loyal. Le droit de faire des commentaires loyaux constitue [traduction] « une protection fondamentale contre le pouvoir politique irresponsable » (C. Sappideen et P. Vines, dir., Fleming’s The Law of Torts (10e éd. 2011), p. 668). La défense de commentaire loyal repose sur l’idée que les citoyens devraient pouvoir exprimer librement leur véritable opinion sur des questions d’intérêt public sans crainte de subir des représailles sous forme d’une action en diffamation (Cherneskey c. Armadale Publishers Ltd., 1978 CanLII 20 (CSC), [1979] 1 R.C.S. 1067, p. 1086, citant Slim c. Daily Telegraph Ltd., [1968] 1 All E.R. 497, p. 503 (C.A.)). Ce débat démocratique est une caractéristique déterminante d’une société libre et ouverte. Ainsi, en matière de diffamation, la défense de commentaire loyal vise à concilier deux valeurs concurrentes : la protection de la réputation de l’individu contre des attaques injustifiées, d’une part, et la liberté de débat, « dont on a dit qu’elle constitue [traduction] “l’élément vital de notre liberté et des institutions libres”, d’autre part » (WIC Radio, par. 1, citant Price c. Chicoutimi Pulp Co. (1915), 1915 CanLII 66 (SCC), 51 R.C.S. 179, p. 194). Le tribunal chargé d’interpréter ce moyen de défense a pour tâche de concilier ces deux valeurs, et non pas d’en privilégier une par rapport à l’autre (WIC Radio, par. 2).
[96]                        La défense de commentaire loyal comporte cinq éléments. Premièrement, le « commentaire doit porter sur une question d’intérêt public » (Grant, par. 31). Deuxièmement, le commentaire doit être « fondé sur des faits » (par. 31). Troisièmement, « le commentaire peut comprendre des conclusions de fait, mais doit être reconnaissable en tant que commentaire » (par. 31). Quatrièmement, il doit répondre au critère objectif suivant : « est‑ce que n’importe qui pourrait honnêtement exprimer cette opinion vu les faits prouvés? » (par. 31). Enfin, même si le commentaire répond à tous ces éléments, « la défense peut échouer si le demandeur prouve que le défendeur était animé par la malice » (par. 31). L’analyse des éléments de la défense de commentaire loyal exige une évaluation des propos diffamatoires compte tenu de la totalité du contexte dans lequel ils ont été employés (WIC Radio, par. 55‑56). Dans le présent pourvoi, les seuls éléments en cause sont les deuxième et troisième éléments de la défense, ainsi que la question de la malveillance.
[97]                        Lorsqu’il invoque cette défense au procès, le défendeur doit prouver les éléments de la défense de commentaire loyal avant que le fardeau de la preuve ne passe au demandeur, à qui il incombe alors d’écarter ce moyen de défense en établissant la malveillance du défendeur (par. 52). Cependant, dans le cas d’une demande présentée en vertu de l’art. 4, c’est au demandeur qu’il incombe de démontrer qu’il existe des motifs de croire que le défendeur n’est pas en mesure d’établir un ou plusieurs de ces éléments de sorte que la défense n’a aucune possibilité réelle de succès.
[98]                        Comme je l’explique plus loin, le juge en cabinet n’a pas non plus commis d’erreur en concluant que M. Neufeld n’avait pas réussi à contester la validité de la défense de commentaire loyal.
a)              Les propos exprimés étaient‑ils fondés sur des faits ?
[99]                        Pour constituer un commentaire loyal, la déclaration contestée doit explicitement ou implicitement indiquer, au moins d’une manière générale, quels sont les faits sur lesquels les propos publiés sont fondés, à moins que les faits soient « assez notoire[s] pour être déjà compris par l’auditoire » (WIC Radio, par. 34). « Si le fondement factuel n’est pas donné ou s’il est inconnu ou faux », la défense de commentaire loyal ne peut être invoquée (par. 31).
[100]                     Il n’est toutefois pas nécessaire que le commentaire soit étayé par les faits, en ce sens qu’il n’est pas nécessaire que les faits en confirment la véracité (par. 31). Les propos exprimés doivent se rapporter aux faits sur lesquels ils sont fondés, mais point n’est besoin qu’ils représentent une réponse raisonnable ou proportionnelle (par. 39, 51 et 59). Cet élément ne vise pas à déterminer si les propos exprimés sont loyaux, mais à s’assurer que les faits sur lesquels ils sont fondés sont connus du lecteur pour lui permettre « de se faire [sa] propre opinion » de leur valeur (par. 31).
[101]                     En l’espèce, le juge en cabinet a conclu que M. Neufeld n’avait pas démontré l’existence de motifs de croire que les déclarations contestées n’étaient pas fondées sur des faits, soulignant que les déclarations de M. Hansman faisaient suite au premier message publié sur Facebook par M. Neufeld (par. 134). Monsieur Neufeld soutient — et la Cour d’appel lui donne raison — qu’il y avait des motifs de croire que M. Hansman ne serait pas en mesure d’établir que certaines des déclarations reposaient sur des faits.
[102]                     Je ne suis pas de cet avis. Il ne s’agit pas de se demander si les faits sous‑jacents attestaient la véracité des déclarations. Au procès, M. Hansman n’a pas à démontrer que M. Neufeld est sectaire et transphobe, qu’il a fomenté la haine ou qu’il a créé un environnement dangereux pour les élèves. Il s’agit simplement de savoir si la déclaration peut être liée à un fondement factuel adéquat pour permettre au lecteur de juger de sa valeur de façon éclairée. Je suis d’accord avec le juge en cabinet pour dire que le premier message que M. Neufeld a publié sur Facebook pouvait fournir le fondement factuel exigé pour la plupart des déclarations en cause. Voici le texte intégral de ce message :
      [traduction] Bon. Je ne peux plus rester les bras croisés. Il faut que je prenne position. Il y a quelques années, le ministre libéral de l’Éducation a lancé un nouveau programme d’études censé lutter contre l’intimidation. Mais ce programme s’est rapidement transformé en un outil de propagande pour inculquer aux élèves la dernière marotte dans toutes les matières enseignées depuis la maternelle jusqu’à la 12e année : la théorie du genre. Le programme « Sexual Orientation and Gender Identity » (SOGI) enseigne aux enfants que le genre n’est pas déterminé biologiquement, mais est un concept social. Au risque d’être taxé d’homophobe sectaire, je dois dire que je soutiens les valeurs familiales traditionnelles et que je suis d’accord avec le Collège des pédiatres pour dire que le fait de permettre à de jeunes enfants de décider de changer de sexe n’est ni plus ni moins que de la maltraitance. Mais voilà que le ministère de l’Éducation de la Colombie‑Britannique appuie le lobby LGBTQ et impose cette théorie biologiquement absurde aux enfants de nos écoles. On enseigne aux enfants que le mariage hétérosexuel n’est plus la norme. Les enseignants ne peuvent plus parler de « garçons » et de « filles »; ils doivent parler simplement d’élèves. Ils ne peuvent pas non plus parler de mère ou de père. (De plus en plus d’enfants grandissent dans des foyers avec des parents de même sexe) Si cela représente les valeurs de la société canadienne, alors là, je ne marche pas! Je m’identifie plutôt à des pays comme la Russie et le Paraguay, qui ont récemment eu le courage de tenir tête à ces nihilistes culturels radicaux. [Lien vers un article publié intitulé « Parents Defeat Gender Ideology in Paraguay » (« Victoire des parents contre l’idéologie du genre au Paraguay »)].
      (d.a., vol. III, p. 16)
[103]                     Tous les articles publiés contestés reproduisaient, citaient ou commentaient le premier message publié sur Facebook par M. Neufeld ou renfermaient un lien vers ce dernier, à l’exception d’un seul, qui ne mentionnait pas M. Neufeld, comme je l’expliquerai plus loin. La plupart des articles rapportaient également le point de vue anti‑SOGI 123 de M. Neufeld, ainsi que ses opinions sur la dysphorie de genre en général. Certains d’entre eux reprenaient également d’autres déclarations faites par M. Neufeld, y compris sa déclaration selon laquelle le sperme est un antidépresseur naturel pour les femmes, fournissant ainsi à M. Hansman un fondement factuel lui permettant de reprocher à M. Neufeld ses « autres déclarations misogynes et problématiques ». D’autres articles faisaient référence aux propos que M. Neufeld avait tenus lors du rassemblement organisé par Culture Guard au cours duquel il avait affirmé que la SOGI 123 encourageait et favorisait « des comportements et des schèmes de pensée dysfonctionnels », à savoir « une dépendance sexuelle envers la confusion des genres ». Les lecteurs pouvaient donc aisément prendre connaissance des opinions de M. Neufeld en consultant les articles en question, soit dans le texte lui‑même, soit en cliquant sur des hyperliens menant à d’autres articles et explications. Monsieur Hansman s’est fondé sur ces opinions pour réclamer la démission de M. Neufeld et affirmer que ce dernier avait exprimé des opinions sectaires, intolérantes, transphobes, misogynes ou haineuses, qu’il s’était « aventuré » dans le discours haineux, qu’il avait répandu ou fomenté la haine contre les élèves 2SLGBTQ+ et qu’il avait créé ou contribué à créer un environnement dangereux ou discriminatoire.
[104]                     Comme l’a fait remarquer le juge en cabinet, M. Neufeld ne peut guère soutenir que son message publié sur Facebook ne fournissait pas de fondement factuel aux déclarations de M. Hansman alors qu’il a lui‑même écrit qu’il publiait ce message au risque d’« être taxé d’homophobe sectaire ». En ce qui concerne les quelques articles qui ne rapportent pas en détail les déclarations de M. Neufeld, les journalistes semblent s’être fiés au fait que ces opinions étaient devenues assez notoires pour présumer que les lecteurs les connaissaient déjà. Il s’agissait d’une controverse locale très médiatisée qui a duré plus d’un an. Les deux hommes étaient des personnalités publiques. Le message que M. Neufeld a publié sur Facebook a été largement repris par les principaux médias dans les heures qui ont suivi sa publication, et les médias ont continué de faire rapport sur le différend à mesure qu’il évoluait. Dans ces conditions, il était raisonnable de conclure qu’il n’était pas nécessaire d’exposer de manière très détaillée le contexte de la controverse dans chacune des 11 publications.
[105]                     Mais M. Neufeld dit que le message original qu’il a publié sur Facebook ne permettait pas à M. Hansman de déclarer au Huffington Post que « les conseillers scolaires qui ont des opinions fondées sur leurs convictions religieuses doivent trouver une façon de faire leur travail dans un système scolaire public laïque » ou se chercher du travail ailleurs. Monsieur Neufeld affirme que les propos en question de M. Hansman ne reposaient sur aucun fondement, car, dans son premier message, il n’avait pas parlé de ses convictions religieuses (ces messages sont venus plus tard). Je ne suis pas d’accord. L’article mentionne le fait que M. Neufeld est un sous‑diacre de l’église et qu’il est aumônier de prison, ce qui fournit un fondement factuel pour la déclaration contestée.
[106]                     Dans la même veine, M. Neufeld soutient que le message publié sur Facebook est insuffisant pour fonder le commentaire que M. Hansman a fait le 16 septembre 2018 à un média local selon lequel [traduction] « [i]l est extrêmement problématique qu’une personne qui se présente comme candidat à un poste de conseiller scolaire continue de répandre la haine à l’égard des personnes LGBTQ [. . .] et qu’il soit là, à tenir d’infâmes propos au sujet des réfugiés et des immigrants » (d.a., vol. II, p. 34). Les parties ne s’entendaient pas devant les juridictions inférieures sur la question de savoir si cette déclaration visait M. Neufeld ou, comme le soutient M. Hansman, un autre candidat au poste de conseiller scolaire, vu que le message publié ne nomme personne en particulier. Je souscris à la concession faite par l’avocat de M. Neufeld devant le juge en cabinet suivant lequel le commentaire semble avoir été fait [traduction] « en réponse à un autre conseiller scolaire » (d.a., vol. V, p. 86), et ne devrait donc pas être pris en considération.
[107]                     En somme, M. Neufeld n’a pas démontré l’existence de motifs de croire que les déclarations de M. Hansman étaient dépourvues de fondement factuel. Comme dans l’affaire WIC Radio, les faits généraux à l’origine du différend étaient vraisemblablement connus des lecteurs et mentionnés dans les articles eux‑mêmes (par. 34).
b)            Les propos exprimés étaient‑ils reconnaissables en tant que commentaires et non comme une imputation de faits ?
[108]                     Pour être considérés comme un commentaire loyal, les propos exprimés doivent être perçus par le lecteur raisonnable comme relevant du commentaire et non comme un énoncé de fait (WIC Radio, par. 27). Par commentaire, on entend notamment [traduction] « les déductions, inférences, conclusions, critiques, jugements, remarques et observations, dont il est généralement impossible de faire la preuve » (par. 26, citant Ross c. New Brunswick Teachers’ Association, 2001 NBCA 62, 238 R.N.‑B. (2e) 112, par. 56). Le critère est peu exigeant; « la notion de “commentaire” doit recevoir une interprétation libérale » (WIC Radio, par. 30).
[109]                     Il peut être difficile de tracer la ligne entre un commentaire et un fait, en particulier dans le cas « d’éditoriaux relatifs à des débats, commentaires, campagnes médiatiques et discours publics de nature politique, dont les propos sont exprimés dans un langage familier, figuré ou hyperbolique » (par. 26). Les opinions sont exprimées plus souvent sous forme de faits que sous forme de points de vue personnels, de sorte que les déclarations qui semblent véhiculer des faits pourraient être davantage interprétées comme des commentaires (R. D. McConchie et D. A. Potts, Canadian Libel and Slander Actions (2004), p. 342). Le contexte est essentiel pour distinguer les commentaires des faits.
[110]                     Monsieur Neufeld s’appuie sur une poignée de décisions pour soutenir que les déclarations de M. Hansman n’étaient pas des commentaires, mais des imputations de faits. Dans l’affaire Lascaris c. B’nai Brith Canada, 2019 ONCA 163, 144 O.R. (3d) 211, par. 34, le tribunal a estimé qu’un observateur raisonnable pourrait conclure que les déclarations selon lesquelles l’appelant appuyait les terroristes étaient des déclarations de fait et non une opinion. Dans l’affaire Bondfield Construction Company Ltd. c. Globe and Mail Inc., 2019 ONCA 166, 144 O.R. (3d) 291, par. 17, le tribunal a jugé que des déclarations laissant entendre que le processus d’appel d’offres était entaché de corruption et de collusion pouvaient être considérées comme des allégations de fait. Et, dans l’affaire Pan c. Gao, 2020 BCCA 58, 33 B.C.L.R. (6th) 211, par. 104, le tribunal a conclu que la déclaration selon laquelle quelqu’un était un [traduction] « menteur impénitent » était un énoncé de fait. Mais ces décisions ne nous aident pas à déterminer si les déclarations de M. Hansman peuvent être qualifiées de commentaires. Eu égard à leur contexte, les déclarations dont il était question dans ces affaires permettaient de penser que l’on avait effectivement eu connaissance d’actes répréhensibles antérieurs, ce qui se distingue des critiques générales en cause en l’espèce.
[111]                     Il existe un grand nombre d’affaires plus pertinentes dans lesquelles les tribunaux canadiens ont conclu que des termes « familier[s], figuré[s] ou hyperbolique[s] » (WIC Radio, par. 26) tels que homophobe, transphobe, sectaire, raciste ou sexiste pouvaient à juste titre être qualifiés de commentaires et non de faits (voir Mondal c. Evans‑Bitten, 2022 ONSC 809, 82 C.C.L.T. (4th) 327, par. 3‑7 et 34; voir aussi Awan c. Levant, 2016 ONCA 970, 133 O.R. (3d) 401, par. 84 ([traduction] « accuser quelqu’un d’avoir des préjugés constitue normalement une conclusion ou une opinion »); Volpe, par. 232 (la déclaration selon laquelle une personne était [traduction] « homophobe, transphobe ou anti‑LGBTQ2S+ » relevait du commentaire); Bernier c. Kinsella, 2021 ONSC 7451, 73 C.P.C. (8th) 280, par. 50 ([traduction] « L’affirmation selon laquelle une personne est raciste ou misogyne est une généralisation ou une conclusion qui n’est pas en soi vraie ou fausse. »)). Je conviens qu’une allégation de partialité ou de préjugé est [traduction] « une affirmation discutable quant à l’état d’esprit [d’une personne] » et qu’elle est généralement considérée comme un commentaire (P. A. Downard, The Law of Libel in Canada (5e éd. 2022), p. 298‑299).
[112]                     Quelques déclarations se rapprochent sans doute davantage de la ligne entre un commentaire et un fait. Bien qu’il ne soit pas strictement nécessaire de trancher la question, étant donné ma conclusion sur l’évaluation de l’intérêt public, je suis d’accord avec le juge en cabinet pour dire qu’eu égard au contexte spécifique de la présente affaire et compte tenu des faits invoqués à l’appui de chacun des articles publiés, un lecteur raisonnable aurait interprété les déclarations comme l’expression de l’opinion de M. Hansman. Par exemple, on pourrait interpréter comme une imputation de fait l’affirmation selon laquelle M. Neufeld manquait à ses obligations à titre de conseiller scolaire, d’autant plus que le rôle que jouait M. Hansman en tant que président de la BCTF pouvait donner au lecteur l’impression qu’il était une autorité en la matière. Mais l’allégation selon laquelle un politicien n’a pas respecté ses obligations est généralement considérée comme une critique, et non comme un énoncé de fait. Monsieur Neufeld n’a pas démontré l’existence de motifs de croire que de tels propos ne seraient pas considérés comme un commentaire dans le contexte de la présente affaire.
[113]                     De plus, M. Neufeld soutient que, comme le Code criminel crée une infraction de fomentation volontaire de la haine (voir le par. 319(2)), l’allégation selon laquelle il s’était « aventuré [. . .] dans le discours haineux » serait considérée comme une imputation de responsabilité criminelle. Je ne suis pas d’accord pour dire que le lecteur ordinaire considérerait nécessairement qu’une accusation de discours haineux s’entend d’une infraction au Code criminel. Ce type d’allégation est tellement répandu dans l’espace public qu’il déborde largement le cadre du sens étroit reconnu à ce terme en droit. En tout état de cause, la référence à des propos haineux a été publiée dans le cadre d’un débat public en cours dans un éditorial où on demandait à M. Hansman de commenter la plainte en matière de droits de la personne qui venait d’être déposée. Il est évident, lorsqu’on la situe dans son contexte, que cette déclaration, qui exprimait la conviction de M. Hansman selon laquelle M. Neufeld s’était « aventuré [. . .] dans le discours haineux », était fondée sur sa propre interprétation des déclarations de M. Neufeld. Une affirmation qui pourrait être considérée comme un énoncé de fait dans un contexte pourrait à juste titre être interprétée comme relevant du commentaire dans un autre contexte (WIC Radio, par. 26; voir Awan, par. 76 (traiter quelqu’un de « menteur » peut être un énoncé de fait ou un commentaire selon le contexte)).
[114]                     Considéré globalement, il était loisible au juge en cabinet de conclure, en vertu du sous‑al. 4(2)a)(ii), que l’« affront » des déclarations de M. Hansman relevait du « commentaire et que les [lecteurs] l’auraient perçu comme tel » (WIC Radio, par. 27).
c)              Le demandeur a‑t‑il fait échec à la défense de commentaire loyal en démontrant la malveillance ?
[115]                     Une démonstration de malveillance fait échec à une défense valable de commentaire loyal. Cette démonstration se fait en établissant que le défendeur savait que la déclaration qu’il faisait était fausse, qu’il a manifesté une insouciance téméraire à l’égard de sa véracité, qu’il a voulu léser le demandeur par vengeance ou par animosité ou qu’il était motivé par tout autre but illégitime (WIC Radio, par. 100‑101 et 104; voir aussi Bent, par. 136; Smith c. Cross, 2009 BCCA 529, 314 D.L.R. (4th) 457, par. 34). La preuve de la malveillance « peut être intrinsèque ou extrinsèque selon qu’elle provient de la formulation même des propos ou des circonstances de la diffusion du commentaire » (WIC Radio, par. 100). Une conclusion de croyance subjective honnête exclut la possibilité de conclure à la malveillance (par. 53).
[116]                     Monsieur Neufeld a soutenu que M. Hansman était motivé par la malveillance lorsqu’il a fait les déclarations incriminées — une allégation que le juge en cabinet a jugée non fondée. La Cour d’appel a conclu que le juge en cabinet avait commis deux erreurs importantes dans son analyse de la malveillance : (1) en considérant comme un fait que, dans son affidavit, M. Hansman avait [traduction] « affirmé » croire honnêtement en la véracité des opinions qu’il exprimait, alors que cet affidavit ne contenait pas une telle affirmation; (2) en concluant que, dès lors que le défendeur affirmait croire subjectivement à ses commentaires, la malveillance ne pouvait être établie que par une admission complète du défendeur lors d’un contre‑interrogatoire (par. 43‑44). Je suis en désaccord sur les deux points.
[117]                     Dans l’arrêt WIC Radio, notre Cour a mis en garde contre une analyse de la défense de commentaire loyal qui atteint un « degré de formalisme inquiétant » (par. 35). Il est possible de conclure à l’existence d’une croyance honnête subjective à la lumière de la preuve du défendeur, considérée dans son ensemble. En fin de compte, le juge en cabinet a conclu qu’il [traduction] « ressort[ait] clairement » de l’affidavit de M. Hansman que ce dernier croyait sincèrement aux opinions qu’il défendait (par. 141), et il lui était loisible de le faire.
[118]                     Je ne suis pas non plus d’accord avec la Cour d’appel pour dire que le juge en cabinet a estimé en droit que, dès lors que le défendeur affirme qu’il croit honnêtement à ses commentaires, la malveillance ne peut être établie que par une admission lors d’un contre‑interrogatoire. Le juge en cabinet a signalé que, bien que la PPPA permette de contre‑interroger l’auteur d’un affidavit, M. Neufeld ne s’était pas prévalu de cette possibilité. Le juge a conclu qu’à moins que M. Hansman n’admette sa malveillance en contre‑interrogatoire, il était difficile d’imaginer comme on pouvait conclure à la malveillance au vu de la [traduction] « preuve dont [il] disposai[t] » (par. 141). Il s’agissait simplement d’une déclaration selon laquelle M. Neufeld ne s’était pas acquitté du fardeau de persuasion qui lui incombait dans le cadre d’une requête présentée en vertu de l’art. 4.
[119]                     Je conviens avec le juge en cabinet que M. Neufeld n’a pas contesté adéquatement la défense de commentaire loyal. C’était à lui qu’il incombait de réfuter la défense, et pourtant, M. Neufeld n’a présenté aucun [traduction] « élément de preuve [. . .] qui justifierait une attaque contre la validité de la défense de commentaire loyal » (par. 126). Il était donc loisible au juge de rejeter l’instance pour ce motif.
d)            Autres erreurs relevées par la Cour d’appel
[120]                     En plus de s’inscrire en faux contre la conclusion finale tirée par le juge en cabinet au sujet de la défense de commentaire loyal, la Cour d’appel lui a également reproché la façon dont il avait effectué son analyse. La Cour d’appel a conclu que le juge en cabinet avait fait erreur : (1) en s’en remettant à un résumé des déclarations faites par M. Hansman; (2) en tablant trop sur l’arrêt WIC Radio. Il n’est pas nécessaire que je me penche en détail sur ces présumées erreurs; il suffit de dire que l’analyse du juge en cabinet était appropriée dans les circonstances et qu’elle répondait aux arguments des parties. Considérés dans leur ensemble, les motifs du juge ne donnent pas à penser qu’il a négligé le caractère diffamatoire de l’une ou l’autre des déclarations, eu égard à leur contexte, ou un aspect essentiel de l’analyse. Et, contrairement à la Cour d’appel, je ne suis pas d’accord pour dire que le juge en cabinet a commis une erreur en se fondant sur l’arrêt WIC Radio. WIC Radio est un arrêt de principe de notre Cour en matière d’interprétation des éléments de la défense de commentaire loyal, et ses faits ressemblent à ceux de la présente affaire. Tant cette affaire que la présente portaient sur des poursuites en diffamation découlant d’un débat public dans les médias sur des politiques et pratiques d’enseignement visant la communauté 2SLGBTQ+. Dans chacune, le demandeur était une personnalité publique qui avait exprimé des opinions perçues par le défendeur comme étant discriminatoires et qui avaient suscité de vives critiques de la part du défendeur. Je suis d’avis que l’arrêt WIC Radio était un précédent pertinent, voire déterminant, dont le juge devait tenir compte.
D.           Requête en présentation de nouveaux éléments de preuve
[121]                     Monsieur Hansman a présenté en vertu du par. 62(3) de la Loi sur la Cour suprême, L.R.C. 1985, c. S‑26, et de la règle 47 des Règles de la Cour suprême du Canada, DORS/2002‑156, une requête visant à présenter à notre Cour deux affidavits à titre de nouveaux éléments de preuve. Bien que j’aie de sérieuses réserves quant à la question de savoir s’ils répondent au critère d’admissibilité de l’arrêt Palmer (Palmer c. La Reine, 1979 CanLII 8 (CSC), [1980] 1 R.C.S. 759), qui a été confirmé dans l’arrêt Barendregt c. Grebliunas, 2022 CSC 22, par. 29‑34, les éléments de preuve proposés ne sont pas nécessaires pour trancher le pourvoi et je n’ai donc pas à statuer sur cette requête.
V.           Dispositif
[122]                     Je suis d’avis d’accueillir le pourvoi, d’annuler l’ordonnance de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique et de rétablir l’ordonnance par laquelle le juge en cabinet a rejeté l’action en diffamation. Je suis d’avis d’adjuger à l’appelant les dépens entre parties devant notre Cour et les dépens ordinaires devant la Cour d’appel, ainsi que les dépens devant la Cour suprême de la Colombie‑Britannique sur une base d’indemnisation intégrale, conformément au par. 7(1) de la PPPA.
                  Version française des motifs rendus par
 
                    La juge Côté —
I.               Survol
[123]                     Dans une célèbre opinion concordante, le juge de la Cour suprême des É.‑U. Louis Brandeis a opiné que le remède à des propos choquants [traduction] « c’est de permettre davantage de parole et non d’imposer le silence » (Whitney c. California, 274 U.S. 357 (1927), p. 377). L’argument que le contre‑discours est préférable à la censure ou au fait de réduire au silence des idées perçues comme étant fausses ou offensantes se rapporte au concept de la « libre circulation des idées » qui encourage la concurrence entre des points de vue contradictoires. Le contre‑discours ne bénéficie toutefois pas d’une protection constitutionnelle absolue, et il n’a pas en soi plus de valeur que le discours auquel il répond.
[124]                     En fait, le contre‑discours peut même entraver les valeurs qui sous‑tendent l’engagement de notre pays envers la liberté d’expression (C. F. Zwibel, « The Right to Protest and Counter‑Protest : Complexities and Considerations », dans E. Macfarlane, dir., Dilemmas of Free Expression (2022), 111, p. 111 et 120‑125). Par exemple, le contre‑discours visant à supprimer entièrement de la sphère publique l’idée exprimée au départ paraît incompatible avec la recherche de la vérité. Réduire au silence les opinions contraires et impopulaires semble antithétique à notre société libérale, pluraliste et démocratique, laquelle est vouée au libre échange d’idées dans la quête de la vérité.
[125]                     En effet, la libre circulation des idées est favorable à la tenue de débats vigoureux sur des enjeux controversés. Pareille confrontation permet de façonner, de renforcer ou même de changer le point de vue de quelqu’un. Après tout, celui [traduction] « qui ne connaît que sa version des faits en sait peu à ce sujet » (J. S. Mill, On Liberty (1859 (réimprimé 1978)), p. 35). Les membres de la communauté parviennent à la vérité en tablant sur leur libre arbitre et leur jugement autonome, notamment lors d’un débat public (R. Moon, « The Social Character of Freedom of Expression » (2009), 2:1 Amst. L. Forum 43, p. 46; en ce qui concerne le lien entre la liberté d’expression et la dignité humaine et l’autonomie, voir aussi Ward c. Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse), 2021 CSC 43, par. 59; T. M. Scanlon, The Difficulty of Tolerance — Essays in Political Philosophy (2003), p. 14‑16).
[126]                     En résumé, les contre‑discours n’ont pas tous la même valeur (R. c. Keegstra, 1990 CanLII 24 (CSC), [1990] 3 R.C.S. 697, p. 760‑761). Le présent pourvoi porte sur un contre‑discours diffamatoire et sur la question de savoir s’il y a lieu de rejeter, avant instruction et en vertu de l’art. 4 de la Protection of Public Participation Act, S.B.C. 2019, c. 3 (« PPPA »), une action en diffamation intentée à la suite de ce contre‑discours.
[127]                     Les débats publics sur des enjeux controversés peuvent donner lieu à des propos immodérés, offensants ou durs visant à discréditer un adversaire (Keegstra, p. 832, la juge McLachlin (plus tard juge en chef), dissidente). Bien que la liberté d’expression protège de tels propos, la protection qu’elle offre n’est pas absolue. Elle est limitée, entre autres, par le droit d’une personne de protéger sa réputation (Hill c. Église de scientologie de Toronto, 1995 CanLII 59 (CSC), [1995] 2 R.C.S. 1130, par. 102‑106; Bou Malhab c. Diffusion Métromédia CMR inc., 2011 CSC 9, [2011] 1 R.C.S. 214, par. 17).
[128]                     Comme la liberté d’expression, la protection que notre droit assure à la réputation est également ancrée dans la notion de dignité humaine qui sous‑tend les droits garantis par la Charte canadienne des droits et libertés (Hill, par. 120‑121; voir aussi Gilles E. Néron Communication Marketing inc. c. Chambre des notaires du Québec, 2004 CSC 53, [2004] 3 R.C.S. 95, par. 52‑53). Bien qu’il ne s’agisse pas d’un droit autonome, le respect de la réputation est essentiel à la participation au sein de la société (R. c. Lucas, 1998 CanLII 815 (CSC), [1998] 1 R.C.S. 439, par. 48, le juge Cory). La société a donc fortement intérêt à s’assurer que les citoyens puissent protéger leur bonne réputation, car une « réputation ternie par le libelle peut rarement regagner son lustre passé » (Hill, par. 108).
[129]                     Les poursuites en diffamation comme celle en l’espèce appellent les tribunaux à établir avec prudence un juste équilibre entre la liberté d’expression et la protection de la réputation (Grant c. Torstar Corp., 2009 CSC 61, [2009] 3 R.C.S. 640, par. 3; voir aussi Bou Malhab, par. 19). Pour décider s’il convient de rejeter l’action en diffamation intentée par Barry Neufeld contre Glen Hansman à un stade précoce du litige, notre Cour doit garder à l’esprit cet équilibre et prendre grand soin de ne pas le rompre (Bent c. Platnick, 2020 CSC 23, [2020] 2 R.C.S. 645, par. 168). Hélas, et je le dis en tout respect, ma collègue rompt cet équilibre en rejetant l’action de M. Neufeld.
[130]                     À mon avis, ma collègue s’aventure au‑delà des limites restreintes du rôle du tribunal lorsque vient le temps de statuer sur une requête présentée en vertu de la PPPA. L’objet de l’article 4 de cette loi, tout comme celui de l’art. 137.1 de la Loi sur les tribunaux judiciaires, L.R.O. 1990, c. C.43 (« LTJ »), dont il s’inspire, est de servir de mécanisme permettant le rejet de poursuites avant la tenue d’un procès (1704604 Ontario Ltd. c. Pointes Protection Association, 2020 CSC 22, [2020] 2 R.C.S. 587, par. 16). Dans l’arrêt Pointes, notre Cour a affirmé qu’il faut se garder de transformer l’analyse d’une motion fondée sur l’art. 137.1 de la LTJ en une motion en jugement sommaire de facto, ce qui, « à ce stade‑là, serait insurmontable » (Pointes, par. 52; voir aussi par. 38).
[131]                     La même réserve vaut pour l’art. 4 de la PPPA étant donné les limites analogues en matière de procédure et de preuve qui figurent dans la loi. Par exemple, une requête en rejet peut être présentée à tout moment après le début de l’instance (PPPA, par. 9(2)). Une fois que le demandeur à l’instance a reçu signification d’une requête en rejet en application de l’art. 4 de la PPPA, en règle générale, ni l’une ni l’autre des parties ne peut aller plus avant dans l’instance tant qu’il n’a pas été statué sur la requête (art. 5). En outre, sauf autorisation du tribunal, le demandeur ne peut modifier son acte de procédure afin de prévenir ou d’éviter une ordonnance de rejet (art. 6). De même, la preuve doit être produite par affidavit (par. 9(4)). La raison d’être de ces restrictions est qu’une requête fondée sur l’art. 4 de la PPPA n’est pas censée servir à rendre une décision définitive sur le bien‑fondé de l’instance sous‑jacente (Pointes, par. 50‑52). Elle se veut plutôt un moyen expéditif et économique de rejeter des instances qui restreignent indûment la liberté d’expression sur des affaires d’intérêt public.
[132]                     Par conséquent, il ne s’agit pas en l’espèce de savoir si notre Cour est d’accord avec l’opinion exprimée par M. Neufeld, ou avec le contre‑discours de M. Hansman d’ailleurs. Le présent pourvoi ne porte que sur la question de savoir s’il y a lieu de rejeter l’action de M. Neufeld au début de l’instance. Contrairement à ma collègue, je conclus qu’elle ne devrait pas être rejetée. Ce faisant, je ne préjuge aucunement le bien-fondé de l’action de M. Neufeld en diffamation; j’estime uniquement que M. Neufeld mérite de se faire entendre.
II.            Analyse
[133]                     Tout d’abord, je diverge d’opinion avec ma collègue concernant la structure de son analyse. Même si, au par. 37 de ses motifs, ma collègue décrit correctement le cadre applicable, elle ne l’applique pas. En fait, ma collègue commence par l’évaluation de l’intérêt public, puis examine la validité de la défense de commentaire loyal invoquée par M. Hansman. Avec égards, ce n’est pas ainsi qu’il faut effectuer l’analyse (Pointes, par. 18 et 61‑63).
[134]                     À mon avis, le demandeur dans l’instance (soit M. Neufeld) doit d’abord franchir l’étape du bien‑fondé en démontrant qu’il y a des « motifs de croire » que le bien‑fondé de l’instance est substantiel (PPPA, sous‑al. 4(2)(a)(i)) et que le requérant sous le régime de la PPPA (soit M. Hansman) [traduction] « n’a pas de défense valable dans l’instance » (PPPA, sous‑al. 4(2)(a)(ii)). Ce n’est qu’après pareille démonstration que le tribunal doit déterminer si le demandeur a établi que le préjudice qu’il subit ou a vraisemblablement subi du fait de l’expression du requérant est suffisamment grave pour que l’intérêt public dans la poursuite de l’instance l’emporte sur l’intérêt public dans la protection de cette expression (al. 4(2)(b)). L’alinéa 4(2)(b) de la PPPA est la dernière étape de l’analyse. Si le demandeur ne démontre pas que le requérant n’a pas de défense valable, la demande sous‑jacente doit être rejetée et point n’est besoin d’effectuer l’exercice d’évaluation commandé par l’al. 4(2)(b) (Pointes, par. 58).
[135]                     Ma collègue affirme sans donner d’explication (et sans citer quelque source que ce soit à l’appui) que l’« ordre dans lequel le juge choisit d’aborder chacun des éléments qui figurent au par. 4(2) est, bien sûr, laissé à sa discrétion » (par. 53). En affirmant cela, elle ignore en fait le récent arrêt Pointes de notre Cour.
[136]                     Il ressort clairement de l’arrêt Pointes que l’étape du bien‑fondé doit être franchie avant que le tribunal n’analyse l’étape relative à l’intérêt public. Le fait qu’on doive procéder à l’analyse dans cet ordre a influencé la manière dont notre Cour a défini la norme du « bien‑fondé substantiel » dans Pointes. En effet, nous avons conclu que la norme ne devrait pas être stricte au point d’empêcher l’évaluation de l’intérêt public, laquelle constitue l’essence de l’analyse fondée sur le par. 137.1(4) de la LTJ :
     Toutefois, bien que les poursuites frivoles ne soient clairement pas suffisantes, « quelque chose de plus » ne peut non plus requérir une démonstration que la demande sera vraisemblablement accueillie, comme certaines parties l’ont soutenu. Le terme « substantiel », interprété suivant son sens ordinaire ou sa définition juridique, ne correspond pas à une norme de « vraisemblance de succès ». Le contexte législatif et statutaire ne permet pas non plus de retenir une telle norme. Si le critère du « bien‑fondé [. . .] substantiel » obligeait à démontrer que la demande sera vraisemblablement accueillie, cela pourrait empêcher indûment les juges des motions de passer à l’étape essentielle de l’enquête, c’est‑à‑dire l’exercice d’évaluation prescrit par l’al. 137.1(4)b). Compte tenu de l’importance accordée à cet exercice d’évaluation durant le processus législatif, le législateur n’a pu vouloir qu’il en soit ainsi. De fait, rien dans l’historique législatif [. . .] ne permet de dire que la norme de la « vraisemblance de succès » soit le seuil permettant au demandeur d’avoir gain de cause à l’étape du bien‑fondé prévue à l’art. 137.1. Bien que le demandeur n’ait pas à démontrer de façon concluante que sa demande sera vraisemblablement accueillie, celle‑ci doit néanmoins être suffisamment solide pour que le fait d’y mettre fin à une étape préliminaire mine l’objectif du législateur de faire en sorte qu’un demandeur ayant une demande légitime ne soit pas indûment privé de la possibilité d’en faire valoir le bien‑fondé.
     . . .
     L’interprétation statutaire est un exercice contextuel qui requiert qu’une disposition soit examinée en regard des autres dispositions et à la lumière de celles‑ci : par conséquent, si le seuil fixé aux sous‑al. 137.1(4)a)(i) ou (ii) est trop élevé, le juge des motions ne pourra jamais passer au volet suivant de l’analyse, prévu à l’al. 137.1(4)b) — ce qui n’est certainement pas ce qu’envisageait le législateur d’après l’historique législatif et la volonté exprimée relativement à l’adoption de l’art. 137.1. Le législateur a souligné à plusieurs reprises l’importance du principe de la proportionnalité lorsqu’il s’agit de décider de l’opportunité de rejeter une poursuite. L’évaluation du droit à la liberté d’expression et du droit à la participation aux affaires publiques en regard de l’intérêt public à l’égard de la protection d’une demande fondée est un thème clé qui traverse la genèse législative de la disposition, et cela indique comment l’art. 137.1 doit être interprété par les tribunaux. [Je souligne; par. 48 et 63.]
[137]                     L’un des objectifs de l’art. 137.1 de la LTJ, tout comme de l’art. 4 de la PPPA, est de faire en sorte « qu’un demandeur ayant une demande légitime ne soit pas indûment privé de la possibilité d’en faire valoir le bien‑fondé » (Pointes, par. 48 (je souligne); voir aussi par. 63‑64). La légitimité d’une demande est évaluée d’abord et avant tout à l’étape du bien‑fondé, laquelle concerne « la solidité de l’instance sous‑jacente » (par. 60). J’estime qu’en concluant que l’ordre dans lequel se fait l’analyse n’est pas pertinent et relève simplement du pouvoir discrétionnaire du tribunal, ma collègue adopte un raisonnement qui mine cet objectif législatif.
[138]                     L’analyse à l’étape du bien‑fondé guide celle effectuée à l’étape de l’intérêt public. Un aspect de cette étape exige que l’on évalue la gravité du préjudice subi par l’intimé (le demandeur à l’instance sous-jacente) du fait de l’expression du requérant, une tâche difficile, voire impossible à accomplir sans se pencher sur la solidité de l’instance sous‑jacente. Voici un exemple à titre d’illustration. Dans une action en diffamation, le préjudice est présumé (Pointes, par. 71). Cependant, on détermine si une demande a une possibilité réelle de satisfaire au test applicable à la diffamation à l’étape du bien‑fondé (Bent, par. 91 et suiv.).
[139]                     De deux choses l’une : soit l’approche de ma collègue escamote l’analyse du préjudice, soit elle fusionne l’étape du bien‑fondé à celle relative à l’intérêt public. Aucune de ces options n’est souhaitable. En effet, la première fait pencher la balance en faveur du requérant et rompt l’équilibre qu’il faut garder avec soin entre la liberté d’expression et la protection de la réputation de la personne. La deuxième option réécrit en fait le par. 137.1(4) de la LTJ et l’art. 4 de la PPPA, ce que notre Cour n’a de toute évidence pas le droit de faire.
[140]                     J’ai cherché en vain dans les motifs de ma collègue une raison pour laquelle elle a jugé bon d’inverser l’ordre de l’analyse, même si aucune partie n’a demandé à la Cour de le faire. Non seulement ni l’appelant ni l’intimé n’ont demandé à notre Cour d’adopter un cadre autre que celui appliqué dans l’arrêt Pointes, mais ils ont tous les deux présenté leurs arguments en traitant d’abord de l’étape du bien‑fondé, puis de l’étape relative à l’intérêt public, comme ils devaient le faire. Le juge en cabinet et la Cour d’appel ont également procédé dans cet ordre, comme l’arrêt Pointes leur avait indiqué de le faire. Le fait que les parties et les intervenants ont consacré la majeure partie de leurs observations à l’étape relative à l’intérêt public n’est guère une bonne raison ou une raison de principe pour modifier le cadre établi dans Pointes.
[141]                     Certes, je reconnais que l’évaluation de l’intérêt public commandée par l’al. 4(2)(b) de la PPPA est le « nœud » ou l’« essence » de l’analyse, mais il faut d’abord établir que la demande sous‑jacente découle du fait de l’expression du requérant sur une affaire d’intérêt public et qu’elle franchit l’étape du bien‑fondé (Pointes, par. 18 et 61‑63; Bent, par. 139). En fin de compte, c’est « le fait de permettre aux poursuites bien fondées d’aller de l’avant » qui est mis en balance avec « l’intérêt public à protéger l’expression sur des affaires d’intérêt public » (Pointes, par. 18 (je souligne)).
[142]                     Les juges des tribunaux d’instance inférieure peuvent vouloir ouvrir la porte à un examen convenable en appel et tirer d’autres conclusions sur l’évaluation de l’intérêt public même si une demande ne franchit pas l’étape du bien‑fondé. La bonne façon de procéder consiste à suivre la démarche adoptée par notre Cour dans Pointes : trancher d’abord la question de savoir si la demande franchit l’étape du bien‑fondé, puis aborder l’étape relative à l’intérêt public (Pointes, par. 112‑113; voir aussi Echelon Environmental Inc. c. Glassdoor Inc., 2022 ONCA 391, par. 12 (CanLII)). De plus, cette approche cadre parfaitement avec l’intention du législateur qui sous‑tend l’art. 4 de la PPPA, en particulier l’al. 4(2)(b).
[143]                     Par conséquent, je vais d’abord analyser la question de savoir si le juge en cabinet a fait erreur en concluant que M. Hansman a une défense valable de commentaire loyal. Par la suite, je vais analyser si le juge a commis une erreur en se prononçant sur l’étape relative à l’intérêt public. Comme je l’expliquerai plus loin, je suis d’avis que le juge en cabinet a commis des erreurs susceptibles de révision dans son examen de la défense de commentaire loyal et dans son analyse de l’étape relative à l’intérêt public. En effet, le juge en cabinet a mal interprété le test applicable sous le régime du sous‑al. 4(2)(a)(ii) et de l’al. 4(2)(b) de la PPPA. En outre, il a mal interprété le droit relatif à la diffamation et à la défense de commentaire loyal, et il ne s’est pas penché sur la qualité de l’expression en litige au moment d’évaluer l’intérêt public à la protéger. Par conséquent, la norme de contrôle applicable est celle de la décision correcte, sauf dans la mesure où les conclusions du juge en cabinet ne sont pas viciées par ces erreurs (Bent, par. 77, citant Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235, par. 8 et 36).
A.           Défense de commentaire loyal
(1)         Il existe des motifs de croire que M. Hansman ne peut se prévaloir de la défense de commentaire loyal au moins pour certaines de ses déclarations
[144]                     Selon le sous‑al. 4(2)(a)(ii) de la PPPA, le demandeur doit démontrer que [traduction] « le requérant n’a pas de défense valable dans l’instance ». La norme n’est pas très exigeante. Elle exige la démonstration que le droit et le dossier permettent de conclure qu’il n’y a pas de défense valable, compte tenu du stade de l’instance au cours duquel la requête est présentée (Pointes, par. 37‑39; Bent, par. 103).
[145]                     Pour avoir gain de cause, le demandeur n’a pas à établir que chaque déclaration contestée ne peut bénéficier d’une défense valable; il suffit qu’une défense valable ne puisse être invoquée pour certaines déclarations ou même une seule. Il en est ainsi parce que l’art. 4 de la PPPA prévoit le rejet de toute une instance (voir l’art. 1 de la PPPA qui définit le terme [traduction] « ordonnance de rejet » comme « une ordonnance visée à l’article 4 rejetant une instance »). Il ne permet pas de rejeter l’instance en partie ou de radier des parties de la demande. Ceci respecte en tout point l’objectif de la PPPA, qui est de limiter les poursuites afin d’empêcher que des défendeurs soient entraînés indûment dans le processus judiciaire (Pointes, par. 16 et 62).
[146]                     Pour cette raison, il importe d’examiner l’affront diffamatoire de chacune des déclarations contestées et leur contexte afin de décider si un moyen de défense peut être invoqué. Je conviens donc avec la Cour d’appel que le juge en cabinet a fait erreur en n’examinant pas chacune des déclarations attaquées contenues dans les 11 publications. Cette erreur s’est révélée particulièrement déterminante parce que M. Hansman faisait valoir une défense de commentaire loyal. La possibilité d’invoquer pareille défense dépend notamment d’un examen attentif de la déclaration contestée eu égard à la publication dans laquelle elle figure pour décider si elle est reconnaissable en tant que commentaire, et non en tant qu’énoncé de fait (WIC Radio Ltd. c. Simpson, 2008 CSC 40, [2008] 2 R.C.S. 420, par. 28).
[147]                     Il existe en effet une différence entre [traduction] « un commentaire ou une critique et une allégation de fait, comme l’affirmation que des actes honteux ont été commis » (Davis c. Shepstone (1886), 11 App. Cas. 187 (C.P.), p. 190, cité dans WIC Radio, par. 70, le juge LeBel, motifs concordants). Le commentaire a pour caractéristique déterminante qu’il est généralement impossible d’en faire la preuve (WIC Radio, par. 26, citant Ross c. New Brunswick Teachers’ Association, 2001 NBCA 62, 238 R.N.‑B. (2e) 112, par. 56). Dans le même ordre d’idées, le commentaire doit être clairement reconnaissable en tant que tel et ne pas être [traduction] « entremêlé [avec des allégations de fait] à un point tel qu’on ne peut distinguer les inférences des faits » (R. E. Brown, Brown on Defamation : Canada, United Kingdom, Australia, New Zealand, United States (2e éd. (feuilles mobiles)) (« Brown on Defamation »), § 15:5). Toute ambiguïté à cet égard doit profiter au demandeur (R. E. Brown, The Law of Defamation in Canada (2e éd. (feuilles mobiles)), p. 15‑27, cité dans Ager c. Canjex Publishing Ltd., 2005 BCCA 467, 259 D.L.R. (4th) 727, par. 43). L’analyse est objective et vise à discerner la perception de l’observateur ou du lecteur raisonnable (Brown on Defamation, § 15:4).
[148]                     Le juge en cabinet a superficiellement examiné la question. D’après lui, les déclarations contestées étaient fort semblables à celles de l’affaire WIC Radio, lesquelles ont été considérées comme étant des commentaires. Il a conclu en dernière analyse [traduction] « qu’aucun juge raisonnable instruisant la présente affaire ne pourrait distinguer les faits de l’espèce et ceux de l’affaire WIC » (2019 BCSC 2028, 59 C.C.E.L. (4th) 205, par. 137; voir aussi par. 178). En agissant ainsi, il a commis une erreur.
[149]                     Qualifier un propos de commentaire ou d’énoncé de fait participe d’une analyse contextuelle qui débouche tout au plus sur une conclusion mixte de droit et de fait. La présente affaire illustre bien pourquoi le simple fait de transposer une conclusion mixte de droit et de fait dans une autre affaire est une pratique douteuse qu’il convient d’éviter. Contrairement au défendeur dans WIC Radio, M. Hansman n’était pas un commentateur controversé bien connu lorsqu’il a fait les déclarations contestées; il prenait la parole en sa qualité de président de la British Columbia Teachers’ Federation (« BCTF »), un syndicat formé de 45 000 enseignants (motifs de la C.A., 2021 BCCA 222, 50 B.C.L.R. (6th) 217, par. 35). Qui plus est, contrairement aux faits de l’affaire WIC Radio, les déclarations de M. Hansman n’ont pas été publiées dans un éditorial; elles ont été rapportées dans des articles de presse. Il s’agit de différences importantes, car tant la réputation d’un défendeur, comme M. Hansman, que la forme de la publication comptent lorsque vient le temps de catégoriser une expression comme un commentaire ou un énoncé de fait, et de déterminer, en général, s’il est possible d’invoquer la défense de commentaire loyal (WIC Radio, par. 27 et 48). Plus fondamentalement, comme l’a souligné avec justesse la Cour d’appel, le jugement du tribunal dans WIC Radio résulte d’une décision sur le fond rendue au procès, contrairement à la présente espèce (par. 39).
[150]                     Selon moi, il y a des motifs de croire que deux des déclarations de M. Hansman ne peuvent bénéficier de la défense de commentaire loyal, parce qu’elles ont été faites en tant qu’énoncés de faits.
[151]                     En janvier 2018, des articles de presse concernant M. Neufeld ont été publiés dans le Fraser Valley News et le Agassiz Harrison Observer. Les deux articles, accessibles en ligne, reproduisaient un communiqué de presse de la Chilliwack Teachers’ Association. Le communiqué de presse annonçait l’adoption d’une motion de censure à l’égard du conseil scolaire de Chilliwack en raison de son inaction perçue relativement aux déclarations de M. Neufeld sur l’initiative qui a pour nom « Sexual Orientation and Gender Identity 123 » (« SOGI 123 »). Monsieur Hansman aurait tenu les propos suivants :
      [traduction] Il arrive parfois que nos convictions, nos valeurs et nos responsabilités en tant qu’éducateurs professionnels soient remises en question par des gens qui prônent la haine. C’est souvent le cas lorsqu’il s’agit du programme de santé sexuelle dans les écoles et des efforts que nous déployons pour offrir des écoles sûres et inclusives à tous les élèves, y compris les élèves LGBTQ . . . [Je souligne; soulignement dans l’original omis.]
      (d.a., vol. I, p. 87)
[152]                     Interprétée selon son sens ordinaire et eu égard au communiqué de presse, cette déclaration sous‑entend que M. Neufeld a fomenté la haine d’un groupe identifiable, en l’occurrence les élèves LGBTQ.
[153]                     Puis, en avril 2018, un article de presse a été publié sur le site Web de CityNews 1130. L’article portait sur la plainte en matière de droits de la personne déposée contre M. Neufeld par la BCTF. Dans l’article, on cite M. Hansman, qui aurait affirmé que M. Neufeld [traduction] « s’était aventuré assez loin dans le discours haineux » (d.a., vol. I, p. 89 (soulignement omis)). Cette déclaration est au cœur de l’action en diffamation intentée par M. Neufeld (motifs du juge en cabinet, par. 25).
[154]                     Les deux déclarations ont l’affront diffamatoire suivant lequel M. Neufeld a tenu un discours haineux. Notre droit requiert que soit satisfaite une norme exigeante et objective pour que des propos constituent des propos haineux (Keegstra, p. 777‑778, le juge en chef Dickson; Saskatchewan (Human Rights Commission) c. Whatcott, 2013 CSC 11, [2013] 1 R.C.S. 467, par. 56). Cela se comprend, car permettre aux sensibilités subjectives d’intervenir dans l’analyse compromettrait la constitutionnalité des lois contre les propos haineux. Ainsi, les propos haineux ne sont pas des propos qui évoquent un large éventail d’émotions, mais qui suscitent plutôt des sentiments profonds de détestation et de calomnie (Keegstra, p. 777; R. c. Andrews (1988), 1988 CanLII 200 (ON CA), 65 O.R. (2d) 161 (C.A.), p. 179, le juge Cory, conf. par 1990 CanLII 25 (CSC), [1990] 3 R.C.S. 870). Ces propos s’éloignent sensiblement de l’expression d’opinions offensantes ou blessantes qui « n’incitent pas à l’exécration, au dénigrement et au rejet qui risquent d’emporter la discrimination et d’autres effets préjudiciables » (Whatcott, par. 57; voir aussi par. 46).
[155]                     À mon humble avis, affirmer que M. Neufeld a tenu un discours haineux est bien différent du fait de porter un jugement ou de faire une remarque dont il est impossible de faire la preuve. Interprétées dans leur contexte, les allégations susmentionnées de discours haineux paraissent semblables aux allégations de fraude, de vol ou d’autre conduite criminelle qui ont été considérées comme étant des énoncés de faits qui ne peuvent bénéficier de la défense de commentaire loyal (voir, p. ex., Nanda c. McEwan, 2019 ONSC 3357, par. 48 (CanLII) (concernant des allégations de vol et de corruption), conf. par 2020 ONCA 431, 450 D.L.R. (4th) 145; Hall c. Kyburz, 2006 ABQB 294, par. 33 (CanLII) (concernant des allégations de divers actes criminels tels la fraude, l’enlèvement et l’extorsion), conf. par 2007 ABCA 228). La présente espèce me paraît semblable aux affaires Lascaris c. B’nai Brith Canada, 2019 ONCA 163, 144 O.R. (3d) 211, et Bondfield Construction Company Limited c. The Globe and Mail Inc., 2019 ONCA 166, 431 D.L.R. (4th) 501, où la Cour d’appel de l’Ontario a statué respectivement que des déclarations selon lesquelles une partie [traduction] « appuyait les terroristes » (Lascaris, par. 34) ou était impliquée dans de la corruption et de la collusion (Bondfield, par. 17) pouvaient être considérées comme des énoncés de fait. Le présent pourvoi a également des points communs avec l’affaire Pan c. Gao, 2020 BCCA 58, 33 B.C.L.R. (6th) 211, dans laquelle la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique a jugé que traiter quelqu’un de [traduction] « menteur aguerri » était un énoncé de fait (par. 101‑104).
[156]                     Ma collègue distingue l’affaire qui nous occupe des affaires Lascaris, Bondfield et Pan, car « [e]u égard à leur contexte, les déclarations dont il était question dans ces affaires permettaient de penser que l’on avait effectivement eu connaissance d’actes répréhensibles antérieurs, ce qui se distingue des critiques générales en cause en l’espèce » (par. 110). Mais accuser quelqu’un de tenir un discours haineux diffère du fait de formuler une « critique générale ». Au contraire, cela revient à imputer des actes répréhensibles précis à cette personne (par. 110).
[157]                     Pour cette raison, je conclus à l’existence de motifs de croire que les deux déclarations contestées constituaient des énoncés de faits, et non des commentaires, et que M. Hansman ne serait donc pas en mesure d’invoquer la défense de commentaire loyal. Je passe maintenant à l’étape relative à l’intérêt public.
B.            L’étape relative à l’intérêt public
(1)         Le préjudice que M. Neufeld subit ou a subi vraisemblablement est très grave
[158]                     Monsieur Neufeld réclame des dommages‑intérêts pour préjudice non pécuniaire. Il veut être indemnisé pour le stress, l’anxiété, l’humiliation, les souffrances morales ainsi que le tort à sa réputation causé par les déclarations de M. Hansman (d.a., vol. I, p. 97‑98). Le juge en cabinet a signalé que M. Neufeld n’a pas présenté de preuve, hormis un paragraphe de son affidavit, démontrant qu’il avait subi un préjudice pouvant être relié aux déclarations de M. Hansman. Il vaut la peine de souligner que ce que M. Neufeld était tenu de faire à ce stade préliminaire, ce n’était pas d’établir le préjudice ou le lien de causalité, mais uniquement de « présenter des éléments de preuve qui permettront au juge . . . de tirer une conclusion quant à la probabilité d’existence du préjudice et du lien de causalité pertinent » (Pointes, par. 71). À mon avis, et comme je le démontrerai plus loin, le juge en cabinet a ignoré à tort des facteurs aggravant le préjudice que subit ou a vraisemblablement subi M. Neufeld, malgré le fait que ce dernier les a expressément plaidés (par. 155).
[159]                     Premièrement, le juge en cabinet n’a pas tenu compte du fait qu’on peut inférer la gravité du préjudice de celle des déclarations contestées. En effet, la [traduction] « nature du commentaire diffamatoire est l’élément le plus important dans la détermination du montant des dommages‑intérêts » (Brown on Defamation, § 25:19; voir aussi P. A. Downard, The Law of Libel in Canada (5e éd. 2022), §14.01[2][b]). Par exemple, les allégations de conduite criminelle se situent en haut de l’échelle de gravité (Grant, par. 111; voir aussi Lascaris, par. 40‑41, cité avec approbation dans Canadian Union of Postal Workers c. B’nai Brith Canada, 2021 ONCA 529, 460 D.L.R. (4th) 245, par. 39, le juge Jamal (maintenant juge de notre Cour); Clark c. East Sooke Rural Association, 2004 BCSC 1120, par. 132 (CanLII); Manno c. Henry, 2008 BCSC 738, par. 79 (CanLII); Lalli c. Athwal, 2017 BCSC 1931, par. 141 (CanLII); Mann c. International Association of Machinists and Aerospace Workers, 2012 BCSC 181, par. 73 (CanLII)).
[160]                     On peut en dire autant des allégations de discours haineux. Elles renvoient à une conduite objectivement et indéniablement répugnante, qui peut donner lieu à une poursuite criminelle (Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46, par. 319(2)). De tels propos exposent les membres d’un groupe identifiable aux émotions extrêmes et profondes de détestation et de calomnie (Whatcott, par. 59; Keegstra, p. 777‑778). Ils « préparent le terrain en vue de porter des attaques plus virulentes contre les groupes vulnérables. Ces attaques peuvent prendre la forme de mesures discriminatoires, d’ostracisme, de ségrégation, d’expulsion et de violences et, dans les cas les plus extrêmes, de génocide » (Whatcott, par. 74). Que la conduite soit considérée comme une infraction criminelle au sens du Code criminel ou comme l’objet d’une plainte en matière de droits de la personne, accuser quelqu’un de s’être « aventuré assez loin dans le discours haineux » ou d’avoir fomenté la haine contre un groupe identifiable nuit énormément à la réputation de quelqu’un. À mon avis, la Cour d’appel a eu raison de faire remarquer qu’une telle accusation [traduction] « peut causer une grave atteinte à la réputation » (par. 68).
[161]                     Deuxièmement, le juge en cabinet n’a pas tenu compte de l’absence d’excuse de la part de M. Hansman, un autre facteur aggravant qui accroît le préjudice infligé à M. Neufeld (Barrick Gold Corp. c. Lopehandia (2004), 2004 CanLII 12938 (ON CA), 71 O.R. (3d) 416 (C.A.), par. 51).
[162]                     Troisièmement, le juge en cabinet n’a pas pris en considération la notoriété de M. Hansman qui, durant toute la période pertinente, agissait à titre de président de la BCTF. Ceci a probablement amplifié le préjudice subi par M. Neufeld. En effet, [traduction] « plus grande est la réputation du défendeur, plus les répercussions de la diffamation sur le demandeur devraient être importantes » (Downard, §14.01[2][g]; Bent, par. 161).
[163]                     Enfin, le juge en cabinet n’a pas tenu compte du contexte de la publication et de la plate‑forme sur laquelle ont été publiées les déclarations contestées (Downard, §14.01[2][c]). Les déclarations accusant M. Neufeld d’avoir tenu un discours haineux ont été publiées par des médias dans des articles parus sur Internet (d.a., vol. I, p. 87 et 89). L’anonymat procuré par Internet, conjugué à une accessibilité et à une diffusion de l’information accrues, peut causer un tort plus grand à la réputation de quelqu’un (Crookes c. Newton, 2011 CSC 47, [2011] 3 R.C.S. 269, par. 37; Barrick Gold, par. 31‑34; Pineau c. KMI Publishing and Events Ltd., 2022 BCCA 426, par. 69 (CanLII)).
[164]                     Tous ces facteurs aggravants se rapportent à l’expression de M. Hansman et accroissent l’ampleur des dommages‑intérêts généraux, qui sont présumés dans les affaires de diffamation (Bent, par. 144; motifs de la C.A., par. 55 et 57). Ces facteurs ont été ignorés à tort par le juge en cabinet. Il a aussi commis une erreur en écartant la contribution de M. Hansman au préjudice subi par M. Neufeld parce que d’autres ont exprimé des critiques du même ordre à l’endroit de ce dernier (par. 150). Je reconnais que M. Hansman n’était pas le seul à critiquer M. Neufeld, mais la Cour d’appel a eu raison de souligner qu’il n’est pas nécessaire à ce stade de l’instance de statuer de manière définitive sur la contribution de M. Hansman au préjudice subi par M. Neufeld (Pointes, par. 71‑72; motifs de la C.A., par. 59). Toute autre conclusion imposerait un fardeau trop lourd à M. Neufeld à un stade aussi précoce de l’instance. En outre, comme l’a signalé notre Cour dans l’arrêt Pointes, le lien de causalité n’est pas une « affaire de tout ou rien » (par. 72).
[165]                     Le fait que M. Neufeld a été réélu en tant que conseiller scolaire peut constituer un facteur atténuant, mais cela ne réduit pas sa réclamation à néant, ni ne rend minime son préjudice. Même dans les cas où l’on ne prête pas foi à une déclaration diffamatoire, des dommages‑intérêts peuvent être octroyés pour indemniser le demandeur des blessures morales, de l’impact psychologique et des inconvénients causés par la diffamation (Bent, par. 149; Downard, §14.01[2][f] et [h]). Dans la même veine, le fait que les déclarations de M. Hansman n’ont pas fait taire M. Neufeld n’écarte pas le préjudice qu’il allègue avoir subi. Sinon, les personnalités publiques ne pourraient réclamer que des dommages‑intérêts symboliques pour de la diffamation, sauf si elles ont perdu leur tribune à cause de celle‑ci. Cela n’est pas, et n’a jamais été, l’état du droit. Certes, le fait qu’un demandeur se soit éloigné de la sphère publique à la suite de remarques diffamatoires peut certainement faire augmenter les dommages‑intérêts accordés, mais ce n’est pas le critère à l’aune duquel on mesure le préjudice.
[166]                     À mon avis, étant donné les facteurs aggravants examinés précédemment, le préjudice de M. Neufeld aurait dû se situer quelque part entre le milieu et l’extrémité supérieure de l’échelle de gravité.
(2)         L’intérêt public à permettre l’instruction de la réclamation de M. Neufeld l’emporte sur l’intérêt public à protéger l’expression de M. Hansman.
[167]                     Vu le caractère subsidiaire de cet enjeu, le juge en cabinet ne s’est pas très longtemps attardé aux intérêts publics opposés. Il a mentionné brièvement que l’expression de M. Hansman méritait [traduction] « une protection importante », parce que bon nombre de ses déclarations portaient sur la nécessité d’avoir des écoles sûres et inclusives, ou ne mentionnaient pas M. Neufeld, et il a suggéré que cette expression favoriserait le débat public étant donné les dommages limités subis par M. Neufeld (par. 160‑161).
[168]                     Le juge en cabinet n’a pas porté son attention sur la qualité de l’expression (Pointes, par. 74). Ceci constitue une erreur susceptible de révision. En toute justice, il ne disposait pas de la décision rendue par notre Cour dans Pointes. Pareille analyse est toutefois essentielle pour déterminer « les tenants et aboutissants » de l’affaire, ce qui, en fin de compte, est l’exercice envisagé par l’al. 4(2)(b) de la PPPA (Pointes, par. 81; Bent, par. 172).
[169]                     Notre Cour n’a pas et ne devrait pas avoir pour rôle d’évaluer la justesse des positions respectives de M. Hansman ou de M. Neufeld sur la SOGI 123 (motifs de la C.A., par. 2; motifs du juge en cabinet, par. 177). La liberté d’expression est neutre au plan du contenu, ce qui explique pourquoi elle englobe même l’expression « impopulair[e], déplaisant[e] ou contestatair[e] » (Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), 1989 CanLII 87 (CSC), [1989] 1 R.C.S. 927, p. 968). Cette liberté fondamentale serait sérieusement mise à mal si l’issue de l’évaluation de l’intérêt public suivant la PPPA dépendait de la concordance entre les opinions exprimées par le requérant et celles du tribunal.
[170]                     À mon avis, ma collègue suit un mauvais raisonnement quand elle justifie le rétablissement de l’ordonnance de rejet rendue par le juge en cabinet par le fait que l’expression de M. Hansman « favorise [. . .] l’égalité », elle aussi une « valeur démocratique fondamentale » (par. 9). L’égalité n’est pas une des valeurs opposées en jeu dans une loi visant à décourager les poursuites stratégiques contre la mobilisation publique (aussi appelées « poursuites‑bâillon » ou « SLAPP », d’après l’appellation anglaise Strategic Lawsuits Against Public Participation); « la protection de la réputation de la personne et la liberté d’expression » le sont (par. 58).
[171]                     Qui plus est, la promotion de l’égalité n’est pas l’une des valeurs essentielles qui sous‑tendent la liberté d’expression (en l’occurrence la recherche de la vérité, la participation au processus décisionnel politique et social ainsi qu’une diversité de formes de réalisation de soi et d’épanouissement humain) (Keegstra, p. 728; Irwin Toy, p. 976). Attribuer à la promotion de l’égalité quelque rôle que ce soit dans l’évaluation de l’intérêt public dans la protection d’une expression va à l’encontre de la théorie de la neutralité du contenu acceptée par notre Cour dans sa jurisprudence relative à l’al. 2b) de la Charte (voir, p. ex., Irwin Toy, p. 968; Keegstra, p. 729; R. c. Zundel, 1992 CanLII 75 (CSC), [1992] 2 R.C.S. 731, p. 753‑758). Plus nous évaluons la valeur d’une expression à la lumière de valeurs étrangères à la liberté d’expression, plus nous nous éloignons de la neutralité sur le plan du contenu. Fait plus important, la promotion de l’égalité n’est aucunement reliée au texte de l’al. 4(2)(b) de la PPPA, et pour cette seule raison, il ne s’agit pas d’un facteur pertinent dans l’évaluation de l’intérêt public (Pointes, par. 80).
[172]                     En dernière analyse, tant M. Hansman que M. Neufeld avaient le droit de s’exprimer sur la SOGI 123. Il se peut que les déclarations de M. Neufeld aient dépassé les bornes et qu’il ait enfreint le Human Rights Code, R.S.B.C. 1996, c. 210, de la Colombie‑Britannique, mais il appartient au tribunal des droits de la personne de cette province d’en juger à la suite d’une décision sur le bien‑fondé des plaintes déposées contre M. Neufeld.
[173]                     Le contre‑discours de M. Hansman concernait indéniablement l’importance d’offrir des écoles inclusives aux élèves LGBTQ par la mise en œuvre de la SOGI 123. Mais M. Hansman ne s’est pas contenté de critiquer les opinions de M. Neufeld sur la SOGI 123 ou de manifester son soutien envers les écoles inclusives. Il s’est livré à des attaques personnelles et à de graves accusations de propos haineux qui étaient susceptibles de causer ou qui ont effectivement causé un tort considérable à M. Neufeld. Cela diminue l’importance de l’intérêt public à protéger son expression, car [traduction] « les déclarations diffamatoires et les attaques personnelles ont des liens “très ténus” avec les valeurs fondamentales qui sous‑tendent l’al. 2b) de la Charte » (Thorman c. McGraw, 2022 ONCA 851, 476 D.L.R. (4th) 577, par. 15; voir aussi Hill, par. 106; Pointes, par. 74‑75; Bent, par. 163).
[174]                     Ce dont il est véritablement question en l’espèce, ce n’est pas une tentative d’étouffer l’expression de M. Hansman. Il s’agit plutôt « d’une affaire où une partie tente d’obtenir réparation pour un préjudice apparemment légitime subi du fait d’une communication diffamatoire » (Bent, par. 172). Autrement dit, le préjudice que M. Neufeld subit ou a subi vraisemblablement milite fortement en faveur du fait de permettre la poursuite de l’instance (par. 159).
[175]                     Restreindre la possibilité d’intenter une poursuite en responsabilité délictuelle pour diffamation peut avoir un effet paralysant. Dans l’arrêt Globe and Mail Ltd. c. Boland, 1960 CanLII 2 (SCC), [1960] R.C.S. 203, notre Cour a refusé d’étendre la défense d’immunité aux déclarations diffamatoires concernant l’aptitude de candidats politiques, notamment parce que cela dissuaderait d’éventuels candidats de briguer les suffrages (p. 208‑209; voir aussi Hill, par. 106). De même, dans le contexte du contre‑discours diffamatoire, interpréter l’art. 4 de la PPPA de manière à priver les parties diffamées ayant subi un grave préjudice de l’occasion de se faire entendre pourrait fort bien nuire au débat public. Cela peut empêcher les tenants d’opinions controversées ou impopulaires de venir sur la place publique pour les transmettre. Cette conclusion ne dénature pas la notion d’effet paralysant, contrairement à ce que prétend ma collègue (par. 77). Ma collègue affirme que la jurisprudence de notre Cour sur cette notion « répond à la préoccupation que le risque de se voir infliger une sanction légale pousse des citoyens à s’abstenir de commenter des affaires d’intérêt public » (par. 77). Toutefois, priver une partie, par ordonnance judiciaire, de son droit de faire valoir une demande légitime revient également à lui imposer une sanction juridique.
[176]                     Je conviens donc avec la Cour d’appel que le juge en cabinet a eu tort de ne pas tenir compte de l’effet paralysant que le rejet de l’action de M. Neufeld pourrait avoir sur l’expression future d’opinions par d’autres personnes (Pointes, par. 80; motifs de la C.A., par. 65).
[177]                     Les lois anti‑SLAPP comme la PPPA ne sont pas des autorisations à diffamer (Park Lawn Corporation c. Kahu Capital Partners Ltd., 2023 ONCA 129, 478 D.L.R. (4th) 514, par. 33). Être la cible d’un contre‑discours diffamatoire n’est pas le prix que doivent inexorablement payer ceux et celles qui prennent part au débat public en exprimant des opinions minoritaires sur des sujets controversés. Ce n’est pas ce qui était prévu par l’art. 4 de la PPPA qui, tout comme l’art. 137.1 de la LTJ, vise à garantir « qu’un demandeur ayant une demande légitime ne soit pas indûment privé de la possibilité d’en faire valoir le bien‑fondé » (Pointes, par. 48). À mon avis, et malgré tout le respect que je lui dois, ma collègue prive M. Neufeld de cette possibilité.
[178]                     Quant à la requête de M. Hansman en vue de présenter une nouvelle preuve, j’estime que les deux affidavits qu’il désire produire ne sont pas pertinents pour les questions à trancher en appel et qu’ils ne répondent donc pas au critère d’admissibilité d’une nouvelle preuve établi dans l’arrêt Palmer c. La Reine, 1979 CanLII 8 (CSC), [1980] 1 R.C.S. 759. Le premier affidavit vise à contredire la prétention de M. Neufeld selon laquelle le rejet de son action aurait un effet paralysant sur lui en démontrant qu’il a continué de s’exprimer après que le juge en cabinet eut rejeté son action en diffamation. Cependant, la question en litige soumise à notre Cour n’est pas de savoir si l’expression de M. Neufeld a été étouffée en raison de l’ordonnance de rejet rendue par le juge en cabinet. Il s’agit plutôt de savoir si l’expression d’autres personnes pourrait l’être. Le second affidavit expose les développements survenus concernant la plainte en matière de droits de la personne déposée par la BCTF; cela n’est pas pertinent pour trancher le présent pourvoi.
[179]                     Pour ces motifs, je suis d’avis de rejeter le pourvoi et d’adjuger à l’intimé les dépens entre parties devant notre Cour et les dépens ordinaires devant la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique. Conformément au par. 7(2) de la PPPA, je ne rendrais aucune ordonnance sur les dépens afférents à la requête fondée sur la PPPA devant la Cour suprême de la Colombie‑Britannique.
                    Pourvoi accueilli avec dépens, la juge Côté est dissidente.
                    Procureurs de l’appelant : British Columbia Teachers’ Federation, Vancouver; Michael Sobkin, Ottawa.
                    Procureur de l’intimé : Paul E. Jaffe, West Vancouver.
                    Procureur de l’intervenant le procureur général de la Colombie-Britannique : Ministry of the Attorney General, Legal Services Branch, Vancouver.
                    Procureurs des intervenantes QMUNITY et Skipping Stone Scholarship Foundation : Blake, Cassels & Graydon, Calgary.
                    Procureur de l’intervenante la Commission canadienne des droits de la personne : Commission canadienne des droits de la personne, Ottawa.
                    Procureurs de l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles : St. Lawrence Barristers, Toronto.
                    Procureurs des intervenants Community‑Based Research Centre et le Centre canadien de la diversité des genres et de la sexualité : Klaudt Law, Vancouver; Borden Ladner Gervais, Vancouver; Fasken Martineau DuMoulin, Vancouver.
                    Procureur de l’intervenant West Coast Legal Education and Action Fund : West Coast LEAF, Vancouver.
                    Procureur de l’intervenant B.C. General Employees’ Union : B.C. General Employees’ Union, Burnaby.
                    Procureurs de l’intervenant Egale Canada : McCarthy Tétrault, Toronto.
                    Procureurs de l’intervenant Centre for Free Expression : Stockwoods, Toronto.

[1]  American Psychological Association, « Guidelines for Psychological Practice With Transgender and Gender Nonconforming People » (2015), 70 Am. Psychol. 832, p. 834.
[2]  A. Veltman et G. Chaimowitz, « Soins et services de santé mentale à l’intention des lesbiennes, des gais, des bisexuels, des transgenres et des queers » (2014), 59:11 Rev. can. psy. 1, p. 4‑5.
[3]  American Psychological Association, p. 834.
[4]  Veltman et Chaimowitz, p. 6.
[5]  Statistique Canada, « Le Canada est le premier pays à produire des données sur les personnes transgenres et les personnes non binaires à l’aide du recensement », dans Le Quotidien, 27 avril 2022 (en ligne).
[6]  American Psychological Association, Task Force on Gender Identity and Gender Variance, Report of the Task Force on Gender Identity and Gender Variance (2009), p. 28, citant American Psychiatric Association, Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders (4e éd. 2000), p. 823; voir aussi American Psychiatric Association, Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders (5e éd. rév. 2022), p. 511.


Synthèse
Référence neutre : 2023CSC14 ?
Date de la décision : 19/05/2023

Analyses

intérêts publics — cabinet — demandeurs — évaluation — commentaire loyal — diffamation — instances — opinions — poursuites-bâillons — affaires — réputation — jugement — parties — Hansman — expressions — protection


Parties
Demandeurs : Hansman
Défendeurs : Neufeld
Proposition de citation de la décision: Canada, Cour suprême, 19 mai 2023, Hansman c. Neufeld, 2023 CSC 14


Origine de la décision
Date de l'import : 20/05/2023
Fonds documentaire ?: CAIJ
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;2023-05-19;2023csc14 ?

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