COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : Nelson (Ville) c. Marchi, 2021 CSC 41
Appel entendu : 25 mars 2021
Jugement rendu : 21 octobre 2021
Dossier : 39108
Entre :
City of Nelson
Appelante
et
Taryn Joy Marchi
Intimée
- et -
Procureur général du Canada, procureur général de l’Ontario, procureur général de la Colombie-Britannique, procureur général de l’Alberta, Trial Lawyers Association of British Columbia, Ontario Trial Lawyers Association, City of Abbotsford et Cité de Toronto
Intervenants
Traduction française officielle
Coram : Le juge en chef Wagner et les juges Moldaver, Karakatsanis, Côté, Rowe, Martin et Kasirer
Motifs de jugement conjoints :
(par. 1 à 103)
Les juges Karakatsanis et Martin (avec l’accord du juge en chef Wagner et des juges Moldaver, Côté, Rowe et Kasirer)
Note : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada.
City of Nelson Appelante
c.
Taryn Joy Marchi Intimée
et
Procureur général du Canada,
procureur général de l’Ontario,
procureur général de la Colombie-Britannique,
procureur général de l’Alberta,
Trial Lawyers Association of British Columbia,
Ontario Trial Lawyers Association,
City of Abbotsford et
Cité de Toronto Intervenants
Répertorié : Nelson (Ville) c. Marchi
2021 CSC 41
No du greffe : 39108.
2021 : 25 mars; 2021 : 21 octobre.
Présents : Le juge en chef Wagner et les juges Moldaver, Karakatsanis, Côté, Rowe, Martin et Kasirer.
en appel de la cour d’appel de la colombie‑britannique
Responsabilité délictuelle — Négligence — Obligation de diligence — Responsabilité gouvernementale — Immunité à l’égard des décisions de politique générale fondamentale — Déblayage et enlèvement de la neige — Personne blessée en tentant de traverser un banc de neige créé par la ville pendant les opérations de déneigement — Décisions de la ville en matière de déblayage et d’enlèvement de la neige prises conformément aux politiques écrites et pratiques non écrites — La décision litigieuse de la ville constituait-elle une décision de politique générale fondamentale jouissant de l’immunité à l’égard de la responsabilité pour négligence?
Après une abondante chute de neige, la ville a commencé à déblayer les rues et à y épandre du sable conformément à ses politiques écrites et à ses pratiques non écrites de déneigement et d’enlèvement de la neige. Parmi les tâches accomplies par le personnel de la ville, il y avait le déblayage des espaces de stationnement en angle se trouvant sur les rues situées au cœur du centre‑ville. Le personnel a poussé la neige à l’extrémité des espaces de stationnement, créant un banc de neige continu en bordure du trottoir, qui séparait les espaces de stationnement du trottoir. Le personnel de la ville n’a pas dégagé un passage vers le trottoir pour les conducteurs qui se garaient dans les espaces de stationnement. M a garé sa voiture dans l’un des espaces de stationnement en angle. Elle tentait de se rendre à un commerce, mais le banc de neige créé par la ville bloquait son passage vers le trottoir. Elle a décidé de traverser le banc de neige et s’est gravement blessée à la jambe. M a intenté une action en négligence contre la ville. Le juge de première instance a rejeté l’action de M, concluant que la ville n’avait aucune obligation de diligence envers M, parce que les décisions de la ville en matière de déneigement constituaient des décisions de politique générale fondamentale. Subsidiairement, il a conclu à l’absence de manquement à la norme de diligence et, subsidiairement encore, que s’il y a eu manquement, M a été la cause immédiate de ses blessures. La Cour d’appel a statué que les trois conclusions du juge de première instance étaient erronées, et elle a ordonné la tenue d’un nouveau procès.
Arrêt : Le pourvoi est rejeté.
La ville ne s’est pas acquittée du fardeau qui lui incombait de prouver que M cherche à contester une décision de politique générale fondamentale jouissant de l’immunité contre les actions en responsabilité pour négligence. En conséquence, elle avait une obligation de diligence envers M. Les principes habituels du droit de la négligence s’appliquent afin de déterminer si la ville a manqué à son obligation de diligence et, dans l’affirmative, si elle doit être tenue responsable des dommages causés à M. Les analyses de la norme de diligence et du lien de causalité requièrent la tenue d’un nouveau procès.
Au Canada, l’analyse établie dans les arrêts Anns et Cooper offre un cadre uniforme permettant de déterminer quand naît une obligation de diligence dans le vaste domaine du droit de la négligence, y compris en cas d’allégations de négligence formulées contre les représentants gouvernementaux. Le cadre d’analyse s’applique différemment selon que la demande présentée par la partie demanderesse relève d’une obligation de diligence reconnue ou analogue, ou selon que la demande porte sur une obligation nouvelle parce que le lien de proximité n’a pas été reconnu auparavant. Dans les affaires portant sur une nouvelle obligation de diligence, les deux étapes du cadre d’analyse établi dans les arrêts Anns et Cooper s’appliquent. Lorsque l’obligation de diligence en cause n’est pas nouvelle, il n’est généralement pas nécessaire de procéder aux deux étapes du cadre d’analyse établi dans les arrêts Anns et Cooper. Au fil des ans, les tribunaux canadiens ont élaboré un corpus du droit de la négligence qui reconnaît des catégories de cas dans lesquelles une obligation de diligence a déjà été reconnue.
La Cour a eu l’occasion d’appliquer les deux étapes du cadre d’analyse de l’obligation de diligence dans une affaire concernant des préjudices corporels subis sur une route publique dans Just c. Colombie‑Britannique, 1989 CanLII 16 (CSC), [1989] 2 R.C.S. 1228. À l’étape de l’analyse prima facie, la Cour a jugé que les usagers d’une autoroute ont un lien suffisamment étroit avec la province parce que, en créant les autoroutes publiques, la province crée un risque physique auquel les usagers sont invités à s’exposer. La Cour a conclu que les autorités publiques défenderesses devraient être tenues à une obligation de diligence, à moins d’un motif valable de les en exempter : premièrement, des dispositions législatives qui exemptent la partie défenderesse de toute responsabilité et, deuxièmement, l’immunité applicable à l’égard des véritables décisions de politique. Bien que de telles décisions de politique soient à l’abri de poursuites pour négligence, la mise en œuvre opérationnelle des politiques peut être assujettie à l’obligation de diligence issue du droit de la négligence. Les facteurs communs aux affaires visées par la catégorie énoncée dans Just sont les suivants : une autorité publique a décidé d’entretenir une route publique ou un trottoir que le public est invité à utiliser et la partie demanderesse prétend avoir subi des préjudices corporels parce que l’autorité publique n’a pas maintenu la route ou le trottoir dans un état raisonnablement sécuritaire. Lorsque ces facteurs sont présents, la catégorie énoncée dans l’arrêt Just s’appliquera, écartant ainsi la nécessité d’établir à nouveau la proximité. En conséquence, une fois que la partie demanderesse a fait la preuve que son cas appartient à la catégorie énoncée dans l’arrêt Just, une obligation de diligence sera imposée, à moins que l’autorité publique ne puisse démontrer que la décision gouvernementale en cause est protégée par l’immunité accordée à l’égard des décisions de politique générale fondamentale.
Les décisions de politique générale fondamentale sont des décisions qui se rapportent à une ligne de conduite et reposent sur des considérations d’intérêt public, tels des facteurs économiques, sociaux ou politiques, pourvu qu’elles ne soient ni irrationnelles ni prises de mauvaise foi. Les décisions de politique générale fondamentale n’entraînent pas de responsabilité pour négligence, parce que les branches législative et exécutive ont des compétences et des rôles institutionnels fondamentaux qui doivent être protégés de l’ingérence susceptible de découler de l’exercice par les tribunaux de leur pouvoir de surveillance en application du droit privé. Le tribunal doit prendre en compte la mesure dans laquelle la décision du gouvernement était fondée sur des considérations d’intérêt public, de même que le degré d’incidence de ces considérations sur la raison d’être de l’immunité liée aux décisions de politique générale fondamentale. En outre, quatre facteurs se révèlent utiles dans l’examen de la nature d’une décision gouvernementale : (1) le niveau hiérarchique et les responsabilités de la personne qui décide; (2) le processus suivi pour arriver à la décision; (3) la nature et l’importance des considérations budgétaires; et (4) la mesure dans laquelle la décision était fondée sur des critères objectifs. La raison d’être qui sous‑tend l’immunité — la protection des compétences et des rôles institutionnels fondamentaux des branches législative et exécutive nécessaires à la séparation des pouvoirs — sert de principe directeur général quant à la manière de mettre en balance les facteurs dans l’analyse. Ainsi, la nature de la décision, de même que les caractéristiques et les facteurs qui renseignent le tribunal sur cette nature doivent être appréciés à la lumière de l’objet qui constitue le fondement de l’immunité accordée à l’égard des décisions de politique fondamentale. Cependant, la seule existence de conséquences budgétaires, financières, ou liées aux ressources ne permet pas de décider si on est en présence d’une décision de politique. De plus, le fait que le terme « politique » figure dans un document ou qu’un plan soit intitulé « politique » peut être trompeur et ne permet certainement pas de trancher la question.
Dans la présente affaire, M a démontré que sa situation relève du champ d’application de la catégorie énoncée dans l’arrêt Just. Elle a subi d’importantes blessures physiques dans une rue municipale, et, en déblayant les espaces de stationnement de la rue où M s’est garée, la ville s’est trouvé à inviter les membres du public à les utiliser pour accéder aux commerces situés le long de la rue. De toute évidence, la catégorie énoncée dans l’arrêt Just s’étend à la prévention des blessures causées par la présence sur des routes et des trottoirs de bancs de neige créés par un gouvernement défendeur.
La ville n’a pas prouvé que sa décision de déblayer les espaces de stationnement dans lesquels M s’est garée en créant des bancs de neige le long des trottoirs sans prendre soin d’assurer un accès direct aux trottoirs était une décision de politique générale fondamentale jouissant de l’immunité à l’égard de la responsabilité pour négligence. La décision de la ville ne présentait aucune des caractéristiques d’une décision de politique générale fondamentale. Bien que le dossier n’indique pas dans quelle mesure la superviseure des travaux publics de la ville était étroitement liée à une représentante démocratiquement élue ou à un représentant démocratiquement élu, elle a révélé qu’elle ne possédait pas le pouvoir de prendre une décision différente en ce qui concerne le déblayage des espaces de stationnement (le premier facteur). De plus, rien ne tend à indiquer que la méthode de déblayage des espaces de stationnement résultait d’une décision découlant de délibérations ayant comporté la mise en balance prospective d’objectifs concurrents et d’objectifs de politique d’intérêt général par la superviseure ou ses supérieurs hiérarchiques. Il n’y avait aucune preuve tendant à indiquer qu’on avait à quelque moment que ce soit examiné la possibilité de dégager des passages dans les bancs de neige; selon la preuve présentée par la ville, il s’agissait de la façon coutumière de faire les choses (le deuxième facteur). Bien que des considérations budgétaires aient clairement joué un rôle, il ne s’agissait pas de considérations budgétaires examinées à un haut niveau, mais plutôt de considérations budgétaires courantes prises en compte sur une base individuelle par des membres du personnel (le troisième facteur). Enfin, la méthode retenue par la ville pour le déblayage des espaces de stationnement peut aisément être évaluée sur la base de critères objectifs (le quatrième facteur). En conséquence, le moyen de défense fondé sur la notion de politique générale fondamentale invoqué par la ville ne peut être retenu, et cette dernière avait une obligation de diligence envers M.
La façon dont le juge de première instance a traité de la norme de diligence était viciée, parce qu’il a importé des considérations relatives à l’immunité liée aux décisions de politique générale fondamentale dans la norme de diligence, et il a omis de se pencher sur les pratiques des municipalités avoisinantes. Le juge de première instance a également fait erreur dans son analyse du lien de causalité puisqu’il ne s’est jamais demandé si, n’eût été le manquement de la ville à la norme de diligence, M aurait été blessée et n’a jamais abordé la question du principe de l’éloignement du préjudice qui consiste à se demander si la blessure précise était raisonnablement prévisible.
Jurisprudence
Arrêts appliqués : R. c. Imperial Tobacco Canada Ltée, 2011 CSC 42, [2011] 3 R.C.S. 45; Just c. Colombie‑Britannique, 1989 CanLII 16 (CSC), [1989] 2 R.C.S. 1228; Cooper c. Hobart, 2001 CSC 79, [2001] 3 R.C.S. 537; Anns c. Merton London Borough Council, [1978] A.C. 728; arrêts mentionnés : Donoghue c. Stevenson, 1932 CanLII 536 (FOREP), [1932] A.C. 562; Rankin (Rankin’s Garage & Sales) c. J.J., 2018 CSC 19, [2018] 1 R.C.S. 587; Childs c. Desormeaux, 2006 CSC 18, [2006] 1 R.C.S. 643; Mustapha c. Culligan du Canada Ltée, 2008 CSC 27, [2008] 2 R.C.S. 114; Deloitte & Touche c. Livent Inc. (Séquestre de), 2017 CSC 63, [2017] 2 R.C.S. 855; Edwards c. Barreau du Haut‑Canada, 2001 CSC 80, [2001] 3 R.C.S. 562; Sutherland Shire Council c. Heyman (1985), 1988 ABCA 234 (CanLII), 157 C.L.R. 424; Swinamer c. Nouvelle‑Écosse (Procureur général), 1994 CanLII 122 (CSC), [1994] 1 R.C.S. 445; Brown c. Colombie‑Britannique (Ministre des Transports et de la Voirie), 1994 CanLII 121 (CSC), [1994] 1 R.C.S. 420; Tambeau c. Vancouver (City), 2001 BCSC 651, 20 M.P.L.R. (3d) 195; Talarico c. Northern Rockies (Regional District), 2008 BCSC 861, 47 M.P.L.R. (4th) 242; Bowden c. Withrow’s Pharmacy Halifax (1999) Ltd., 2008 NSSC 252, 48 M.P.L.R. (4th) 250; Lichy c. City of Surrey, 2016 BCPC 55; N. c. Poole Borough Council (AIRE Centre Intervening), [2019] UKSC 25, [2020] A.C. 780; Dalehite c. United States, 346 U.S. 15 (1953); Paradis Honey Ltd. v. Canada (Procureur général), 2015 CAF 89, [2016] 1 R.C.F. 446; Barratt c. Corporation of North Vancouver, 1980 CanLII 219 (CSC), [1980] 2 R.C.S. 418; Kamloops (Ville de) c. Nielsen, 1984 CanLII 21 (CSC), [1984] 2 R.C.S. 2; Ontario c. Criminal Lawyers’ Association of Ontario, 2013 CSC 43, [2013] 3 R.C.S. 3; New Brunswick Broadcasting Co. c. Nouvelle‑Écosse (Président de l’Assemblée législative), 1993 CanLII 153 (CSC), [1993] 1 R.C.S. 319; Mikisew Cree First Nation c. Canada (Gouverneur général en conseil), 2018 CSC 40, [2018] 2 R.C.S. 765; Chagnon c. Syndicat de la fonction publique et parapublique du Québec, 2018 CSC 39, [2018] 2 R.C.S. 687; Andrews c. Law Society of British Columbia, 1989 CanLII 2 (CSC), [1989] 1 R.C.S. 143; Home Office c. Dorset Yacht Co., [1970] A.C. 1004; Blessing c. United States, 447 F. Supp. 1160 (1978); Berkovitz c. United States, 486 U.S. 531 (1988); United States c. Muniz, 374 U.S. 150 (1963); Laurentide Motels Ltd. c. Beauport (Ville), 1989 CanLII 81 (CSC), [1989] 1 R.C.S. 705; George c. Newfoundland and Labrador, 2016 NLCA 24, 378 Nfld. & P.E.I.R. 46; United States c. Varig Airlines, 467 U.S. 797 (1984); 1688782 Ontario Inc. c. Aliments Maple Leaf Inc., 2020 CSC 35; United States c. Gaubert, 499 U.S. 315 (1991); Hendry c. United States, 418 F.2d 774 (1969); Ryan c. Victoria (Ville), 1999 CanLII 706 (CSC), [1999] 1 R.C.S. 201; Bolton c. Stone, [1951] A.C. 850; Saadati c. Moorhead, 2017 CSC 28, [2017] 1 R.C.S. 543; Clements c. Clements, 2012 CSC 32, [2012] 2 R.C.S. 181; Resurfice Corp. c. Hanke, 2007 CSC 7, [2007] 1 R.C.S. 333; British Columbia Electric Railway Co. c. Dunphy, 1919 CanLII 34 (SCC), [1919] 59 R.C.S. 263; Dube c. Labar, 1986 CanLII 67 (CSC), [1986] 1 R.C.S. 649.
Lois et règlements cités
Crown Proceeding Act, R.S.B.C. 1996, c. 89, art. 2.
Negligence Act, R.S.B.C. 1996, c. 333, art. 1(1).
Occupiers Liability Act, R.S.B.C. 1996, c. 337, art. 8(2).
Doctrine et autres documents cités
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Deegan, Anne. « The Public/Private Law Dichotomy And Its Relationship With The Policy/Operational Factors Distinction in Tort Law » (2001), 1 Q.U.T.L.J.J. 241.
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POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique (les juges Willcock, Fitch et Hunter), 2020 BCCA 1, 32 B.C.L.R. (6th) 213, 442 D.L.R. (4th) 697, [2020] 9 W.W.R. 1, 98 M.P.L.R. (5th) 31, [2020] B.C.J. No. 1 (QL), 2020 CarswellBC 1 (WL Can.), qui a infirmé une décision du juge McEwan, 2019 BCSC 308, 89 M.P.L.R. (5th) 323, [2019] B.C.J. No. 355 (QL), 2019 CarswellBC 472 (WL Can.), et ordonné un nouveau procès. Pourvoi rejeté.
Greg Allen et Liam Babbitt, pour l’appelante.
Danielle K. Daroux et Michael J. Sobkin, pour l’intimée.
Sean Gaudet, pour l’intervenant le procureur général du Canada.
Sonal Gandhi, pour l’intervenant le procureur général de l’Ontario.
Meghan Butler, pour l’intervenant le procureur général de la Colombie-Britannique.
Doreen Mueller, pour l’intervenant le procureur général de l’Alberta.
Argumentation écrite seulement par Ryan D. W. Dalziel, c.r., pour l’intervenante Trial Lawyers Association of British Columbia.
K. Jay Ralston, pour l’intervenante Ontario Trial Lawyers Association.
Aniz Alani, pour l’intervenante City of Abbotsford.
Michael J. Sims, pour l’intervenante la Cité de Toronto.
Version française du jugement de la Cour rendu par
Les juges Karakatsanis et Martin —
I. Aperçu
[1] En droit canadien de la responsabilité délictuelle, il est indubitable que les gouvernements peuvent parfois être tenus responsables des préjudices causés par leur négligence, à l’instar des parties défenderesses privées. Parallèlement, le droit de la négligence doit tenir compte du rôle unique qui incombe aux autorités publiques de gouverner la société en fonction de considérations d’intérêt public. Les organismes publics établissent des priorités et mettent en balance des intérêts concurrents auxquels ils doivent satisfaire au moyen de ressources limitées. Ils font des choix difficiles, en matière de politique d’intérêt général, qui ont des répercussions différentes sur le public et qui, parfois, causent préjudice à des particuliers. Il s’agit d’un aspect inévitable de la tâche de gouverner. Les gouvernements rendent compte de ces préjudices devant l’électorat, et non devant les tribunaux. Les tribunaux ne sont pas établis institutionnellement pour contrôler les décisions polycentriques des gouvernements, et les organismes publics doivent être à l’abri, dans une certaine mesure, de l’effet paralysant de la menace de poursuites judiciaires intentées par des particuliers.
[2] Par conséquent, les tribunaux ont reconnu qu’une sphère du processus décisionnel gouvernemental devrait demeurer à l’abri du pouvoir de surveillance des tribunaux fondé sur la norme de diligence applicable en matière de négligence. La délimitation de cette immunité est source de difficultés pour les tribunaux depuis des décennies. Dans l’arrêt R. c. Imperial Tobacco Canada Ltée, 2011 CSC 42, [2011] 3 R.C.S. 45, notre Cour a expliqué que les décisions de « politique générale fondamentale » du gouvernement — définies comme des décisions qui « se rapportent à une ligne de conduite et reposent sur des considérations d’intérêt public, tels des facteurs économiques, sociaux ou politiques » — doivent être à l’abri de toute responsabilité pour négligence (par. 90). L’élément principal qui est pris en compte pour déterminer si on est en présence d’une décision de politique générale fondamentale est toujours la nature de la décision.
[3] Dans la décennie qui s’est écoulée depuis l’arrêt Imperial Tobacco, la confusion a continué à régner quant au moment où s’applique l’immunité accordée à l’égard des décisions de politique générale fondamentale. Dans le présent pourvoi, la Cour est appelée à clarifier la démarche à suivre pour distinguer les décisions de politique générale qui jouissent de l’immunité des activités des gouvernements qui entraînent leur responsabilité pour négligence. Nous concluons que la raison d’être de l’immunité rattachée aux décisions de politique générale fondamentale sert de principe directeur général. Ces décisions n’entraînent pas de responsabilité pour cause de négligence, parce que chaque branche du gouvernement possède une compétence et un rôle institutionnels fondamentaux qui doivent être protégés contre l’ingérence des autres branches. Nous dégageons de la jurisprudence de la Cour quatre facteurs qui aident à évaluer la nature d’une décision gouvernementale : (1) le niveau hiérarchique et les responsabilités de la personne qui décide; (2) le processus suivi pour arriver à la décision; (3) la nature et l’importance des considérations budgétaires; et (4) la mesure dans laquelle la décision était fondée sur des critères objectifs. La justification fondée sur la séparation des pouvoirs qui sous‑tend l’immunité éclaire sur le poids de ces divers facteurs dans l’analyse.
[4] L’intimée, Taryn Joy Marchi, a été blessée en tentant de traverser un banc de neige créé par l’appelante, la Ville de Nelson, en Colombie‑Britannique. Elle a intenté des poursuites contre la Ville pour négligence. Le juge de première instance a rejeté l’action de Mme Marchi, concluant que la Ville n’avait aucune obligation de diligence envers elle, parce que les décisions de la Ville en matière de déneigement constituaient des décisions de politique générale fondamentale. Subsidiairement, le juge de première instance a en outre conclu à l’absence de manquement à la norme de diligence et que, s’il y a eu manquement, Mme Marchi a été la cause immédiate de ses blessures. La Cour d’appel a statué que les trois conclusions du juge de première instance étaient erronées, et elle a ordonné la tenue d’un nouveau procès.
[5] À l’instar de la Cour d’appel, nous sommes d’avis que le juge de première instance a tiré trois conclusions erronées. En ce qui concerne l’obligation de diligence, la décision de la Ville ne constituait pas une décision de politique générale fondamentale jouissant de l’immunité à l’égard de la responsabilité pour négligence. La Ville avait donc une obligation de diligence envers Mme Marchi. Pour ce qui est de la norme de diligence et du lien de causalité, l’analyse du juge de première instance était entachée d’erreurs de droit. Comme des conclusions de fait clés sont nécessaires, notre Cour n’est pas bien placée pour trancher les questions relatives à la norme de diligence et au lien de causalité. Par conséquent, nous sommes d’avis de rejeter l’appel et d’ordonner la tenue d’un nouveau procès, conformément aux présents motifs.
II. Faits
[6] La Ville de Nelson a connu d’abondantes chutes de neige les 4 et 5 janvier 2015. Pour répondre à cette situation, elle a commencé à déblayer les rues et à y épandre du sable. Parmi les tâches qu’a accomplies le personnel de la Ville, il a déblayé les espaces de stationnement en angle se trouvant sur la rue Baker, située au cœur du centre‑ville. Le personnel a poussé la neige à l’extrémité des espaces de stationnement, créant ainsi, en bordure du trottoir, un banc de neige qui séparait les espaces de stationnement du trottoir. Après avoir créé le banc de neige, le personnel de la Ville n’a pas dégagé un passage vers le trottoir pour les conducteurs qui se garaient dans les espaces de stationnement.
[7] Dans la soirée du 6 janvier, Mme Marchi a garé sa voiture dans l’un des espaces de stationnement en angle de la rue Baker. Elle tentait de se rendre à un commerce, mais le banc de neige créé par la Ville bloquait son passage vers le trottoir. Elle a décidé de traverser le banc de neige. Toutefois, lorsqu’elle a posé son pied droit sur le banc de neige, elle s’est enfoncée dans la neige, mettant le pied directement à un endroit où l’avant de son pied s’est courbé vers le haut, et elle s’est gravement blessée à la jambe. Elle a intenté une action en négligence contre la Ville, et les parties ont convenu qu’elle avait subi des dommages s’élevant à un million de dollars.
[8] Depuis 2000, la Ville se fonde sur un document écrit intitulé [traduction] « Rues et trottoirs — Déneigement et enlèvement de la neige » (Politique). De façon générale, la Politique énonce que les activités de déblayage, d’épandage de sable et d’enlèvement de la neige seront menées [traduction] « selon un ordre de priorité propre à servir le mieux possible le public et à permettre le passage des véhicules d’urgence, et ce, dans le respect des directives budgétaires » (d.a., vol. I, p. 56). La Politique établit l’ordre de priorité suivant : corridors d’urgence et cœur du centre‑ville; circuits de transport en commun; déblayage des côtes; rues transversales; et culs‑de‑sac. Madame Marchi s’est blessée dans le secteur 300 de la rue Baker, situé au [traduction] « cœur du centre‑ville ». La Politique contient en outre des directives spécifiques précisant que les activités de déblayage se dérouleront très tôt le matin et que la neige sera enlevée, au besoin, lorsque les accumulations le justifient. Elle ne mentionne pas expressément le déblayage des espaces de stationnement ou la création de bancs de neige.
[9] En plus de la Politique écrite, la Ville a aussi recours à plusieurs pratiques non écrites. En guise d’exemple, elle déblaie les trottoirs selon l’itinéraire désigné, ainsi que les divers escaliers situés dans la Ville, y épand du sable et en enlève la neige. Elle se concentre sur la rue Baker, au cœur du centre‑ville, pour ce qui est de l’enlèvement de la neige, mais pour des raisons de sécurité, le personnel de la Ville commence à enlever la neige dans d’autres zones, notamment autour du centre administratif de la Ville et des écoles, quand le cœur du centre‑ville commence à être achalandé (généralement vers 11 h). Le personnel de la Ville revient à la rue Baker le plus tôt possible. La Ville n’enlève pas la neige au cœur du centre‑ville pendant la nuit en raison de plaintes liées au bruit qu’elle a reçues dans le passé, ainsi que du coût des heures supplémentaires.
[10] Pendant toute la durée des chutes de neige, la superviseure des travaux publics de la Ville a suivi la Politique et pris des décisions quant au personnel devant être affecté aux activités de déneigement. Selon son témoignage, toutes les rues de la Ville sont d’abord dégagées et les bancs de neige sont enlevés uniquement après que tout le déblayage est terminé. Le 9 janvier 2015, le cœur du centre‑ville avait été entièrement déblayé et tous les bancs de neige avaient été enlevés.
III. Décisions des juridictions inférieures
A. Cour suprême de la Colombie‑Britannique, 2019 BCSC 308, 89 M.P.L.R. (5th) 323 (le juge McEwan)
[11] Le juge de première instance a statué que la Ville n’avait pas d’obligation de diligence envers Mme Marchi, étant donné que les décisions de la Ville relatives à l’enlèvement de la neige étaient des décisions de politique générale fondamentale. La Ville a suivi ses politiques écrites et non écrites en matière d’enlèvement de la neige, et ses décisions étaient dictées par les ressources dont elle disposait. Subsidiairement, le juge a conclu que la Ville n’avait pas enfreint la norme de diligence, parce que le banc de neige ne constituait pas un risque de préjudice objectivement déraisonnable — la Ville a fait ce qui était raisonnable dans les circonstances. Il a en outre conclu, de manière subsidiaire encore, que la négligence reprochée à la Ville n’avait pas causé l’accident, car c’est Mme Marchi qui avait été [traduction] « l’artisane de son propre malheur » (par. 45).
B. Cour d’appel de la Colombie‑Britannique, 2020 BCCA 1, 98 M.P.L.R. (5th) 31 (les juges Willcock, Fitch et Hunter)
[12] La Cour d’appel a accueilli l’appel à l’unanimité et ordonné la tenue d’un nouveau procès. En ce qui a trait à l’obligation de diligence, la cour a statué que le juge de première instance ne s’était pas penché adéquatement sur la distinction entre les décisions de politique générale et les décisions opérationnelles, puisqu’il avait simplement accepté l’argument de la Ville portant que toutes les décisions en matière d’enlèvement de la neige étaient des décisions de politique générale fondamentale. Relativement à la norme de diligence, la Cour d’appel a conclu que l’analyse du juge de première instance avait été indûment influencée par son opinion selon laquelle les décisions en matière d’enlèvement de la neige étaient des décisions de politique générale fondamentale. Le juge de première instance avait accepté la prétention de la Ville suivant laquelle [traduction] « c’est ainsi que cela avait toujours été fait » (par. 35), sans examiner la preuve présentée par d’autres municipalités relativement à l’enlèvement de la neige. Pour ce qui est du lien de causalité, la Cour d’appel a conclu que le juge de première instance n’a pas su comment prendre en compte la faute de Mme Marchi elle‑même. Le juge de première instance a erronément considéré que, comme cette dernière aurait été en mesure d’éviter l’accident, elle était la cause immédiate de ses blessures. Il a ainsi omis d’appliquer le critère du « facteur déterminant » dans la détermination du lien de causalité.
IV. Analyse
[13] Le présent pourvoi soulève trois questions : le juge de première instance a‑t‑il erronément conclu que la Ville n’avait pas d’obligation de diligence envers Mme Marchi, parce que les décisions de la Ville en matière d’enlèvement de la neige constituaient des décisions de politique générale fondamentale n’entraînant pas de responsabilité pour négligence? Le juge de première instance a‑t‑il fait erreur dans son analyse de la norme de diligence? Le juge de première instance a‑t‑il commis une erreur dans son analyse du lien de causalité?
A. Obligation de diligence
[14] La question centrale est celle de l’obligation de diligence. Pour décider si le juge de première instance a fait erreur, nous procédons de la manière exposée ci‑après. Premièrement, nous établissons le cadre d’analyse de l’obligation de diligence. Deuxièmement, nous expliquons comment opère la catégorie établie antérieurement dans l’arrêt Just c. Colombie‑Britannique, 1989 CanLII 16 (CSC), [1989] 2 R.C.S. 1228, en précisant pourquoi la présente espèce appartient à la catégorie énoncée dans cet arrêt. Troisièmement, nous examinons le droit relatif à la distinction entre les décisions de politique générale fondamentale et les activités gouvernementales qui entraînent la responsabilité pour négligence. Ensuite, nous appliquons le droit à la conclusion du juge de première instance en l’espèce portant que la Ville n’avait pas d’obligation de diligence envers Mme Marchi.
(1) Cadre d’analyse de l’obligation de diligence
[15] Le fondement du droit moderne de la négligence est le principe du prochain qui a été énoncé dans l’arrêt Donoghue c. Stevenson, 1932 CanLII 536 (FOREP), [1932] A.C. 562 (H.L.), et suivant lequel « ceux qui agissent ont une obligation de diligence envers les personnes qui, selon ce qu’ils auraient dû raisonnablement prévoir au moment d’agir, pourraient être en péril du fait de leurs agissements » (Rankin (Rankin’s Garage & Sales) c. J.J., 2018 CSC 19, [2018] 1 R.C.S. 587, par. 16). Le principe du prochain ne distingue pas entre les parties défenderesses privées et publiques — il est applicable aux deux, sous réserve de toute disposition législative ou de tout principe de common law à l’effet contraire (Cooper c. Hobart, 2001 CSC 79, [2001] 3 R.C.S. 537, par. 22).
[16] Au Canada, l’analyse établie dans les arrêts Anns et Cooper offre un cadre uniforme permettant de déterminer quand naît une obligation de diligence dans le vaste domaine du droit de la négligence, y compris en cas d’allégations de négligence formulées contre les représentants gouvernementaux. Cependant, comme le démontrent clairement l’arrêt Cooper et des décisions subséquentes, le cadre d’analyse s’applique différemment selon que la demande présentée par la partie demanderesse relève d’une obligation de diligence reconnue ou analogue, ou selon que la demande porte sur une obligation nouvelle parce que le lien de proximité n’a pas été reconnu auparavant.
[17] Dans les affaires portant sur une nouvelle obligation de diligence, les deux étapes du cadre d’analyse établi dans les arrêts Anns et Cooper s’appliquent. Suivant la première étape, le tribunal se demande s’il existe une obligation de diligence prima facie entre les parties. À cette étape, la question consiste à décider si le préjudice était une conséquence raisonnablement prévisible de la conduite de la partie défenderesse et s’il existe « un lien de proximité dans le cadre duquel l’omission de faire preuve de diligence raisonnable peut, de façon prévisible, causer une perte ou un préjudice au demandeur » (Rankin’s Garage, par. 18). Il y a un lien de proximité lorsqu’il existe entre les parties un lien à ce point « étroit et direct », qu’il serait « juste et équitable en droit d’imposer une obligation de diligence au défendeur » (Cooper, par. 32 et 34).
[18] S’il existe une proximité suffisante permettant de fonder une obligation de diligence prima facie, il est nécessaire de passer à la deuxième étape de l’analyse établie dans les arrêts Anns et Cooper, qui consiste à se demander s’il existe des considérations de politique résiduelles étrangères au lien existant entre les parties qui devraient écarter l’obligation de diligence prima facie (Cooper, par. 30). Comme il est énoncé au par. 37 de l’arrêt Cooper, l’étape des considérations de politique résiduelles du cadre d’analyse établi dans les arrêts Anns et Cooper soulève des questions liées à « l’effet que la reconnaissance d’une obligation de diligence aurait sur les autres obligations légales, sur le système juridique et sur la société en général », par exemple :
La loi prévoit‑elle déjà une réparation? Faudrait‑il craindre le risque que la reconnaissance de l’obligation de diligence crée une responsabilité illimitée pour un nombre illimité de personnes? D’autres raisons de politique générale indiquent‑elles que l’obligation de diligence ne devrait pas être reconnue?
[19] Lorsque l’obligation de diligence en cause n’est pas nouvelle, il n’est généralement pas nécessaire de procéder aux deux étapes du cadre d’analyse établi dans les arrêts Anns et Cooper. Au fil des ans, les tribunaux canadiens ont élaboré un corpus du droit de la négligence qui reconnaît des catégories de cas dans lesquelles une obligation de diligence a déjà été reconnue (Cooper, par. 41; Childs c. Desormeaux, 2006 CSC 18, [2006] 1 R.C.S. 643, par. 15; Mustapha c. Culligan du Canada Ltée, 2008 CSC 27, [2008] 2 R.C.S. 114, par. 5). Dans de tels cas, « l’existence du lien étroit et direct requis est établie » et il est alors satisfait à la première étape du cadre d’analyse des arrêts Anns et Cooper, pour autant que le risque de préjudice était raisonnablement prévisible (Deloitte & Touche c. Livent Inc. (Séquestre de), 2017 CSC 63, [2017] 2 R.C.S. 855, par. 26). La deuxième étape de l’analyse des arrêts Anns et Cooper sera rarement nécessaire, étant donné que les considérations de politique résiduelles auront déjà été prises en compte lorsque l’obligation de diligence a été reconnue auparavant (Cooper, par. 36 et 39; Livent, par. 26 et 28; voir aussi Edwards c. Barreau du Haut‑Canada, 2001 CSC 80, [2001] 3 R.C.S. 562, par. 9‑10).
(2) Comment la catégorie énoncée dans l’arrêt Just opère‑t‑elle?
[20] Dans l’arrêt Just, notre Cour a reconnu à la majorité l’existence d’une obligation de diligence. Dans cette affaire‑là, le demandeur réclamait des dommages‑intérêts en raison de préjudices corporels subis lorsqu’un bloc de pierre s’est détaché d’un talus bordant une autoroute publique et s’est écrasé sur sa voiture. Il prétendait que le gouvernement défendeur avait à son égard une obligation de diligence de droit privé suivant laquelle ce dernier devait entretenir et inspecter adéquatement l’autoroute et que la perte qu’il avait subie avait été causée par l’omission négligente du gouvernement de s’acquitter de cette obligation.
[21] L’arrêt Just a donné à la Cour l’occasion d’appliquer les deux étapes du cadre d’analyse de l’obligation de diligence dans une affaire concernant des préjudices corporels subis sur une route publique. À l’étape de l’analyse prima facie, la Cour a jugé que les usagers d’une autoroute ont un lien suffisamment étroit avec la province parce que, en créant les autoroutes publiques, la province crée un risque physique auquel les usagers sont invités à s’exposer. Il s’agit d’un risque pour les usagers que la province ou le ministère responsable peut aisément prévoir si les autoroutes ne sont pas raisonnablement entretenues (p. 1236).
[22] Dans le cadre de la deuxième étape, la Cour n’était pas en présence, dans l’affaire Just, de considérations de politique résiduelles liées à une responsabilité indéterminée ou aux conséquences que la reconnaissance d’une obligation de diligence aurait sur d’autres obligations légales. La Cour a conclu que les autorités publiques défenderesses devraient être tenues à une obligation de diligence, « à moins d’un motif valable de [les] en exempter » (Just, p. 1242). La Cour a fait état des deux motifs suivants : premièrement, des dispositions législatives qui exemptent la partie défenderesse de toute responsabilité et, deuxièmement, l’immunité applicable à l’égard des « véritables » décisions de politique (p. 1240‑1244). Bien que de telles décisions de politique soient à l’abri de poursuites pour négligence, la mise en œuvre opérationnelle des politiques peut être assujettie à l’obligation de diligence issue du droit de la négligence.
[23] La Cour a donc conclu que les autorités publiques ont, envers les usagers de la route, une obligation d’entretenir raisonnablement les routes, mais elle a reconnu que cette obligation était visée par l’immunité dont jouit une autorité publique à l’égard des véritables questions de politique. Selon les faits de l’arrêt Just, le système d’inspection contesté était de nature opérationnelle, ce qui signifiait qu’il pouvait être contrôlé par les tribunaux afin de déterminer si le gouvernement avait enfreint la norme de diligence (p. 1245‑1246). Le raisonnement de la Cour mérite d’être cité en entier :
Ici, c’est la façon dont les contrôles étaient effectués, leur fréquence ou leur rareté qui ont été contestées ainsi que la manière dont les arbres situés au‑dessus du talus rocheux auraient dû être inspectés, le moment auquel cette inspection aurait dû avoir lieu et la manière dont les travaux d’excavation et de décapage auraient dû être menés. En résumé, les pouvoirs publics avaient adopté un plan qui comportait l’inspection visuelle des talus et d’autres inspections de ces talus lorsqu’il était justifié de prendre des mesures de sécurité additionnelles. Toutes ces décisions font partie de ce que le juge Mason décrit [dans l’arrêt Sutherland Shire Council c. Heyman (1985), 1988 ABCA 234 (CanLII), 157 C.L.R. 424, (H.C.), p. 469] comme [traduction] « le produit d’une directive administrative, de l’opinion d’un expert ou d’un professionnel, ou encore de normes techniques ou de normes générales de diligence ». Il ne s’agissait donc pas de décisions pouvant être qualifiées de « politiques ». Il s’agissait plutôt de manifestations de la mise en œuvre de la décision de procéder à des inspections et donc de décisions opérationnelles. À ce titre, elles étaient assujetties au contrôle de la cour aux fins de déterminer si l’intimée avait été négligente ou si elle avait respecté la norme appropriée de diligence.
[24] Comme nous l’expliquerons, les considérations et les principes énoncés par la Cour dans l’arrêt Just afin d’aider à distinguer les décisions de politique des décisions opérationnelles sont pertinentes dans toute affaire où on reproche à une autorité publique d’avoir été négligente, que la décision relève d’une obligation de diligence reconnue ou analogue, ou encore d’une nouvelle obligation de diligence. La Cour a souligné la difficulté constante qu’éprouvent les tribunaux à différencier les décisions de politique et les décisions opérationnelles, mais elle a néanmoins reconnu qu’il est essentiel de déterminer quand les autorités publiques ont des obligations en matière de négligence.
[25] La catégorie d’obligation de diligence énoncée dans l’arrêt Just est fermement établie en droit canadien. Plus d’une décennie après, dans l’arrêt Cooper, notre Cour a donné des exemples de catégories dans lesquelles le lien de proximité avait déjà été reconnu, mentionnant de façon particulière que « des autorités gouvernementales se chargeant de l’entretien de routes ont été tenues à l’obligation d’effectuer cet entretien avec diligence » (par. 36, citant les arrêts Just et Swinamer c. Nouvelle‑Écosse (Procureur général), 1994 CanLII 122 (CSC), [1994] 1 R.C.S. 445).
[26] La présente affaire soulève la question de savoir comment l’arrêt Just s’applique à la poursuite intentée par Mme Marchi. Nous expliquons ci-après pourquoi l’espèce relève de l’obligation de diligence reconnue antérieurement par notre Cour dans l’arrêt Just.
[27] Dans le but de déterminer si une catégorie d’obligation reconnue antérieurement s’applique, « le tribunal doit être attentif aux facteurs particuliers qui ont permis d’établir cette catégorie pour déterminer si la relation en cause est en fait vraiment la même que celle établie auparavant ou si elle est analogue » (Livent, par. 28). Dans l’arrêt Just, la Cour a conclu à l’existence d’un lien de proximité sur la base de divers facteurs, notamment la nature de la perte (préjudices corporels) et le fait que les préjudices ont été subis sur une autoroute que le public était invité à emprunter. Les usagers de l’autoroute pouvaient s’attendre à ce qu’elle soit raisonnablement entretenue, et il y avait un risque raisonnablement prévisible qu’un préjudice puisse être causé aux usagers de l’autoroute si elle ne l’était pas.
[28] Dans un nombre important de cas, la catégorie établie dans l’arrêt Just a été appliquée, y compris dans des décisions de notre Cour. Dans l’affaire Brown c. Colombie‑Britannique (Ministre des Transports et de la Voirie), 1994 CanLII 121 (CSC), [1994] 1 R.C.S. 420, l’accident d’automobile qu’a eu le demandeur avait été causé par une plaque de glace noire sur la route. La Cour a jugé que l’obligation de diligence consistant à entretenir raisonnablement les routes énoncée dans l’arrêt Just « s’étendrait à la prévention de préjudices aux usagers de la route causés par la présence de glace sur la chaussée » (Brown, p. 439). De même, dans l’arrêt Swinamer, un gros arbre est tombé sur le camion du demandeur alors qu’il conduisait, lui causant des blessures graves. La Cour a statué que l’obligation de diligence consistant à entretenir raisonnablement les routes énoncée dans l’arrêt Just s’appliquait clairement (p. 457‑459). Dans les deux affaires, toutefois, la Cour a ensuite conclu que les décisions en litige constituaient des décisions de politique générale fondamentale jouissant de l’immunité à l’égard de la responsabilité pour négligence. Des tribunaux de juridiction inférieure appliquent également les principes de l’arrêt Just dans des cas où des piétons allèguent avoir subi des préjudices corporels parce qu’une autorité publique n’a pas maintenu une route publique, un trottoir ou un chemin dans un état raisonnablement sécuritaire (voir, p. ex., Tambeau c. Vancouver (City), 2001 BCSC 651, 20 M.P.L.R. (3d) 195; Talarico c. Northern Rockies (Regional District), 2008 BCSC 861, 47 M.P.L.R. (4th) 242, par. 57‑58; Bowden c. Withrow’s Pharmacy Halifax (1999) Ltd., 2008 NSSC 252, 48 M.P.L.R. (4th) 250, par. 113; Lichy c. City of Surrey, 2016 BCPC 55).
[29] Ainsi qu’il ressort de l’arrêt Just et de la jurisprudence subséquente, les facteurs communs aux affaires visées par la catégorie énoncée dans Just sont les suivants : une autorité publique a décidé d’entretenir une route publique ou un trottoir que le public est invité à utiliser et la partie demanderesse prétend avoir subi des préjudices corporels parce que l’autorité publique n’a pas maintenu la route ou le trottoir dans un état raisonnablement sécuritaire. Lorsque ces facteurs sont présents, la catégorie énoncée dans l’arrêt Just s’appliquera, écartant ainsi la nécessité d’établir à nouveau la proximité.
[30] En l’espèce, la demanderesse a subi d’importantes blessures physiques dans une rue municipale au cœur du centre‑ville de Nelson. En déblayant les espaces de stationnement de la rue Baker, le personnel de la Ville s’est trouvé à inviter les membres du public à les utiliser pour accéder aux commerces situés le long de la rue. C’est exactement ce que la demanderesse tentait de faire quand elle est tombée dans un banc de neige créé par la Ville pendant les activités de déneigement. La catégorie énoncée dans l’arrêt Just englobe une variété de situations, y compris la prévention des blessures causées par la chute d’un bloc de pierre sur la route (Just), la prévention des blessures causées par la chute d’un arbre sur la route (Swinamer), et la prévention des blessures causées par une plaque de glace noire sur la route (Brown). De toute évidence, elle s’étend aussi à la prévention des blessures causées par la présence sur des routes et des trottoirs de bancs de neige créés par un gouvernement défendeur. À notre avis, Mme Marchi a démontré que sa situation relève du champ d’application de la catégorie énoncée dans l’arrêt Just. Comme nous l’expliquerons ci‑après, il demeure loisible à la Ville de prouver que la décision gouvernementale en cause en était une de politique générale fondamentale jouissant de l’immunité à l’égard de la responsabilité pour négligence.
[31] Nous sommes également d’avis que le lien entre la demanderesse et la défenderesse est suffisamment étroit pour satisfaire à une analyse d’une nouvelle situation de proximité. La présente affaire a trait à un préjudice physique prévisible causé à la demanderesse et concerne donc l’un des principaux intérêts protégés par le droit de la négligence (Cooper, par. 36). D’autres caractéristiques du lien de proximité sont elles aussi évidentes : les usagers de la route sont physiquement présents dans un espace qui est contrôlé par l’autorité publique; ils sont invités par l’autorité publique à s’exposer au risque; et l’autorité publique entend que les gens utilisent ses routes et ses trottoirs et planifie en conséquence. Le fait que les opérations de déneigement exécutées de manière négligente puissent causer des préjudices à ceux qui sont invités à utiliser les rues et les trottoirs du cœur du centre‑ville est une situation raisonnablement prévisible par la Ville.
[32] Nous soulignons que la Ville a soutenu, lors des plaidoiries devant nous, que l’obligation de diligence est fondée sur la loi intitulée Occupiers Liability Act, R.S.B.C. 1996, c. 337 (Loi). Cette loi ne s’applique ni à une [traduction] « route publique » ni à une « autoroute publique » dont une municipalité est l’occupante (par. 8(2)). On ne nous a pas présenté d’observations relativement à la question de savoir si la chute de Mme Marchi est survenue sur une route ou une autoroute publique au sens de ces termes dans la Loi. Le juge de première instance a fait observer que le fait que la Loi s’applique ou non ne fait aucune différence pratique en l’espèce, et, pour les besoins des présents motifs, nous supposons qu’elle ne s’applique pas. Les deux parties se sont accordées pour dire que l’immunité liée aux décisions de politique générale fondamentale doit de toute façon être examinée.
[33] Enfin, durant les plaidoiries, la question de savoir à quel moment l’immunité liée aux décisions de politique générale fondamentale doit être prise en compte dans l’analyse de l’obligation de diligence, dans des cas où une catégorie reconnue antérieurement s’applique, a suscité une certaine confusion. Dans les affaires concernant une nouvelle obligation de diligence, la Cour a conçu l’immunité accordée à l’égard des décisions de politique générale fondamentale comme une considération de politique résiduelle devant être examinée à la deuxième étape, comme cela a été fait dans les arrêts Imperial Tobacco et Cooper. Par contre, lorsqu’une obligation de diligence reconnue s’applique, la Cour a déclaré que l’analyse complète en deux étapes établie par les arrêts Anns et Cooper n’est généralement pas nécessaire (Cooper, par. 39). Ainsi, lorsque la catégorie énoncée dans l’arrêt Just s’applique, il n’est pas nécessaire de répéter l’analyse complète à deux étapes déjà effectuée dans cet arrêt.
[34] Néanmoins, l’arrêt Just n’a pas décidé, pour toutes les affaires futures, dans quels cas une décision gouvernementale contestée en matière d’entretien des routes constitue une décision de politique générale fondamentale. En effet, l’analyse effectuée à l’égard d’une décision donnée ne s’appliquera pas nécessairement à d’autres cas, parce que la nature factuelle des décisions variera vraisemblablement d’une affaire à l’autre. Bien que d’autres préoccupations liées à la deuxième étape, par exemple la responsabilité indéterminée, n’aient pas besoin d’être prises en compte parce qu’elles ont été rejetées dans l’arrêt Just, il sera loisible à l’autorité publique d’invoquer l’immunité rattachée aux décisions de politique générale fondamentale dans chaque cas, selon les circonstances factuelles.
[35] Comme la Ville l’a reconnu devant notre Cour, il incombe toujours à l’autorité publique d’établir qu’elle est à l’abri de la responsabilité parce que la décision contestée est une décision de politique générale fondamentale. Ainsi, une fois que la partie demanderesse a fait la preuve que son cas appartient à la catégorie énoncée dans l’arrêt Just, une obligation de diligence sera imposée, à moins que l’autorité publique ne puisse démontrer que la décision gouvernementale en cause est protégée par l’immunité accordée à l’égard des décisions de politique générale fondamentale. En outre, la décision gouvernementale ne doit être ni irrationnelle ni prise de mauvaise foi (Imperial Tobacco, par. 90).
[36] Pour les besoins de la présente affaire, nous n’avons pas à décider s’il est préférable de considérer l’immunité accordée à l’égard des décisions de politique générale fondamentale comme une règle relative à la manière dont opère la catégorie énoncée dans l’arrêt Just ou comme une considération à la deuxième étape du cadre d’analyse des arrêts Anns et Cooper, même lorsqu’une catégorie d’obligation de diligence reconnue s’applique. Cela n’entraîne aucune différence pratique sur l’issue du pourvoi. Peu importe où l’immunité accordée à l’égard des décisions de politique générale fondamentale se situe dans le cadre d’analyse de l’obligation de diligence, les mêmes principes s’appliquent afin de déterminer si une décision de politique jouissant de l’immunité est en cause. Ces principes s’appliquent dans tous les cas où l’autorité publique défenderesse invoque cette immunité, que l’affaire renvoie à une nouvelle obligation de diligence, qu’elle relève de la catégorie énoncée dans l’arrêt Just, ou qu’elle soit visée par une autre catégorie reconnue ou analogue. Ce qui importe le plus, c’est que l’immunité liée aux décisions de politique générale fondamentale prises par les gouvernements défendeurs soit bien comprise et fasse l’objet d’un examen complet, lorsque la nature de la demande l’exige. C’est pour cette raison que nous formulons maintenant les principes qui sous‑tendent l’immunité.
(3) Décisions de politique générale fondamentale
[37] Avant de déterminer si l’immunité accordée à l’égard des décisions de politique générale fondamentale s’applique en l’espèce, nous examinerons l’état du droit permettant de distinguer les décisions de politique générale fondamentale des activités gouvernementales qui entraînent la responsabilité pour négligence. Premièrement, nous retraçons le développement du droit de la responsabilité des gouvernements pour négligence, en expliquant pourquoi les décisions de politique générale fondamentale sont à l’abri de la responsabilité. Deuxièmement, nous décrivons les principes et facteurs que notre Cour a déjà établis pour identifier les décisions de politique générale fondamentale. Troisièmement, nous formulons des indications supplémentaires sur la question, en donnant des précisions et un cadre permettant de structurer l’analyse. Quatrièmement, nous appliquons le droit relatif à l’immunité accordée à l’égard des décisions de politique générale fondamentale aux faits de l’espèce.
a) Responsabilité des gouvernements pour négligence et raison d’être de l’immunité accordée à l’égard des décisions de politique générale fondamentale
[38] Avant l’adoption des lois sur la responsabilité civile de l’État au milieu du XXe siècle, les gouvernements au Canada ne pouvaient être tenus responsables, soit directement, soit sur la base du fait d’autrui, pour la négligence de leurs fonctionnaires (P. W. Hogg, P. J. Monahan, et W. K. Wright, Liability of the Crown (4e éd. 2011), p. 7). Toutefois, à mesure que les fonctions des gouvernements se sont élargies, cet état de fait est devenu intenable; les gouvernements étaient de plus en plus présents dans des activités « qui auraient entraîné une responsabilité civile délictuelle [si elles] étaient survenu[e]s entre particuliers » (Just, p. 1239). En conséquence, le Parlement et les législatures provinciales ont édicté des lois permettant que la Couronne puisse être tenue responsable des délits commis par ses représentants, comme le seraient des particuliers. Par exemple, la loi de la Colombie‑Britannique intitulée Crown Proceeding Act, R.S.B.C. 1996, c. 89, art. 2, prévoit que [traduction] « le gouvernement est assujetti à toutes les obligations auxquelles il serait soumis s’il était une personne ». Même avant l’édiction de cette loi, les administrations municipales se distinguaient de la Couronne et pouvaient, dès la fin du XVIIIe siècle, être tenues responsables en cas de poursuites pour négligence, (D. G. Boghosian et J. M. Davison, The Law of Municipal Liability in Canada (feuilles mobiles), § 2.4; N. c. Poole Borough Council (AIRE Centre Intervening), [2019] UKSC 25, [2020] A.C. 780, par. 26).
[39] L’application des principes du droit privé de la négligence aux autorités publiques pose des [traduction] « problèmes particuliers » (Sutherland Shire Council, p. 456, le juge Mason). Bien que les dispositions législatives assujettissent la Couronne à la responsabilité comme si elle est une personne, « la Couronne n’est pas une personne et elle doit pouvoir être libre de gouverner et de prendre de véritables décisions de politique sans encourir pour autant une responsabilité civile délictuelle » (Just, p. 1239). Le processus décisionnel des gouvernements couvre un large spectre. À une extrémité de ce spectre se situent les choix de politique publique que seuls les gouvernements peuvent prendre, comme ceux pris « par les plus hautes instances » du gouvernement afin d’adopter une ligne de conduite fondée sur les politiques en matière de santé et sur d’autres « considérations sociales et économiques » (Imperial Tobacco, par. 95). Les tribunaux sont réticents à imposer une obligation de diligence de common law à ces choix de politique (voir Dalehite c. United States, 346 U.S. 15 (1953), p. 57, le juge Jackson, dissident). À l’autre extrémité du spectre, les membres du personnel gouvernemental qui conduisent des véhicules ou les autorités publiques qui occupent des immeubles ont manifestement des obligations de diligence de droit privé et ne doivent pas faire montre de négligence (L. N. Klar et C. S. G. Jefferies, Tort Law (6e éd. 2017), p. 348). Le droit de la responsabilité délictuelle doit faire en sorte qu’il y ait responsabilité dans les cas relevant de cette dernière catégorie, sans toutefois pénétrer trop loin dans la sphère des décisions de politique publique.
[40] Quoiqu’il y ait consensus pour dire que « le droit de la négligence doit prendre en compte le rôle unique des organismes gouvernementaux », il y a désaccord quant à la manière dont cela doit être fait (Imperial Tobacco, par. 76). D’aucuns soutiennent même que les principes de négligence du droit privé sont totalement incompatibles avec le rôle et la nature des autorités publiques. En guise d’exemple, faisant écho aux remarques incidentes formulées aux par. 130 et 139 de l’arrêt Paradis Honey Ltd. c. Canada (Procureur général), 2015 CAF 89, [2016] 1 R.C.F. 446, la ville d’Abbotsford est intervenue au présent pourvoi et a proposé que la responsabilité des autorités publiques ne soit régie que par des principes de droit public. Elle a suggéré que les tribunaux, au lieu d’examiner comment l’immunité applicable en matière de politique générale fondamentale opère en droit de la négligence, s’attachent au caractère indéfendable d’une décision au sens du droit administratif et, dans les cas appropriés, qu’ils exercent leur pouvoir discrétionnaire pour accorder une réparation pécuniaire.
[41] Une telle approche n’a aucune assise dans la jurisprudence de notre Cour. Elle va également à l’encontre des lois sur la responsabilité de l’État au Canada, lesquelles assujettissent la Couronne à la responsabilité comme si elle était un particulier. L’approche de la Cour consiste à reconnaître que, en « règle générale, l’obligation traditionnelle de diligence issue du droit de la responsabilité délictuelle s’appliquera à un organisme gouvernemental de la même façon qu’à un particulier » (Just, p. 1244). Toutefois, dans le but d’atténuer le conflit découlant de l’application des principes du droit privé de la négligence à des autorités publiques, la Cour a adopté le principe établi dans l’arrêt Anns c. Merton London Borough Council, [1978] A.C. 728 (H.L.), selon lequel certaines décisions de politique devraient échapper à la responsabilité pour négligence, tant qu’elles ne sont pas irrationnelles ou prises de mauvaise foi. Cette approche tient compte de la nature unique des autorités publiques défenderesses et est fermement ancrée à la fois dans les lois et dans la jurisprudence de la Cour remontant aussi loin dans le temps que les arrêts Barratt c. Corporation of North Vancouver, 1980 CanLII 219 (CSC), [1980] 2 R.C.S. 418, et Kamloops (Ville de) c. Nielsen, 1984 CanLII 21 (CSC), [1984] 2 R.C.S. 2.
[42] La raison première pour laquelle les décisions de politique générale fondamentale sont soustraites à la responsabilité pour négligence est le maintien de la séparation des pouvoirs. Assujettir ces décisions aux obligations de diligence de droit privé amènerait les tribunaux à évaluer des décisions qui relèvent davantage des pouvoirs législatif ou exécutif. Les branches exécutive, législative et judiciaire du gouvernement jouent des rôles distincts et complémentaires dans l’ordre constitutionnel du Canada (Ontario c. Criminal Lawyers’ Association of Ontario, 2013 CSC 43, [2013] 3 R.C.S. 3, par. 27‑29). Chaque branche possède aussi des attributions institutionnelles fondamentales : la branche législative a le pouvoir de faire de nouvelles lois, la branche exécutive exécute les lois édictées par la branche législative, et la branche judiciaire tranche les différends qui découlent de l’application des lois (P. W. Hogg et W. K. Wright, Constitutional Law of Canada (5e éd. suppl.), § 9.1 (« Definition of responsible government »)).
[43] Il est essentiel, pour assurer le maintien de l’ordre constitutionnel, que chaque branche joue le rôle qui lui est propre et « qu’aucune [des] branches n’outrepasse ses limites et que chacune respecte de façon appropriée le domaine légitime de compétence de l’autre » (New Brunswick Broadcasting Co. c. Nouvelle‑Écosse (Président de l’Assemblée législative)), 1993 CanLII 153 (CSC), [1993] 1 R.C.S. 319, p. 389; voir aussi Just, p. 1239). La séparation des pouvoirs protège ainsi l’indépendance de la magistrature, la capacité et la liberté du pouvoir législatif d’adopter des lois (Mikisew Cree First Nation c. Canada (Gouverneur général en conseil), 2018 CSC 40, [2018] 2 R.C.S. 765, par. 2 et 35; Chagnon c. Syndicat de la fonction publique et parapublique du Québec, 2018 CSC 39, [2018] 2 R.C.S. 687, par. 65), et la capacité du pouvoir exécutif d’appliquer ces lois, d’établir des priorités et d’allouer les ressources nécessaires à une bonne gouvernance. Comme les municipalités détiennent des pouvoirs provinciaux délégués, elles bénéficient de la même protection à l’égard de certaines responsabilités.
[44] Les décisions de politique générale fondamentale prises par les branches législative et exécutive nécessitent la mise en balance de facteurs économiques, sociaux et politiques concurrents, ainsi que la réalisation d’analyses contextualisées de données. Ces décisions ne reposent pas uniquement sur des considérations objectives, mais elles requièrent également des jugements de valeur — car des personnes raisonnables peuvent légitimement diverger d’opinions et de fait le font (voir B. A. Peterson et M. E. Van Der Weide, « Susceptible to Faulty Analysis : United States v. Gaubert and the Resurrection of Federal Sovereign Immunity » (1997), 72 Notre Dame L. Rev. 447, p. 450). Si les tribunaux intervenaient, ils remettraient en question les décisions de représentants gouvernementaux démocratiquement élus ou de représentantes gouvernementales démocratiquement élues, et ils ne feraient qu’y substituer leurs propres opinions (Andrews c. Law Society of British Columbia, 1989 CanLII 2 (CSC), [1989] 1 R.C.S. 143, p. 194, le juge La Forest (motifs concordants); S. M. Makuch, « Municipal Immunity From Liability in Negligence », dans F. M. Steel et S. Rodgers‑Magnet, dir., Issues in Tort Law (1983), 221, p. 232‑234).
[45] Dans le même ordre d’idées, la procédure contradictoire et les règles de procédure civile ne se prêtent pas au type de décisions polycentriques prises dans le cours du processus démocratique (Hogg, Monahan et Wright, p. 226; Home Office c. Dorset Yacht Co., [1970] A.C. 1004 (H.L.), le lord Diplock, p. 1066-1068). Il en va de même du fait que, bien qu’une décision de politique générale fondamentale soit meilleure qu’une autre, cela ne saurait constituer une preuve analogue à celles que requièrent généralement les tribunaux (Just, p. 1239‑1240, citant Blessing c. United States, 447 F. Supp. 1160 (E.D. Pa. 1978); voir aussi Berkovitz c. United States, 486 U.S. 531 (1988), p. 545).
[46] Qui plus est, si toutes les décisions gouvernementales étaient assujetties à la responsabilité délictuelle, cela risquerait de nuire à la bonne gouvernance en créant un effet paralysant (L. N. Klar, « The Supreme Court of Canada: Extending the Tort Liability of Public Authorities » (1990), 28 Alta. L. Rev. 648, p. 650; voir aussi United States c. Muniz, 374 U.S. 150 (1963), p. 163). Les autorités publiques doivent être autorisées à « nuire en soi aux intérêts des particuliers », lorsqu’elles prennent des décisions de politique générale fondamentale, sans craindre d’engager leur responsabilité (Laurentide Motels Ltd. c. Beauport (Ville), 1989 CanLII 81 (CSC), [1989] 1 R.C.S. 705, p. 722).
[47] Pour ces raisons, bien qu’il soit incontestable que les branches législative et exécutive prennent parfois des décisions de politique générale fondamentale qui causent en définitive préjudice à des particuliers (Klar, p. 650), la réponse à de telles décisions doit émaner des électeurs plutôt que des tribunaux (Anns, p. 754; George c. Newfoundland and Labrador, 2016 NLCA 24, 378 Nfld. & P.E.I.R. 46, par. 159). Contrairement au droit public (administratif), où les décisions prises par des délégataires du gouvernement sont contrôlées par les tribunaux pour assurer la primauté du droit, appliquer aux décisions de politique générale fondamentale la responsabilité de droit privé aurait pour effet de miner notre ordre constitutionnel.
[48] À l’inverse, il existe de bonnes raisons de tenir les autorités publiques responsables de leurs activités négligentes qui ne relèvent pas de la sphère de la politique générale fondamentale, lorsque ces activités causent préjudice à des particuliers. [traduction] « Les municipalités fonctionnent à plusieurs égards comme des personnes physiques ou morales », et elles ont la capacité de « causer des pertes » (Makuch, p. 239). La responsabilité à l’égard d’activités opérationnelles est « une protection utile pour les citoyens dont la confiance de plus en plus grande dans les fonctionnaires semble une caractéristique de notre temps » (Kamloops, p. 26).
[49] Comme nous l’expliquerons, la raison d’être de l’immunité accordée à l’égard des décisions de politique générale fondamentale — la protection des compétences et des rôles institutionnels fondamentaux des branches législative et exécutive nécessaires à la séparation des pouvoirs — devrait servir de principe directeur général de l’analyse. En définitive, la question de savoir si une autorité publique doit bénéficier ou non de l’immunité à l’égard des poursuites en responsabilité pour négligence dépend de la réponse à la question de savoir si la séparation des pouvoirs sous-jacente est en jeu et dans quelle mesure elle l’est (voir, p. ex., United States c. Varig Airlines, 467 U.S. 797 (1984), p. 814; Berkovitz, p. 536‑537).
b) Délimitation de la sphère des décisions de politique générale fondamentale
[50] Dans l’arrêt Just, la Cour a expliqué qu’il faut distinguer les « véritables décisions de politique » de la « mise en œuvre opérationnelle » de ces décisions, laquelle est assujettie aux principes de droit privé en matière de négligence (p. 1240). Comme le démontrent les décisions des tribunaux inférieurs et la doctrine — ainsi que les observations présentées à la Cour —, la question de savoir en quoi consiste une « véritable » décision de politique générale ou une décision de politique « fondamentale » est « une question épineuse qui a fait couler beaucoup d’encre » (Imperial Tobacco, par. 72). En effet, il ne peut y avoir de formule magique ou de critère absolu permettant d’apporter infailliblement une réponse à toute décision prise par le gouvernement (par. 90).
[51] La jurisprudence de notre Cour offre néanmoins des indications utiles. Les décisions de politique générale fondamentale n’entraînent pas de responsabilité pour négligence et sont des décisions qui « se rapportent à une ligne de conduite et reposent sur des considérations d’intérêt public, tels des facteurs économiques, sociaux ou politiques, pourvu qu’elles ne soient ni irrationnelles ni prises de mauvaise foi » (Imperial Tobacco, par. 90). Elles « forment un sous‑ensemble restreint de décisions discrétionnaires », en ce que « même les tâches courantes » peuvent nécessiter l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire, et le fait de protéger toutes les décisions gouvernementales discrétionnaires aurait pour effet de « donner une portée trop large à l’immunité » (par. 84 et 88).
[52] Les activités exclues de la sphère des décisions de politique générale fondamentale — c’est‑à‑dire les activités qui entraînent la responsabilité d’une autorité publique pour négligence — ont été définies comme relevant de « la mise en œuvre pratique des politiques ainsi formulées » ou de « l’exécution ou l’implantation d’une politique » (Brown, p. 441; voir aussi Laurentide Motels, p. 718). De telles décisions « opérationnelles » sont habituellement « le produit d’une directive administrative, de l’opinion d’un expert ou d’un professionnel, ou encore de normes techniques ou de la norme générale de ce qui est raisonnable » (Brown, p. 441).
[53] Dans l’arrêt Imperial Tobacco, la juge en chef McLachlin a avancé que la distinction politique générale/opérations pourrait ne pas constituer un critère juridique très utile, puisque de nombreuses décisions peuvent recevoir l’une ou l’autre de ces désignations, si on oppose abstraitement les décisions de politique aux décisions opérationnelles (par. 78). Dans Imperial Tobacco, la Cour a donc choisi de se concentrer sur les aspects positifs des décisions de politique générale fondamentale et de s’écarter de la distinction politique générale/opérations (par. 87). Bien que nous souscrivions à cette observation, la distinction demeure néanmoins utile. Dans certains cas, la juxtaposition des notions de politique générale fondamentale et de mise en œuvre opérationnelle peut permettre d’identifier clairement les décisions qui ne devraient pas être soumises au pouvoir de surveillance des tribunaux par opposition à celles qui entraînent la responsabilité pour négligence.
[54] Toutefois, l’élément clé auquel il faut s’attacher doit demeurer la nature de la décision (Just, p. 1245; voir aussi Imperial Tobacco, par. 87), et l’identification d’autres caractéristiques des décisions de politique générale fondamentale vient appuyer l’accent mis sur cet élément. Dans l’arrêt Just, notre Cour a expliqué que les décisions de politique sont généralement (mais pas toujours) prises « par des personnes occupant un poste élevé au sein de l’organisme » (p. 1245). La juge en chef McLachlin a par la suite exprimé la même idée dans Imperial Tobacco, lorsqu’elle a déclaré qu’habituellement les décisions de politique générale sont « prises par le législateur ou un fonctionnaire tenu officiellement d’évaluer et de mettre en balance des considérations d’intérêt public » (par. 87). Dans l’arrêt Brown, la Cour a précisé que les décisions de politique générale impliquent « la planification et [. . .] la détermination préalable des limites [des] engagements [du gouvernement] » (p. 441). De plus, « les décisions concernant l’allocation de ressources budgétaires à des ministères ou organismes gouvernementaux seront rangées dans la catégorie des décisions de politique » (Just, p. 1242 et 1245 (nous soulignons)).
[55] Les caractéristiques fondées sur les notions de « planification », de « détermination préalable des limites » ou d’« allocation de ressources budgétaires » s’accordent avec la notion sous‑jacente selon laquelle les décisions de politique générale font habituellement l’objet de longues délibérations, ont une application large et sont de nature prospective. À titre d’exemple, les décisions de politique générale sont souvent formulées après la tenue de débats — parfois publics — et l’obtention de contributions de différents niveaux hiérarchiques décisionnels. En revanche, les activités gouvernementales qui entraînent la responsabilité pour négligence relèvent généralement du pouvoir discrétionnaire d’un employé ou d’un groupe d’employés. Elles ne sont pas précédées de longues délibérations, mais elles reflètent l’exercice par un représentant ou un groupe de représentants de leur jugement à l’égard d’un événement particulier, ou encore leur réaction à cet événement (voir H. J. Krent, « Preserving Discretion Without Sacrificing Deterrence : Federal Governmental Liability in Tort » (1991), 38 U.C.L.A. L. Rev. 871, p. 898‑899).
[56] En conséquence, il se dégage de la jurisprudence de notre Cour quatre facteurs utiles dans l’examen de la nature d’une décision gouvernementale : (1) le niveau hiérarchique et les responsabilités de la personne qui décide; (2) le processus suivi pour arriver à la décision; (3) la nature et l’importance des considérations budgétaires; et (4) la mesure dans laquelle la décision était fondée sur des critères objectifs.
[57] Ci‑après, nous formulons deux précisions et établissons un cadre permettant de structurer l’analyse.
[58] La première précision est que les choix effectués par des fonctionnaires relativement à la manière dont les services gouvernementaux sont offerts impliquent fréquemment des considérations financières. Pour cette raison, la seule existence de conséquences budgétaires, financières, ou liées aux ressources ne permet pas de décider si on est en présence d’une décision de politique — en effet, beaucoup trop de décisions gouvernementales, même parmi les plus opérationnelles, comportent une certaine prise en compte du budget d’un ministère ou de la rareté des ressources dont il dispose (voir, p. ex., Peterson et Van Der Weide, p. 498‑501; A. Deegan, « The Public/Private Law Dichotomy And Its Relationship With The Policy/Operational Factors Distinction in Tort Law » (2001), 1 Q.U.T.L.J.J. 241, p. 253). Dans l’arrêt Just, le juge Cory a parlé des décisions concernant l’allocation de ressources budgétaires aux ministères, décisions qui sont très éloignées des décisions budgétaires prises individuellement par des membres du personnel au quotidien (p. 1245). Alors que le budget d’un ministère [traduction] « semble une question vaste et complexe qui donnera bien du fil à retordre au juge qui tentera de le déchiffrer » (Peterson et Van Der Weide, p. 500‑501), les décisions des membres du personnel en matière de budget ou d’allocation des ressources ne sont pas nécessairement difficiles à évaluer. La question de savoir si une décision gouvernementale comportait des considérations budgétaires ne peut donc pas servir de critère pour déterminer si elle constituait une décision de politique fondamentale; cette question n’est qu’un élément parmi bien d’autres.
[59] La deuxième précision est le fait que le terme « politique » (« policy ») couvre un large éventail d’acceptions, qui vont des orientations générales à un ensemble d’idées ou un plan précis (voir, p. ex., le Cambridge Dictionary (en ligne), selon lequel le terme « politique » s’entend [traduction] « d’un ensemble d’idées ou d’un plan qui concerne la marche à suivre dans des situations précises auxquelles ont officiellement consenti un groupe de personnes, une entreprise, une organisation, un gouvernement ou un parti politique »; dans le dictionnaire Merriam-Webster’s Collegiate Dictionary (11e éd. 2003), p. 960, le mot « politique » est défini comme étant [traduction] « une ligne de conduite ou une méthode d’action choisie parmi différentes possibilités et à la lumière de conditions données pour orienter et déterminer la prise de décisions immédiates et futures » ou « un plan global de haut niveau incluant des objectifs généraux et des procédures acceptables, en particulier de la part d’un organisme gouvernemental »). Voilà pourquoi notre jurisprudence a si souvent ajouté au terme « politique » les qualificatifs « véritable » ou « fondamentale », afin de faire ressortir le type de question de politique qui commande l’immunité. En conséquence, le fait que le terme « politique » figure dans un document ou qu’un plan soit intitulé « politique » peut être trompeur et ne permet certainement pas de trancher la question. De même, le fait qu’une certaine ligne de conduite est imposée par des documents gouvernementaux écrits n’est pas d’un grand secours. Bien que l’on puisse s’attendre à ce qu’une décision de politique fondamentale soit consignée par écrit, cela peut dépendre de l’autorité publique concernée et des circonstances; des procédures de mise en œuvre peuvent, elles aussi, être documentées. L’accent doit donc demeurer sur la nature de la décision elle‑même, plutôt que sur la forme que prend la décision ou le titre que lui donne le gouvernement.
c) Comment structurer l’analyse
[60] Outre ces mises en garde, les principes et facteurs énoncés dans notre jurisprudence considérés sous l’angle de la raison d’être qui sous‑tend l’immunité liée aux décisions de politique générale fondamentale, constituent un cadre d’analyse contextuel utile pour déterminer si une décision gouvernementale est une décision de politique générale fondamentale. Comme nous l’avons souligné précédemment, l’élément‑clé auquel il faut s’attacher demeure toujours la nature de la décision. Les choix de politique publique relèvent de toute évidence de la compétence et du rôle des branches législative et exécutive du gouvernement. Le tribunal doit prendre en compte la mesure selon laquelle la décision gouvernementale était fondée sur des considérations d’intérêt public, ainsi que le degré d’incidence de ces considérations sur la raison d’être qui sous‑tend l’immunité — la protection des compétences et des rôles institutionnels fondamentaux des branches législative et exécutive nécessaires à la séparation des pouvoirs.
[61] La raison d’être de l’immunité liée aux décisions de politique générale fondamentale devrait également servir de principe directeur général quant à la manière d’évaluer et de mettre en balance les facteurs élaborés par notre Cour afin d’identifier les décisions de politique générale fondamentale. Nous allons maintenant préciser davantage.
[62] Premièrement : le niveau hiérarchique et les responsabilités de la personne qui décide. Dans ce facteur, ce qui importe c’est la mesure selon laquelle cette personne a des liens étroits avec un représentant ou une représentante du gouvernement qui est démocratiquement redevable devant la population et responsable à l’égard des décisions de politique générale. Plus la personne qui décide se situe à un niveau élevé dans la hiérarchie du pouvoir exécutif, ou plus cette personne occupe un niveau hiérarchique élevé au sein de la direction, ou plus elle est près d’un représentant élu ou d’une représentante élue, plus grande sera la possibilité que le contrôle judiciaire de sa décision pour cause de négligence soulève des préoccupations relatives à la séparation des pouvoirs ou ait un effet paralysant sur la bonne gouvernance. Similairement, plus les responsabilités professionnelles de la personne qui décide incluent l’évaluation et la mise en balance de considérations d’intérêt public, plus il est probable que ce facteur militera en faveur de la reconnaissance de l’immunité accordée à l’égard des décisions de politique générale fondamentale. À l’inverse, des décisions prises par des membres du personnel qui ont des fonctions très éloignées de celles de représentantes gouvernementales ou de représentants gouvernementaux démocratiquement redevables devant la population, ou qui sont chargés d’activités de mise en œuvre, ne sont probablement pas des décisions de politique générale fondamentale, et sont davantage susceptibles d’engager la responsabilité de leur auteur suivant les principes habituels de droit privé en matière de négligence (Just, p. 1242 et 1245; Imperial Tobacco, par. 87).
[63] Deuxièmement : le processus suivi pour arriver à la décision. Plus le processus décisionnel du gouvernement avait un caractère délibératif, a nécessité des débats (parfois publics), a impliqué la contribution de différents niveaux hiérarchiques, était censé être vaste et avoir une nature prospective, plus le principe de la séparation des pouvoirs entrera en jeu et tendra à indiquer qu’il s’agit d’une décision de politique générale fondamentale. En revanche, plus une décision peut être caractérisée comme étant la réaction d’un membre du personnel ou d’un groupe au sein du personnel à un événement particulier qui reflète le pouvoir discrétionnaire dont il dispose à cet égard et n’a pas été précédée d’une longue période de délibération, plus il est probable qu’elle donnera ouverture à révision pour négligence.
[64] Troisièmement : la nature et de la portée des considérations budgétaires. Une décision budgétaire peut être une décision de politique générale fondamentale, selon le type de mesure budgétaire dont il s’agit. Les décisions gouvernementales « concernant l’allocation de ressources budgétaires à des ministères ou organismes gouvernementaux seront rangées dans la catégorie des décisions de politique », parce qu’elles sont plus susceptibles de relever des compétences fondamentales des branches législative et exécutive (voir, p. ex., Criminal Lawyers’ Association, par. 28). Par contre, les décisions budgétaires quotidiennes prises individuellement par des membres du personnel ne soulèveront probablement pas de préoccupation liée à la séparation des pouvoirs.
[65] Quatrièmement : la mesure selon laquelle la décision était fondée sur des critères objectifs. Plus la décision gouvernementale implique la mise en balance d’intérêts concurrents et requiert des jugements de valeur, plus il est vraisemblable que le facteur de la séparation des pouvoirs entrera en jeu, car dans un tel cas le tribunal substituerait ses propres jugements de valeur (Makuch, p. 234‑236 et 238). Inversement, plus une décision est prise en fonction « de normes techniques ou de la norme générale de ce qui est raisonnable », plus il est probable qu’elle donne ouverture à une révision pour négligence. Il est également possible que ces décisions correspondent à des décisions analogues dans la sphère privée, décisions que les tribunaux ont déjà l’habitude d’examiner, parce qu’elles sont fondées sur des critères objectifs.
[66] Par conséquent, dans la mise en balance de ces facteurs, l’accent doit toujours être mis principalement sur l’objet qui sous‑tend l’immunité et sur la nature de la décision. Aucun des facteurs n’est nécessairement déterminant en soi, et davantage de facteurs et de caractéristiques des décisions de politique générale fondamentale peuvent être élaborés; les tribunaux doivent évaluer toutes les circonstances.
[67] En résumé, les décisions de politique générale fondamentale sont des « décisions [qui] se rapportent à une ligne de conduite et reposent sur des considérations d’intérêt public, tels des facteurs économiques, sociaux ou politiques, pourvu qu’elles ne soient ni irrationnelles ni prises de mauvaise foi » (Imperial Tobacco, par. 90). Elles forment « un sous‑ensemble restreint de décisions discrétionnaires » — c’est‑à‑dire que le fait qu’un choix a été effectué n’est pas indicatif d’une décision de politique fondamentale (ibid., par. 84 et 88). Les décisions de politique générale fondamentale n’entraînent pas de responsabilité pour négligence, parce que les branches législative et exécutive ont des compétences et des rôles institutionnels fondamentaux qui doivent être protégés de l’ingérence susceptible de découler de l’exercice par les tribunaux de leur pouvoir de surveillance en application du droit privé. Le tribunal doit prendre en compte la mesure dans laquelle la décision du gouvernement était fondée sur des considérations d’intérêt public, de même que le degré d’incidence de ces considérations sur la raison d’être de l’immunité liée aux décisions de politique générale fondamentale.
[68] En outre, quatre facteurs se révèlent utiles dans l’examen de la nature d’une décision gouvernementale : (1) le niveau hiérarchique et les responsabilités de la personne qui décide; (2) le processus suivi pour arriver à la décision; (3) la nature et l’importance des considérations budgétaires; et (4) la mesure dans laquelle la décision était fondée sur des critères objectifs. La raison d’être qui sous‑tend l’immunité — la protection des compétences et des rôles institutionnels fondamentaux des branches législative et exécutive nécessaires à la séparation des pouvoirs — sert de principe directeur général quant à la manière de mettre en balance les facteurs dans l’analyse. Ainsi, la nature de la décision, de même que les caractéristiques et les facteurs qui renseignent le tribunal sur cette nature, doivent être appréciés à la lumière de l’objet qui constitue le fondement de l’immunité accordée à l’égard des décisions de politique fondamentale.
d) Application de l’immunité accordée à l’égard des décisions de politique générale fondamentale
[69] La Ville n’invoque aucune exemption de nature légale à l’égard de l’obligation de diligence énoncée dans l’arrêt Just, et il n’a été formulé aucune allégation lui reprochant d’avoir agi de manière irrationnelle ou de mauvaise foi. En conséquence, après avoir déterminé que la présente affaire relève de la catégorie énoncée dans l’arrêt Just, la seule question qui demeure à l’étape de l’obligation de diligence consiste à se demander si la Ville bénéficiait de l’immunité à l’égard de la responsabilité pour négligence, parce que la demanderesse conteste une décision de politique générale fondamentale. Si les actions contestées de la Ville ne sont pas visées par l’immunité accordée à l’égard des décisions de politique générale fondamentale, la Ville peut être tenue responsable de toute négligence, à l’instar de toute partie défenderesse privée.
[70] La Ville fait observer que l’immunité accordée à l’égard des décisions de politique fondamentale requiert une analyse au cas par cas, en fonction de la preuve concernant [traduction] « le rôle de la personne qui décide, le niveau de son pouvoir discrétionnaire et les divers intérêts sociaux, économiques et politiques en jeu » (m.a., par. 88). Par conséquent, la Ville prétend que la qualification d’une décision gouvernementale comme étant une décision de politique fondamentale est une question mixte de faits et de droit, qui est susceptible de contrôle selon la norme de l’erreur manifeste et déterminante.
[71] Nous nous ne pouvons souscrire à cette prétention. Dans l’arrêt 1688782 Ontario Inc. c. Aliments Maple Leaf Inc., 2020 CSC 35, notre Cour a réitéré que la question de savoir si la partie défenderesse avait une obligation de diligence envers la partie demanderesse est une question de droit (par. 24; voir aussi Rankin’s Garage, par. 19). Bien qu’il ait lieu de faire montre de déférence à l’égard des conclusions du juge de première instance quant aux faits sous‑jacents, la question de savoir si ces faits satisfont à l’analyse juridique relative à l’immunité accordée en matière de décisions de politique générale fondamentale et, partant, s’il existe une obligation de diligence, est une question de droit, et la conclusion tirée à cet égard doit être correcte.
[72] Le juge de première instance a conclu que la Ville n’avait aucune obligation de diligence envers Mme Marchi, parce que les actions de la Ville résultaient de décisions de politique générale fondamentale concernant l’enchaînement des activités de déblayage des routes. Il s’est concentré sur les activités de déneigement de la Ville en général et il a conclu que cette dernière [traduction] « avait suivi sa politique ». En particulier, elle avait affecté plusieurs membres du personnel à l’enlèvement de la neige selon des quarts de travail et avait attendu que toutes les rues de la Ville soient déblayées avant de procéder à l’enlèvement des bancs de neige dans le cœur du centre-ville, afin de [traduction] « servir le mieux possible le public et de permettre le passage des véhicules d’urgence » (par. 4 et 13). Il était impossible de faire appel à davantage de personnel par quart de travail, vu le nombre limité de véhicules dont la Ville disposait, et celle‑ci :
[traduction] . . . ne pouvait pas enlever les andains au centre‑ville (c’est‑à‑dire les amas de neiges laissées en bordure par le déblayage) sans créer de situation dangereuse au sommet des rues escarpées et enneigées de Nelson en hiver, car pour ce faire il faudrait retirer des véhicules affectés aux opérations de déblayage et de déneigement pour les réaffecter à l’enlèvement de la neige dans le centre‑ville. [par. 15]
[73] Le juge de première instance a conclu que, comme les décisions de la Ville étaient dictées par la disponibilité des ressources, par les prescriptions de la Politique écrite et par plusieurs [traduction] « politiques non écrites », les « actions de la Ville résultaient de décisions de politique générale » (par. 5 et 14).
[74] La Ville demande à la Cour de souscrire au raisonnement du juge de première instance. Elle soutient que ses [traduction] « politiques sur le déblayage et l’enlèvement de la neige », tant écrites que non écrites, sont des décisions de politique générale fondamentale parce qu’elles impliquent l’affectation de ressources limitées dans des circonstances où il est impossible de satisfaire aux besoins de toutes les parties prenantes en même temps. Or, l’affectation de [traduction] « ressources limitées sur la base d’un pouvoir discrétionnaire exercé de bonne foi » constitue la « décision de politique générale fondamentale » (m.a., par. 59). Par exemple, la Politique écrite exige que l’enlèvement de la neige soit effectué « conformément aux directives budgétaires » (par. 60). La Politique écrite est complétée par des pratiques non écrites prévoyant des [traduction] « mesures additionnelles visant à prioriser certains secteurs de la Ville dans le déblayage et l’enlèvement de la neige, afin de répartir les ressources de la Ville de manière efficace et efficiente et de réduire les inconvénients causés aux résidents par de telles activités » (par. 61). Lors du procès, bon nombre d’arguments de la Ville étaient similairement axés sur les décisions budgétaires de la superviseure des travaux publics. La Ville a souligné que la chute de neige du mois de janvier était la première de l’année, et que la superviseure des travaux publics avait choisi de ne pas utiliser plus de 20 pour 100 du budget annuel affecté à l’enlèvement de la neige.
[75] Madame Marchi fait valoir que le juge de première instance a commis des erreurs cruciales, se concentrant erronément sur les opérations d’enlèvement de la neige en général, sans restreindre son analyse à la décision contestée. La présente affaire ne porte pas sur l’ordre de priorité du déblayage et de l’épandage de sable établi dans la Politique écrite ni sur les [traduction] « politiques de déblayage et d’enlèvement de la neige » en général, qui ne sont pas contestés. La question porte sur le déblayage des espaces de stationnement dans le secteur 300 de la rue Baker et la création d’un banc de neige le long du trottoir, sans prendre soin d’assurer un accès sécuritaire aux trottoirs. Madame Marchi affirme que, même si on suppose que la Politique écrite est une politique générale fondamentale, le déblayage des espaces de stationnement et la création de bancs de neige n’étaient prescrits par aucun des documents de la Ville; il s’agissait de l’opérationnalisation ou de la mise en œuvre de l’enlèvement de la neige.
[76] Nous sommes d’accord avec Mme Marchi et la Cour d’appel pour dire que le juge de première instance a fait erreur. Premièrement, il a décrit la décision ou la conduite en cause de manière trop générale, en se concentrant sur l’ensemble du processus d’enlèvement de la neige. Or, ce qui est en cause, c’est le fait que la Ville a déblayé les espaces de stationnement situés dans le secteur 300 de la rue Baker en créant des bancs de neige le long des trottoirs — invitant ainsi les membres du public à se garer dans ces espaces — sans aménager d’accès direct aux trottoirs. Même si la Politique écrite était une politique générale fondamentale, cela ne signifie pas pour autant que la création de bancs de neige sans dégager de passages permettant d’accéder directement aux trottoirs constituait une décision de politique générale fondamentale. Dans l’analyse de l’obligation de diligence, la décision ou la conduite en cause doit être décrite avec précision de façon à ce que l’immunité soit uniquement accordée aux décisions de politique générale fondamentale (voir, p. ex., Imperial Tobacco, par. 67). L’obligation invoquée doit être liée à la conduite négligente reprochée. En l’espèce, la demanderesse prétend que la Ville a été négligente dans la manière dont elle a, dans les faits, déblayé les espaces de stationnement. La conclusion du juge de première instance selon laquelle [traduction] « les actions de la Ville résultaient de décisions de politique » était trop générale, amalgamant toutes les décisions et activités de la Ville en matière d’enlèvement de la neige. Les observations de la Ville devant notre Cour sont au même effet.
[77] Deuxièmement, nous sommes d’accord avec Mme Marchi pour dire que le juge de première instance a accordé trop de poids au terme « politique », semblant accepter sans réserve la façon dont la Ville a décrit ses pratiques non écrites d’enlèvement de la neige, à savoir des [traduction] « politiques non écrites ». Ainsi que nous l’avons indiqué précédemment, toutefois, le terme « politique » ne saurait être déterminant pour décider si la conduite gouvernementale devrait jouir de l’immunité à l’égard de la responsabilité pour négligence. La conclusion du juge de première instance selon laquelle toutes les pratiques non écrites d’enlèvement de la neige de la Ville constituaient des « politiques non écrites » a indûment influencé sa conclusion portant que toutes les pratiques de la Ville en matière d’enlèvement de la neige étaient des décisions de politique générale fondamentale.
[78] Troisièmement, le juge de première instance a erronément considéré les répercussions budgétaires comme déterminantes en ce qui a trait à la question de la politique générale fondamentale. La Ville va aussi jusqu’à soutenir que toutes ses décisions portant sur le prolongement des heures d’enlèvement de la neige étaient des décisions de politique générale fondamentale, parce qu’elles établissaient un équilibre entre le fait de réserver une partie du budget pour des tempêtes de neige à venir et le fait de répondre de manière appropriée aux premières chutes de neige de janvier. Encore une fois, comme nous l’avons mentionné plus haut, la question de savoir si une décision gouvernementale impliquait des considérations budgétaires ne peut pas servir de critère pour décider si cette décision constituait une décision de politique générale fondamentale : même les décisions les plus courantes impliquent certaines considérations budgétaires ou liées à la rareté des ressources disponibles.
[79] La Ville prétend également, en se fondant sur les remarques du juge White dans l’affaire United States c. Gaubert, 499 U.S. 315 (1991), p. 324, que, si on est en présence d’une décision gouvernementale discrétionnaire qui pourrait avoir été prise sur la base de facteurs de politique générale, cette décision sera réputée être une décision de politique jouissant de l’immunité contre la responsabilité. Nous sommes d’avis de rejeter cet argument; il incombe à l’autorité publique d’établir qu’une décision constituait dans les faits une décision de politique générale fondamentale.
[80] Pour ces raisons, le juge de première instance a fait erreur dans son analyse juridique de la question de savoir si l’immunité accordée à l’égard des décisions de politique fondamentale s’appliquait. À notre avis, si l’on applique les bons principes juridiques aux conclusions tirées par le juge de première instance dans la présente affaire, le fait que la Ville a déblayé les espaces de stationnement situés dans le secteur 300 de la rue Baker en créant des bancs de neige le long des trottoirs — invitant ainsi les membres du public à se garer dans ces espaces — sans prendre soin d’assurer un accès direct aux trottoirs ne découlait pas d’une décision de politique générale fondamentale qui est à l’abri de la responsabilité pour négligence. Il s’agissait plutôt, comme nous l’expliquerons, d’une pratique courante dans le cadre du processus de déneigement de la Ville à laquelle on a accordé peu d’attention.
[81] La Ville a réagi de la manière habituelle à la première chute de neige de janvier : elle s’est conformée aux itinéraires de déblayage et d’épandage de sable prévus dans la Politique écrite (qui n’est pas contestée par Mme Marchi); elle a attendu que toutes les rues de la Ville soient déblayées avant de procéder à l’enlèvement des bancs de neige dans le cœur du centre‑ville; et elle a suivi plusieurs pratiques non écrites, notamment en ce qui a trait à l’enlèvement de la neige dans les différents escaliers de la Ville. Bien que le déblayage des espaces de stationnement ne soit pas prévu dans la Politique écrite, la Ville a déblayé les espaces de stationnement en angle dans le secteur 300 de la rue Baker et a créé un banc de neige continu bloquant l’accès aux trottoirs à partir de ces espaces. Durant tout ce processus, la superviseure des travaux publics a pris des décisions quant au nombre d’employés devant être déployés. Elle a également [traduction] « patrouillé les rues tout au long de la journée pour s’assurer que celles‑ci [étaient] sécuritaires et que les équipes [travaillaient] rapidement et efficacement » (décision de première instance, par. 5(h)).
[82] Le juge de première instance a conclu qu’il [traduction] « n’est pas venu à l’esprit » de la superviseure que ce processus aurait pu être effectué différemment (par. 35). Au procès, lorsqu’on lui a demandé si elle avait à quelque moment songé aux possibles dangers que pourrait causer le déblayage des espaces de stationnement, elle a répondu que son travail consistait uniquement à suivre [traduction] « le protocole normal » et à « se conformer aux directives venant de ses supérieurs » (transcription du procès, d.a., vol. IV, p. 75). Elle a également déclaré que le fait de modifier la manière dont la Ville déblayait les rues aurait nécessité une certaine « planification », et qu’elle n’aurait pas eu le pouvoir de changer la méthode de déblayage, mais aurait eu à faire une demande en ce sens à son directeur (p. 79). La Ville a choisi de ne faire témoigner aucun autre membre de son personnel.
[83] Au vu du dossier, la décision de la Ville ne présentait aucune des caractéristiques d’une décision de politique générale fondamentale. Bien que le dossier n’indique pas clairement si et dans quelle mesure la superviseure était étroitement liée à une représentante démocratiquement élue ou à un représentant démocratiquement élu, elle a révélé qu’elle ne possédait pas le pouvoir de prendre une décision différente en ce qui concerne le déblayage des espaces de stationnement (le premier facteur). De plus, rien ne tend à indiquer que la méthode de déblayage des espaces de stationnement de la rue Baker résultait d’une décision découlant de délibérations ayant comporté la mise en balance prospective d’objectifs concurrents et d’objectifs de politique d’intérêt général par la superviseure ou ses supérieurs hiérarchiques. En fait, il n’y avait aucune preuve tendant à indiquer qu’on avait à quelque moment que ce soit examiné la possibilité de dégager des passages dans les bancs de neige; selon la preuve présentée par la Ville, il s’agissait de la façon coutumière de faire les choses (le deuxième facteur). Bien que des considérations budgétaires aient clairement joué un rôle, il ne s’agissait pas de considérations budgétaires examinées à un haut niveau, mais plutôt de considérations budgétaires courantes prises en compte sur une base individuelle par des membres du personnel (le troisième facteur).
[84] Enfin, la méthode retenue par la Ville pour le déblayage des espaces de stationnement peut aisément être évaluée sur la base de critères objectifs (le quatrième facteur). Les cas qui relèvent de la catégorie énoncée dans l’arrêt Just ne soulèvent généralement pas de préoccupations en matière de compétence institutionnelle, parce que les tribunaux examinent régulièrement des questions liées à l’entretien des routes et des trottoirs dans des affaires de responsabilité des occupants. La catégorie énoncée dans l’arrêt Just vise une conduite de type similaire à celle que les tribunaux examinent régulièrement. C’était le cas dans Hendry c. United States, 418 F.2d 774 (2d Cir. 1969), une affaire de négligence de la part d’une autorité publique où un officier de la marine marchande avait été déclaré mentalement inapte au service. Le tribunal américain avait conclu que la décision était susceptible de révision parce qu’elle n’était [traduction] « pas différente de par sa nature ou sa complexité de celles que les tribunaux ont l’habitude d’examiner dans des poursuites intentées contre des médecins du secteur privé » (p. 783). En l’espèce, le tribunal serait bien outillé pour décider si les bancs de neige constituaient un risque objectivement déraisonnable de préjudice (la question de la norme de diligence). Le caractère sécuritaire d’une route ou d’un trottoir peut être évalué sur la base de normes objectives ou communément acceptées, comme c’est le cas dans le secteur privé (voir aussi Peterson et Van Der Weide, p. 451‑452, note 13; J. W. Bagby et G. L. Gittings, « The Elusive Discretionary Function Exception From Government Tort Liability: The Narrowing Scope of Federal Liability » (1992), 30 Am. Bus. L.J. 223, p. 239).
[85] Par conséquent, la Ville n’a pas démontré que la manière dont elle a déblayé les espaces de stationnement résultait d’une décision proactive prise au terme de délibérations, et basée sur des jugements de valeur liés à des considérations économiques, sociales ou politiques. Dans de telles circonstances, l’examen par le tribunal des moyens choisis par la Ville pour déblayer les espaces de stationnement dans le secteur 300 de la rue Baker ne met pas en jeu la raison d’être qui sous‑tend l’immunité accordée à l’égard des décisions de politique fondamentale. Le fait de protéger ce genre de décisions contre les actions en responsabilité pour négligence ne compromet pas la capacité d’effectuer d’importants choix de politique générale d’intérêt public. L’intérêt public n’est pas servi si des décisions ponctuelles qui ne soupèsent pas les intérêts concurrents ou ne tiennent pas compte de la meilleure façon d’atténuer les préjudices sont soustraites à la responsabilité pour négligence. Le contrôle de telles décisions respecte les rôles respectifs de chacune des branches du gouvernement suivant la doctrine de la séparation des pouvoirs.
[86] En conséquence, la Ville ne s’est pas acquittée du fardeau qui lui incombait de prouver que Mme Marchi cherche à contester une décision de politique générale fondamentale jouissant de l’immunité contre les actions en responsabilité pour négligence. Bien qu’il ne soit pas plaidé que la décision de la Ville était irrationnelle ou avait été prise de mauvaise foi, le « moyen de défense fondé sur la notion de politique générale fondamentale » invoqué par la Ville ne peut être retenu, et cette dernière avait une obligation de diligence envers Mme Marchi. Les principes habituels du droit de la négligence s’appliquent afin de déterminer si la Ville a manqué à son obligation de diligence et, dans l’affirmative, si elle doit être tenue responsable des dommages causés à Mme Marchi.
[87] Nous nous penchons maintenant sur les deux questions restantes : la norme de diligence et le lien de causalité.
B. La norme de diligence
[88] Le juge de première instance a aussi conclu de façon subsidiaire que, même si la Ville avait une obligation de diligence, elle n’avait pas manqué à la norme de diligence applicable, parce que le banc de neige ne constituait pas un risque de préjudice objectivement déraisonnable. Après avoir fait état de la preuve relative aux municipalités avoisinantes, il a conclu ainsi :
[traduction] La Ville a suivi sa politique. Cette politique consistait à déblayer la neige conformément à des pratiques établies de longue date. Le fait de tenter de comparer les pratiques appliquées à Nelson à celles d’autres endroits n’était pas très utile. Chacune des municipalités faisait face à des conditions difficiles. Rien dans la preuve ne démontre que la politique de la Ville était déraisonnable, ou qu’elle résultait d’un défaut flagrant d’appréciation des risques en cause. La politique est rationnelle. Il est très difficile de blâmer la Ville sur la base de sa politique. [par. 36]
[89] La Ville soutient que, dans la détermination de la norme de diligence applicable à un organisme public, les tribunaux doivent prendre en compte l’ensemble des circonstances, y compris les pressions budgétaires et la disponibilité du personnel et de l’équipement. En l’espèce, la Ville a agi de manière raisonnable, compte tenu du contexte. Quant à elle, Mme Marchi fait valoir que l’analyse de la norme de diligence effectuée par le juge de première instance était viciée, parce qu’il a amalgamé des considérations pertinentes à l’égard de l’immunité accordée aux décisions de politique à l’analyse de la norme de diligence, et qu’il a commis des erreurs dans son traitement de la preuve.
[90] Nous sommes d’accord avec Mme Marchi et la Cour d’appel pour dire que la façon dont le juge de première instance a traité de la norme de diligence était viciée. Bien qu’il ait reconnu que la norme de diligence applicable à la décision de la Ville était celle du caractère raisonnable, il a importé des considérations relatives à l’immunité liée aux décisions de politique générale fondamentale dans la norme de diligence, et il a omis de se pencher sur les pratiques des municipalités avoisinantes.
[91] Pour éviter que sa responsabilité ne soit engagée, une partie défenderesse doit « agir de façon aussi diligente que le ferait une personne ordinaire, raisonnable et prudente placée dans la même situation » (Ryan c. Victoria (Ville), 1999 CanLII 706 (CSC), [1999] 1 R.C.S. 201, par. 28). Les facteurs pertinents à cet égard comprennent la question de savoir si le risque de blessures était raisonnablement prévisible, ainsi que la disponibilité de mesures préventives et leur coût (P. H. Osborne, The Law of Torts (6e éd. 2020), p. 29‑30; Bolton c. Stone, [1951] A.C. 850 (H.L.)). Une personne raisonnable [traduction] « prend des précautions à l’encontre des risques raisonnablement probables » (Bolton, p. 863).
[92] La norme de diligence raisonnable s’applique, que la partie défenderesse soit un gouvernement ou un particulier (Just, p. 1243). Dans l’arrêt Just, le juge Cory a reconnu que « la norme de diligence imposée à la Couronne pourrait ne pas être la même que celle qu’on exige d’un particulier » (p. 1244). Toutefois, cela n’est pas attribuable au fait que les préoccupations d’ordre public applicables aux gouvernements écartent la norme de diligence raisonnable. En fait, le juge Cory a clairement indiqué que la question de l’existence d’une obligation de diligence doit être « examinée séparément et distinctement » de la question de la norme de diligence (p. 1243‑1244). Il importe que l’analyse de la norme de diligence ne soit pas utilisée comme une autre occasion d’écarter la responsabilité des gouvernements, particulièrement lorsqu’il a déjà été décidé que la conduite gouvernementale contestée ne constituait pas une décision de politique générale fondamentale.
[93] Par conséquent, le juge de première instance a commis une erreur de principe en tirant sa conclusion sur la norme de diligence. Toutefois, nous sommes d’avis de rejeter l’invitation de Mme Marchi à trancher cette question sans ordonner la tenue d’un nouveau procès. La Cour n’est pas bien placée pour tirer des conclusions de fait sur l’incidence de la preuve provenant d’autres municipalités relativement aux obligations qui incombent à la Ville.
C. Le lien de causalité
[94] De manière subsidiaire encore, le juge de première instance a conclu que la Ville n’était pas à l’origine des blessures de Mme Marchi, parce que cette dernière avait accepté de courir le risque de traverser le banc de neige : elle avait été l’« artisane de son propre malheur ». La Ville soutient qu’il y a lieu de faire montre de déférence à l’égard de l’analyse du lien de causalité effectuée par le juge de première instance, et que, même si la norme de la décision correcte s’applique, la Ville n’a pas été la cause immédiate des blessures de Mme Marchi, parce qu’il n’était pas raisonnablement prévisible qu’une personne vivant dans une ville sujette à des tempêtes de neige agisse comme Mme Marchi l’a fait. Selon cette dernière, le juge de première instance a fait erreur en amalgamant l’analyse de l’acceptation volontaire du risque à celle du lien de causalité — le défaut de prudence de Mme Marchi est pertinent à l’égard de la question de la négligence contributive, et non du lien de causalité.
[95] Encore une fois, nous sommes d’accord avec Mme Marchi et la Cour d’appel pour dire que le juge de première instance a également fait erreur dans son analyse du lien de causalité.
[96] Il est bien établi qu’une partie défenderesse ne saurait être responsable de négligence, à moins que son manquement n’ait causé le préjudice subi par la partie demanderesse. Dans l’analyse du lien de causalité, il faut procéder à deux examens distincts (Mustapha, par. 11; Saadati c. Moorhead, 2017 CSC 28, [2017] 1 R.C.S. 543, par. 13; Livent, par. 77; A. M. Linden et autres, Canadian Tort Law (11e éd. 2018), p. 309‑310). Premièrement, le manquement de la partie défenderesse doit être la cause factuelle du préjudice subi par la partie demanderesse. La causalité factuelle est généralement évaluée au moyen du critère dit du « facteur déterminant » (Clements c. Clements, 2012 CSC 32, [2012] 2 R.C.S. 181, par. 8 et 13; Resurfice Corp. c. Hanke, 2007 CSC 7, [2007] 1 R.C.S. 333, par. 21‑22). La partie demanderesse doit démontrer, selon la prépondérance des probabilités, que le préjudice ne serait pas survenu n’eut été l’acte de négligence de la partie défenderesse.
[97] Deuxièmement, le manquement doit être la cause juridique du préjudice, ce qui signifie que les dommages subis par la partie demanderesse ne doivent pas être trop éloignés (Mustapha, par. 11; Saadati, par. 20; Livent, par. 77). L’analyse du caractère éloigné du préjudice consiste à se demander si le préjudice réel était le résultat prévisible de la conduite négligente de la partie défenderesse (Mustapha, par. 14‑16; Livent, par. 79). L’analyse du principe de l’éloignement du préjudice se distingue de celle de la prévisibilité raisonnable dans le cadre de l’obligation de diligence, parce qu’elle est axée sur le préjudice réel subi par la partie demanderesse, alors que l’analyse de l’obligation de diligence s’attache au type de préjudice (Livent, par. 78; Klar et Jefferies, p. 565).
[98] On ne saurait dire clairement que le juge de première instance a tiré quelque conclusion que ce soit au sujet de la causalité factuelle. Il a conclu que la causalité factuelle ne pouvait pas être établie à moins que la Ville n’ait satisfait à une norme de diligence qu’il était impossible de respecter. Cependant, cette conclusion semble amalgamer incorrectement l’analyse relative à la norme de diligence et celle relative au lien de causalité. Le juge de première instance ne s’est jamais demandé si, n’eût été le manquement de la Ville à la norme de diligence, Mme Marchi aurait été blessée.
[99] Le juge de première instance a ensuite examiné la question du principe de l’éloignement du préjudice, ou de la causalité juridique, et il a conclu que [traduction] « [l]a demanderesse avait accepté de courir le risque de traverser le banc de neige »; qu’elle avait été « l’artisane de son propre malheur » (par. 45). Dans cette partie de son analyse, le juge de première instance a mal appliqué un certain nombre de notions distinctes. Le principe de l’éloignement du préjudice consiste à se demander si la blessure précise était raisonnablement prévisible. La véritable question est donc celle de savoir s’il était raisonnablement prévisible que le défaut de la Ville d’enlever les bancs de neige puisse causer la blessure subie par Mme Marchi. Le juge de première instance n’a jamais abordé cette question de l’éloignement du préjudice.
[100] Le juge de première instance a plutôt mis l’accent sur la conduite de Mme Marchi. La conduite de la partie demanderesse est généralement pertinente à l’égard d’un moyen de défense, par exemple la négligence contributive ou l’acceptation du risque. Les moyens de défense sont distincts de l’analyse du lien de causalité, et il incombe à la partie défenderesse de les invoquer et d’en faire la preuve (Linden et autres, p. 463; British Columbia Electric Railway Co. c. Dunphy, 1919 CanLII 34 (SCC), [1919] 59 R.C.S. 263, p. 268). Le juge de première instance semble avoir mal appliqué le moyen de défense fondé sur la négligence contributive. En vertu de lois provinciales comme la Negligence Act, R.S.B.C. 1996, c. 333, de la Colombie‑Britannique, la négligence contributive n’est plus un obstacle absolu à tout dédommagement. Au contraire, des dommages‑intérêts sont accordés proportionnellement à la part respective de responsabilité de chaque partie (par. 1(1); Resurfice Corp., par. 21). Par conséquent, même si le juge de première instance avait conclu que Mme Marchi avait elle aussi été négligente, cela ne saurait justifier sa décision selon laquelle la Ville ne peut pas se voir reprocher l’accident survenu.
[101] Le juge de première instance a aussi commis une erreur de droit en se fondant sur le principe de l’acceptation du risque — ou volenti non fit injuria — par la demanderesse, qui est un obstacle absolu au dédommagement. Ce moyen de défense est appliqué restrictivement et exige que la partie défenderesse prouve que la partie demanderesse a accepté aussi bien les risques matériels que les risques juridiques de l’activité (Linden et autres, p. 483; Dube c. Labar, 1986 CanLII 67 (CSC), [1986] 1 R.C.S. 649, p. 658‑659). Toutefois, la partie demanderesse doit avoir [traduction] « compris qu’elle a renoncé à son droit d’intenter des poursuites » (Linden et autres, p. 483). Il n’y a aucun fondement probant permettant de conclure que Mme Marchi avait, explicitement ou implicitement, renoncé à son droit d’intenter des poursuites pour les blessures qu’elle avait subies.
[102] Par conséquent, l’analyse du lien de causalité devra être effectuée conformément aux présents motifs.
V. Conclusion
[103] Pour les motifs qui précèdent, le jugement de première instance doit être annulé. En ce qui concerne l’obligation de diligence, nous sommes d’avis de conclure que la décision contestée de la Ville n’était pas une décision de politique générale fondamentale, et que la Ville avait en conséquence une obligation de diligence envers Mme Marchi. Les analyses de la norme de diligence et du lien de causalité requièrent la tenue d’un nouveau procès. Nous sommes par conséquent d’avis de rejeter le pourvoi, avec dépens devant toutes les cours.
Pourvoi rejeté.
Procureurs de l’appelante : Allen/McMillan Litigation Counsel, Vancouver.
Procureurs de l’intimée : Daroux Law Corporation, Trail (C.‑B.).
Procureur de l’intervenant le procureur général du Canada : Procureur général du Canada, Toronto.
Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Ontario : Procureur général de l’Ontario, Toronto.
Procureur de l’intervenant le procureur général de la Colombie-Britannique : Procureur général de la Colombie‑Britannique, Victoria.
Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Alberta : Justice and Solicitor General, Appeals, Education & Prosecution Policy Branch, Edmonton.
Procureurs de l’intervenante Trial Lawyers Association of British Columbia : Hunter Litigation Chambers, Vancouver.
Procureurs de l’intervenante Ontario Trial Lawyers Association : Murray Ralston PC, Barrie, Ontario.
Procureur de l’intervenante City of Abbotsford : City of Abbotsford, Abbotsford (C.-B.).
Procureur de l’intervenante la Cité de Toronto : City Solicitor’s Office, Toronto.