La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

10/09/2020 | CANADA | N°2020CSC22

Canada | Canada, Cour suprême, 10 septembre 2020, 1704604 Ontario Ltd. c. Pointes Protection Association, 2020 CSC 22


COUR SUPRÊME DU CANADA
 
Référence : 1704604 Ontario Ltd. c. Pointes Protection Association, 2020 CSC 22

Appel entendu : 12 novembre 2019
Jugement rendu : 10 septembre 2020
Dossier : 38376


 
Entre :
1704604 Ontario Limited
Appelante
 
et
 
Pointes Protection Association, Peter Gagnon, Lou Simionetti, Patricia Grattan, Gay Gartshore, Rick Gartshore et Glen Stortini
Intimés
 
- et -
 
British Columbia Civil Liberties Association, Greenpeace Canada, Canadian Constitution Foundation, Ecojustice Canada Society, Centre

for Free Expression, Association canadienne des journalistes, Guilde canadienne des médias / Syndicat des communications d’Am...

COUR SUPRÊME DU CANADA
 
Référence : 1704604 Ontario Ltd. c. Pointes Protection Association, 2020 CSC 22

Appel entendu : 12 novembre 2019
Jugement rendu : 10 septembre 2020
Dossier : 38376

 
Entre :
1704604 Ontario Limited
Appelante
 
et
 
Pointes Protection Association, Peter Gagnon, Lou Simionetti, Patricia Grattan, Gay Gartshore, Rick Gartshore et Glen Stortini
Intimés
 
- et -
 
British Columbia Civil Liberties Association, Greenpeace Canada, Canadian Constitution Foundation, Ecojustice Canada Society, Centre for Free Expression, Association canadienne des journalistes, Guilde canadienne des médias / Syndicat des communications d’Amérique / Canada, West Coast Legal Education and Action Fund, Atira Women’s Resource Society, B.W.S.S. Battered Women’s Support Services Association, Women Against Violence Against Women Rape Crisis Center, Association canadienne des libertés civiles, Ad IDEM / Canadian Media Lawyers Association, Canadian Journalists for Free Expression, CTV, une division de Bell Média inc., Global News, a division of Corus Television Limited Partnership, Réseau de télévision des peuples autochtones et Postmedia Network Inc.
Intervenants
 
 
Traduction française officielle
 
Coram : Le juge en chef Wagner et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Côté, Brown, Rowe, Martin et Kasirer
 
Motifs de jugement :
(par. 1 à 129)

La juge Côté (avec l’accord du juge en chef Wagner et des juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Brown, Rowe, Martin et Kasirer)

 
 
Note : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada.
 

 

 

1704604 ontario ltd. c. pointes protection assn.
1704604 Ontario Limited                                                                              Appelante
c.
Pointes Protection Association,
Peter Gagnon, Lou Simionetti,
Patricia Grattan, Gay Gartshore,
Rick Gartshore et Glen Stortini                                                                        Intimés
et
British Columbia Civil Liberties Association,
Greenpeace Canada,
Canadian Constitution Foundation,
Ecojustice Canada Society,
Centre for Free Expression,
Association canadienne des journalistes,
Guilde canadienne des médias / Syndicat des
communications d’Amérique / Canada,
West Coast Legal Education and Action Fund,
Atira Women’s Resource Society,
B.W.S.S. Battered Women’s Support Services Association,
Women Against Violence Against Women Rape Crisis Center,
Association canadienne des libertés civiles,
Ad IDEM / Canadian Media Lawyers Association,
Canadian Journalists for Free Expression,
CTV, une division de Bell Média inc.,
Global News, a division of Corus Television Limited Partnership,
Réseau de télévision des peuples autochtones et
Postmedia Network Inc.                                                                             Intervenants
Répertorié : 1704604 Ontario Ltd. c. Pointes Protection Association
2020 CSC 22
No du greffe : 38376.
2019 : 12 novembre; 2020 : 10 septembre.
Présents : Le juge en chef Wagner et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Côté, Brown, Rowe, Martin et Kasirer.
en appel de la cour d’appel de l’ontario
                    Tribunaux — Rejet d’une instance limitant les débats — Liberté d’expression — Affaires d’intérêt public — Interprétation et application appropriées du cadre ontarien applicable au rejet des poursuites stratégiques contre la mobilisation publique (poursuites‑bâillons ou SLAPP) — Loi sur les tribunaux judiciaires, L.R.O. 1990, c. C.43, art. 137.1.
                    En 2015, l’Ontario a modifié la Loi sur les tribunaux judiciaires (« LTJ »), en y ajoutant les art. 137.1 à 137.5, parfois appelés loi contre les poursuites‑bâillons ou loi anti‑SLAPP. Ces dispositions visaient à limiter les effets néfastes des poursuites stratégiques contre la mobilisation publique (« poursuites‑bâillons » ou « SLAPP », d’après l’appellation anglaise strategic lawsuits against public participation), phénomène qui désigne les poursuites intentées contre des individus ou des organisations qui s’expriment ou qui prennent position sur une question d’intérêt public non pas comme moyen direct de faire valoir le bien‑fondé d’une demande légitime, mais comme moyen indirect de limiter l’expression de ces personnes — ou d’autres personnes intéressées — et de les dissuader de participer à des discussions sur des affaires publiques.
                    L’organisme Pointes Protection Association, une société sans but lucratif, et six de ses membres (collectivement « Pointes Protection ») se sont fondés sur l’art. 137.1 de la LTJ pour présenter une motion, avant la tenue d’un procès, afin qu’une action pour bris de contrat de 6 millions de dollars intentée contre eux par un promoteur immobilier soit rejetée. L’action a été intentée dans le contexte de l’opposition de Pointes Protection à un projet de développement et de lotissement par le promoteur. Ce dernier alléguait que le témoignage livré par le président de l’association — lors de l’audience tenue devant la Commission des affaires municipales de l’Ontario — selon lequel le projet de développement du promoteur entraînerait des dommages sur le plan écologique et environnemental dans la région, contrevenait à une entente entre le promoteur et Pointes Protection qui imposait des restrictions à la conduite de Pointes Protection quant aux approbations que le promoteur cherchait à obtenir des autorités compétentes en vue de son projet de développement. La motion de Pointes Protection fondée sur l’art. 137.1 a été rejetée par le juge des motions, qui a autorisé la poursuite de l’action intentée par le promoteur contre Pointes Protection. La Cour d’appel a accueilli l’appel de Pointes Protection, a fait droit à sa motion fondée sur l’art. 137.1 et a rejeté l’action intentée par le promoteur.
                    Arrêt : L’appel est rejeté.
                    La liberté d’expression est à la fois un droit et une valeur fondamentaux. La capacité de s’exprimer et de participer à des échanges d’idées favorise une démocratie pluraliste et saine en contribuant à un débat public fécond et à une participation correspondante aux affaires publiques. L’objectif de l’art. 137.1 de la LTJ est de limiter les instances qui ont des conséquences néfastes sur l’expression de personnes relativement à des affaires d’intérêt public, de manière à protéger cette expression et à défendre la valeur fondamentale qu’est la participation de la population à la démocratie. En appliquant ce cadre à la présente cause, la motion présentée par Pointes Protection en application de l’art. 137.1 doit être accueillie et l’action sous‑jacente du promoteur pour bris de contrat rejetée.
                    Le paragraphe 137.1(3) impose à l’auteur de la motion — le défendeur dans l’instance — le fardeau initial de convaincre le juge des motions que l’instance intentée contre lui découle du fait d’une expression relative à une affaire d’intérêt public. Il s’agit d’un fardeau de preuve initial, ce qui signifie que l’auteur de la motion doit s’en acquitter pour qu’il soit même possible de passer à l’étape prévue au par. 137.1(4) afin de décider si, ultimement, l’instance sous‑jacente doit être rejetée. Bien que le terme « expression » soit expressément défini dans la loi en cause, d’autres requièrent certaines précisions. En premier lieu, conformément à la jurisprudence portant sur l’interprétation du mot « convainc », ce terme oblige l’auteur de la motion à s’acquitter de son fardeau de preuve selon la prépondérance des probabilités. En deuxième lieu, il y a lieu d’interpréter l’expression « découle du fait de » de manière large et libérale, ce qui ne limite pas les instances découlant du fait d’une expression à celles qui visent directement l’expression, comme, par exemple, les actions en diffamation. En troisième lieu, le libellé du par. 137.1(2) indique très clairement que le mot « expression » doit recevoir une interprétation large. En quatrième et dernier lieu, il convient d’interpréter l’expression « relative à une affaire d’intérêt public » de façon large et libérale, conformément à l’objectif législatif de l’art. 137.1. Il importe de préciser que, du point de vue juridique, il n’est pas pertinent de savoir si l’expression est souhaitable ou néfaste, ou encore utile ou vexatoire, ni si elle sert ou lèse l’intérêt public — à cette étape de l’analyse, le tribunal n’effectue aucune évaluation qualitative de l’expression. Il doit uniquement déterminer si celle‑ci se rapporte à quelque affaire d’intérêt public que ce soit, définie en termes larges. Les principes de l’affaire Grant c. Torstar Corp., 2009 CSC 61, [2009] 3 R.C.S. 640, s’appliquent au présent contexte. Ultimement, l’analyse à effectuer est contextuelle, et consiste fondamentalement à se demander sur quoi porte réellement l’expression.
                    Dès lors que l’auteur de la motion (c.‑à‑d. le défendeur dans l’instance sous‑jacente) s’acquitte du fardeau de preuve initial décrit au par. 137.1(3), le fardeau est inversé et il incombe à l’intimé — (c.‑à‑d. le demandeur dans l’instance) — pour éviter le rejet de l’instance. Suivant le par. 137.1(4), le demandeur doit convaincre le juge des motions : (a) de l’existence de motifs de croire que le bien‑fondé de l’instance sous‑jacente est substantiel et que le défendeur n’a pas de défense valable, et (b) du fait que le préjudice qu’il subit ou qu’il a vraisemblablement subi et l’intérêt public correspondant à permettre la poursuite de l’instance l’emporte sur l’intérêt public à protéger l’expression. Le défaut de satisfaire à a) ou b) est fatal à la capacité du demandeur de se décharger de son fardeau de preuve, ce qui entraîne le rejet de la demande sous‑jacente. Toutefois, si le demandeur est en mesure de démontrer qu’il satisfait aux deux conditions, la poursuite de l’instance est autorisée.
                    Contrairement à ce que prévoit le par. 137.1(3), l’al. 137.1(4)a) — l’étape du bien‑fondé — est circonscrit par une norme expresse : celle des « motifs de croire ». Cette expression renvoie clairement à l’existence d’un fondement ou d’une source (c.‑à‑d. de « motifs ») permettant de parvenir à la croyance ou à la conclusion qu’il est satisfait aux critères prévus par la loi. Donc, la norme des « motifs de croire » nécessite qu’il se trouve un fondement, dans le dossier et le droit — et prenant en considération le stade de l’instance auquel la motion fondée sur l’art. 137.1 est présentée —, pour conclure que le bien‑fondé de l’instance est substantiel et qu’il n’existe pas de défense valable. Cette évaluation doit se faire du point de vue du juge des motions.
                    Tenant compte du libellé de la loi, du contexte statutaire et de l’intention du législateur, pour qu’une instance sous‑jacente ait un « bien‑fondé substantiel » suivant le sous‑al. 137.1(4)a)(i), il faut qu’elle soit juridiquement défendable, et qu’elle prenne appui dans des éléments de preuve raisonnablement dignes de foi, de sorte qu’il est permis d’affirmer que la demande a une possibilité réelle de succès — autrement dit qu’elle doit avoir une possibilité de succès qui, sans équivaloir à une vraisemblance de succès démontrée, tend à pencher davantage en faveur du demandeur. Cette norme de preuve est plus exigeante que celle qui s’applique à une motion en radiation, et qui consiste à savoir si la demande a quelques chances de succès ou une possibilité raisonnable de succès. Elle est cependant moins rigoureuse que celle qui exige de démontrer que la demande sera vraisemblablement accueillie, que le seuil dit de la forte apparence de droit ou que le test applicable aux motions en jugement sommaire. Il est essentiel de ne pas oublier qu’une motion fondée sur l’art. 137.1 ne donne pas lieu à une conclusion décisive sur le bien‑fondé de l’instance, et le juge des motions doit être parfaitement conscient de l’étape du processus judiciaire où est présentée la motion en question. Le juge saisi d’une telle motion ne devrait procéder qu’à une appréciation limitée de la preuve et reporter à une étape ultérieure — où les pouvoirs judiciaires en matière d’examen sont plus étendus, et les actes de procédure plus fouillés — les évaluations ultimes de la crédibilité et d’autres questions nécessitant un examen approfondi de la preuve. Il faut garder à l’esprit que même si une poursuite arrive à franchir l’étape du bien‑fondé prévue à l’al. 137.1(4)a), elle demeure vulnérable au rejet sommaire en raison de l’exercice d’évaluation de l’intérêt public prescrit à l’al. 137.1(4)b), qui fournit aux tribunaux un solide filet de sécurité pour assurer la protection de la liberté d’expression.
                    Suivant le sous‑al. 137.1(4)a)(ii), le demandeur doit également convaincre le juge des motions de l’existence de « motifs de croire » que le défendeur « n’a pas de défense valable » dans l’instance sous‑jacente. Le mot « pas » a un caractère absolu; il a pour conséquence que si une défense, quelle qu’elle soit, est jugée valable, le demandeur, dès lors, ne s’est pas acquitté de son fardeau, et sa demande sous‑jacente doit être rejetée. À l’instar du volet relatif au « bien‑fondé substantiel », le volet relatif à « l’absence de défense valable » exige du demandeur qu’il démontre l’existence de motifs de croire que les moyens de défense mis en jeu par le défendeur n’ont aucune possibilité réelle de succès.
                    L’exercice final d’évaluation exigé par l’al. 137.1(4)b) constitue le nœud de l’analyse. Cet alinéa donne au tribunal les moyens d’apprécier les tenants et aboutissants de l’affaire dont il est saisi : il a pour but d’optimiser l’équilibre entre le fait de permettre aux poursuites bien fondées d’aller de l’avant, et l’intérêt public à protéger l’expression sur des affaires d’intérêt public en ramenant le juge plus largement aux principales implications touchant l’intérêt public que cette loi et les lois contre les poursuites‑bâillons en général cherchent à résoudre.
                    Le préjudice est un élément central dans le fardeau dont le demandeur doit s’acquitter suivant l’al. 137.1(4)b). Comme conditions préalables à l’exercice d’évaluation, le texte de la disposition exige : (i) l’existence d’un préjudice et (ii) un lien de causalité — le préjudice doit être subi du fait de l’expression du défendeur. Le préjudice, qu’il soit de nature monétaire ou non, est pertinent, et n’est pas synonyme des dommages allégués. Puisque la disposition constitue un exercice d’évaluation, il n’est pas nécessaire que le préjudice réponde à un seuil minimal pour être digne de considération : l’ampleur du préjudice n’a pour incidence que de faire pencher la balance lors de l’exercice d’évaluation. Le demandeur n’est pas tenu de prouver le préjudice ou le lien de causalité, il doit simplement présenter des éléments de preuve qui permettront au juge des motions de tirer une conclusion quant à la probabilité d’existence du préjudice et du lien de causalité pertinent.
                    Dès lors qu’est établi le préjudice et son lien de causalité avec l’expression, l’al. 137.1(4)b) exige que le préjudice et l’intérêt public correspondant à permettre la poursuite de l’instance soient évalués en regard de l’intérêt public à protéger l’expression. Le terme « intérêt public » n’est pas employé de la même façon au par. 137.1(3) et à l’al. 137.1(4)b). Dans le cas du par. 137.1(3), il faut chercher à savoir si l’expression est faite relativement à une affaire d’intérêt public; l’évaluation n’est pas qualitative. En revanche, dans le cas de l’al. 137.1(4)b), l’intérêt public doit entrer en ligne de compte dans la réalisation d’objectifs précis : à savoir, celui de permettre la poursuite de l’instance et celui de protéger l’expression attaquée. Par conséquent, les affaires d’intérêt public ne seront pas toutes jugées pertinentes. C’est plutôt la qualité de l’expression ainsi que ce qui l’a motivée qui importe. Bien que les juges doivent se garder de faire le procès de la moralité et du mauvais goût dans leur analyse, les expressions ne sont pas toutes égales; l’exercice d’évaluation peut donc être guidé par des considérations sous‑tendant l’al. 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés, comme la recherche de vérité, la participation à la prise de décision politique et la diversité des formes d’enrichissement et d’épanouissement personnels : plus l’expression se rapprochera de l’une ou l’autre de ces grandes valeurs, plus l’intérêt public à la protéger sera important.
                    Des facteurs additionnels peuvent aussi se révéler utiles aux fins de guider cet exercice d’évaluation. Par exemple, les facteurs suivants, présentés sans ordre particulier d’importance, peuvent éclairer le juge des motions : l’importance de l’expression, le résumé des litiges passés entre les parties, l’existence d’effets indirects ou à plus grande échelle produits sur d’autres expressions relativement à des affaires d’intérêt public, l’effet paralysant potentiel pour l’expression d’une partie ou d’autres personnes dans l’avenir; le résumé des activités militantes ou de défense de l’intérêt public menées par l’auteur de la motion antérieurement, toute disproportion entre les ressources mises à contribution dans la poursuite et le préjudice causé ou l’octroi éventuel de dommages‑intérêts et la question de savoir si l’expression ou la demande pourrait être à l’origine d’hostilités à l’endroit d’un groupe reconnu comme étant vulnérable ou d’un groupe protégé par l’art. 15 de la Charte ou par une loi sur les droits de la personne. Toutefois, puisque l’étape de l’al. 137.1(4)b) consiste essentiellement en un exercice d’évaluation de l’intérêt public et non simplement en un examen des caractéristiques d’une poursuite‑bâillon, les seuls facteurs susceptibles d’être pertinents aux fins de guider cet exercice d’évaluation sont ceux qui sont liés au texte de l’al. 137.1(4)b), qui commande un examen du préjudice que le demandeur subit ou a vraisemblablement subi, de l’intérêt public correspondant à permettre la poursuite de l’instance et de l’intérêt public à protéger l’expression sous‑jacente.
                    Essentiellement, grâce à l’al. 137.1(4)b), le juge peut mesurer les conséquences de sa décision de permettre à une personne ou à une organisation d’ester en justice — une valeur fondamentale en soi dans une démocratie — sur la liberté d’expression et la manière dont elle influence le débat public et la participation au sein d’une démocratie pluraliste. Il incombe au demandeur d’établir, selon la prépondérance des probabilités, qu’il a subi ou subira vraisemblablement un préjudice, que ce préjudice est subi du fait de l’expression préalablement démontrée en application du par. 137.1(3), et que l’intérêt public correspondant à permettre la poursuite de l’instance sous‑jacente l’emporte sur les effets préjudiciables causés à la liberté d’expression et à la participation aux affaires publiques. La disposition prévoit expressément qu’un intérêt l’emporte sur l’autre; cet exercice diffère fondamentalement de celui qui requiert simplement la mise en balance des deux intérêts.
                    En l’espèce, Pointes Protection satisfait au fardeau initial que lui impose le par. 137.1(3) sans trop de difficultés, puisque l’expression pertinente — le témoignage sur les répercussions sur l’environnement et les conséquences sur le plan écologique du projet de développement — constitue une expression relative à une affaire d’intérêt public et l’action pour bris de contrat intentée par le promoteur découle du fait de cette expression. Toutefois, l’action intentée par le promoteur doit être rejetée, puisqu’il ne peut satisfaire au fardeau qui lui incombe suivant le par. 137.1(4).
                    Premièrement, l’action du promoteur n’a pas de bien‑fondé substantiel : elle n’est pas juridiquement défendable et ne s’appuie pas sur des éléments de preuve raisonnablement dignes de foi, permettant d’affirmer que la demande a une possibilité réelle de succès. La demande du promoteur est fondée uniquement sur une allégation de bris de contrat à l’encontre de Pointes Protection, mais l’interprétation proposée par le promoteur ne se dégage ni du libellé clair de l’entente ni du fondement factuel qui la sous‑tend; cette interprétation écarterait le sens ordinaire du texte d’une manière qui excède les limites d’une intervention judiciaire appropriée en matière d’interprétation contractuelle.
                    Deuxièmement, de toute façon, l’action sous‑jacente intentée par le promoteur peut néanmoins être rejetée sur le fondement indépendant que le promoteur ne peut établir, suivant la prépondérance des probabilités, que l’évaluation de l’intérêt public favorise la poursuite de l’instance comme l’exige l’al. 137.1(4)b). Le préjudice que le promoteur subit ou a subi vraisemblablement du fait de l’expression de Pointes Protection est des plus limités et, en conséquence, l’intérêt public à permettre la poursuite de l’instance l’est aussi. De fait, la théorie du préjudice avancée par le promoteur est hypothétique et son intérêt relativement à la sauvegarde du caractère définitif du litige était entièrement tributaire de la justesse de son interprétation de l’entente. En revanche, l’intérêt public à protéger l’expression de Pointes Protection est important et est des plus élevés. Le public a un intérêt marqué pour l’objet de l’expression — à savoir, les répercussions sur l’écologie et la dégradation de l’environnement qu’entraînerait un projet de développement de grande envergure — et le renforcement de l’intégrité du système judiciaire au moyen de témoignages véridiques et publics est inextricablement lié à la liberté des participants de s’exprimer dans ces instances sans crainte de représailles.
                    Pour ces motifs, la motion présentée par Pointes Protection en application de l’art. 137.1 doit être accueillie sur l’un ou l’autre des fondements indépendants que le bien‑fondé de l’action intentée par le promoteur n’est pas substantiel et que celui‑ci est incapable de démontrer que l’évaluation de l’intérêt public favorise la poursuite de l’instance. En conséquence, l’action sous‑jacente intentée par le promoteur doit être rejetée.
Jurisprudence
Citée par la juge Côté
                    Arrêts mentionnés : Galloway c. A.B., 2019 BCCA 385, 30 B.C.L.R. (6th) 245; Klepper c. Lulham, 2017 QCCA 2069; Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), 1998 CanLII 837 (CSC), [1998] 1 R.C.S. 27; Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 53, [2011] 3 R.C.S. 471; R. c. Summers, 2014 CSC 26, [2014] 1 R.C.S. 575; R. c. Topp, 2011 CSC 43, [2011] 3 R.C.S. 119; F.H. c. McDougall, 2008 CSC 53, [2008] 3 R.C.S. 41; Shannon c. 1610635 Alberta Inc., 2014 ABCA 393, 588 A.R. 76; R. c. Driscoll (1987), 1987 ABCA 159 (CanLII), 79 A.R. 298; Allstate Insurance Co. of Canada c. Aftab, 2015 ONCA 349, 335 O.A.C. 172; Sheppard c. Co‑operators General Insurance Co. (1997), 1997 CanLII 2230 (ON CA), 33 O.R. (3d) 362; Nouveau‑Brunswick c. O’Leary, 1995 CanLII 109 (CSC), [1995] 2 R.C.S. 967; Bracklow c. Bracklow, 1999 CanLII 715 (CSC), [1999] 1 R.C.S. 420; Grant c. Torstar Corp., 2009 CSC 61, [2009] 3 R.C.S. 640; Mugesera c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 40, [2005] 2 R.C.S. 100; Ontario (Alcohol and Gaming Commission) c. 751809 Ontario Inc., 2013 ONCA 157, 115 O.R. (3d) 24; Ontario (Environment and Climate Change) c. Geil, 2018 ONCA 1030, 371 C.C.C. (3d) 149; Hunt c. Carey Canada Inc., 1990 CanLII 90 (CSC), [1990] 2 R.C.S. 959; R. c. Imperial Tobacco Canada Ltée, 2011 CSC 42, [2011] 3 R.C.S. 45; R. c. Société Radio‑Canada, 2018 CSC 5, [2018] 1 R.C.S. 196; Hryniak c. Mauldin, 2014 CSC 7, [2014] 1 R.C.S. 87; Able Translations Ltd. c. Express International Translations Inc., 2016 ONSC 6785, 410 D.L.R. (4th) 380, conf. par 2018 ONCA 690, 428 D.L.R. (4th) 568; R. c. Keegstra, 1990 CanLII 24 (CSC), [1990] 3 R.C.S. 697; R. c. Sharpe, 2001 CSC 2, [2001] 1 R.C.S. 45; Thomson Newspapers Co. c. Canada (Procureur général), 1998 CanLII 829 (CSC), [1998] 1 R.C.S. 877; Platnick c. Bent, 2018 ONCA 687, 426 D.L.R. (4th) 60; Lascaris c. B’nai Brith Canada, 2019 ONCA 163, 144 O.R. (3d) 211; Fortress Real Developments Inc. c. Rabidoux, 2018 ONCA 686, 426 D.L.R. (4th) 1; Veneruzzo c. Storey, 2018 ONCA 688, 23 C.P.C. (8th) 352; Armstrong c. Corus Entertainment Inc., 2018 ONCA 689, 143 O.R. (3d) 54; Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235; Teal Cedar Products Ltd. c. Colombie‑Britannique, 2017 CSC 32, [2017] 1 R.C.S. 688; London Artists, Ltd. c. Littler, [1969] 2 All E.R. 193; Sattva Capital Corp. c. Creston Moly Corp., 2014 CSC 53, [2014] 2 R.C.S. 633; Avery c. Pointes Protection Assn., 2016 ONSC 6463, 60 M.P.L.R. (5th) 70; Amato c. Welsh, 2013 ONCA 258, 362 D.L.R. (4th) 38.
Lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, art. 2b), 15.
Loi de 2015 sur la protection du droit à la participation aux affaires publiques, L.O. 2015, c. 23.
Loi sur l’aménagement du territoire, L.R.O. 1990, c. P.13, art. 2, 51(24).
Loi sur les offices de protection de la nature, L.R.O. 1990, c. C.27.
Loi sur les tribunaux judiciaires, L.R.O. 1990, c. C.43, art. 137.1, 137.2, 137.3, 137.4, 137.5.
Projet de loi 52, Loi de 2015 sur la protection du droit à la participation aux affaires publiques, 1re sess., 41e lég., 2015.
Doctrine et autres documents cités
Black’s Law Dictionary, 11th ed. by Bryan A. Garner, St. Paul (Minn.), Thomson Reuters, 2019, « substantial ».
Driedger, Elmer A. Construction of Statutes, 2nd ed., Toronto, Butterworths, 1983.
Hogg, Peter W. Constitutional Law of Canada, vol. 2, 5th ed., Supp., Toronto, Thomson Reuters, 2019 (loose‑leaf updated 2019, release 1).
Ontario. Assemblée législative. Journal des débats (Hansard), no 41A, 1re sess., 41e lég., 10 décembre 2014, p. 1971‑1975.
Ontario. Assemblée législative. Journal des débats (Hansard), no 112, 1re sess., 41e lég., 27 octobre 2015, p. 6017, 6021, 6025‑6027.
Ontario. Ministère du Procureur général. Comité consultatif pour contrer les poursuites‑bâillons : Rapport à l’intention du Procureur général, Toronto, 2010.
Sheldrick, Byron. Blocking Public Participation : The Use of Strategic Litigation to Silence Political Expression, Waterloo (Ont.), Wilfrid Laurier University Press, 2014.
Sullivan, Ruth. Sullivan on the Construction of Statutes, 6th ed., Markham (Ont.), LexisNexis, 2014.
                    POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario (les juges Doherty, Brown et Huscroft), 2018 ONCA 685, 142 O.R. (3d) 161, 23 C.P.C. (8th) 312, 426 D.L.R. (4th) 233, 46 Admin. L.R. (6th) 70, 50 C.C.L.T. (4th) 173, 79 M.P.L.R. (5th) 179, [2018] O.J. No. 4449 (QL), 2018 CarswellOnt 14179 (WL Can.), qui a infirmé une décision du juge Gareau, 2016 ONSC 2884, 84 C.P.C. (7th) 298, [2016] O.J. No. 2395 (QL), 2016 CarswellOnt 7322 (WL Can.). Pourvoi rejeté.
                    Orlando M. Rosa, Paul R. Cassan et Tim J. Harmar, pour l’appelante.
                    Mark Wiffen, pour les intimés.
                    Peter Kolla, Amanda Bertucci et Maia Tsurumi, pour l’intervenante British Columbia Civil Liberties Association.
                    Nader R. Hasan et Priyanka Vittal, pour l’intervenante Greenpeace Canada.
                    Adam Goldenberg et Simon Cameron, pour l’intervenante Canadian Constitution Foundation.
                    Julia Croome, Joshua Ginsberg et Sue Tan, pour l’intervenante Ecojustice Canada Society.
                    Justin Safayeni et Pam Hrick, pour les intervenants Centre for Free Expression, l’Association canadienne des journalistes et la Guilde canadienne des médias / Syndicat des communications d’Amérique / Canada.
                    David Wotherspoon, Rajit Mittal et Amber Prince, pour les intervenants West Coast Legal Education and Action Fund, Atira Women’s Resource Society, B.W.S.S. Battered Women’s Support Services Association et Women Against Violence Against Women Rape Crisis Center.
                    Alexi N. Wood et Jennifer P. Saville, pour l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles.
                    Iain A. C. MacKinnon et Justin Linden, pour les intervenants Ad IDEM / Canadian Media Lawyers Association, Canadian Journalists for Free Expression, CTV, une division de Bell Média inc., Global News, a division of Corus Television Limited Partnership, Réseau de télévision des peuples autochtones et Postmedia Network Inc.
 
Version française du jugement de la Cour rendu par
 
                    La juge Côté —
[1]                              La liberté d’expression est à la fois un droit et une valeur fondamentaux. La capacité de s’exprimer et de participer à des échanges d’idées favorise une démocratie pluraliste et saine en contribuant à un débat public fécond et à une participation correspondante aux affaires publiques. Le présent pourvoi porte sur ce qui se produit lorsque des individus ou des organisations se servent des tribunaux comme d’un outil pour réprimer une telle expression, ce qui a pour effet d’étouffer la participation et l’engagement dans des affaires d’intérêt public. Plus précisément, la Cour est appelée en l’espèce à décider si l’action introduite par 1704604 Ontario Limited (« 170 Ontario ») contre l’organisme Pointes Protection Association et six de ses membres (collectivement « Pointes Protection ») peut procéder, ou si elle doit être rejetée en application de l’art. 137.1 de la Loi sur les tribunaux judiciaires, L.R.O. 1990, c. C.43 (« LTJ »). Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis que la poursuite de 170 Ontario doit être rejetée. Je rejetterais donc le présent pourvoi.
I.              Introduction
[2]                              Les poursuites stratégiques contre la mobilisation publique, dites « poursuites‑bâillons » (ou « SLAPP », d’après l’appellation anglaise Strategic Lawsuits Against Public Participation), décrivent précisément le phénomène auquel renvoie le terme qui sert à les désigner, c’est‑à‑dire des poursuites intentées contre des individus ou des organisations qui s’expriment ou qui prennent position sur une question d’intérêt public. Les poursuites‑bâillons sont généralement des actions intentées par des demandeurs qui mettent en branle le processus judiciaire et recourent aux tribunaux non pas comme moyen direct de faire valoir le bien‑fondé d’une demande légitime, mais comme moyen indirect de limiter l’expression d’autres personnes. Dans le cas des poursuites‑bâillons, l’action n’est qu’une façade pour le demandeur qui, en fait, manipule le système judiciaire dans le but de réduire l’efficacité du discours de la partie adverse et de dissuader cette dernière — ou d’autres personnes intéressées — de participer à des discussions sur des affaires d’intérêt public.
[3]                              En raison de l’augmentation de la prolifération des poursuites‑bâillons, les législateurs de certaines provinces (l’Ontario, la Colombie‑Britannique et le Québec) ont adopté des lois visant à limiter leurs effets néfastes. Ces lois sont parfois appelées simplement « lois contre les poursuites‑bâillons » ou « lois anti‑SLAPP » (2018 ONCA 685, 142 O.R. (3d) 161; Galloway c. A.B., 2019 BCCA 385, 30 B.C.L.R. (6th) 245; Klepper c. Lulham, 2017 QCCA 2069 (CanLII); B. Sheldrick, Blocking Public Participation: The Use of Strategic Litigation to Silence Political Expression (2014)).
[4]                              Une telle loi est en cause ici. En novembre 2015, la Loi de 2015 sur la protection du droit à la participation aux affaires publiques, L.O. 2015, c. 23, entrait en vigueur en Ontario (« Loi »). Elle apportait des modifications à la LTJ en y introduisant, dans la portion pertinente ici, les art. 137.1 à 137.5.
[5]                              En l’espèce, la Cour est appelée à apporter un éclairage et des indications sur la façon appropriée d’appliquer le cadre établi à l’art. 137.1 de la LTJ. Je m’y emploie donc ci‑après, non sans avoir d’abord, dans la section II, situé le contexte de la législation en cause. Par la suite, dans la section III, j’expose le cadre juridique qu’il convient d’utiliser pour examiner les motions présentées en application de l’art. 137.1. Enfin, dans la section IV, j’applique ce cadre juridique aux faits de la présente affaire.
II.           Contexte
[6]                              Avant d’expliquer les paramètres du régime établi par l’art. 137.1, il est nécessaire, pour les fins de l’exercice d’interprétation statutaire, de résumer le contexte législatif du projet de loi ayant mené à l’adoption de l’art. 137.1. Ce contexte et cet historique législatifs donnent des indices sur l’objet du projet de loi, en plus de renseigner sur la manière d’interpréter correctement les dispositions législatives concernées, que nous analyserons plus loin à tour de rôle. En effet, la Cour a maintes fois réaffirmé que, selon la méthode moderne d’interprétation statutaire, les termes d’une loi doivent être lus « dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’économie de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur » (E. A. Driedger, Construction of Statutes (2e éd. 1983), p. 87, cité dans Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), 1998 CanLII 837 (CSC), [1998] 1 R.C.S. 27, par. 21).
[7]                              En 2010, le procureur général de l’Ontario a mandaté un Comité consultatif pour contrer les poursuites‑bâillons (« Comité ») afin qu’il conseille le gouvernement sur les mesures à prendre pour contrer la multiplication des poursuites de ce type. Présidé par des experts, le Comité a étudié une pléthore de documents allant des articles juridiques aux mesures législatives pertinentes d’autres administrations, en passant par des documents de revendication. Le Comité a également invité le public et les parties intéressées à soumettre des mémoires. Tous ces efforts ont mené à la production d’un rapport intitulé Comité consultatif pour contrer les poursuites‑bâillons : Rapport à l’intention du procureur général (« Rapport »), publié en octobre 2010.
[8]                              Dans le Rapport, le Comité « conclu[ait] qu’il serait souhaitable que le gouvernement de l’Ontario édicte des mesures législatives contre l’utilisation de procédures judiciaires qui ont une incidence sur la capacité ou la volonté des gens d’exprimer leurs opinions ou d’agir par rapport à des affaires d’intérêt public » (par. 10). Il y traitait également en profondeur du besoin de se doter de telles mesures législatives (par. 6‑16), et formulait des propositions quant au contenu de ces mesures et aux préoccupations qui devraient le sous‑tendre.
[9]                              Le Rapport préconisait « une protection générale » (par. 29) qui « permettra[it] de veiller à ce que toute participation légitime aux affaires d’intérêt public fasse l’objet de la procédure spéciale recommandée par le Comité » (par. 31). Au cœur de la proposition avancée dans le Rapport se trouvait le thème de l’équilibre et de la proportionnalité. Même si « [l]e fait qu’une poursuite en justice puisse avoir un effet néfaste sur la capacité d’une personne de participer à un débat sur des affaires d’intérêt public ne devrait pas suffire à empêcher un demandeur de maintenir sa poursuite » (par. 36), « le fait que la demande en justice d’un demandeur puisse avoir une valeur seulement technique ne devrait pas suffire pour permettre qu’une poursuite continue » (par. 37). Pour concilier ces intérêts opposés, le Rapport recommandait un test à plusieurs étapes, lequel, d’ailleurs, est quasi identique à celui adopté plus tard par le législateur.
[10]                          En novembre 2015, l’Ontario adoptait le projet de loi 52, la Loi de 2015 sur la protection du droit à la participation aux affaires publiques, 1re sess., 41e légis., 2015, lequel, comme je l’ai déjà indiqué, a modifié la LTJ de manière à y ajouter les art. 137.1 à 137.5. Les objets de ces dispositions sont énoncés dans le libellé même du texte de loi, au par. 137.1(1) :
        137.1 (1) Les objets du présent article et des articles 137.2 à 137.5 sont les suivants :
        a) encourager les particuliers à s’exprimer sur des affaires d’intérêt public;
        b) favoriser une forte participation aux débats sur des affaires d’intérêt public;
        c) décourager le recours aux tribunaux comme moyen de limiter indûment l’expression sur des affaires d’intérêt public;
        d) réduire le risque que la participation du public aux débats sur des affaires d’intérêt public ne soit entravée par crainte d’une action en justice.
[11]                          Ceci découlait du Rapport, qui énonçait que les « mesures législatives devraient comprendre une clause de justification à des fins d’interprétation judiciaire » (Résumé des recommandations, par. 2). Bien que l’objet législatif voulu ait toujours une incidence sur l’exercice d’interprétation statutaire, le fait que le Rapport ait explicitement exhorté le législateur à inclure une disposition d’objet à des fins d’interprétation judiciaire — ce à quoi le législateur acquiesçait en toute conscience — démontre que la disposition d’objet au par. 137.1(1) commande une autorité interprétative considérable.
[12]                          Les débats parlementaires de l’Assemblée législative de l’Ontario donnent un éclairage supplémentaire sur l’intention du législateur. Ainsi, en deuxième lecture du projet de loi, la procureure générale de l’Ontario de l’époque, l’hon. Madeleine Meilleur, avait déclaré :
     [traduction] Si elle est adoptée, la présente mesure législative permettra aux tribunaux de reconnaître et de traiter rapidement les poursuites stratégiques, ce qui permettra de réduire le stress émotionnel et financier subi par les défendeurs, de même que le gaspillage des ressources judiciaires.
         . . .
     En créant un juste équilibre, notre projet de loi contribuera à mettre un frein aux poursuites abusives tout en faisant en sorte que les poursuites légitimes suivent leur cours.
     La loi proposée vise à empêcher les poursuites stratégiques. Quiconque se prétend à juste titre victime de libelle ou de diffamation ne devrait pas être découragé par cette mesure.
        (Assemblée législative de l’Ontario, Journal des débats (Hansard), no 41A, 1re sess., 41e légis., 10 décembre 2014, p. 1975)
[13]                          Ultimement, les débats parlementaires ayant précédé l’adoption de la Loi faisaient écho aux préoccupations soulevées par le Comité dans son Rapport, comme en font foi les déclarations suivantes de députés : [traduction] « [c]e projet de loi a été présenté pour faire suite à un rapport publié en 2010 » (p. 1975 (Mme Sylvia Jones)); et [traduction] « [il s’agit là d’]une approche proprement ontarienne qui vise à remédier aux problèmes des poursuites stratégiques, et qui est issue d’un consensus, des recommandations d’un comité consultatif d’experts et de vastes consultations menées auprès des parties prenantes » (p. 1975 (l’hon. Madeleine Meilleur)). En conséquence, il n’est guère étonnant que la version définitive du test adopté par le législateur reprenne pour l’essentiel le contenu de celui proposé dans le Rapport; et il ne fait donc aucun doute que ce dernier a eu une influence considérable sur la législation qui a été adoptée, et qui est maintenant en cause devant cette Cour.
[14]                          Pour cette raison, le Comité et son Rapport constituent des sources persuasives aux fins de l’interprétation statutaire. Il faut se rappeler que « l’historique législatif [s’entend] des éléments touchant à la conception, à l’élaboration et à l’adoption du texte de loi », et que ces éléments « peuvent constituer des aspects importants du contexte dont il doit être tenu compte dans une démarche moderne d’interprétation des lois » (Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 53, [2011] 3 R.C.S. 471, par. 43, (« CCDP »). En fait, selon la définition donnée par le regretté Peter W. Hogg, l’historique législatif comprend les documents suivants :
        [traduction]
        1. [L]e rapport d’une commission royale, d’une commission de réforme du droit ou d’un comité parlementaire dans lequel on recommande l’adoption d’un texte de loi;
        . . .
        3. les rapports ou les études produits à l’extérieur du gouvernement qui existaient au moment de l’édiction du texte de loi, et sur lesquels s’est appuyé le gouvernement ayant déposé le texte de loi. [. . .]
        (Constitutional Law of Canada (5e éd. Supp. (feuilles mobiles)), vol. 2, p. 60‑1 à 60‑2)
Bien que les rapports, comme celui en l’espèce, soient généralement [traduction] « admissibles à toute fin que le tribunal estime appropriée », le poids qu’on y accorde est fonction des circonstances de chaque cas (R. Sullivan, Sullivan on the Construction of Statutes (6e éd. 2014), p. 685; voir également R. c. Summers, 2014 CSC 26, [2014] 1 R.C.S. 575, par. 51). Comme je l’ai déjà précisé, il ne fait aucun doute que le Rapport a été l’élément moteur de la législation en cause, et que le législateur s’y est fié dans une grande mesure pour rédiger l’art. 137.1 de la LTJ. Par conséquent, il constitue une source persuasive qui « peu[t] renseigner utilement sur l’historique et l’objet de la loi » (CCDP, par. 44).
[15]                          À la lumière de ce qui précède, je procède dans la section III à l’interprétation du libellé des par. 137.1(3) et (4), en tenant compte de l’historique législatif et des objets qui sous‑tendent ces dispositions. Je réitère par ailleurs que cette approche s’accorde avec ce que cette Cour a appelé l’approche moderne d’interprétation statutaire.
III.        Cadre législatif
[16]                          Comme je l’ai indiqué précédemment, l’art. 137.1 est la disposition de la LTJ censée servir de mécanisme limitant les poursuites qui ont pour effet d’entraver indûment l’expression relative à des affaires d’intérêt public, grâce à l’identification et au rejet de ce type d’action avant la tenue d’un procès. Le libellé de cette disposition révèle à quel point le Rapport et les débats de l’Assemblée législative en ont inspiré la rédaction. Elle prévoit en effet qu’il existe un lien entre l’expression et une affaire d’intérêt public, que l’instance sous‑jacente doit avoir un bien‑fondé substantiel (c.‑à‑d. ne pas avoir une « valeur seulement technique », comme le mentionnait le Rapport, au par. 37), et que l’intérêt public qui réside dans la protection de l’expression doit être évalué par rapport à l’intérêt public que revêt la poursuite de l’instance sous‑jacente (faisant ainsi écho aux nombreuses références, dans le Rapport et les débats de l’Assemblée, à l’importance d’atteindre un équilibre).
[17]                          Les parties pertinentes de l’art. 137.1 sont libellées comme suit :
        (3) Sur motion d’une personne contre qui une instance est introduite, un juge, sous réserve du paragraphe (4), rejette l’instance si la personne le convainc que l’instance découle du fait de l’expression de la personne relativement à une affaire d’intérêt public.
        (4) Un juge ne doit pas rejeter une instance en application du paragraphe (3) si la partie intimée le convainc de ce qui suit :
     a) il existe des motifs de croire :
     (i) d’une part, que le bien‑fondé de l’instance est substantiel,
      (ii) d’autre part, que l’auteur de la motion n’a pas de défense valable dans l’instance;
     b) le préjudice que la partie intimée subit ou a subi vraisemblablement du fait de l’expression de l’auteur de la motion est suffisamment grave pour que l’intérêt public à permettre la poursuite de l’instance l’emporte sur l’intérêt public à protéger cette expression.
[18]                          En somme, l’art. 137.1 impose à l’auteur de la motion — le défendeur dans l’instance — le fardeau initial de convaincre le juge que l’instance découle du fait d’une expression relative à une affaire d’intérêt public. Dès lors que l’auteur de la motion a fait cette démonstration, le fardeau incombe à l’intimé — le demandeur dans l’instance — de convaincre le juge des motions de l’existence de motifs de croire que le bien‑fondé de l’instance est substantiel, que l’auteur de la motion n’a pas de défense valable, et que l’intérêt public à permettre la poursuite de l’instance l’emporte sur l’intérêt public à protéger l’expression en cause. Si la partie contre qui la motion est présentée ne parvient pas à persuader le juge des motions qu’elle s’est acquittée de son fardeau, la motion fondée sur l’art. 137.1 est accueillie, et la poursuite sous‑jacente est donc rejetée. Il importe de bien comprendre que l’exercice final d’évaluation exigé par l’al. 137.1(4)b) constitue le nœud de l’analyse. Tel qu’il est indiqué à maintes reprises précédemment, le Rapport et les débats parlementaires traduisaient un même souci d’équilibre et de proportionnalité entre le fait de permettre aux poursuites bien fondées d’aller de l’avant, et l’intérêt public à protéger l’expression sur des affaires d’intérêt public. L’alinéa 137.1(4)b) a pour but d’optimiser cet équilibre.
[19]                          Dans la section qui suit, j’explique chacune des étapes de l’analyse prévue à l’art. 137.1, en précisant ce qui est attendu de chaque partie et comment les termes pertinents du libellé de la disposition doivent s’appliquer. Cette analyse du cadre établi par l’article est ancrée dans les termes de la loi, lus dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’économie de la loi, tout en tenant compte du contexte législatif, et surtout du Rapport et des débats parlementaires.
A.         Paragraphe 137.1(3) — Le fardeau initial incombant à l’auteur de la motion
[20]                          Par souci de commodité, je reproduis ici le par. 137.1(3), en prenant soin de mettre en relief les termes ou énoncés qui nécessitent plus ample examen :
        (3) Sur motion d’une personne contre qui une instance est introduite, un juge, sous réserve du paragraphe (4), rejette l’instance si la personne le convainc que l’instance découle du fait de l’expression de la personne relativement à une affaire d’intérêt public.
[21]                          Cette disposition prévoit essentiellement une analyse en deux volets. Il incombe à l’auteur de la motion de démontrer : (i) que l’instance découle du fait de son expression; et (ii) que cette expression est relative à une affaire d’intérêt public. Il s’agit d’un fardeau de preuve initial, ce qui signifie que l’auteur de la motion doit s’en acquitter pour qu’il soit même possible de passer à l’étape prévue au par. 137.1(4) afin de décider si, ultimement, l’instance devrait être rejetée.
[22]                          Cela dit, bien que le terme « expression » soit expressément défini dans le texte statutaire en cause, d’autres requièrent certaines précisions afin de comprendre comment l’auteur de la motion peut s’acquitter de son fardeau initial.
[23]                          En premier lieu, que requiert le terme « convainc » ? Tout comme le juge Doherty, de la Cour d’appel de l’Ontario, je suis d’avis que ce terme oblige l’auteur de la motion à s’acquitter de son fardeau de preuve selon la prépondérance des probabilités (motifs de la C.A., par. 51). Cette conclusion s’accorde avec la jurisprudence portant sur l’interprétation du mot « convaincu » (R. c. Topp, 2011 CSC 43, [2011] 3 R.C.S. 119, par. 24‑25; F.H. c. McDougall, 2008 CSC 53, [2008] 3 R.C.S. 41, par. 49 et 53; Shannon c. 1610635 Alberta Inc., 2014 ABCA 393, 588 A.R. 76, par. 14‑15; R. c. Driscoll (1987), 1987 ABCA 159 (CanLII), 79 A.R. 298, par. 17‑18). Ainsi, l’auteur de la motion doit être en mesure de démontrer, selon la prépondérance des probabilités : (i) que l’instance découle du fait de son expression; et (ii) que cette expression est relative à une affaire d’intérêt public.
[24]                          En deuxième lieu, que requiert l’expression « découle du fait de » ? Par définition, celle‑ci comporte un élément de causalité. Autrement dit, une instance qui « découle du fait [d’] » une expression suppose nécessairement l’existence d’un lien de causalité entre cette expression et l’instance[1]. Il est essentiel de comprendre que toutes sortes d’instances peuvent découler du fait de l’expression, et que, d’après ce que nous révèle l’historique législatif de l’art. 137.1, il y a lieu d’interpréter cet énoncé de manière large et libérale à l’étape de l’analyse exigée par le par. 137.1(3). Ainsi, les instances découlant du fait d’une expression ne se limitent pas à celles qui visent directement l’expression, comme, par exemple, les actions en diffamation. Une bonne illustration d’un type d’instance qui n’est pas une poursuite en diffamation, mais qui découle néanmoins du fait d’une expression et tombe sous le coup du par. 137.1(3), est l’instance sous‑jacente en l’espèce, soit une poursuite pour bris de contrat fondée sur une expression du défendeur (j’y reviens plus en détail à la section IV des présents motifs). De fait, le Rapport déconseillait explicitement d’employer le terme « poursuite‑bâillon » dans la législation définitive, afin d’éviter de limiter étroitement la procédure fondée sur l’art. 137.1 (par. 22), une recommandation qu’a suivie le législateur.
[25]                          En troisième lieu, que requiert le terme « expression » ? Celui‑ci est défini largement au par. 137.1(2) même de la LTJ : « [l]a définition qui suit s’applique au présent article. “expression” Toute communication, que celle‑ci soit faite verbalement ou non, qu’elle soit faite en public ou en privé et qu’elle s’adresse ou non à une personne ou à une entité. » Nul besoin de précisions supplémentaires, puisque ce libellé indique très clairement que le mot « expression » doit recevoir une interprétation large.
[26]                          En quatrième et dernier lieu, que signifie l’expression « relative [. . .] à une affaire d’intérêt public »? Il convient d’interpréter cette expression de façon large et libérale, conformément à l’objectif législatif poursuivi par le par. 137.1(3). En effet, le Rapport mentionnait explicitement qu’un « test extensif permettra de veiller à ce que toute participation légitime aux affaires d’intérêt public fasse l’objet de la procédure spéciale » (par. 31), de telle sorte qu’« une protection générale » est préférable (par. 29).
[27]                          Dans l’affaire Grant c. Torstar Corp., 2009 CSC 61, [2009] 3 R.C.S. 640, la Cour s’est penchée sur la question de savoir de quelle façon il faut établir l’intérêt public à l’égard d’une question. Bien que cet arrêt ait été rendu dans le contexte d’une défense de communication responsable soulevée pour contrer des accusations de diffamation, il traitait également de la définition à donner à l’expression « questions d’intérêt public ». Les mêmes principes s’appliquent au présent contexte. Cette expression devrait être analysée « dans son ensemble », et il s’agit ultimement de savoir si « un segment de la population [a] un intérêt véritable à recevoir l’information s[e] rapportant [au sujet donné] » (par. 101‑102). Bien qu’il n’existe pas de « “test” unique » en cette matière, « [l]e public a véritablement intérêt à être au courant d’un grand éventail de sujets » (par. 103 et 106). Cette Cour a rejeté l’interprétation « étroite » donnée à la notion d’intérêt public en Australie, en Nouvelle‑Zélande et aux États‑Unis; elle a plutôt déclaré que, au Canada, « [l]’intérêt démocratique pour que se tiennent des débats publics sur une gamme de sujets de cette ampleur doit se traduire dans la jurisprudence » (par. 106).
[28]                          Le libellé du par. 137.1(3) confirme qu’il faut interpréter de manière large la notion d’« intérêt public ». En effet, la mention de l’« intérêt public » y est précédée du modificatif « une affaire [de] ». Cette précision importe, car, du point de vue juridique, il n’est pas pertinent de savoir si l’expression est souhaitable ou néfaste, ou encore utile ou vexatoire ni si elle sert ou lèse l’intérêt public. À cette étape de l’analyse, le tribunal n’effectue aucune évaluation qualitative de l’expression; il doit uniquement déterminer si l’expression se rapporte à quelque affaire d’intérêt public que ce soit, définie en termes larges. L’historique législatif confirme d’ailleurs que le fardeau de preuve prévu par ce paragraphe est délibérément peu onéreux.
[29]                          Il y a toutefois lieu de distinguer l’expression d’une personne relativement à une affaire d’intérêt public d’une expression qui fait simplement référence à un sujet d’intérêt public ou à une question qui suscite seulement la curiosité du public. Ni l’une ni l’autre de ces deux dernières formes d’expression ne suffira pour que l’auteur de la motion réussisse à s’acquitter du fardeau que lui impose le par. 137.1(3) (voir Torstar, par. 102).
[30]                          Ultimement, l’analyse à effectuer est contextuelle, et consiste fondamentalement à se demander sur quoi porte réellement l’expression. Il ne faut pas perdre de vue l’objectif de l’art. 137.1, à savoir limiter les instances qui ont des conséquences néfastes sur l’expression de personnes relativement à des affaires d’intérêt public, de manière à protéger cette expression et à défendre la valeur fondamentale qu’est la participation de la population à la démocratie. Si le par. 137.1(3) fixait la barre trop haut, le juge des motions ne parviendrait jamais à l’essentiel de l’analyse qui réside dans l’exercice d’évaluation requis par l’al. 137.1(4)b). Aussi importe‑t‑il, au regard de l’objet et du contexte de l’adoption de l’art. 137.1, d’interpréter l’énoncé « expression » « relative [. . .] à une affaire d’intérêt public » de manière large et libérale.
[31]                          En conclusion, le par. 137.1(3) impose le fardeau de preuve initial à l’auteur de la motion de démontrer, selon la prépondérance des probabilités : (i) que l’instance sous‑jacente découle bel et bien du fait de son expression, sans égard à la nature de l’instance en question; et (ii) que cette expression est relative à une affaire d’intérêt public, entendue au sens large. Dès lors que l’auteur de la motion s’acquitte de ce fardeau, le par. 137.1(4) entre en application, et le fardeau se déplace sur la partie opposée, qui doit démontrer que l’instance sous‑jacente qu’elle a intentée ne devrait pas être rejetée. Je passe maintenant à l’analyse de cette disposition.
B.           Paragraphe 137.1(4) — Déplacement du fardeau vers la partie intimée
[32]                          Pour plus de commodité, je reproduis ici le par. 137.1(4) :
        (4) Un juge ne doit pas rejeter une instance en application du paragraphe (3) si la partie intimée le convainc de ce qui suit :
     a) il existe des motifs de croire :
     (i) d’une part, que le bien‑fondé de l’instance est substantiel,
      (ii) d’autre part, que l’auteur de la motion n’a pas de défense valable dans l’instance;
      b) le préjudice que la partie intimée subit ou a subi vraisemblablement du fait de l’expression de l’auteur de la motion est suffisamment grave pour que l’intérêt public à permettre la poursuite de l’instance l’emporte sur l’intérêt public à protéger cette expression.
[33]                          Comme le libellé de cette disposition l’indique clairement, c’est à la partie intimée (c.‑à‑d. le demandeur dans l’instance sous‑jacente) qu’il incombe de convaincre le juge des motions qu’elle satisfait à la fois à l’étape de l’al. a) et à celle de l’al. b). Par conséquent, le défaut de satisfaire à l’une ou l’autre des étapes décrites à ces alinéas sera fatal à la capacité du demandeur[2] de se décharger de son fardeau de preuve, ce qui entraîne le rejet de la demande. Toutefois, si le demandeur est en mesure de démontrer qu’il satisfait aux étapes décrites aux alinéas a) et b), la poursuite de l’instance sous‑jacente est autorisée. Si l’alinéa a) exige que le juge porte une attention particulière au bien‑fondé de l’instance et à l’existence d’une défense valable, l’al. b) le ramène plus largement à ce qui se trouve au cœur de la loi en cause, et des lois contre les poursuites‑bâillons en général : une évaluation de l’intérêt public dans la protection du droit d’intenter des poursuites légitimes devant les tribunaux par rapport au risque de réfréner ainsi l’expression dont il aura déjà été établi, au stade du par. 137.1(3), qu’elle est relative à une affaire d’intérêt public.
(1)           Alinéa 137.1(4)a) — Étape du bien‑fondé
[34]                          En résumé, l’al. 137.1(4)a) exige du demandeur qu’il « convain[que] [le juge] » de l’existence de « motifs de croire » que (i) « le bien‑fondé de l’instance est substantiel »; et (ii) le défendeur « n’a pas de défense valable ».
[35]                          Contrairement à ce que prévoit le par. 137.1(3), le terme « convainc » est circonscrit, à l’al. 137.1(4)a), par une norme expresse : celle des « motifs de croire ». Autrement dit, puisque le libellé du par. 137.1(3) exige du juge des motions qu’il soit simplement « convainc[u] », il faut déterminer ce qui est suffisant pour le convaincre. En quoi consiste une démonstration suffisante pour emporter la conviction du juge des motions au sens de l’al. 137.1(4)a)? À l’alinéa en cause, le législateur a expressément répondu à cette question : le juge des motions doit être convaincu de l’existence de motifs de croire. Ainsi, avant de nous demander ce qu’exigent exactement les sous‑al. 137.1(4)a)(i) et (ii), il est nécessaire de préciser ce que commande cette norme des « motifs de croire ». À cette fin, le texte et le contexte statutaire de cette expression doivent être pris en compte.
[36]                          L’expression « motifs de croire » renvoie clairement à l’existence d’un fondement ou d’une source (c.‑à‑d. de « motifs ») permettant de parvenir à la croyance ou à la conclusion qu’il est satisfait aux critères prévus par la loi. Dans le contexte d’une motion présentée en application de l’art. 137.1, ce fondement ou cette source doivent procéder de la nature de l’instance et du dossier envisagés par le cadre législatif. Il faut garder à l’esprit qu’une motion fondée sur l’art. 137.1 peut être présentée « à n’importe quel moment » après l’introduction de l’instance (voir le par. 137.2(1)).
[37]                          Ainsi, pour déterminer, à l’étape de l’al. 137.1(4)a), s’il existe des motifs de croire, les tribunaux doivent être pleinement conscients du dossier limité dont ils disposent, du moment où est introduite la motion dans le processus judiciaire et de la possibilité que d’autres éléments de preuve soient produits dans le futur. Introduire une norme de preuve trop rigoureuse dans ce qui constitue une évaluation préliminaire, à l’al. 137.1(4)a), pourrait laisser croire que le tribunal s’est prononcé sur le résultat, plutôt que sur les chances d’obtenir un certain résultat. Or, pour être claire, l’application de l’al. 137.1(4)a) ne donne pas lieu à une conclusion décisive sur le bien‑fondé de l’instance sous‑jacente ni à une décision définitive quant à l’existence d’une défense.
[38]                          L’alinéa 137.1(4)a) peut donc être interprété en distinguant une motion présentée en vertu de l’art. 137.1 d’une motion en radiation et d’une motion en jugement sommaire, deux outils dont disposent toujours les parties, indépendamment de l’existence de l’art. 137.1. Le seul fait que le législateur ait conçu l’art. 137.1 comme un mécanisme indique qu’une motion fondée sur cette disposition est censée servir un objet différent de ceux de ces autres motions. Alors qu’une motion en jugement sommaire permet aux parties de produire un dossier plus exhaustif, et qu’une motion en radiation est tranchée sur la base des seuls actes de procédure, l’art. 137.1 envisage le dépôt d’éléments de preuve par les parties et la possibilité de mener des contre‑interrogatoires limités. On peut en conclure que les parties sont censées produire un dossier dont le contenu est fonction du stade de l’instance auquel la motion est présentée et se prête à l’analyse que commande l’al. 137.1(4)a). Ainsi, même si au stade en question, le dossier limité ne permet pas de trancher définitivement les questions en litige, il appelle nécessairement un examen qui va au‑delà des actes de procédure des parties pour porter sur le contenu du dossier (un examen dont j’exposerai plus amplement l’étendue dans la prochaine section).
[39]                          J’en arrive donc à la conclusion que la norme des « motifs de croire » nécessite qu’il se trouve un fondement, dans le dossier et le droit — et prenant en considération le stade de l’instance auquel la motion fondée sur l’art. 137.1 est présentée —, pour conclure que le bien‑fondé de l’instance est substantiel et qu’il n’existe pas de défense valable.
[40]                          Cette conclusion s’accorde avec l’interprétation faite par cette Cour, dans d’autres contextes, de l’expression « motifs de croire ». En effet, celle‑ci renvoie à une norme qui exige « davantage qu’un simple soupçon, mais rest[e] moins stricte que la prépondérance des probabilités » (Mugesera c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 40, [2005] 2 R.C.S. 100, par. 114). Cette interprétation a été retenue également dans un contexte réglementaire (voir, p. ex., Ontario (Alcohol and Gaming Commission) c. 751809 Ontario Inc., 2013 ONCA 157, 115 O.R. (3d) 24, par. 18‑24; Ontario (Environment and Climate Change) c. Geil, 2018 ONCA 1030, 371 C.C.C. (3d) 149).
[41]                          Du reste, il importe de souligner que l’évaluation fondée sur l’al. 137.1(4)a) doit se faire du point de vue du juge des motions. Avec égards, j’estime que la Cour d’appel de l’Ontario a erré en écartant l’évaluation de la preuve faite par le juge des motions, pour lui préférer celle, théorique, d’un [traduction] « juge des faits raisonnable » (par. 82). Le texte clair du par. 137.1(4) exige que « le juge » saisi de la motion détermine s’il existe « des motifs croire ». Ainsi, le fait de s’en remettre à un éventuel « juge des faits raisonnable » pour l’application de cette norme revient à éliminer indûment le pouvoir discrétionnaire et la compétence expressément conférés au juge des motions par le texte de la disposition. Le test est donc subjectif, dans la mesure où il repose sur l’appréciation du juge des motions.
[42]                          Tout bien considéré, l’al. 137.1(4)a) vise en fait à déterminer si le juge des motions est d’avis, d’après son appréciation du dossier et compte tenu du contexte dans lequel s’insère la poursuite du demandeur, qu’il existe un fondement, en fait et en droit, pour appuyer la conclusion que le bien‑fondé de celle‑ci est substantiel, et que le défendeur n’a pas de défense valable dans l’instance.
[43]                          Je me penche maintenant sur ce que signifient essentiellement les sous‑al. 137.1(4)a)(i) et (ii) et sur la façon dont le demandeur peut s’acquitter du fardeau que lui impose l’al. 137.1(4)a).
a)              Sous‑alinéa 137.1(4)a)(i) — Bien‑fondé substantiel
[44]                          Le sous‑alinéa 137.1(4)a)(i) requiert de se demander si l’instance sous‑jacente a un « bien‑fondé [. . .] substantiel ». Je me propose d’expliquer le sens de cette expression et de préciser ce que la partie intimée (c.‑à‑d. le demandeur) doit démontrer pour s’acquitter du fardeau qui lui incombe.
[45]                          Je commence par analyser le libellé de la loi. Le législateur a décidé de recourir précisément à l’adjectif substantiel, et il faut donner effet à cette intention. De fait, le mot substantiel remplit une fonction bien différente de celle d’autres termes qualificatifs comme un certain bien‑fondé, un quelconque bien‑fondé ou un bien‑fondé tout court. Le Black’s Law Dictionary peut être utilisé comme outil d’interprétation pour cerner le sens exact du terme « substantial », l’équivalent anglais de « substantiel », dont il donne la définition suivante :
        [traduction]
        1. Qui se rapporte ou qui appartient à la substance; à la chose en soi <un changement substantiel dans les circonstances>. 2. Qui est réel et non imaginaire; doté d’une existence véritable, et non fictive <un dossier substantiel>. 3. Important, essentiel et fondamental; d’une valeur ou d’une importance réelle <un droit substantiel>.
        (Black’s Law Dictionary (11e éd. 2019), p. 1728)
[46]                          Cette définition doit être lue dans le contexte du sous‑al. 137.1(4)a)(i), où l’adjectif « substantiel » modifie le terme « bien‑fondé ». Il faut donc aussi se demander ce que l’on entend par « bien‑fondé ». Placé dans le contexte pertinent, soit celui d’une motion présentée sur le fondement de l’art. 137.1, le terme « bien‑fondé » demande essentiellement au juge de se prononcer sur les possibilités de succès de la demande sous‑jacente. C’est en effet le rejet potentiel de la demande, sans possibilité de la modifier, qui est en jeu : alors que le fardeau de preuve initial à l’étape du par. 137.1(3) consiste à démontrer l’existence d’une expression relative à une affaire d’intérêt public aux fins de protéger cette expression, le par. 137.1(4) fait intervenir l’intérêt opposé — soit celui de veiller à ce qu’un demandeur dont la demande est légitime ne soit pas indûment privé de la possibilité de la poursuivre; c’est pourquoi il appartient au demandeur de faire en sorte que sa demande ne soit pas rejetée. Ainsi, interprété selon son sens ordinaire et lu dans son contexte, le terme « bien‑fondé » renvoie fondamentalement à la solidité de la demande sous‑jacente, car plus solide elle sera, moins il sera justifié de la rejeter.
[47]                          L’intention du législateur nous donne une autre indication de l’interprétation à donner à l’expression « bien‑fondé [. . .] substantiel ». En effet, « l’interprétation législative ne peut pas être fondée sur le seul libellé du texte de loi » (Rizzo & Rizzo Shoes, par. 21). Le Rapport ne nous éclaire pas beaucoup sur le sens de l’expression « bien‑fondé [. . .] substantiel ». Il a toutefois mis en relief que « le fait que la demande en justice d’un demandeur puisse avoir une valeur seulement technique ne devrait pas suffire pour permettre qu’une poursuite continue » (par. 37 (je souligne)). Des propos de la même teneur ont également été tenus à l’Assemblée législative de l’Ontario : [traduction] « Je ne crois pas qu’il faille permettre à une procédure judiciaire purement technique — où aucun préjudice réel n’est subi — de supprimer le type de liberté d’expression démocratique qui est essentielle à notre démocratie » (p. 1972 (je souligne) (l’hon. Madeleine Meilleur); [traduction] « [i]l est également important de reconnaître les pressions que les poursuites frivoles exercent sur le système judiciaire surchargé de notre province » (p. 1973 (je souligne) (M. Lorenzo Berardinetti)); [traduction] « cette mesure législative offre aux gens une protection contre les poursuites frivoles » (p. 1975 (je souligne) (M. Randy Pettapiece)); [traduction] « il sera toujours possible, pour une personne dont la demande est légitime, et non frivole [. . .], d’intenter une telle poursuite » (Journal des débats (Hansard), no 112, 1re sess., 41e légis., 27 octobre 2015, p. 6025 (je souligne) (M. Jagmeet Singh)). Même si l’extrait du Rapport cité précédemment est tiré de la section intitulée « Équilibrer les intérêts », la constance des propos tenus durant les débats législatifs démontre que cette préoccupation quant au bien‑fondé de l’instance sous‑tendait la façon dont le législateur concevait l’application de l’art. 137.1. Le législateur était manifestement d’avis que même si une instance n’était pas simplement frivole ou vexatoire, ou était valide sur le plan technique, cela ne devrait pas être suffisant pour lui permettre de suivre son cours. Or, cette question dépend essentiellement du bien‑fondé de l’instance sous‑jacente. Compte tenu du libellé définitif de la disposition, les extraits des débats cités précédemment sont donc des outils utiles pour interpréter le sous‑al. 137.1(4)a)(i). Ainsi, il se dégage nettement du contexte législatif que la formulation « bien‑fondé [. . .] substantiel » est dictée par le souci de faire en sorte que, à tout le moins, ni les poursuites « frivoles » ni celles qui ont une valeur seulement « technique » puissent résister à une motion fondée sur l’art. 137.1. Le bien‑fondé substantiel signifie nécessairement quelque chose de plus.
[48]                          Toutefois, bien que les poursuites frivoles ne soient clairement pas suffisantes, « quelque chose de plus » ne peut non plus requérir une démonstration que la demande sera vraisemblablement accueillie, comme certaines parties l’ont soutenu. Le terme « substantiel », interprété suivant son sens ordinaire ou sa définition juridique, ne correspond pas à une norme de « vraisemblance de succès ». Le contexte législatif et statutaire ne permet pas non plus de retenir une telle norme. Si le critère du « bien‑fondé [. . .] substantiel » obligeait à démontrer que la demande sera vraisemblablement accueillie, cela pourrait empêcher indûment les juges des motions de passer à l’étape essentielle de l’enquête, c’est‑à‑dire l’exercice d’évaluation prescrit par l’al. 137.1(4)b). Compte tenu de l’importance accordée à cet exercice d’évaluation durant le processus législatif, le législateur n’a pu vouloir qu’il en soit ainsi. De fait, rien dans l’historique législatif — que ce soit dans le Rapport ou dans les débats de l’Assemblée — ne permet de dire que la norme de la « vraisemblance de succès » soit le seuil permettant au demandeur d’avoir gain de cause à l’étape du bien‑fondé prévue à l’art. 137.1. Bien que le demandeur n’ait pas à démontrer de façon concluante que sa demande sera vraisemblablement accueillie, celle‑ci doit néanmoins être suffisamment solide pour que le fait d’y mettre fin à une étape préliminaire mine l’objectif du législateur de faire en sorte qu’un demandeur ayant une demande légitime ne soit pas indûment privé de la possibilité d’en faire valoir le bien‑fondé.
[49]                          Par conséquent, je conclus de cet exercice d’interprétation statutaire que pour qu’une instance sous‑jacente ait un « bien‑fondé [. . .] substantiel », elle doit avoir une possibilité réelle de succès, c’est‑à‑dire qu’elle doit avoir une possibilité de succès qui, sans équivaloir à une vraisemblance de succès démontrée, tend à pencher davantage en faveur du demandeur. Considéré dans le contexte des « motifs de croire », cela veut dire que le juge des motions doit être convaincu qu’il se trouve un fondement dans le dossier et dans le droit — prenant en compte le stade de l’instance — pour tirer cette conclusion. Cela exige que la demande soit juridiquement défendable, et qu’elle prenne appui dans des éléments de preuve raisonnablement dignes de foi.
[50]                          Fait important, cette norme de preuve est plus exigeante que celle qui s’applique à une motion en radiation, et qui consiste à savoir si la demande a quelques chances de succès, suivant le critère du caractère « évident et manifeste » (Hunt c. Carey Canada Inc., 1990 CanLII 90 (CSC), [1990] 2 R.C.S. 959). Elle est en outre plus exigeante que celle qui consiste à exiger que la demande ait une possibilité raisonnable de succès, une norme que la Cour a également employée pour appliquer le critère du caractère « évident et manifeste » (R. c. Imperial Tobacco Canada Ltée, 2011 CSC 42, [2011] 3 R.C.S. 45, par. 17‑20). Vu l’existence d’un dossier, la norme du bien‑fondé substantiel commande une évaluation de la preuve sur laquelle se fonde la demande — d’où la nécessité que celle‑ci prenne appui sur des éléments de preuve raisonnablement dignes de foi. Ceci est conforme aux mentions, dans la version anglaise du Rapport à « substantive merit » qui exige en soi une évaluation du fondement de la demande ou de la preuve sur laquelle elle s’appuie. Cependant, je répète qu’il ne suffira pas qu’une demande ait simplement quelques chances de succès pour satisfaire au test. Il en ira de même de la demande dont les chances ne dépassent que de peu cette ligne. Une possibilité réelle de succès signifie que le succès du demandeur est plus qu’une éventualité; elle requiert davantage qu’une cause défendable. Comme je l’ai mentionné au paragraphe précédent, une possibilité réelle de succès exige que la demande ait une possibilité de succès qui, sans équivaloir à une démonstration de vraisemblance de succès, tend à pencher davantage en faveur du demandeur. En menant cet examen, il est essentiel de ne pas oublier qu’une motion fondée sur l’art. 137.1 ne donne pas lieu à une conclusion décisive sur le bien‑fondé de l’instance et, plutôt que d’avoir à l’établir selon la prépondérance des probabilités, l’évaluation du bien‑fondé substantiel est tempérée par un fardeau de « motifs de croire ».
[51]                          La norme du bien‑fondé substantiel est moins rigoureuse, cependant, que le seuil dit de la « forte apparence de droit », qui requiert d’établir l’existence d’une « forte chance [de] succès » (R. c. Société Radio‑Canada, 2018 CSC 5, [2018] 1 R.C.S. 196), ou que le test applicable aux motions en jugement sommaire, selon lequel il se peut qu’une demande pourtant valable en droit et étayée par des éléments de preuve raisonnablement dignes de foi ne soulève « pas [pour autant] de véritable question litigieuse nécessitant la tenue d’une instruction » (Hryniak c. Mauldin, 2014 CSC 7, [2014] 1 R.C.S. 87). Bien que l’arrêt Hryniak ait été rendu, il est vrai, dans le contexte des motions en jugement sommaire où il s’agit de statuer définitivement sur le bien‑fondé d’une instance, cet arrêt est pertinent à cette étape afin d’évaluer le rôle des motions fondées sur l’art. 137.1; en effet, de telles motions n’existent pas hors de tout contexte et elles remplissent nécessairement une fonction différente de celle des autres types de motions. Alors qu’un test trop peu exigeant risquerait de contrecarrer l’objectif de ce mécanisme distinct de rejet d’une instance créée par l’art. 137.1, un test qui serait à l’inverse trop rigoureux pourrait favoriser une culture contre‑productive où les parties seraient contraintes de compiler régulièrement des dossiers détaillés semblables à ceux attendus dans le cadre d’une motion en jugement sommaire ou même d’un procès.
[52]                          Il importe donc de reconnaître — comme il en a été brièvement question dans la section précédente — en quoi les motions présentées en application de l’art. 137.1 diffèrent des motions en jugement sommaire. Les premières sont présentées à un stade plus précoce de l’instance, avec une preuve bien plus limitée et des limitations procédurales correspondantes (voir l’art. 137.2). Ainsi, le juge saisi d’une telle motion ne devrait procéder qu’à une appréciation limitée de la preuve et reporter à une étape ultérieure — où les pouvoirs judiciaires en matière d’examen sont plus étendus, et les actes de procédure plus fouillés — les évaluations ultimes de la crédibilité et d’autres questions nécessitant un examen approfondi de la preuve. Cela ne veut pas dire que le juge qui entend une motion fondée sur l’art. 137.1 devrait accepter comme avérés les éléments de preuve relatifs à la motion, ni que de simples allégations suffisent; encore une fois, cela signifie plutôt qu’il lui faut effectuer une évaluation et un examen limités de la preuve produite. Cet examen pourrait aussi comprendre une évaluation préliminaire de la crédibilité des allégations, car, de fait, le régime de la loi permet des contre‑interrogatoires limités des déposants, ce qui suggère que le législateur avait prévu que la preuve pourrait comporter certaines contradictions sur lesquelles le juge des motions aurait à statuer. Cependant, il ne s’agit pas, au sous‑al. 137.1(4)a)(i), de se prononcer sur le fond du litige sous‑jacent. Le juge des motions doit être parfaitement conscient de l’étape du processus judiciaire où est présentée la motion fondée sur l’art. 137.1, et prendre garde à ce que son examen de celle‑ci ne prenne pas des allures d’instruction d’une motion en jugement sommaire, ce qui, à ce stade‑là, serait insurmontable.
[53]                          Finalement, pour pouvoir déterminer ce qui constitue le « bien‑fondé [. . .] substantiel », il faut garder à l’esprit le contexte statutaire de l’art. 137.1 : même si une poursuite arrive à franchir l’étape du bien‑fondé prévue à l’al. 137.1(4)a), elle demeure vulnérable au rejet sommaire en raison de l’exercice d’évaluation de l’intérêt public prescrit à l’al. 137.1(4)b), qui fournit aux tribunaux un solide filet de sécurité pour assurer la protection de la liberté d’expression.
[54]                          En résumé, selon l’analyse qui précède, pour s’acquitter du fardeau que lui impose le sous‑al. 137.1(4)a)(i), le demandeur doit convaincre le juge des motions de l’existence de motifs de croire que la demande sous‑jacente qu’il a présentée est juridiquement défendable, et qu’elle prend appui dans des éléments de preuve raisonnablement dignes de foi, de sorte qu’il est permis d’affirmer que la demande a une possibilité réelle de succès.
b)            Sous‑al. 137.1(4)a)(ii) — Absence de défense valable
[55]                          Le sous‑alinéa 137.1(4)a)(ii) exige de la partie intimée (c.‑à‑d. le demandeur) qu’elle convainque le juge des motions de l’existence de « motifs de croire » que l’auteur de la motion (c.‑à‑d. le défendeur) « n’a pas de défense valable » dans l’instance sous‑jacente.
[56]                          Bien que le fardeau ait été transféré au demandeur en application du par. 137.1(4), il serait déraisonnable que le sous‑al. 137.1(4)a)(ii) alourdisse encore davantage cette charge en l’obligeant à prévoir tous les moyens de défense susceptibles d’être invoqués par le défendeur et à ensuite les réfuter. Le sous‑alinéa 137.1(4)a)(ii) opère plutôt un transfert de fardeau de facto, de telle sorte que l’auteur de la motion (c.‑à‑d. le défendeur) doit d’abord identifier les moyens de défense qu’il compte faire entrer en jeu, et la partie intimée (c.‑à‑d. le demandeur) doit ensuite démontrer qu’il existe des motifs de croire à l’absence de validité de ces moyens.
[57]                          Autrement dit, une fois que l’auteur de la motion identifie un moyen de défense, le fardeau de preuve retombe sur la partie intimée (c.‑à‑d. le demandeur), qui doit alors établir l’existence de motifs de croire qu’il n’y a « pas de défense valable ».
[58]                          Le mot pas a un caractère absolu; il a pour conséquence que, si une défense, quelle qu’elle soit, est jugée valable, le demandeur, dès lors, ne se sera pas acquitté de son fardeau, et sa demande sous‑jacente devra être rejetée. Comme c’est le cas pour le volet de l’évaluation du bien‑fondé substantiel, le juge des motions doit décider ici de la validité sur la base d’un dossier limité et à un stade précoce du litige; d’où la nécessité de prendre en compte ce contexte au moment d’évaluer si une défense est valable ou non. Le juge des motions doit par conséquent pouvoir procéder à une évaluation limitée de la preuve pour pouvoir trancher la question de la validité de la défense présentée.
[59]                          À mon avis, l’évaluation de la validité prévue au sous‑al. 137.1(4)a)(ii) est le miroir de l’analyse du bien‑fondé substantiel prévu au sous‑al. 137.1(4)a)(i). Essentiellement, les deux volets demandent au juge des motions d’évaluer la solidité, de la demande et des moyens de défense, en tant qu’éléments constitutifs de l’analyse globale de la possibilité de succès de la demande sous‑jacente, suivant l’al. 137.1(4)a). Mettre ainsi en correspondance, autant que possible, les sous‑al. (i) et (ii) apparaît logique si l’on considère que l’exemple type d’une motion fondée sur l’art. 137.1 visera une action en diffamation ou en responsabilité délictuelle, et que les moyens de défense affirmatifs qui y sont opposables sont habituellement régis par des tests clairement formulés. D’ailleurs, le choix du législateur de réunir les sous‑al. (i) et (ii) sous l’unique al. 137.1(4)a) confirme cette interprétation. En effet, dans le cadre d’une action en diffamation, par exemple, la validité de la demande doit d’abord être établie, après quoi il revient au défendeur de présenter tout moyen de défense affirmatif qu’il souhaite opposer à l’action. Le positionnement des sous‑al. (i) et (ii) sous l’al. a) reflète cet ordre : l’analyse porte d’abord sur le bien‑fondé substantiel de la demande, puis sur la validité des éventuels moyens de défense. C’est pour cette raison que je conçois le sous‑al. (ii) comme un prolongement du sous‑al. (i), et que je procéderais de la même façon pour effectuer l’analyse pertinente à chacun de ces deux volets. Ainsi, le juge des motions doit d’abord déterminer si la demande sous‑jacente du demandeur est juridiquement défendable et si elle prend appui dans des éléments de preuve raisonnablement dignes de foi, de sorte qu’il est permis d’affirmer qu’elle a une possibilité réelle de succès. Il doit ensuite décider si le demandeur a démontré que le ou les moyens de défense invoqués ne sont pas juridiquement défendables, ou ne prennent pas appui sur des éléments de preuve raisonnablement dignes de foi, de sorte qu’il est permis d’affirmer que ces moyens n’ont aucune possibilité réelle de succès. Autrement dit, les expressions « bien‑fondé [. . .] substantiel » et « pas de défense valable » doivent être considérées comme les éléments constitutifs d’une évaluation globale de la possibilité de succès de la demande sous‑jacente.
[60]                          En résumé, le sous‑al. 137.1(4)a)(ii) opère un transfert de fardeau : dans un premier temps, l’auteur de la motion (c.‑à‑d. le défendeur) doit identifier ses moyens de défense possibles en jeu; et, dans un deuxième temps, la partie intimée (c.‑à‑d. le demandeur), pour se décharger du fardeau qui retombe alors sur elle, doit établir qu’aucun de ces moyens n’est valable. À l’instar du volet relatif au « bien‑fondé [. . .] substantiel » — suivant lequel il doit démontrer qu’il existe des motifs de croire que sa demande a une possibilité réelle de succès —, le demandeur, à qui la loi impose ce fardeau, doit démontrer qu’il existe des motifs de croire que les moyens de défense invoqués n’ont aucune possibilité réelle de succès. Cette interprétation tombe sous le sens puisque, lu dans son ensemble, l’al. 137.1(4)a) porte fondamentalement sur la solidité de l’instance sous‑jacente.
(2)           Alinéa 137.1(4)b) — Étape relative à l’intérêt public
[61]                          J’arrive enfin au nœud de l’analyse. L’alinéa 137.1(4)b) précise que la partie intimée doit, pour éviter le rejet de l’instance, convaincre le juge des motions que :
         le préjudice que la partie intimée subit ou a subi vraisemblablement du fait de l’expression de l’auteur de la motion est suffisamment grave pour que l’intérêt public à permettre la poursuite de l’instance l’emporte sur l’intérêt public à protéger cette expression.
[62]                          Ainsi que je l’ai maintes fois souligné dans les présents motifs, cette disposition constitue l’essence de l’art. 137.1. En effet, l’objet de l’art. 137.1 est de servir comme mécanisme pour empêcher les poursuites en justice qui limitent indûment l’expression relativement à des affaires d’intérêt public par l’identification de ces actions et leur rejet avant la tenue d’un procès. Tandis que l’al. 137.1(4)a) exige que le juge porte une attention particulière au bien‑fondé de l’instance et à l’existence d’une défense valable afin d’assurer que l’instance est bien fondée, l’al. 137.1(4)b) le ramène plus largement au principal problème que cette loi, et les lois contre les poursuites‑bâillons en général, cherche à résoudre en évaluant les implications touchant l’intérêt public et la participation aux affaires publiques. C’est ainsi que l’al. 137.1(4)b) constitue l’élément clé de l’analyse fondée sur l’art. 137.1, puisqu’il existe en tant que solide filet de sécurité qui permet au juge des motions de rejeter des demandes, même bien fondées sur le plan technique, si l’intérêt public à protéger l’expression qui donne naissance à l’instance l’emporte sur l’intérêt public à permettre que l’instance suive son cours.
[63]                          L’interprétation statutaire est un exercice contextuel qui requiert qu’une disposition soit examinée en regard des autres dispositions et à la lumière de celles‑ci : par conséquent, si le seuil fixé aux sous‑al. 137.1(4)a)(i) ou (ii) est trop élevé, le juge des motions ne pourra jamais passer au volet suivant de l’analyse, prévu à l’al. 137.1(4)b) — ce qui n’est certainement pas ce qu’envisageait le législateur d’après l’historique législatif et la volonté exprimée relativement à l’adoption de l’art. 137.1. Le législateur a souligné à plusieurs reprises l’importance du principe de la proportionnalité lorsqu’il s’agit de décider de l’opportunité de rejeter une poursuite. L’évaluation du droit à la liberté d’expression et du droit à la participation aux affaires publiques en regard de l’intérêt public à l’égard de la protection d’une demande fondée est un thème clé qui traverse la genèse législative de la disposition, et cela indique comment l’art. 137.1 doit être interprété par les tribunaux.
[64]                          L’importance de l’al. 137.1(4)b) ressort nettement du contexte de l’adoption de l’art. 137.1. Par exemple, le Rapport formulait la mise en garde suivante : « [i]l ne devrait y avoir aucune mesure de prévention spéciale contre le recours abusif. L’équilibre entre les intérêts au cœur du recours favoriserait le règlement approprié des instances » (Résumé des recommandations, par. 20 (je souligne)). Cet objectif d’équilibre a été repris lors des lectures du projet de loi devant l’Assemblée législative de l’Ontario. En deuxième lecture, la procureure générale de l’Ontario a fait les remarques suivantes :
     L’équilibre est un thème qui revient sans arrêt : le besoin d’établir un équilibre qui mettra fin aux poursuites abusives tout en autorisant des actions légitimes. Je peux vous assurer que nous avons entendu tout ce qu’on nous a dit. L’équilibre est une caractéristique clé de ce projet de loi.
        (Assemblée législative de l’Ontario (2014), p. 1971 (l’hon. Madeleine Meilleur))
L’équilibre a maintes fois été abordé par différents députés de tous partis confondus (Assemblée législative de l’Ontario (2014), p. 1972‑1974 (M. Lorenzo Berardinetti); p. 1974 (M. Chris Ballard); p. 1975 (l’hon. Madeleine Meilleur)). (Voir aussi, Assemblée législative de l’Ontario (2015), p. 6017 (l’hon. Madeleine Meilleur); p. 6021 (M. Lorenzo Berardinetti); p. 6025‑6027 (M. Jagmeet Singh)).
[65]                          J’ouvre ici une parenthèse pour expliquer ce que j’entends par « exercice d’évaluation » et pour répondre brièvement à la question de savoir s’il existe une différence fondamentale entre l’exercice d’évaluation et l’exercice de mise en balance, et lequel est requis pour l’analyse fondée sur l’al. 137.1(4)b). Il s’agit d’une question qu’a soulevée l’Association des libertés civiles de la Colombie‑Britannique, qui a comparu en sa qualité d’intervenante devant la Cour.
[66]                          En l’espèce, la disposition prévoit expressément qu’un intérêt l’« emporte sur » l’autre. À mon avis, cet exercice diffère fondamentalement de celui qu’il aurait fallu réaliser si la loi avait requis la mise en balance des deux intérêts. Cette différence peut être illustrée de manière quantitative : lorsqu’un facteur doit l’emporter sur l’autre, le rapport entre eux doit être minimalement de 51/49; en revanche, la mise en balance signifie qu’un rapport de 50/50, ou même de 45/55, peut être suffisant pour permettre au juge de favoriser le premier des deux facteurs. Le terme « l’emporte » écarte nécessairement cette conclusion.
[67]                          Je n’entends pas déterminer de façon définitive la différence entre la mise en balance et l’évaluation qui doit être appliquée à toutes les lois, mais le fait que la loi examinée dans le cadre du présent pourvoi exige qu’un intérêt l’emporte sur l’autre — et non simplement qu’ils soient mis en balance — est pertinent pour le juge des motions lorsqu’il doit décider si le demandeur s’est acquitté du fardeau que lui impose l’al. 137.1(4)b).
a)              Analyse du préjudice
[68]                          Le préjudice est un élément central dans le fardeau dont le demandeur doit s’acquitter suivant l’al. 137.1(4)b). La disposition statutaire vise expressément l’évaluation du préjudice subi par la partie intimée du fait de l’expression de l’auteur de la motion en regard de l’intérêt public à protéger cette expression. Comme conditions préalables à l’exercice d’évaluation, le texte de la disposition exige donc deux éléments : (i) l’existence d’un préjudice et (ii) un lien de causalité — le préjudice doit être subi du fait de l’expression de l’auteur de la motion.
[69]                          Le préjudice, qu’il soit de nature monétaire ou non, est pertinent pour établir le premier élément, soit (i). Je partage l’opinion exprimée lors de la deuxième lecture par celle qui était la procureure générale de l’Ontario à l’époque du débat sur le projet de loi, selon laquelle [traduction] « la réputation d’une personne ou d’une entreprise constitue l’un des atouts les plus précieux qu’elle possède » (Assemblée législative de l’Ontario (2014), p. 1971 (l’hon. Madeleine Meilleur)). Par conséquent, le préjudice n’est pas nécessairement limité à celui de nature monétaire et, quelle qu’en soit la nature, aucun type n’est plus important que l’autre. Le préjudice n’est pas non plus synonyme des dommages allégués. Le texte de la disposition ne vise pas un type de préjudice, mais renvoie expressément et uniquement à un préjudice en général.
[70]                          En outre, puisque l’al. 137.1(4)b) constitue, en soi, un exercice d’évaluation, il n’est pas nécessaire que le préjudice réponde à un seuil minimal pour être digne de considération. L’ampleur du préjudice est pertinente lorsque le juge des motions doit décider si le préjudice est « suffisamment grave » pour que l’intérêt public à permettre que l’instance suive son cours l’emporte sur l’intérêt public à protéger l’expression. En d’autres termes, l’ampleur du préjudice n’a pour incidence que de faire pencher la balance lors de l’exercice d’évaluation.
[71]                          Cela ne veut pas dire qu’il faille tenir pour avérées les allégations de préjudice du demandeur ni que de simples affirmations suffisent. Je n’irais toutefois pas jusqu’à exiger la production d’un mémoire complet des dommages‑intérêts ni l’attribution d’une valeur pécuniaire, car il est question ici de l’existence du préjudice, et non de sa quantification. À l’alinéa 137.1(4)b), on parle d’un préjudice « vraisemblablement » subi, et cet adverbe modifie les verbes « subit » et « a subi ». Cela nous indique que le demandeur n’est pas tenu de prouver le préjudice ou le lien de causalité, mais doit simplement présenter des éléments de preuve qui permettront au juge des motions de tirer une conclusion quant à la probabilité d’existence du préjudice et du lien de causalité pertinent. Le fardeau de présentation d’éléments de preuve pourrait dépendre de la nature des règles de fond appliquées, en ayant toutefois à l’esprit qu’une motion fondée sur l’al. 137.1 ne constitue pas une décision sur le bien‑fondé de la poursuite sous‑jacente. Par exemple, dans le cas d’une action en diffamation, le préjudice (et, par conséquent, les dommages‑intérêts généraux) est présumé, mais le demandeur aurait tout de même à étayer une réclamation de dommages‑intérêts particuliers. Il importe toutefois de préciser qu’aucune décision définitive sur le préjudice ou le lien de causalité n’est requise.
[72]                          J’ajoute que, naturellement, la preuve d’un lien de causalité entre l’expression et le préjudice est particulièrement importante dans un cas où il peut y avoir des sources autres que l’expression du défendeur susceptibles d’avoir causé un préjudice au demandeur (motifs de la C.A., par. 92). Toutefois, le lien de causalité n’est pas une affaire de tout ou rien, en ce sens que même si ce lien entre le préjudice subi par le demandeur et l’expression du défendeur peut être plus faible pour certains éléments du préjudice subi, il peut néanmoins être fort pour d’autres éléments de ce préjudice. Il s’agit d’une enquête au cas par cas entreprise par le juge des motions.
b)            Évaluation de l’intérêt public
[73]                          Dès lors qu’est établi le préjudice et son lien de causalité avec l’expression, l’al. 137.1(4)b) exige que le préjudice et l’intérêt public correspondant à permettre la poursuite de l’instance soient évalués en regard de l’intérêt public à protéger l’expression. Par conséquent, comme c’est aussi le cas pour l’analyse fondée sur le par. 137.1(3), l’intérêt public joue un rôle crucial dans l’analyse en cause ici.
[74]                          Or, le terme « intérêt public » n’est pas employé de la même façon au par. 137.1(3) et à l’al. 137.1(4)b). Dans le cas du par. 137.1(3), il faut chercher à savoir si l’expression est faite relativement à une affaire d’intérêt public. L’évaluation qui y est visée n’est pas qualitative — c.‑à‑d. qu’il n’importe pas de savoir si l’expression sert l’intérêt public ou si elle lui nuit. En revanche, dans le cas de l’al. 137.1(4)b), le législateur a expressément voulu que l’intérêt public entre en ligne de compte dans la réalisation d’objectifs précis : à savoir, celui de permettre la poursuite de l’instance et celui de protéger l’expression attaquée. Par conséquent, les affaires d’intérêt public ne seront pas toutes jugées pertinentes. C’est plutôt la qualité de l’expression ainsi que ce qui l’a motivée qui importe à cette étape‑ci de l’analyse.
[75]                          Il va de soi qu’[traduction] « une déclaration qui comporte des faussetés délibérées [ou] des atteintes personnelles injustifiées [. . .] pourrait tout de même être une expression liée à une affaire d’intérêt public. Toutefois, l’intérêt public à protéger ces propos n’aura pas l’importance qu’il aurait pu avoir si le même message avait été dénué de mensonges [ou] de virulence » (motifs de la C.A., par. 94, citant Able Translations Ltd. c. Express International Translations Inc., 2016 ONSC 6785, 410 D.L.R. (4th) 380, par. 82‑84 et 96‑103, conf. par 2018 ONCA 690, 428 D.L.R. (4th) 568).
[76]                          Bien que les juges doivent se garder de faire le procès de la moralité et du mauvais goût dans leur analyse, cette Cour a reconnu, dès son arrêt R. c. Keegstra, 1990 CanLII 24 (CSC), [1990] 3 R.C.S. 697, que les expressions ne sont pas toutes égales : « Si nous devons veiller à ne pas juger l’expression en fonction de sa popularité, il est tout aussi néfaste pour les valeurs inhérentes à la liberté d’expression, et pour les autres valeurs sous‑jacentes à une société libre et démocratique, de considérer que toutes les sortes d’expressions revêtent la même importance au regard des principes qui sont au cœur de l’al. 2b) » (p. 760).
[77]                          L’exercice d’évaluation qu’exige l’al. 137.1(4)b) peut donc être guidé par la jurisprudence de la Cour relative à l’al. 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés, qui assujettit le degré de protection à la nature de l’expression (R. c. Sharpe, 2001 CSC 2, [2001] 1 R.C.S. 45, par. 181). Par exemple, l’examen pourrait reposer sur les grandes valeurs qui sous‑tendent la liberté d’expression, comme la recherche de vérité, la participation à la prise de décision politique et la diversité des formes d’enrichissement et d’épanouissement personnels (Sharpe, par. 182; Thomson Newspapers Co. c. Canada (Procureur général), 1998 CanLII 829 (CSC), [1998] 1 R.C.S. 877, par. 24). Plus l’expression se rapprochera de l’une ou l’autre de ces grandes valeurs, plus l’intérêt public à la protéger sera important.
[78]                          J’énonce ci‑après d’autres facteurs qui pourraient être utiles pour l’exercice d’évaluation de l’intérêt public que requiert l’al. 137.1(4)b). Je note aussi que dans Platnick c. Bent, 2018 ONCA 687, 426 D.L.R. (4th) 60, par. 99, le juge Doherty a signalé la présence [traduction] « d’indices de poursuites‑bâillons » reconnus (italique omis). Il en a retenu quatre en particulier : (1) « le nombre de fois où le demandeur a intenté des poursuites, ou menacé d’en intenter, pour réduire les critiques au silence »; (2) « un déséquilibre financier ou un rapport de force nettement favorable au demandeur »; (3) « une fin punitive ou vindicative motivant le demandeur à intenter la poursuite »; et (4) « le tort minime ou symbolique causé au demandeur » (par. 99). Selon le juge Doherty, la présence de ces indices justifie la décision de faire droit à la motion fondée sur l’art. 137.1 et de rejeter l’instance sous‑jacente. Depuis qu’elle a rendu cette décision, la Cour d’appel de l’Ontario a appliqué ces indices dans un grand nombre d’affaires (voir, p. ex., Lascaris c. B’nai Birth Canada, 2019 ONCA 163, 144 O.R. (3d) 211).
[79]                          À mon avis, ces quatre facteurs sont utiles pour l’analyse seulement dans la mesure où ils sont liés au texte de la loi et aux considérations explicitement envisagées par le législateur. Il en est ainsi parce que l’étape de l’al. 137.1(4)b) consiste essentiellement en un exercice d’évaluation de l’intérêt public et non simplement en un examen des caractéristiques d’une poursuite‑bâillon. En conséquence, pour cette raison, les seuls facteurs susceptibles d’être pertinents aux fins de guider cet exercice d’évaluation sont ceux qui sont liés au texte de l’al. 137.1(4)b), qui commande un examen du préjudice que le demandeur subit ou a vraisemblablement subi, de l’intérêt public correspondant à permettre la poursuite de l’instance et de l’intérêt public à protéger l’expression sous‑jacente.
[80]                          Dans ces conditions, des facteurs additionnels peuvent aussi se révéler utiles. Par exemple, les facteurs suivants, présentés sans ordre particulier d’importance, peuvent éclairer le juge des motions : l’importance de l’expression, le résumé des litiges passés entre les parties, l’existence d’effets indirects ou à plus grande échelle produits sur d’autres expressions relativement à des affaires d’intérêt public, l’effet paralysant potentiel pour l’expression d’une partie ou d’autres personnes dans l’avenir; le résumé des activités militantes ou de défense de l’intérêt public menées par le défendeur antérieurement, toute disproportion entre les ressources mises à contribution dans la poursuite et le préjudice causé ou l’octroi éventuel de dommages‑intérêts et la question de savoir si l’expression ou la demande pourrait être à l’origine d’hostilités à l’endroit d’un groupe reconnu comme étant vulnérable ou d’un groupe protégé par l’art. 15 de la Charte ou par une loi sur les droits de la personne. Je répète que la pertinence des facteurs mentionnés précédemment doit être liée au texte de l’al. 137.1(4)b) et aux considérations explicitement envisagées par le législateur pour effectuer l’exercice d’évaluation.
[81]                          Essentiellement, la vaste portée de l’al. 137.1(4)b) donne au tribunal les moyens d’apprécier les tenants et aboutissants de l’affaire dont il est saisi : grâce à l’al. 137.1(4)b), le juge des motions peut mesurer les conséquences de sa décision de permettre à une personne ou à une organisation d’ester en justice — une valeur fondamentale en soi dans une démocratie — sur la liberté d’expression et la manière dont elle influence le débat public et la participation au sein d’une démocratie pluraliste.
[82]                          Pour conclure, s’agissant de l’al. 137.1(4)b), il incombe au demandeur — c.‑à‑d. à la partie intimée contre qui la motion est présentée — d’établir, selon la prépondérance des probabilités, qu’il a subi ou subira vraisemblablement un préjudice, que ce préjudice est subi du fait de l’expression préalablement démontrée en application du par. 137.1(3), et que l’intérêt public correspondant à permettre la poursuite de l’instance sous‑jacente l’emporte sur les effets préjudiciables causés à la liberté d’expression et à la participation aux affaires publiques. Cet exercice d’évaluation constitue le nœud ou l’essence de l’analyse fondée sur l’art. 137.1, puisqu’il traduit bien le problème même que les dispositions législatives en cause cherchent à résoudre, comme le démontre l’historique législatif. C’est pourquoi le juge des motions doit accorder toute l’importance qui revient à cet exercice lorsqu’il apprécie le bien‑fondé de la motion visée à l’art. 137.1.
IV.        Application à la présente cause
[83]                          Dans la présente section, j’applique le cadre d’analyse de l’art. 137.1 aux faits de la présente affaire. Après avoir survolé les faits et décrit l’historique des procédures, j’applique le cadre d’analyse de l’art. 137.1 à ces faits. En définitive, l’application de ce cadre me mène à conclure que la motion que Pointes Protection a présenté sur le fondement de l’art. 137.1 doit être accueillie et, en conséquence, que l’action sous‑jacente intentée par 170 Ontario doit être rejetée.
A.           Aperçu des faits
[84]                          L’appelante, 170 Ontario, voulait aménager un lotissement comportant 91 lots dans la ville de Sault Ste. Marie. Pour ce faire, elle devait obtenir l’approbation de l’Office de protection de la nature de la région de Sault Ste. Marie (« SSMRCA ») et du conseil de ville de Sault Ste. Marie (« conseil de ville »).
[85]                          L’organisme Pointes Protection Association et six de ses membres exécutifs sont intimés dans le présent pourvoi. Pointes Protection Association, est une société sans but lucratif constituée pour offrir une réponse concertée, au nom des résidents touchés, au projet de développement de 170 Ontario. Pointes Protection s’oppose à ce projet de développement, notamment pour des motifs liés à l’environnement.
[86]                          170 Ontario a obtenu l’approbation du SSMRCA, à laquelle Pointes Protection s’est ensuite opposée en présentant une demande de contrôle judiciaire de la décision en question. Pendant que le contrôle judiciaire était en cours d’instance, 170 Ontario a cherché à obtenir l’approbation du conseil de ville. Ce dernier a refusé la demande présentée par 170 Ontario, qui a interjeté appel de cette décision à la Commission des affaires municipales de l’Ontario (« CAMO »), laquelle a reconnu à Pointes Protection la qualité pour agir dans l’instance.
[87]                          Cette mise en contexte est importante, car, pendant que la demande de contrôle judiciaire de la décision du SSMRCA présentée par Pointes Protection et l’appel interjeté par 170 Ontario à la CAMO étaient tous deux en cours d’instance, les parties ont réglé la demande de contrôle judiciaire en concluant une entente à l’amiable (« Entente »).
[88]                          L’Entente prévoyait que la demande de contrôle judiciaire présentée par Pointes Protection serait rejetée de consentement, sans dépens. Toutefois, fait d’importance cruciale dans le présent pourvoi, Pointes Protection acceptait, selon l’Entente, de se plier à certaines restrictions à l’avenir. Plus particulièrement, les art. 4 et 6 de l’Entente prévoyaient ce qui suit :
      [traduction]
      4) La Pointes Protection Association (ci‑après, la « PPA ») et les membres de son comité de direction, lesquels sont Peter Gagnon, Lou Sim[i]onetti, Pat Gratton et Gay Gartshore, ainsi que Rick Gartshore et Glen Stortini (les personnes nommées sont appelées collectivement, ci‑après, « les membres de la PPA ») s’engagent à ne pas intenter plus de recours en justice dans lesquels ils solliciteraient des mesures identiques ou semblables aux mesures recherchées dans l’avis de demande joint aux présentes;
      . . .
      (6) La PPA et les membres de la PPA s’engagent et consentent à ne pas faire valoir, dans le cadre d’une audience ou instance tenue devant Commission des affaires municipales de l’Ontario (la CAMO), ou dans le cadre de toute autre poursuite judiciaire ultérieure, que les résolutions adoptées par le SSMRCA le 13 décembre 2012 au sujet de l’aménagement de Pointe Estates conformément au par. 3(1) du Règl. 176/06 de l’Ontario sont illégales ou invalides ou qu’elles contreviennent aux dispositions de la Loi sur les offices de protection de la nature, L.R.O. 1990, c. C.27, et du Règl. 176/06 de l’Ontario, intitulé Regulation of Development, Interference with Wetlands and Alterations to Shorelines and Watercourses, ou que le SSMRCA a outrepassé sa compétence en adoptant les résolutions susmentionnées sans qu’aucun élément de preuve raisonnable n’étaye sa décision et qu’il a tenu compte de facteurs qui ne sont pas énoncés au par. 3(1) du Règl. 176/06 de l’Ontario [. . .]. [Je souligne.]
      (d.a., vol. II, p. 196‑197)
[89]                          Lors de l’audience tenue devant la CAMO (concernant l’appel interjeté par 170 Ontario à l’égard du refus prononcé par le conseil de ville), Peter Gagnon, président de Pointes Protection Association et signataire de l’Entente, a témoigné. C’est ce témoignage qui a donné lieu à l’action pour bris de contrat qu’a ensuite intentée 170 Ontario à l’encontre de Pointes Protection, et qui est à l’origine du présent pourvoi. Monsieur Gagnon a affirmé lors de son témoignage que le projet de développement de 170 Ontario entraînerait la perte de terres marécageuses et causerait des dommages à l’environnement dans la région. Malgré l’objection soulevée par 170 Ontario au moment où M. Gagnon a livré son témoignage, le membre de la CAMO saisi de l’appel a autorisé M. Gagnon à témoigner au sujet des terres marécageuses dans la mesure où son témoignage était utile à la question de fond concernant la planification. Il ne lui a pas permis de témoigner sur la question de la protection de la nature, puisque cette question relevait de la compétence du SSMRCA. À la suite de l’audience, la CAMO a éventuellement rejeté l’appel interjeté par 170 Ontario, confirmant ainsi la décision du conseil de ville de refuser le plan de développement. 170 Ontario n’a donc pas donné suite à ce plan.
[90]                          Ce qui donne lieu à cet appel est ce qui a suivi le rejet par la CAMO de l’appel de 170 Ontario : celle‑ci a intenté une action pour bris de contrat à l’encontre de Pointes Protection. Dans sa demande introductive d’instance, 170 Ontario alléguait que le témoignage livré par M. Gagnon devant la CAMO pour le compte de Pointes Protection contrevenait à l’Entente pour les raisons suivantes : (1) les défendeurs sollicitaient des mesures identiques à celles qu’ils avaient cherché à obtenir dans le cadre de leur demande de contrôle judiciaire, (2) les défendeurs avaient témoigné sur la question des terres marécageuses, que l’Entente avait [traduction] « [i]mplicite[ment] » (d.a., vol. II, p. 33) réglée, et (3) les défendeurs affirmaient que l’approbation du SSMRCA n’était pas conforme à la Loi sur les offices de protection de la nature, L.R.O. 1990, c. C.27. 170 Ontario réclamait six millions de dollars en dommages‑intérêts, soit cinq millions de dollars en dommages‑intérêts généraux et un million de dollars en dommages‑intérêts punitifs et dommages‑intérêts majorés.
[91]                          De son côté, Pointes Protection n’a pas produit de défense, choisissant plutôt de présenter une motion fondée sur l’art. 137.1 de la LTJ en vue de faire rejeter l’action.
B.        Historique des procédures
(1)           Cour supérieure de l’Ontario (le juge Gareau), 2016 ONSC 2884, 84 C.P.C. (7th) 298
[92]                          Le juge Gareau a rejeté la motion de Pointes Protection fondée sur l’art. 137.1 et a autorisé la poursuite de l’action intentée par 170 Ontario. Tout d’abord, sur la question du fardeau initial, il a conclu que le témoignage de M. Gagnon sur les répercussions possibles du projet de développement sur l’environnement constituait une expression relative à une affaire d’intérêt public comme l’exige le par. 137.1(3) (par. 29‑40). Toutefois, à l’issue des étapes du bien‑fondé et de l’intérêt public visées aux al. 137.1(4)a) et b), il a conclu que 170 Ontario avait satisfait à son fardeau de preuve (par. 41‑56).
(2)           Cour d’appel de l’Ontario (les juges Doherty, Brown et Huscroft)
[93]                          L’appel de Pointes Protection a été instruit par une formation unique de la Cour d’appel de l’Ontario, en même temps que cinq autres appels[3]. En effet, la Cour d’appel se penchait alors pour la première fois sur l’art. 137.1 de la LTJ, et chacun de ces appels portait sur l’interprétation appropriée du cadre d’analyse applicable à l’art. 137.1. Par conséquent, même si chacun de ces appels soulevait des questions distinctes, les motifs de la Cour d’appel dans l’appel de Pointes Protection ont été décisifs pour ce qui est de définir la façon appropriée d’analyser le cadre établi par l’art. 137.1.
[94]                          S’exprimant au nom d’une Cour d’appel unanime, le juge Doherty a accueilli l’appel de Pointes Protection, a fait droit à sa motion fondée sur l’art. 137.1 et a rejeté l’action intentée par 170 Ontario (par. 124). Tout d’abord, sur la question du fardeau initial, il a noté que comme 170 Ontario n’a pas contesté la conclusion du juge Gareau selon laquelle le témoignage de M. Gagnon constituait une expression relative à une affaire d’intérêt public visée au par. 137.1(3), la question de savoir si Pointes Protection s’était acquittée du fardeau de preuve qui lui incombait à cette étape n’était pas en litige.
[95]                          Le juge Doherty s’est dit en désaccord avec les conclusions du juge des motions concernant les al. 137.1(4)a) et b). En ce qui a trait au bien‑fondé substantiel, il était d’avis que le juge des motions avait commis une erreur parce qu’il n’avait pas examiné le dossier et qu’il n’avait pas tenu compte des principes d’interprétation pertinents en matière contractuelle. Après avoir ensuite lui‑même examiné la question du bien‑fondé substantiel, le juge Doherty a conclu que le bien‑fondé de l’action intentée par 170 Ontario n’était pas substantiel (par. 113‑117). Après avoir reconnu que cette conclusion permettrait à elle seule de rejeter l’action, le juge Doherty s’est tout de même livré à l’analyse des autres volets du par. 137.1(4) par souci d’exhaustivité (par. 117). Il a rapidement écarté la conclusion du juge des motions quant à l’absence de défense valable en soulignant que ce dernier avait eu [traduction] « tort de faire reposer le fardeau sur Pointes [Protection] » (par. 119). Enfin, à l’issue de l’étape relative à l’intérêt public, le juge Doherty a conclu que 170 Ontario n’avait subi aucun préjudice, sauf celui de ne plus pouvoir raisonnablement compter sur la sauvegarde du caractère définitif du litige, une attente entièrement tributaire de la justesse de son interprétation de l’Entente (par. 120‑121). Par conséquent, le juge Doherty a conclu que 170 Ontario ne pouvait satisfaire au fardeau qui lui incombait relativement à l’un ou l’autre des volets du par. 137.1(4).
[96]                          La Cour d’appel de l’Ontario a, en conséquence, accueilli l’appel interjeté par Pointes Protection, annulé l’ordonnance prononcée par le juge des motions, et a rendu une ordonnance rejetant l’action de 170 Ontario (par. 124).
C.           Application du cadre d’analyse applicable à l’art. 137.1
[97]                          Mon application du cadre énoncé à la section III des présents motifs me mène à tirer les mêmes conclusions que la Cour d’appel : le bien‑fondé de l’action de 170 Ontario n’était pas substantiel, et le préjudice qu’elle avait subi ou risquait vraisemblablement de subir ainsi que l’intérêt public correspondant à permettre la poursuite de l’instance ne l’emporte pas sur l’intérêt public à protéger l’expression de Pointes Protection. J’ai analysé les conclusions tirées par le juge des motions et la Cour d’appel selon la norme de la décision correcte, parce que — ainsi que le démontrent clairement les motifs exposés à la section III — leur interprétation du cadre d’analyse applicable à l’art. 137.1 soulève des questions de droit (Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235, par. 8 et 36; Teal Cedar Products Ltd. c. Colombie‑Britannique, 2017 CSC 32, [2017] 1 R.C.S. 688, par. 78).
(1)           Paragraphe 137.1(3) — Fardeau initial
[98]                          Le témoignage de M. Gagnon constitue une expression relative à une affaire d’intérêt public, et l’action pour bris de contrat intentée par 170 Ontario découle du fait de cette expression. Pointes Protection satisfait donc au fardeau initial que lui impose le par. 137.1(3) sans trop de difficultés.
[99]                          Premièrement, le témoignage de M. Gagnon est visé par la définition du terme « expression » énoncée dans la LTJ, puisqu’il s’agit d’une communication faite verbalement en public (par. 137.1(2)).
[100]                     Deuxièmement, les documents dont disposait le juge des motions permettent de conclure que l’expression a été faite relativement à une affaire d’intérêt public. Le témoignage de M. Gagnon visait principalement les répercussions du projet de développement privé sur l’environnement. Un groupe important de résidents et d’administrés suivait de très près les conséquences sur le plan écologique du développement de Pointe Estates. Il y avait au dossier une preuve abondante faisant état de l’importante couverture médiatique locale donnée au projet lui‑même, ainsi que des instances devant le SSMRCA, le conseil de ville et la CAMO. Il s’agissait d’une affaire qui touchait [traduction] « les gens en général, à tel point qu’ils peuvent légitimement s’intéresser à ce qui se passe ou ce qui peut leur arriver à eux ou à ce qui peut arriver à d’autres personnes, ou s’en préoccuper » (Lord Denning dans London Artists, Ltd. c. Littler, [1969] 2 All E.R. 193 (C.A.), p. 198, cité dans Torstar, par. 104).
[101]                     Je conviens donc avec le juge des motions et la Cour d’appel de l’Ontario que le témoignage de M. Gagnon devant la CAMO constitue une expression relative à une affaire d’intérêt public.
[102]                     Qui plus est, je conviens avec les juridictions d’instances inférieures que la poursuite intentée par 170 Ontario découle « du fait de » cette expression. Il s’agit d’une action pour bris de contrat fondée sur le non‑respect de l’Entente résultant du témoignage de M. Gagnon devant la CAMO. Il existe donc un lien manifeste entre l’expression de M. Gagnon et l’instance sous‑jacente.
[103]                     Je suis donc convaincue que, selon la prépondérance des probabilités, l’action pour bris de contrat intentée par 170 Ontario découle du fait de l’expression de M. Gagnon relativement à une affaire d’intérêt public.
(2)           Alinéa 137.1(4)a) — Étape du bien‑fondé
[104]                     Pointes Protection s’étant acquittée de son fardeau initial, il incombe ensuite à 170 Ontario de démontrer qu’il existe des motifs de croire que le bien‑fondé de son action pour bris de contrat est substantiel et que Pointes Protection n’a pas de défense valable dans l’instance.
[105]                     Je suis en accord avec la Cour d’appel de l’Ontario que l’action de 170 Ontario n’a pas de bien‑fondé substantiel. Elle est fondée uniquement sur le non‑respect de l’Entente. La question de savoir si elle a un « bien‑fondé [. . .] substantiel » repose donc entièrement sur l’interprétation donnée à l’Entente, laquelle est fondamentalement un contrat. Après avoir appliqué les principes usuels d’interprétation contractuelle — ce que le juge des motions n’a pas fait —, j’estime que l’action de 170 Ontario n’est pas juridiquement défendable et qu’elle ne s’appuie pas sur des éléments de preuve raisonnablement dignes de foi, permettant d’affirmer que la demande a une possibilité réelle de succès. Elle est donc dénuée de bien‑fondé substantiel.
[106]                     Il est bien établi que l’interprétation d’une disposition contractuelle écrite doit être fondée sur son libellé et analysée à la lumière de l’ensemble du contrat. Les circonstances contextuelles peuvent aider à interpréter le contrat, mais pas au point d’en écarter le libellé précis (Sattva Capital Corp. c. Creston Moly Corp., 2014 CSC 53, [2014] 2 R.C.S. 633, par. 57).
[107]                     En l’espèce, l’interprétation proposée par 170 Ontario ne se dégage ni du libellé clair de l’Entente ni du fondement factuel qui la sous‑tend. Cette interprétation écarterait le sens ordinaire du texte d’une manière qui excède les limites d’une intervention judiciaire appropriée en matière d’interprétation contractuelle.
[108]                     Le texte de l’Entente est clair à sa face même : il limite l’expression de Pointes Protection uniquement à l’égard du contrôle judiciaire et du règlement intervenu dans l’instance devant le SSMRCA. 170 Ontario présente à la Cour un argument qui revient à lui demander de lire a posteriori dans l’Entente une stipulation qui ne s’y trouve pas. En fait, l’Entente a pour effet d’interdire expressément à Pointes Protection de [traduction] « faire valoir » que la décision du SSMRCA est [traduction] « illégale[. . .] ou invalide[. . .] ou qu’elle[. . .] contrevien[t] » à la Loi sur les offices de protection de la nature (d.a., vol. II, p. 197). Elle a également pour effet d’interdire à Pointes Protection de [traduction] « sollicite[r] des mesures identiques ou semblables aux mesures recherchées dans l’avis de demande », à savoir un jugement déclarant que le SSMRCA a commis une erreur dans son processus décisionnel (p. 196). L’Entente se borne expressément à énoncer le règlement intervenu sur les points susmentionnés et les interdictions qui les concernent. Rien dans le texte clair de l’Entente ne permet d’empêcher Pointes Protection de soulever un argument, comme celui qu’elle oppose en l’espèce, qui ne vise pas la décision du SSMRCA. Il se peut fort bien qu’un tel argument soit appuyé par les mêmes éléments de preuve, mais rien dans l’Entente ne permet d’affirmer que le fondement probatoire sur lequel repose la contestation de la décision du SSMRCA présentée par Pointes Protection ne peut servir dans le cadre d’une instance qui n’a aucun lien avec la décision du SSMRCA.
[109]                     La thèse de 170 Ontario selon laquelle les arguments soulevés devant le SSMRCA sont tous visés par une disposition implicite de l’Entente élargit celle‑ci au‑delà des paramètres raisonnables. Pointes Protection souhaitait précisément protéger son droit de participer à l’instance devant la CAMO lors des négociations qui ont mené à la conclusion de l’Entente (d.a., vol. II, p. 192‑193). Naturellement, elle entendait participer à cette instance pour faire valoir sa position ultime en opposition au projet de développement de 170 Ontario. Il est difficile d’imaginer les points qu’aurait pu soulever Pointes Protection lors de l’audience devant la CAMO, autres que ceux auxquels elle s’intéressait plus particulièrement, soit la destruction des terres marécageuses, les inondations, le drainage et d’autres conséquences sur l’environnement. L’Entente prévoyait expressément le règlement de la demande de contrôle judiciaire de la décision du SSMRCA et, corollairement, interdisait tout recours futur à des arguments soulevant une erreur dans cette décision; elle ne visait pas la possibilité pour Pointes Protection d’exprimer ses inquiétudes générales, et elle n’énonçait aucune interdiction à cet égard.
[110]                     À mon avis, les remarques formulées par le juge Doherty au par. 114 de ses motifs sont pertinentes et justes :
        [traduction]
        La disposition « implicite » de l’entente invoquée par 170 Ontario afin d’interdire aux défendeurs d’aborder le problème des terres marécageuses dans leurs témoignages devant la CAMO n’est pas, à mon avis, une interprétation de l’entente qui se dégage raisonnablement du texte ou du contexte factuel de l’entente. Au moment où les parties ont conclu l’entente, Pointes avait obtenu qualité pour agir dans l’instance devant la CAMO, et 170 Ontario savait que les défendeurs s’opposeraient au projet de développement durant l’instance. Aucune disposition de l’entente ne visait la participation des défendeurs à l’instance devant la CAMO. Plus particulièrement, rien dans l’entente ne permettait de croire que Pointes ne pouvait s’opposer au projet de développement de 170 Ontario devant la CAMO. 170 Ontario connaissait assurément l’éventail des questions factuelles qui pouvaient être soulevées lors de son appel devant la CAMO. Certaines de ces questions avaient été examinées, certes dans un contexte réglementaire différent, par le SSMRCA. [Je souligne.]
[111]                     Ainsi, l’action de 170 Ontario pour bris de contrat ne peut être considérée comme juridiquement défendable et comme prenant appui dans des éléments de preuve raisonnablement dignes de foi, de sorte qu’il serait permis d’affirmer que la demande a une possibilité réelle de succès.
[112]                     Je conclus, par conséquent, que suivant le sous‑al. 137.1(4)a)(i), l’action intentée par 170 Ontario n’a pas un bien‑fondé substantiel. Étant donnée cette conclusion, il n’est pas nécessaire de procéder à l’analyse fondée sur le sous‑al. 137.1(4)a)(ii) ni d’examiner l’un ou l’autre des moyens de défense invoqués par Pointes Protection (l’immunité absolue et la préclusion découlant d’une question déjà tranchée). En effet, le défaut de 170 Ontario de satisfaire au volet prévu au sous‑al. 137.1(4)a)(i) permet d’affirmer que 170 Ontario ne s’est pas acquittée du fardeau global que lui impose l’al. 137.1(4)a). Quoi qu’il en soit, ma conclusion quant à l’absence de bien‑fondé substantiel pour justifier l’interprétation de l’Entente proposée par 170 Ontario mène inévitablement à la constatation que 170 Ontario ne saurait démontrer que l’interprétation de l’Entente avancée par Pointes Protection n’est pas valable (motifs de la C.A., par. 119).
(3)           Alinéa 137.1(4)b) — Étape de l’intérêt public
[113]                     Même s’il y avait des raisons de croire que le bien‑fondé de l’action de 170 Ontario est substantiel — et indépendamment de la question de savoir s’il existe des raisons de croire que Pointes Protection n’a aucune défense valable —, j’en arriverais néanmoins à la conclusion que l’action devrait être rejetée parce que le préjudice, s’il en est, causé à 170 Ontario du fait de l’expression, ainsi que l’intérêt public correspondant à permettre la poursuite de l’instance, ne l’emportent pas sur l’intérêt public à protéger l’expression de Pointes Protection dans ce cas précis.
a)              Préjudice allégué et intérêt public à permettre la poursuite de l’action intentée par 170 Ontario
[114]                     170 Ontario allègue que le préjudice qui découle du témoignage de M. Gagnon devant la CAMO est de deux ordres. Le premier est de nature financière. Non seulement 170 Ontario a‑t‑elle réclamé six millions de dollars en dommages‑intérêts, mais elle signale également qu’après avoir présenté une motion en cautionnement pour dépens, elle a renoncé à son droit aux dépens lors du règlement de la demande de contrôle judiciaire. Le second, non pécuniaire, est tributaire de l’importance pour les tribunaux de veiller à ce que le principe de sauvegarde du caractère définitif des litiges s’applique aux contrats, comme l’Entente en cause en l’espèce.
[115]                     Tout d’abord, en ce qui a trait aux dommages de nature financière qui auraient été subis, 170 Ontario n’a pas exposé sa théorie quant à la nature et au montant de ces dommages. Je reconnais que la présentation d’un mémoire détaillé sur la question des dommages‑intérêts n’est pas nécessaire dans le cas d’une motion fondée sur l’art. 137.1. Je reconnais également que le juge des motions n’est pas tenu de tirer des conclusions de fait précises sur les questions concernant le lien de causalité. Cela dit, en l’espèce, le dossier de preuve de la motion ne contient tout simplement aucun élément de preuve établissant un lien entre le témoignage de M. Gagnon et les dommages non précisés qui sont allégués.
[116]                     Partant du principe que le préjudice est quantifiable et démontrable, 170 Ontario postule que le témoignage de M. Gagnon devant la CAMO (c.‑à‑d. l’expression) explique la perte qu’elle a subie. Or, il est pratiquement impossible d’émettre comme hypothèse que le témoignage de M. Gagnon est à l’origine de la décision de la CAMO de confirmer le refus prononcé par le conseil de ville relativement à la demande présentée par 170 Ontario pour le projet de développement. Monsieur Gagnon n’a été qu’un des six témoins entendus en opposition au projet de développement (d.a., vol. III, p. 31). En outre, la CAMO s’est fondée sur plusieurs motifs pour rejeter l’appel dans son entièreté : la demande de développement ne tenait pas suffisamment compte des questions d’intérêt provincial, elle n’était pas conforme à la déclaration de principes provinciale, elle contrevenait au plan officiel de la ville de Sault Ste. Marie, elle ne prenait pas suffisamment en compte les exigences énoncées au par. 51(24) de la Loi sur l’aménagement du territoire, L.R.O. 1990, c. P.13, et, dans son ensemble, elle [traduction] « n’était pas une représentation appropriée des principes du bon aménagement » (d.a., vol. III, p. 13‑14). Bien que la CAMO ait explicitement retenu le témoignage de M. Gagnon, il s’agissait simplement d’un facteur parmi tant d’autres ayant contribué à son rejet ultime de l’appel de 170 Ontario, et il pourrait même ne pas avoir été un facteur du tout parmi l’ensemble ayant justifié la décision du conseil de ville de refuser le projet de développement présenté par 170 Ontario.
[117]                     Pour éviter toute ambiguïté possible, je tiens à préciser que le paragraphe qui précède ne vaut pas reconnaissance du caractère raisonnable de la décision de la CAMO que nous ne sommes pas appelés à examiner et à l’égard de laquelle la Cour divisionnaire a refusé la demande d’autorisation d’appel (Avery c. Pointes Protection Ass., 2016 ONSC 6463, 60 M.P.L.R. (5th) 70). Il sert plutôt simplement à démontrer que 170 Ontario ne peut établir de manière convaincante que le préjudice qu’elle aurait subi du fait de l’expression de M. Gagnon était suffisant pour démontrer l’existence d’un intérêt public significatif à permettre la poursuite de son action pour bris de contrat.
[118]                     Le second préjudice invoqué par 170 Ontario découle du caractère définitif des litiges, lequel est indubitablement un principe important. Cependant, la valeur qui se rattache au caractère définitif des litiges n’est pertinente à l’étape de l’al. 137.1(4)b) que dans la mesure où elle se rapporte au préjudice subi par le demandeur, pas à un préjudice en général. En l’espèce, je suis disposée à admettre que tel est le cas, puisque le préjudice allégué par 170 Ontario est effectivement qu’elle se trouve privée d’un avantage qu’elle avait négocié dans le cadre du règlement de la demande de contrôle judiciaire conclu avec Pointes Protection. J’estime tout de même que cela n’est en rien compromis par le rejet de l’action pour bris de contrat intentée par 170 Ontario, puisque l’Entente continue de lier les parties et qu’il est toujours interdit à Pointes Protection d’affirmer que la décision du SSMRCA est invalide ou illégale. Je souscris à l’opinion de la Cour d’appel, selon laquelle [traduction] « l’attente raisonnable de sauvegarde du caractère définitif du litige de 170 Ontario était entièrement tributaire de la justesse de son interprétation de l’entente » (par. 120). Comme je l’ai expliqué précédemment, l’Entente ne peut être interprétée raisonnablement comme empêchant M. Gagnon de témoigner devant la CAMO. Par conséquent, le caractère définitif des litiges n’entre pas directement en jeu et ne peut se voir accorder un poids important à cette étape‑ci.
[119]                     En résumé, à la lumière de ce qui précède, je dois conclure que le préjudice que 170 Ontario subit ou a subi vraisemblablement du fait de l’expression de M. Gagnon est des plus limités et, en conséquence, que l’intérêt public à permettre la poursuite de l’instance l’est aussi.
b)            Intérêt public à protéger l’expression de Pointes Protection
[120]                     L’intérêt public à protéger l’expression de M. Gagnon est important pour deux raisons. D’une part, le public a un intérêt marqué pour l’objet de l’expression de M. Gagnon — à savoir, les répercussions sur l’écologie et la dégradation de l’environnement qu’entraînerait un projet de développement de grande envergure. D’autre part, la forme de l’expression, tirée d’un témoignage rendu devant un tribunal administratif, milite en faveur de la protection de l’expression en cause.
[121]                     Premièrement, en ce qui concerne l’objet de l’expression en cause en l’espèce, il importe de ne pas perdre de vue le fait que le témoignage de M. Gagnon portait sur les conséquences d’une affaire importante d’un point de vue local et écologique. Or, l’art. 137.1 vise expressément à « encourager » et à « favoriser » la participation du public aux débats sur des affaires susceptibles de ce genre d’attention de la part du public.
[122]                     Par ailleurs, la CAMO devait s’acquitter des obligations que lui impose la Loi sur l’aménagement du territoire à l’égard des « questions d’intérêt provincial » qui comprennent notamment la protection des écosystèmes, la préservation des éléments qui présentent un intérêt considérable et le développement ordonné de collectivités sécuritaires et salubres (art. 2). Ces « questions d’intérêt provincial » recoupent dans une large mesure l’intérêt public, et il est important d’encourager l’expression d’opinions sur ces questions lors d’un processus public prévu pour en délibérer.
[123]                     Deuxièmement, en ce qui a trait à la forme d’expression, la participation au processus décisionnel des tribunaux administratifs est un principe que les tribunaux judiciaires protègent assidûment. Lorsqu’une demande est essentiellement fondée sur un témoignage rendu devant un tribunal administratif, il risque d’y avoir un effet dissuasif sur la participation au processus décisionnel, car le témoin craindra de s’exposer à des poursuites. C’est pourquoi les tribunaux reconnaissent, par exemple, l’applicabilité de l’immunité absolue aux témoignages rendus [traduction] « dans le cours normal de toute instance », sans se soucier de savoir si le témoignage est pertinent ou faux (Amato c. Welsh, 2013 ONCA 258, 362 D.L.R. (4th) 38, par. 34, citant Halsbury’s Laws of England (4e éd. 1997), vol. 28, par. 97). Qui plus est, en l’espèce, la réduction du « risque que la participation du public aux débats sur des affaires d’intérêt public ne soit entravée par crainte d’une action en justice » est un objet statutaire expressément énoncé au par. 137.1(1).
[124]                     Le renforcement de l’intégrité du système judiciaire au moyen de témoignages véridiques et publics est inextricablement lié à la liberté des participants de s’exprimer dans ces instances sans crainte de représailles. Par conséquent, j’estime que l’intérêt public à protéger l’expression de Pointes Protection est des plus élevés.
c)              Évaluation de l’intérêt public
[125]                     Ainsi que je l’ai mentionné, le préjudice que 170 Ontario subit ou a vraisemblablement subi est des plus limités, et il en est donc de même de l’intérêt public à permettre la poursuite de l’instance. En revanche, l’intérêt public à protéger l’expression de Pointes Protection est des plus élevés.
[126]                     À l’évidence, 170 Ontario ne peut établir, suivant la prépondérance des probabilités, que le préjudice subi du fait de l’expression de Pointes Protection est suffisamment grave pour que l’intérêt public à permettre la poursuite de l’instance l’emporte sur l’intérêt public à protéger cette expression.
(4)           Conclusion sur l’application du cadre
[127]                     Pour les motifs qui précèdent, je suis d’avis d’accueillir la motion présentée par Pointes Protection en application de l’art. 137.1 sur l’un ou l’autre des fondements indépendants que le bien‑fondé de l’action intentée par 170 Ontario n’est pas substantiel et que celle‑ci est incapable de démontrer que l’évaluation de l’intérêt public favorise la poursuite de l’instance. La Cour d’appel de l’Ontario a donc eu raison de rejeter l’action sous‑jacente de 170 Ontario pour bris de contrat.
V.           Conclusion
[128]                     Le pourvoi est rejeté.
[129]                     En ce qui a trait aux dépens, le législateur a expressément envisagé un régime applicable aux motions présentées en application de l’art. 137.1. En effet, le par. 137.1(7) prévoit le droit aux dépens comme une règle par défaut si la motion fondée sur l’art. 137.1 est accueillie, à moins que le juge décide que « l’adjudication de ces dépens n’est pas appropriée dans les circonstances ». Ce n’est pas le cas en l’espèce. Je suis donc d’avis d’adjuger simplement les dépens entre parties aux intimés, comme le veut la pratique habituelle de la Cour.
 
                    Pourvoi rejeté avec dépens.
                    Procureurs de l’appelante : Wishart Law Firm, Sault Ste. Marie.
                    Procureurs des intimés : Wiffen Litigation, Toronto.
                    Procureurs de l’intervenante British Columbia Civil Liberties Association : Goodmans, Toronto; Maia Tsurumi, Vancouver.
                    Procureurs de l’intervenante Greenpeace Canada : Stockwoods, Toronto; Greenpeace Canada, Toronto.
                    Procureurs de l’intervenante Canadian Constitution Foundation : McCarthy Tétrault, Toronto.
                    Procureurs de l’intervenante Ecojustice Canada Society : Ecojustice Canada Society, Toronto; Ecojustice Environmental Law Clinic at the University of Ottawa, Ottawa.
                    Procureurs des intervenants Centre for Free Expression, l’Association canadienne des journalistes et la Guilde canadienne des médias / Syndicat des communications d’Amérique / Canada : Stockwoods, Toronto.
                    Procureurs des intervenants West Coast Legal Education and Action Fund, Atira Women’s Resource Society, B.W.S.S. Battered Women’s Support Services Association et Women Against Violence Against Women Rape Crisis Center : Dentons Canada, Vancouver.
                    Procureurs de l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles : St. Lawrence Barristers, Toronto.
                    Procureurs des intervenants Ad IDEM / Canadian Media Lawyers Association, Canadian Journalists for Free Expression, CTV, une division de Bell Média inc., Global News, a division of Corus Television Limited Partnership, Réseau de télévision des peuples autochtones et Postmedia Network Inc. : Linden & Associates Professional Corporation, Toronto.

[1]   Je ne crois pas qu’il faille déterminer précisément le degré de causalité en question, puisque les tribunaux ont toujours été en mesure de comprendre et d’appliquer la norme associée à la notion de « découler de » (Allstate Insurance Co. of Canada c. Aftab, 2015 ONCA 349, 335 O.A.C. 172; Sheppard c. Co-operators General Insurance Co. (1997), 1997 CanLII 2230 (ON CA), 33 O.R. (3d) 362 (C.A.); Nouveau-Brunswick c. O’Leary, 1995 CanLII 109 (CSC), [1995] 2 R.C.S. 967; Bracklow c. Bracklow, 1999 CanLII 715 (CSC), [1999] 1 R.C.S. 420).
[2]   Dans les présents motifs, je vais faire référence à l’« auteur de la motion » en parlant du « défendeur », et à la « partie intimée » en parlant du « demandeur » de manière interchangeable. Je le ferai par souci de commodité et de clarté; cette approche ne doit toutefois pas être interprétée dans les causes futures comme restreignant la portée du libellé de la loi.
[3]   Les appels en question sont Fortress Real Developments Inc. c. Rabidoux, 2018 ONCA 686, 426 D.L.R. (4th) 1; Platnick; Veneruzzo c. Storey, 2018 ONCA 688, 23 C.P.C. (8th) 352; Armstrong c. Corus Entertainment Inc., 2018 ONCA 689, 143 O.R. (3d) 54; et Able Translations (C.A.).


Synthèse
Référence neutre : 2020CSC22 ?
Date de la décision : 10/09/2020

Parties
Demandeurs : 1704604 Ontario Ltd.
Défendeurs : Pointes Protection Association
Proposition de citation de la décision: Canada, Cour suprême, 10 septembre 2020, 1704604 Ontario Ltd. c. Pointes Protection Association, 2020 CSC 22


Origine de la décision
Date de l'import : 19/12/2022
Fonds documentaire ?: CAIJ
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;2020-09-10;2020csc22 ?

Source

Voir la source

Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award