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29/05/2020 | CANADA | N°2020CSC11

Canada | Canada, Cour suprême, 29 mai 2020, R. c. Ahmad, 2020 CSC 11


COUR SUPRÊME DU CANADA
 
Référence : R. c. Ahmad, 2020 CSC 11

Appels entendus : 11 octobre 2019
Jugement rendu : 29 mai 2020
Dossiers : 38165, 38304


 
Entre :
Javid Ahmad
Appelant
 
et
 
Sa Majesté la Reine
Intimée
 
- et -
 
British Columbia Civil Liberties Association, Criminal Lawyers’ Association of Ontario et Association canadienne des chefs de police
Intervenantes
 
 
Et entre :
 
Landon Williams
Appelant
 
et
 
Sa Majesté la Reine
Intimée
 
- et -
 r>British Columbia Civil Liberties Association et Independent Criminal Defence Advocacy Society
Intervenantes
 
 
 
Traduction française officielle
 
Coram : Le juge en chef Wagner et l...

COUR SUPRÊME DU CANADA
 
Référence : R. c. Ahmad, 2020 CSC 11

Appels entendus : 11 octobre 2019
Jugement rendu : 29 mai 2020
Dossiers : 38165, 38304

 
Entre :
Javid Ahmad
Appelant
 
et
 
Sa Majesté la Reine
Intimée
 
- et -
 
British Columbia Civil Liberties Association, Criminal Lawyers’ Association of Ontario et Association canadienne des chefs de police
Intervenantes
 
 
Et entre :
 
Landon Williams
Appelant
 
et
 
Sa Majesté la Reine
Intimée
 
- et -
 
British Columbia Civil Liberties Association et Independent Criminal Defence Advocacy Society
Intervenantes
 
 
 
Traduction française officielle
 
Coram : Le juge en chef Wagner et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Côté, Brown, Rowe, Martin et Kasirer
 
Motifs de jugement conjoints :
(par. 1 à 85)
 
Motifs dissidents en partie :
(par. 86 à 188)
 

Les juges Karakatsanis, Brown et Martin (avec l’accord des juges Abella et Kasirer)
 
Le juge Moldaver (avec l’accord du juge en chef Wagner et des juges Côté et Rowe)

 
Note : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada.
 

 

 

r. c. ahmad
Javid Ahmad                                                                                                   Appelant
c.
Sa Majesté la Reine                                                                                            Intimée
et
British Columbia Civil Liberties Association,
Criminal Lawyers’ Association of Ontario et
Association canadienne des chefs de police                                            Intervenantes
‑ et ‑
Landon Williams                                                                                             Appelant
c.
Sa Majesté la Reine                                                                                            Intimée
et
British Columbia Civil Liberties Association et
Independent Criminal Defence Advocacy Society                                Intervenantes
Répertorié : R. c. Ahmad
2020 CSC 11
Nos du greffe : 38165, 38304.
2019 : 11 octobre; 2020 : 29 mai.
Présents : Le juge en chef Wagner et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Côté, Brown, Rowe, Martin et Kasirer.
en appel de la cour d’appel de l’ontario
                    Droit criminel — Abus de procédure — Provocation policière — Opérations de vente de drogue sur appel — Réception par les policiers d’informations dont la fiabilité est inconnue selon lesquelles les numéros de téléphone des deux accusés seraient associés au trafic de drogue — Appel à chaque accusé par des agents d’infiltration en vue d’organiser des transactions de drogue — Accusés arrêtés et inculpés d’infractions liées à la drogue — Arrêt des procédures pour cause de provocation policière demandé par les accusés — La police avait‑elle des soupçons raisonnables que les accusés ou les numéros de téléphone étaient associés au trafic de drogue au moment où elle a donné l’occasion de commettre des infractions? — Application du cadre d’analyse relatif à la provocation policière aux enquêtes sur les opérations de vente de drogue sur appel.
                    Dans chacun des présents pourvois, la police avait reçu une information non confirmée selon laquelle un numéro de téléphone était associé à une opération présumée de vente de drogue sur appel. Dans le cadre de ces opérations, les trafiquants de drogue utilisent des téléphones cellulaires pour communiquer avec leurs clients et leur vendre des drogues illicites. Des policiers ont appelé aux numéros et, après de brèves conversations avec les hommes qui ont répondu, ils ont demandé s’ils pouvaient avoir des drogues et organisé des rencontres pour effectuer les transactions. A et W ont par la suite été arrêtés et accusés d’infractions liées à la drogue. Au procès, chaque accusé a soutenu qu’il devrait y avoir arrêt des procédures pour cause de provocation policière. Dans le cas de A, la juge du procès l’a déclaré coupable, et a conclu que l’accusé n’avait pas été victime de provocation policière parce que la police ne lui a offert l’occasion de faire le trafic de drogue qu’après avoir suffisamment corroboré l’information lors de la conversation. Dans le cas de W, le juge du procès a conclu qu’il avait été victime de provocation policière parce que la police lui a donné l’occasion de vendre de la cocaïne avant d’avoir des soupçons raisonnables qu’il se livrait au trafic de drogue. La Cour d’appel a statué qu’il n’avait pas été prouvé que A et W avaient été victimes de provocation policière. Les juges majoritaires de la Cour d’appel ont conclu que lorsque les soupçons raisonnables se rapportent au numéro de téléphone comme tel, la police peut donner à une personne associée à ce numéro des occasions de commettre des infractions, et ce, même si elle n’a pas de soupçons raisonnables à l’égard de la personne qui répond au téléphone. En conséquence, la Cour d’appel a rejeté l’appel interjeté par A mais a accueilli celui formé par la Couronne dans l’instance concernant W, et a prononcé des déclarations de culpabilité.
                    Arrêt : L’appel interjeté par A est rejeté.
                    Arrêt (le juge en chef Wagner et les juges Moldaver, Côté et Rowe sont dissidents) : Le pourvoi interjeté par W est accueilli, les déclarations de culpabilité sont annulées et l’arrêt des procédures est rétabli.
                    Les juges Abella, Karakatsanis, Brown, Martin et Kasirer : Le cadre d’analyse relatif à la provocation policière énoncé dans les arrêts R. c. Mack, 1988 CanLII 24 (CSC), [1988] 2 R.C.S. 903, et R. c. Barnes, 1991 CanLII 84 (CSC), [1991] 1 R.C.S. 449, est appliqué efficacement depuis des décennies dans divers contextes. Il a résisté à l’épreuve du temps, fournissant une doctrine fondée sur des principes, stable et généralement applicable qui peut tout à fait être adaptée à diverses circonstances et à l’évolution du crime et des tactiques policières. Aucune raison ne justifie de modifier l’équilibre soigneusement pondéré dans ces arrêts dans le cas des enquêtes sur des opérations présumées de vente de drogue sur appel. En appliquant le cadre d’analyse de la provocation policière de la Cour et en particulier la norme des soupçons raisonnables qui en découle, la décision de chaque juge de première instance devrait être confirmée. Bien que A n’ait pas été victime de provocation policière, W l’a été.
                    La décision de la Cour dans l’arrêt Mack a fixé le droit de la provocation policière au Canada. Deux volets y ont été établis, lesquels peuvent tous deux être suffisants pour fonder l’allégation de provocation policière d’un accusé et justifier un arrêt des procédures. Selon le premier volet, dont il est question dans les présents pourvois, la police peut donner une occasion de commettre un crime seulement si elle a des soupçons raisonnables qu’une personne en particulier prend part à une activité criminelle ou que des personnes se livrent à des activités criminelles dans un lieu précis, ce que l’on appelle parfois une véritable enquête. L’offre d’une occasion de commettre un crime doit toujours être fondée sur des soupçons raisonnables d’une activité criminelle précise, que ce soit par une personne, dans un lieu défini avec suffisamment de précision ou une combinaison de ces deux éléments. Dans tous les contextes, la norme des soupçons raisonnables permet aux tribunaux de procéder à un véritable examen judiciaire des renseignements dont disposait la police au moment où l’occasion de commettre un crime a été donnée. Cette norme exige des policiers qu’ils dévoilent le fondement de leur croyance et qu’ils démontrent qu’ils avaient des motifs légitimes relatifs à la criminalité de cibler une ou des personnes associées à un lieu.
                    Un numéro de téléphone individuel peut être qualifié de lieu à l’égard duquel la police pourrait former des soupçons raisonnables. Cependant, un numéro de téléphone n’est pas la même chose qu’un lieu physique public. Le téléphone est un moyen de communication privée entre des personnes, et appeler un numéro de téléphone, ou échanger des messages textes, est une activité intrinsèquement privée. En conséquence, la surveillance de l’État sur les espaces virtuels est d’un ordre qualitatif entièrement différent de la surveillance sur un espace public. La technologie et la communication à distance augmentent considérablement le nombre de personnes auxquelles les enquêteurs de police peuvent donner des occasions, ce qui accroît le risque que des personnes innocentes soient ciblées. Il est donc important de définir soigneusement et de circonscrire précisément les lieux virtuels où la police peut donner l’occasion de commettre un crime. L’espace virtuel doit être défini avec suffisamment de précision pour fonder des soupçons raisonnables. Les tribunaux de révision doivent examiner attentivement la preuve qui a suscité l’enquête afin de s’assurer que la police en a restreint la portée pour qu’elle ne soit pas plus large que la preuve le permet.
                    La police ne peut offrir à une personne qui répond à un téléphone cellulaire l’occasion de commettre une infraction sans avoir de soupçons raisonnables que la personne qui utilise ce téléphone, ou ce numéro de téléphone, se livre à une activité criminelle. Que la police cible une personne, un lieu ou un numéro de téléphone, la norme juridique à appliquer dans le contexte de la provocation policière est uniforme; elle exige que la police ait des soupçons raisonnables dans tous les cas où elle donne une occasion de commettre une infraction criminelle. La norme des soupçons raisonnables est une norme juridique courante qui fournit aux tribunaux le fondement objectif nécessaire pour établir si la police a justifié ses actions. Elle protège les intérêts individuels et préserve la primauté du droit en faisant en sorte que les tribunaux puissent examiner de façon valable la conduite policière. Elle exige qu’un ensemble de faits objectivement discernables donne au policier un motif raisonnable de soupçonner qu’un certain type de crime était commis par une personne en particulier ou dans un lieu en particulier. Les soupçons raisonnables sont aussi individualisés, en ce sens qu’ils visent une cible en particulier — que ce soit une personne, une intersection ou un numéro de téléphone — parmi un groupe de personnes ou de lieux. Lorsque des soupçons reposant sur des fondements objectifs sont plutôt liés à un ensemble de facteurs suffisamment spécifiques, comme ceux associés à un numéro de téléphone particulier, les préoccupations concernant l’empiètement par la police sur les intérêts protégés de toutes les personnes se trouvant dans des endroits définis de façon large ou insuffisante ne tiennent plus.
                    Une simple information provenant d’une source non vérifiée portant qu’une personne fait le trafic de drogue à l’aide d’un numéro de téléphone ne peut fonder des soupçons raisonnables. Cependant, elle peut être suffisamment corroborée de façon à satisfaire à la norme. Les pratiques policières elles‑mêmes démontrent que, peu importe si la police fait enquête sur une personne ou un numéro de téléphone, diverses mesures peuvent être prises suivant la réception d’une information associant un numéro de téléphone à une opération de vente de drogue sur appel avant que l’appel au numéro obtenu soit fait. Il serait prudent que les policiers, avant de faire l’appel, enquêtent sur la fiabilité de l’information lorsqu’ils sont en mesure de le faire; toutefois, il est aussi possible que des soupçons raisonnables prennent forme chez eux au cours d’une conversation avec la cible, mais avant qu’ils lui présentent l’occasion de commettre un crime. Le fait que la cible corresponde aux détails de l’information, conjugué à d’autres facteurs, peut tendre à confirmer la fiabilité de l’information. L’utilisation par la cible du jargon particulier du milieu de la drogue et sa capacité à répondre à ce jargon fait partie à juste titre de l’ensemble des facteurs qui justifient l’existence de soupçons raisonnables. Que la capacité de répondre à ce jargon constitue un facteur neutre ou qui s’ajoute au poids d’autres facteurs dépendra des circonstances. Rien n’oblige la police à écarter les explications innocentes pour de telles réponses.
                    À moins que les policiers aient eu des soupçons raisonnables avant que l’appel téléphonique soit fait, l’examen des propos échangés pendant l’appel est inévitable pour que le tribunal établisse si l’accusé a été victime de provocation policière. L’examen des conversations entre des agents d’infiltration et leurs cibles dans le contexte de la vente de drogue sur appel est la conséquence inévitable de la reconnaissance de l’exigence selon laquelle les policiers doivent avoir des soupçons raisonnables avant d’offrir une occasion de commettre un crime. Les soupçons raisonnables ne peuvent prendre forme rétroactivement; ils s’appliquent plutôt prospectivement. Les soupçons raisonnables peuvent justifier une action seulement sur le fondement de renseignements que possède déjà la police. Le tribunal doit examiner toutes les circonstances, et non simplement le langage utilisé lors de l’appel, afin d’établir si la police avait des soupçons raisonnables au moment où l’occasion a été donnée.
                    Pour établir si une action policière constitue une occasion de commettre une infraction, il faut se pencher à la fois sur la définition de l’infraction et sur le contexte dans lequel l’action a été posée. La définition du trafic de drogue comprend non seulement la vente, le transport et l’administration de substances illicites, mais aussi toute offre d’effectuer l’une de ces opérations. Dans le contexte de la vente de drogue sur appel, où le contact initial entre le policier et la cible se fait entièrement par téléphone, la démarche consiste essentiellement à établir si les mots utilisés par le policier constituent une occasion de commettre une infraction de trafic de drogue. Il s’agit d’établir à quel point la conduite policière se rapproche de la perpétration d’une infraction. Afin que la police puisse avoir suffisamment de souplesse pour enquêter sur les crimes, les actions d’un policier — pour constituer une offre d’une occasion de commettre un crime — doivent se rapprocher suffisamment d’une conduite qui satisferait aux éléments de l’infraction. Dans le contexte particulier du trafic de drogue, une occasion de commettre une infraction est offerte lorsque le policier pose une question à l’accusé et que celui‑ci peut commettre une infraction simplement en y répondant « oui ».
                    Les faits dans chacun des deux pourvois mènent à des conclusions différentes. Dans le cas de A, les policiers avaient des soupçons raisonnables que leur interlocuteur se livrait au trafic de drogue avant de lui donner l’occasion de commettre une infraction et par conséquent, A n’a pas été victime de provocation policière. Le policier avait déjà demandé à A s’il portait le nom indiqué dans l’information, ce qu’il n’avait pas nié. Lorsque le policier a demandé à A si ce dernier « pouvai[t] [l’]aider », ce dernier a réagi positivement à cette utilisation du langage particulier du milieu de la drogue en répondant : « T’as besoin de quoi? ». Le lien entre l’information reçue et l’interlocuteur ayant été établi, le fait que A comprenne le jargon relatif au trafic de drogue et qu’il soit disposé à faire le trafic de drogue corroborait l’élément de l’information selon lequel il menait des activités illégales. Dans ce contexte, ces indices de fiabilité considérés ensemble corroboraient suffisamment l’information initialement obtenue pour donner lieu à une possibilité objective que A se livrait au trafic de drogue. Contrairement au cas de A, rien dans les réponses de W, avant que le policier lui donne l’occasion de faire le trafic de drogue, ne laissait entendre que le numéro de téléphone était utilisé pour vendre de la drogue. Par conséquent, W a été victime de provocation policière. Le policier n’a pas attendu de voir comment W répondrait à une question d’enquête qui aurait pu corroborer que W se livrait à une activité criminelle avant de lui donner l’occasion de commettre le crime. Bien que W ait confirmé qu’il portait le nom indiqué dans l’information, ce n’est qu’après qu’une occasion lui eut été fournie que W a répondu positivement au jargon particulier du milieu de la drogue. Corroborer un prénom n’a pas rendu plus fiable l’allégation d’illégalité faite dans l’information fournie. La police ne disposait de rien de plus qu’une simple information selon laquelle une personne utilisant un numéro de téléphone en particulier vendait de la drogue et cela ne pouvait fonder des soupçons raisonnables.
                    Le juge en chef Wagner et les juges Moldaver, Côté et Rowe (dissidents en partie) : Les deux appels devraient être rejetés. Tenter d’appliquer la doctrine de la provocation policière telle qu’elle a été formulée dans R. c. Mack, 1988 CanLII 24 (CSC), [1988] 2 R.C.S. 903, et R. c. Barnes, 1991 CanLII 84 (CSC), [1991] 1 R.C.S. 449, aux opérations actuelles de vente de drogue sur appel a mis en évidence des préoccupations d’ordres théorique et de principe quant à la formulation actuelle du premier volet de la doctrine en question. Ni le sous-volet des soupçons précis ni celui de la véritable enquête de ce premier volet n’est demeuré fidèle à l’équilibre établit dans les arrêts Mack et Barnes entre la protection du droit légitime d’une personne de ne pas être importunée par l’État et l’application efficace de la loi. Le sous‑volet de la véritable enquête devrait être révisé pour préserver cet équilibre fondamental, pour rectifier des problèmes théoriques qui se posent en son sein même et pour résoudre des questions de principe qui se sont soulevées relativement à son application. Par suite de cette révision, seuls les cas les plus manifestes de conduite intolérable de l’État tomberaient sous le coup de la doctrine de la provocation policière puisqu’elle serait recentrée sur sa raison d’être première, soit l’abus de procédure. Suivant le cadre d’analyse révisé, les policiers étaient engagés dans de véritables enquêtes lorsqu’ils ont offert à A et à W respectivement une occasion de commettre l’infraction de trafic de drogue.
                    Le sous‑volet des soupçons précis de la doctrine de la provocation policière a été critiqué parce qu’il mène à des résultats incongrus, particulièrement dans les affaires de vente de drogue sur appel où des policiers appellent des trafiquants de drogue présumés sur le fondement de renseignements minimaux. Ce sous-volet permet aux policiers de fournir à une personne ciblée l’occasion de commettre une infraction s’ils soupçonnent raisonnablement qu’elle est déjà engagée dans une activité criminelle de même nature. Le souci découle de ce que même si l’agent enquêteur n’a aucun soupçon raisonnable à l’égard d’une personne en particulier au moment de fournir une occasion, le comportement des policiers dans une affaire typique de vente de drogue sur appel ne saurait être assimilé à un abus de procédure justifiant l’arrêt des procédures. Pour tenter de respecter l’exigence formelle des soupçons raisonnables tout en préservant la nature substantielle de la provocation policière — c.‑à‑d. un abus de procédure — dans les affaires de vente de drogue sur appel, certains tribunaux ont établi une distinction entre une étape de l’enquête (qui n’exige pas de soupçons raisonnables) et la présentation d’une occasion de commettre une infraction (qui l’exige). La distinction subtile qu’établit cette approche est problématique dans la mesure où elle oblige les tribunaux à disséquer les appels d’infiltration pour déterminer si un accusé a été victime de provocation policière. Cette approche crée une distinction artificielle fondée sur les paroles précises qu’emploient les agents d’infiltration, plutôt que de se concentrer sur la question de savoir si la société considérerait que leur comportement, dans le contexte en cause, est tout simplement intolérable. Ces distinctions sont souvent difficiles à établir, en plus d’inciter à adopter une approche qui revient à couper les cheveux en quatre.
                    La façon dont les juges majoritaires proposent de trancher les présents pourvois donne un exemple probant des distinctions douteuses qu’engendre l’application de l’approche fondée sur une dissection des paroles prononcées. Dans les deux cas, un agent d’infiltration a fait un appel fondé sur des renseignements fournis par une source anonyme ou confidentielle. C’est un homme alors inconnu qui a répondu à chacun de ces appels. Apparemment sans être surpris, chacun de ces hommes a confirmé ou n’a pas nié être connu sous un nom qui, selon les renseignements dont disposait l’agent, était celui d’un trafiquant de drogue qui faisait de la vente sur appel. La seule distinction entre ces causes réside dans le fait que, dans le cas de W, l’agent d’infiltration a utilisé un nom à placer avant de demander une quantité précise de cocaïne, tandis que lorsqu’il s’est agi de A, l’agent d’infiltration a utilisé un nom à placer, puis a attendu que A lui demande « T’as besoin de quoi? » avant de formuler une demande du même type. La conduite de l’un ou l’autre des agents d’infiltration dans les présentes causes ne saurait être jugée intolérable, puisqu’ils ont fait précisément ce que la société attend d’eux lorsqu’ils reçoivent des renseignements quant à une opération alléguée de vente de drogue sur appel. Un observateur raisonnablement averti dans notre société serait totalement déconcerté par la conclusion des juges majoritaires selon laquelle la conduite de l’agent d’infiltration dans le cas de W constitue un abus de procédure tandis que celle de l’agent d’infiltration dans le cas de A est jugée acceptable.
                    L’application du sous‑volet de la véritable enquête, tel qu’il est défini dans les arrêts Mack et Barnes, aux enquêtes actuelles portant sur la vente de drogue sur appel pose problème du fait que la norme des soupçons raisonnables a évolué depuis que ces arrêts ont été rendus. Le sous‑volet de la véritable enquête permet aux policiers d’approcher des citoyens au hasard et de leur offrir des occasions de commettre des infractions, pourvu que la zone dans laquelle ils mènent leurs opérations soit définie avec suffisamment de précision et qu’ils puissent raisonnablement soupçonner que ce type de crime s’y produit. L’inclusion de ce type de soupçons raisonnables généraux fondés sur un lieu au sous-volet de la véritable enquête reflète l’opinion selon laquelle le fait d’exiger de la police qu’elle réponde à une norme plus stricte, telle que celle des soupçons raisonnables précis, entraverait indûment les efforts des forces de l’ordre et ne permettrait donc pas d’atteindre un équilibre approprié entre les libertés individuelles et l’application légitime de la loi. Or, dans R. c. Chehil, 2013 CSC 49, [2013] 3 R.C.S. 220, l’idée que les soupçons raisonnables comprennent les soupçons généraux non pas au sujet d’une personne bien précise, mais plutôt au sujet d’un lieu ou d’une activité en particulier a été rejetée. Autrement dit, depuis que les arrêts Mack et Barnes ont été rendus, l’individualisation a fini par définir la norme des soupçons raisonnables. Ainsi, le sens plus restrictif donné aux soupçons raisonnables dans l’arrêt Chehil a rendu cette notion incompatible avec l’équilibre atteint par le sous‑volet de la véritable enquête énoncé dans l’arrêt Barnes entre les libertés individuelles et l’application légitime de la loi.
                    La solution à l’incohérence théorique et aux préoccupations de principe qui ressortent de la jurisprudence en matière de provocation policière dans le contexte de la vente de drogue sur appel consiste à réviser le sous‑volet de la véritable enquête. Le cadre d’analyse révisé recentrerait le sous‑volet de la véritable enquête sur sa raison d’être première, soit l’abus de procédure. Suivant ce cadre d’analyse révisé, il faudrait conclure que les policiers ont agi dans le cadre d’une véritable enquête lorsqu’il est satisfait à trois conditions : premièrement, que leur enquête était motivée par des objectifs véritables d’application de la loi; deuxièmement, que leur enquête s’appuyait sur des faits — les policiers devraient être en mesure d’indiquer une raison précise pour laquelle ils enquêtent, au‑delà d’une simple intuition; troisièmement, que leur enquête portait sur un type précis de crime dans un lieu bien délimité (physique ou virtuel). La question de savoir si la précision du lieu respecte ce critère devrait être décidée en fonction de la question centrale que pose la provocation policière, c’est‑à‑dire si, eu égard à toutes les circonstances, la société considérerait l’enquête comme abusive. Inévitablement, la question de savoir si un type de lieux en particulier est suffisamment délimité aux fins d’un type particulier d’enquêtes devrait être examinée au cas par cas, jusqu’à l’émergence d’une jurisprudence sur la question. Il faudrait possiblement examiner notamment : la nature et la gravité du type de crime visé par l’enquête, le nombre de citoyens susceptibles d’être touchés par la technique d’enquête employée par les policiers, la nature du lieu visé par l’enquête et le caractère attentatoire de la technique.
                    Ce cadre d’analyse apporterait des améliorations appréciables au sous‑volet de la véritable enquête en l’alignant sur les développements théoriques récents et en imposant des limites à la portée du lieu qui fait l’objet de l’enquête. Ces limites réduiraient le risque que les policiers puissent offrir des occasions à des individus pris au hasard à l’intérieur d’une vaste zone (c.-à-d. effectuer des opérations à grande échelle visant à éprouver au hasard la vertu des gens). Elles écarteraient en outre efficacement les risques que les policiers ciblent des personnes vulnérables et marginalisées ou se livrent à du profilage racial. Si des policiers ciblaient délibérément des personnes marginalisées et vulnérables, cela équivaudrait à de la mauvaise foi inacceptable. De plus, en examinant la nature du lieu visé par l’enquête et le nombre de citoyens éventuellement touchés, ainsi que d’autres facteurs pertinents, les tribunaux de révision seraient en mesure de déterminer si le risque de prendre au piège des personnes marginalisées et vulnérables était tellement élevé dans un cas donné que la société ne tolérerait pas ce risque, malgré les intérêts légitimes en jeu liés à l’application de la loi.
                    Ni A ni W n’ont été victimes de provocation policière. Dans les deux cas, les policiers ont agi dans le cadre de véritables enquêtes visant les numéros de téléphones cellulaires en cause aux moments où ils ont donné les occasions respectives de faire le trafic de stupéfiants. Appliquant le nouveau cadre d’analyse, rien n’indique que les policiers n’étaient pas motivés par des objectifs véritables d’application de la loi et rien n’indique non plus qu’ils agissaient de mauvaise foi. Qui plus est, ils avaient des motifs fondés sur des faits pour mener leurs enquêtes, ayant reçu des renseignements, dont les noms et les numéros de téléphone des trafiquants de drogue présumés. Enfin, leurs enquêtes étaient suffisamment bien délimitées. Le trafic de la drogue est un crime grave et le nombre de personnes éventuellement touchées par la conduite des policiers ici était extrêmement faible. Les lieux sous enquête étaient des numéros de téléphone. En conséquence, toute préoccupation selon laquelle le profilage racial ou d’autres préjugés inconscients auraient pu jouer un rôle dans l’enquête est grandement atténuée. Fait important, la technique d’enquête n’impliquait pas l’accès à de l’information qui se trouvait dans les téléphones cellulaires de A et de W. À cet égard, il y a désaccord avec les juges majoritaires quant au fait qu’un appel à une ligne téléphonique présumée de vente de drogue sur appel met en jeu le droit au respect du caractère privé des renseignements personnels protégé par l’art. 8 de la Charte canadienne des droits et libertés et requiert donc le recours à une norme aussi solide que la norme des soupçons raisonnables précis élaborée par la jurisprudence de la Cour relative à cette disposition. Les enquêtes sur la vente de drogue sur appel ne font pas appel à la fouille ou à la saisie du téléphone de quelqu’un, ni aux renseignements qu’il contient. Elles ne font appel qu’à une conversation entre un agent d’infiltration et la personne à l’autre bout du fil. En acceptant que des policiers puissent téléphoner à quelqu’un et avoir, avec cette personne, une conversation éventuellement prolongée sans avoir préalablement de soupçons raisonnables, les juges majoritaires contredisent leur prétention selon laquelle une enquête typique sur la vente de drogue sur appel met en jeu les droits au respect de la vie privée que protège l’art. 8 de la Charte. Les droits de l’individu au respect de la vie privée en jeu dans le contexte en cause ici se limitent à son droit de ne pas être importuné par l’État. Il est difficile d’imaginer une technique d’enquête moins attentatoire que celles employées dans des affaires typiques de vente de drogue sur appel comme celles-ci. En somme, on ne saurait dire que la société jugerait intolérable la conduite des policiers en cause ici.
Jurisprudence
Citée par les juges Karakatsanis, Brown et Martin
                    Arrêts appliqués : R. c. Mack, 1988 CanLII 24 (CSC), [1988] 2 R.C.S. 903; R. c. Barnes, 1991 CanLII 84 (CSC), [1991] 1 R.C.S. 449; arrêts mentionnés : R. c. Jewitt, 1985 CanLII 47 (CSC), [1985] 2 R.C.S. 128; Amato c. La Reine, 1982 CanLII 31 (CSC), [1982] 2 R.C.S. 418; R. c. Campbell, 1999 CanLII 676 (CSC), [1999] 1 R.C.S. 565; R. c. Nuttall, 2018 BCCA 479, 368 C.C.C. (3d) 1; R. c. Bayat, 2011 ONCA 778, 280 C.C.C. (3d) 36; R. c. Chehil, 2013 CSC 49, [2013] 3 R.C.S. 220; R. c. MacKenzie, 2013 CSC 50, [2013] 3 R.C.S. 250; R. c. Simpson (1993), 1993 CanLII 3379 (ON CA), 79 C.C.C. (3d) 482; R. c. Kang‑Brown, 2008 CSC 18, [2008] 1 R.C.S. 456; R. c. Faqi (A.M.), 2010 ABPC 157, 491 A.R. 194; R. c. Looseley, [2001] UKHL 53, [2001] 4 All E.R. 897; Beck c. State of Ohio, 85 S.Ct. 223 (1964); R. c. Swan, 2009 BCCA 142, 244 C.C.C. (3d) 108; R. c. McMahon, 2018 SKCA 26, 361 C.C.C. (3d) 429; R. c. Jir, 2010 BCCA 497, 264 C.C.C. (3d) 64; R. c. Whyte, 2011 ONCA 24, 266 C.C.C. (3d) 5, conf. par 2011 CSC 49, [2011] 3 R.C.S. 364; R. c. Marakah, 2017 CSC 59, [2017] 2 R.C.S. 608; R. c. Edwards, 1996 CanLII 255 (CSC), [1996] 1 R.C.S. 128; R. c. Wong, 1990 CanLII 56 (CSC), [1990] 3 R.C.S. 36; R. c. Dyment, 1988 CanLII 10 (CSC), [1988] 2 R.C.S. 417; R. c. Fearon, 2014 CSC 77, [2014] 3 R.C.S. 621; R. c. Mills, 2019 CSC 22; R. c. Wilson, 1990 CanLII 109 (CSC), [1990] 1 R.C.S. 1291; R. c. Jacques, 1996 CanLII 174 (CSC), [1996] 3 R.C.S. 312; United States c. Gooding, 695 F.2d 78 (1982); Florida c. J. L., 529 U.S. 266 (2000); R. c. Olazo, 2012 BCCA 59, 287 C.C.C. (3d) 379; R. c. Lal (1998), 1998 CanLII 4393 (BC CA), 130 C.C.C. (3d) 413; R. c. Townsend, [1997] O.J. No. 6516 (QL); R. c. Williams, 2010 ONSC 1698; R. c. Sawh, 2016 ONSC 2776; R. c. Pucci, 2018 ABCA 149, 359 C.C.C. (3d) 343; R. c. Clarke, 2018 ONCJ 263; R. c. Li, 2019 BCCA 344, 381 C.C.C. (3d) 363; R. c. Arriagada, [2008] O.J. No. 5791 (QL); R. c. Debot, 1989 CanLII 13 (CSC), [1989] 2 R.C.S. 1140; R. c. Saeed, 2016 CSC 24, [2016] 1 R.C.S. 518; R. c. Mann, 2004 CSC 52, [2004] 3 R.C.S. 59; R. c. MacDonald, 2014 CSC 3, [2014] 1 R.C.S. 37; R. c. Vezina, 2014 CACM 3; R. c. Murdock (2003), 2003 CanLII 4306 (ON CA), 176 C.C.C. (3d) 232; R. c. Ralph (A.), 2014 ONCA 3, 313 O.A.C. 384; R. c. Imoro, 2010 ONCA 122, 251 C.C.C. (3d) 131, conf. par 2010 CSC 50, [2010] 3 R.C.S. 62; R. c. Gould, 2016 ONSC 4069; R. c. Marino‑Montero, [2012] O.J. No. 1287 (QL); R. c. Izzard, [2012] O.J. No. 2516 (QL); R. c. Gladue, 2012 ABCA 143, 285 C.C.C. (3d) 154; R. c. Stubbs, 2012 ONSC 1882; R. c. Gladue, 2011 ABQB 194, 54 Alta. L.R. (5th) 84; R. c. Coutre, 2013 ABQB 258, 557 A.R. 144.
Citée par le juge Moldaver (dissident en partie)
                    R. c. Mack, 1988 CanLII 24 (CSC), [1988] 2 R.C.S. 903; R. c. Barnes, 1991 CanLII 84 (CSC), [1991] 1 R.C.S. 449; R. c. Campbell, 1999 CanLII 676 (CSC), [1999] 1 R.C.S. 565; R. c. Ahluwalia (2000), 2000 CanLII 17011 (ON CA), 149 C.C.C. (3d) 193; R. c. Babos, 2014 CSC 16, [2014] 1 R.C.S. 309; R. c. Le, 2016 BCCA 155, 28 C.R. (7th) 187; R. c. Chehil, 2013 CSC 49, [2013] 3 R.C.S. 220; R. c. Kang‑Brown, 2008 CSC 18, [2008] 1 R.C.S. 456; R. c. Henneh, 2017 ONSC 4835, [2017] O.J. No. 7173; R. c. MacKenzie, 2013 CSC 50, [2013] 3 R.C.S. 250; R. c. A.M., 2008 CSC 19, [2008] 1 R.C.S. 569; R. c. Looseley, [2001] UKHL 53, [2001] 4 All E.R. 897; R. c. Dudhi, 2019 ONCA 665, 147 O.R. (3d) 546; Peart c. Peel Regional Police Services Board (2006), 2006 CanLII 37566 (ON CA), 43 C.R. (6th) 175; R. c. Marakah, 2017 CSC 59, [2017] 2 R.C.S. 608; R. c. Fearon, 2014 CSC 77, [2014] 3 R.C.S. 621; R. c. Spencer, 2014 CSC 43, [2014] 2 R.C.S. 212; R. c. Plant, 1993 CanLII 70 (CSC), [1993] 3 R.C.S. 281.
Lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, art. 8.
Loi réglementant certaines drogues et autres substances, L.C. 1996, c. 19, art. 2(1) « trafic », 5(1).
Doctrine et autres documents cités
Ashworth, Andrew. « What is Wrong with Entrapment? », [1999] Sing. J.L.S. 293.
Bronitt, Simon. « Sang is Dead, Loosely Speaking », [2002] Sing. J.L.S. 374.
Bronitt, Simon. « The Law in Undercover Policing : A Comparative Study of Entrapment and Covert Interviewing in Australia, Canada and Europe » (2004), 33 Comm. L. World Rev. 35.
De Sa, Chris. « Entrapment : Clearly Misunderstood in the Dial‑a‑Dope Context » (2015), 62 Crim. L.Q. 200.
MacFarlane, Bruce A., Robert J. Frater and Croft Michaelson. Drug Offences in Canada, 4th ed., Toronto, Thomson Reuters, 2019 (loose‑leaf updated December 2019, release 6).
McLachlin, Beverley. « Courts, Transparency and Public Confidence — To the Better Administration of Justice » (2003), 8 Deakin L. Rev. 1.
Murphy, Brendon, and John Anderson. « After the Serpent Beguiled Me : Entrapment and Sentencing in Australia and Canada » (2014), 39 Queen’s L.J. 621.
Murphy, Brendon, and John Anderson. « “Mates, Mr Big and the Unwary” : Ongoing Supply and its Relationship to Entrapment » (2007), 19 C.I.C.J. 5.
Ormerod, David, and Andrew Roberts. « The trouble with Teixeira : Developing a principled approach to entrapment » (2002), 6 Int’l J. Evidence & Proof 38.
Penney, Steven. « Entrapment Minimalism : Shedding the “No Reasonable Suspicion or Bona Fide Inquiry” Test » (2019), 44 Queen’s L.J. 356.
Penney, Steven. « Standards of Suspicion » (2018), 65 Crim. L.Q. 23.
Quigley, Tim. Annotation to R. v. Sterling (2004), 2004 CanLII 6675 (ON SC), 23 C.R. (6th) 54.
Roach, Kent. « Entrapment and Equality in Terrorism Prosecutions : A Comparative Examination of North American and European Approaches » (2011), 80 Miss. L.J. 1455.
Sankoff, Peter, and Stéphane Perrault. « Suspicious Searches : What’s so Reasonable About Them? » (1999), 24 C.R. (5th) 123.
Stuart, Don. Canadian Criminal Law : A Treatise, 7th ed., Toronto, Carswell, 2014.
Tanovich, David M. « Rethinking the Bona Fides of Entrapment » (2011), 43 U.B.C. L. Rev. 417.
                    POURVOI de Javid Ahmad contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario (les juges Hourigan et Brown et la juge Himel (ad hoc)), 2018 ONCA 534, 141 O.R. (3d) 241, 362 C.C.C. (3d) 36, [2018] O.J. No. 3091 (QL), 2018 CarswellOnt 9268 (WL Can.), qui a confirmé la déclaration de culpabilité prononcée par la juge Allen, 2014 ONSC 3818, [2014] O.J. No. 3152 (QL), 2014 CarswellOnt 9012 (WL Can.), et le rejet de la demande d’arrêt des procédures, 2015 ONSC 652, [2015] O.J. No. 1519 (QL), 2015 CarswellOnt 4286 (WL Can.). Pourvoi rejeté.
                    POURVOI de Landon Williams contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario (les juges Hourigan et Brown et la juge Himel (ad hoc)), 2018 ONCA 534, 141 O.R. (3d) 241, 362 C.C.C. (3d) 36, [2018] O.J. No. 3091 (QL), 2018 CarswellOnt 9268 (WL Can.), qui a annulé l’arrêt des procédures ordonné par le juge Trotter, 2014 ONSC 2370, 11 C.R. (7th) 110, [2014] O.J. No. 1840 (QL), 2014 CarswellOnt 5005 (WL Can.). Pourvoi accueilli, le juge en chef Wagner et les juges Moldaver, Côté et Rowe sont dissidents.
                    Michael W. Lacy et Bryan Badali, pour l’appelant Javid Ahmad.
                    Owen Goddard et Janani Shanmuganathan, pour l’appelant Landon Williams.
                    Chris Greenwood et David Quayat, pour l’intimée.
                    Marilyn E. Sandford, c.r., Michael Sobkin et Kate Oja, pour l’intervenante British Columbia Civil Liberties Association.
                    Ingrid Grant et Daniel Goldbloom, pour l’intervenante Criminal Lawyers’ Association of Ontario.
                    Martine Sallaberry et Norm Lipinski, pour l’intervenante l’Association canadienne des chefs de police.
                    Alison M. Latimer, pour l’intervenante Independent Criminal Defence Advocacy Society.
 
Version française du jugement des juges Abella, Karakatsanis, Brown, Martin et Kasirer rendu par
 
                    Les juges Karakatsanis, Brown et Martin —
I.               Introduction
[1]                              En tant que représentants de l’État, les corps de police doivent respecter les droits et libertés de toute la population canadienne et rendre des comptes au public qu’ils servent et protègent. Par ailleurs, les corps de police ont besoin de diverses techniques d’enquête pour appliquer le droit criminel. Bien que le droit confère à ceux‑ci une grande latitude pour effectuer des enquêtes criminelles dans l’intérêt public, il impose également des contraintes à l’égard de certaines de leurs méthodes.
[2]                              Pour cette raison, dans l’arrêt R. c. Mack, 1988 CanLII 24 (CSC), [1988] 2 R.C.S. 903, la Cour a reconnu, mais étroitement circonscrit, le pouvoir de la police d’outrepasser son rôle habituel d’enquête et de tenter d’amener des gens à commettre des infractions criminelles. Lorsqu’elle le fait sans avoir de soupçons raisonnables, ou lorsqu’elle va plus loin et incite une personne à commettre une infraction criminelle, il y a provocation policière. Sans l’exigence des soupçons raisonnables, la police pourrait cibler des personnes au hasard, portant ainsi atteinte à la vie privée de gens, les exposant à la tentation et provoquant des crimes qui n’auraient autrement pas eu lieu. Une telle conduite menace la primauté du droit, mine le sens de la décence, de la justice et du franc‑jeu qu’a la société et constitue un abus de procédure d’une importance telle que, lorsque son existence est démontrée, un arrêt des procédures est requis.
[3]                              Les présents pourvois portent sur l’application de cette doctrine établie aux enquêtes sur de présumées opérations de vente de drogue sur appel (« dial‑a‑dope »), dans le cadre desquelles des trafiquants de drogue utilisent des téléphones cellulaires pour communiquer avec leurs clients et leur vendre des drogues illicites. Plus précisément, nous sommes appelés à établir quand et comment les soupçons raisonnables sont établis dans le cas où un policier est avisé qu’un numéro de téléphone serait utilisé pour faire le trafic de drogue.
[4]                              Nous affirmons que notre jurisprudence confirme que la police ne peut offrir à une personne qui répond à un téléphone cellulaire l’occasion de commettre une infraction sans avoir de soupçons raisonnables que la personne qui utilise ce téléphone, ou ce numéro de téléphone, se livre à une activité criminelle. Que la police cible une personne, un lieu ou un numéro de téléphone, la norme juridique à appliquer dans le contexte de la provocation policière est uniforme; elle exige que la police ait des soupçons raisonnables dans tous les cas où elle donne une occasion de commettre une infraction criminelle. La norme des soupçons raisonnables est une norme juridique courante qui fournit aux tribunaux le fondement objectif nécessaire pour établir si la police a justifié ses actions. Une simple information provenant d’une source non vérifiée portant qu’une personne fait le trafic de drogue à l’aide d’un numéro de téléphone ne peut fonder des soupçons raisonnables.
[5]                              Dans chacun des présents pourvois, la police avait reçu une information non confirmée selon laquelle un numéro de téléphone était associé au trafic de drogue. Un policier a appelé au numéro et, après une brève conversation, il a demandé s’il pouvait avoir des drogues. Dans le cas de Javid Ahmad, la juge du procès, la juge Allen, a conclu que M. Ahmad n’avait pas été victime de provocation policière parce que la police ne lui a offert l’occasion de faire le trafic de drogue qu’après avoir suffisamment corroboré l’information lors de la conversation (2015 ONSC 652). Dans le cas de Landon Williams, le juge Trotter a conclu que M. Williams avait été victime de provocation policière parce que la police lui a donné l’occasion de vendre de la cocaïne avant d’avoir des soupçons raisonnables qu’il se livrait au trafic de drogue (2014 ONSC 2370, 11 C.R. (7th) 110). La Cour d’appel a rejeté l’appel interjeté par M. Ahmad et a accueilli celui formé par la Couronne dans l’instance concernant M. Williams (2018 ONCA 534, 141 O.R. (3d) 241).
[6]                              En nous appuyant sur l’arrêt Mack, nous souscrivons à l’opinion des deux juges du procès. M. Ahmad n’a pas été victime de provocation policière, mais M. Williams l’a été. Nous sommes donc d’avis de rejeter l’appel de M. Ahmad, mais d’accueillir celui de M. Williams.
II.            Contexte
A.           M. Ahmad
[7]                             Le gendarme‑détective Michael Limsiaco avait été informé par un autre policier qu’une personne dénommée « Romeo » vendait de la drogue à l’aide d’un numéro de téléphone précis. Le gendarme‑détective Limsiaco a appelé au numéro sans avoir vérifié la fiabilité de cette information ou cherché à savoir comment l’autre policier l’avait obtenue. Selon ce que le gendarme‑détective Limsiaco avait compris, l’autre policier avait reçu l’information d’une source confidentielle.
[8]                             Après une brève conversation, le policier a demandé s’il pouvait avoir [traduction] « 2 de coupée » (« 2 soft »), ce qui signifie deux grammes de poudre de cocaïne. L’homme au bout du fil a par la suite accepté de le rencontrer pour réaliser la vente. Le policier s’est rendu au lieu de rencontre, a rappelé au numéro de téléphone, a rencontré l’homme qui a répondu au téléphone et lui a remis la somme de 140 $ en échange de deux petits sachets de cocaïne. Des policiers ont arrêté et fouillé l’homme, qui a été identifié plus tard comme étant M. Ahmad. Les policiers ont trouvé sur lui une enveloppe portant le prénom « Romeo » écrit à la main et contenant de l’argent comptant, soit la somme de 140 $, le téléphone cellulaire qui avait été utilisé pour organiser la transaction et deux petits sachets de poudre de cocaïne. Dans le sac à dos de M. Ahmad, les policiers ont trouvé une grande quantité de cocaïne et trois enveloppes contenant de l’argent comptant.
[9]                             La juge Allen a conclu que M. Ahmad n’avait pas été victime de provocation policière. Celui‑ci a été déclaré coupable d’un chef d’accusation de possession de cocaïne en vue d’en faire le trafic et de deux chefs d’accusation de possession de produits de la criminalité.
B.            M. Williams
[10]                        La gendarme‑détective Brooke Hewson, membre de l’escouade antidrogue, avait reçu d’un autre policier un dossier d’information au sujet d’un dénommé « Jay », qui vendrait de la cocaïne dans un certain secteur de Toronto. Ce dossier identifiait « Jay » comme Landon Williams et comprenait des renseignements à son sujet, notamment l’information selon laquelle il était un [traduction] « trafiquant de cocaïne » dans un secteur en particulier. Le dossier indiquait que l’information provenait d’une source confidentielle dont la fiabilité était inconnue, mais n’indiquait pas son contenu exact; il n’indiquait pas non plus de quelle façon M. Williams était lié au prénom « Jay » ou si cette information était actuelle.
[11]                        La gendarme‑détective Hewson n’a pas posé de questions quant à la fiabilité de la source ou à l’actualité de l’information. Elle avait participé à l’arrestation de M. Williams pour trafic de cocaïne 20 mois auparavant, mais celui‑ci avait finalement plaidé coupable à une accusation de possession simple. Elle ne savait pas qu’il utilisait le prénom « Jay ».
[12]                        Le gendarme‑détective Tony Canepa a reçu certains de ces renseignements et a appelé le numéro. L’homme qui a répondu au téléphone a confirmé qu’il se nommait « Jay ». Le policier a dit qu’il avait besoin pour [traduction] « 80 [. . .] de roche » (« 80 . . . [h]ard »), ce qui veut dire pour 80 $ de crack, et l’homme lui a répondu qu’ils devraient se rencontrer à une intersection précise. Le policier a rencontré l’homme, qui s’est révélé plus tard être M. Williams, et lui a échangé 80 $ pour du crack. Onze jours plus tard, il a organisé une deuxième transaction et a effectué le même achat. Le mois suivant, la police a arrêté M. Williams.
[13]                          Après que la Couronne eut fini de présenter sa preuve, M. Williams a reconnu que celle‑ci établissait sa culpabilité à l’égard de deux chefs d’accusation de trafic de cocaïne et de deux chefs d’accusation de possession de produits de la criminalité. Le juge Trotter a conclu que le policier n’avait aucun soupçon raisonnable lorsqu’il a donné l’occasion de commettre un crime à M. Williams, et il a ordonné l’arrêt des procédures.
C.            Décision de la Cour d’appel
[14]                        L’appel interjeté par la Couronne contre l’arrêt des procédures prononcé dans le cas de M. Williams et l’appel interjeté par la défense contre la déclaration de culpabilité prononcée dans le cas de M. Ahmad ont été instruits ensemble. Le juge Hourigan, s’exprimant en son nom et en celui du juge Brown, a statué qu’il n’avait pas été prouvé que M. Ahmad et M. Williams avaient été victimes de provocation policière. Il a conclu que lorsque les soupçons raisonnables se rapportent au numéro de téléphone comme tel, la police peut donner à une personne associée à ce numéro des occasions de commettre des infractions, et ce, même si elle n’a pas de soupçons raisonnables à l’égard de la personne qui répond au téléphone. La juge Himel (ad hoc) a souscrit au résultat, mais pas à la distinction faite par les juges majoritaires entre les soupçons raisonnables à l’égard d’un numéro de téléphone et les soupçons raisonnables à l’égard de la personne qui répond à un appel sur cette ligne.
III.         La doctrine de la provocation policière
A.           Les principes de la doctrine de la provocation policière établis dans les arrêts Mack et Barnes
[15]                          Il y a plus de 30 ans, la décision de la Cour dans l’arrêt Mack a fixé le droit de la provocation policière au Canada. Deux volets y ont été établis, lesquels peuvent tous deux être suffisants pour fonder l’allégation de provocation policière d’un accusé et justifier un arrêt des procédures :
            Il y a, par conséquent, provocation policière lorsque : a) les autorités fournissent l’occasion de commettre une infraction en l’absence de soupçon raisonnable ou agissent de mauvaise foi [. . .] ou b) ayant des soupçons raisonnables ou au cours d’une véritable enquête, elles ne se contentent pas de fournir une occasion de commettre une infraction mais incitent à la commettre. [p. 959]
[16]                          Au niveau le plus général, la doctrine existe parce qu’« [u]ne valeur profondément enracinée de notre système démocratique est que la fin ne justifie pas les moyens » (Mack, p. 938). Certains de ces moyens sont inacceptables dans une société libre ayant de solides principes d’équité, de décence et de protection de la vie privée. Bien que la police doive disposer d’une certaine latitude, la provocation policière est un type d’abus de procédure car la participation policière à la perpétration d’un crime est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice.
[17]                          Dans l’arrêt Mack, la Cour a statué que l’objet et le fondement de la doctrine de la provocation policière résident dans le pouvoir inhérent du tribunal d’empêcher tout abus de ses procédures. La provocation policière n’est pas un moyen de défense au fond menant à un acquittement car, dans la plupart des cas, les éléments essentiels de l’infraction seront réunis, même lorsqu’il y a eu provocation policière. Il convient plutôt d’ordonner un arrêt des procédures parce que, « sur le plan du fond, il se peut que l’accusé ne mérite pas d’être acquitté, et que la poursuite est incapable d’obtenir une déclaration de culpabilité en raison de l’abus de procédure qu’elle a commis », et une déclaration de culpabilité est donc susceptible de déconsidérer l’administration de la justice (Mack, p. 944 (souligné dans l’original), citant R. c. Jewitt, 1985 CanLII 47 (CSC), [1985] 2 R.C.S. 128, p. 148). Une telle réparation confirme également la primauté de la liberté de la personne : il n’appartient tout simplement pas à l’État de s’ingérer de façon injustifiée dans la vie privée des individus, à éprouver au hasard leur vertu et à créer un crime (Mack, p. 941).
[18]                          Cependant, il est particulièrement difficile de faire enquête sur certains crimes parce qu’ils sont « consensuels » (comme le trafic de drogue), ils victimisent ceux qui sont réticents à les signaler ou incapables de le faire (comme le leurre d’enfants) ou ils causent un préjudice si grave qu’il faut les empêcher de façon active (comme le terrorisme) (Mack, p. 916; Amato c. La Reine, 1982 CanLII 31 (CSC), [1982] 2 R.C.S. 418, p. 457, le juge Estey, dissident; A. Ashworth, « What is Wrong with Entrapment? », [1999] Sing. J.L.S. 293, p. 293‑294). Il est donc dans l’intérêt public que la police ait la flexibilité nécessaire pour élaborer des mesures efficaces et proactives destinées à faire respecter la loi en vue de la répression de la criminalité.
[19]                          Afin de concilier ces impératifs concurrents, la Cour a imposé une mesure de protection contre la provocation policière fondée sur l’occasion. Selon le premier volet du critère établi dans l’arrêt Mack, dont il est question dans les présents pourvois, la police peut donner une occasion de commettre un crime seulement si elle a des soupçons raisonnables : (1) qu’une personne en particulier prend part à une activité criminelle; ou (2) que des personnes se livrent à des activités criminelles dans un lieu précis, ce que l’on appelle parfois une « véritable enquête » (Mack, p. 956 et 959; confirmé dans R. c. Barnes, 1991 CanLII 84 (CSC), [1991] 1 R.C.S. 449, p. 463).
[20]                          Les motifs dans l’arrêt Mack indiquent clairement qu’une véritable enquête à l’égard d’un lieu est fondée sur des soupçons raisonnables et s’y rattache. Une enquête est « véritable » lorsque la police a des soupçons raisonnables à l’égard d’un lieu ou d’un secteur, et qu’elle a l’objectif réel d’enquêter et de réprimer des activités criminelles. Une véritable enquête ne constitue pas un moyen distinct et indépendant dont dispose la police pour piéger une personne, mais un moyen d’exprimer le critère des soupçons raisonnables à l’égard d’un lieu. L’offre d’une occasion de commettre un crime doit toujours être fondée sur des soupçons raisonnables d’une activité criminelle précise, que ce soit par une personne, dans un lieu défini avec suffisamment de précision ou une combinaison de ces deux éléments.
[21]                          La Cour a confirmé ces principes dans l’arrêt Barnes, où elle a conclu que la police avait mené une véritable enquête en donnant à des personnes se trouvant dans un secteur de Granville Mall à Vancouver l’occasion de vendre de la drogue. La Cour a statué que les soupçons raisonnables de la police étaient fondés sur des éléments de preuve extrinsèques objectifs indiquant qu’un important trafic de drogue se faisait dans le secteur (Barnes, p. 460‑462); cela expliquait pourquoi les personnes fréquentant le secteur en question étaient visées, cette explication pouvant faire l’objet d’un examen judiciaire véritable.
[22]                          Ce cadre d’analyse met en équilibre et concilie d’importants intérêts publics. La primauté du droit et la nécessité de protéger le droit à la vie privée et la liberté personnelle de la portée excessive de l’État sont mis en balance avec l’intérêt légitime de l’État à faire enquête sur les crimes et à intenter des poursuites contre leurs auteurs en permettant, mais aussi en restreignant, les techniques de provocation policière (Mack, p. 941‑942).
[23]                          Nous ne voyons aucune raison de modifier cet équilibre soigneusement pondéré énoncé dans l’arrêt Mack et confirmé dans l’arrêt Barnes. Le cadre d’analyse relatif à la provocation policière est appliqué efficacement depuis des décennies dans divers contextes, dont ceux du trafic de drogue (R. c. Campbell, 1999 CanLII 676 (CSC), [1999] 1 R.C.S. 565, par. 21), du terrorisme (R. c. Nuttall, 2018 BCCA 479, 368 C.C.C. (3d) 1, par. 417‑443) et du leurre d’enfants (R. c. Bayat, 2011 ONCA 778, 280 C.C.C. (3d) 36, par. 15‑23). Il a résisté à l’épreuve du temps, fournissant une doctrine fondée sur des principes, stable et généralement applicable qui peut tout à fait être adaptée à diverses circonstances et à l’évolution du crime et des tactiques policières. Aucune raison de principe ne justifie de s’en écarter.
B.            Les soupçons raisonnables objectifs garantissent un contrôle judiciaire de la conduite policière
[24]                          Dans tous les contextes, la norme des soupçons raisonnables permet aux tribunaux de procéder à un véritable examen judiciaire des renseignements dont disposait la police au moment où l’occasion de commettre un crime a été donnée (R. c. Chehil, 2013 CSC 49, [2013] 3 R.C.S. 220, par. 26 et 58; R. c. MacKenzie, 2013 CSC 50, [2013] 3 R.C.S. 250, par. 41). Cette norme exige des policiers qu’ils dévoilent le fondement de leur croyance et qu’ils démontrent qu’ils avaient des motifs légitimes relatifs à la criminalité de cibler une ou des personnes associées à un lieu (K. Roach, « Entrapment and Equality in Terrorism Prosecutions: A Comparative Examination of North American and European Approaches » (2011), 80 Miss. L.J. 1455, p. 1472‑1473; Ashworth, p. 304‑305). Une norme objective comme celle des soupçons raisonnables permet aux tribunaux de soumettre la conduite policière à un contrôle rigoureux afin de s’assurer qu’elle respecte la Charte canadienne des droits et libertés et le sens de la décence, de la justice et du franc‑jeu de la société parce qu’elle exige des faits objectivement discernables. Comme c’est le cas pour les fouilles sans mandat, [traduction] « le juge du procès [doit être] [. . .] en mesure de confirmer [ces faits objectifs], et il ne doit pas être lié par les conclusions personnelles du policier qui a effectué [l’enquête] » (P. Sankoff et S. Perrault, « Suspicious Searches: What’s So Reasonable About Them? » (1999), 24 C.R. (5th) 123, p. 126 (nous soulignons)). Ce concept est essentiel pour maintenir la primauté du droit et empêcher l’État de porter atteinte arbitrairement aux droits à la vie privée et aux libertés personnelles des individus (Chehil, par. 45).
[25]                          Dans l’arrêt R. c. Simpson (1993), 1993 CanLII 3379 (ON CA), 79 C.C.C. (3d) 482 (C.A. Ont.), aux p. 502‑503, le juge Doherty souligne de façon convaincante que la norme des soupçons raisonnables doit être appliquée lorsqu’il est fondamentalement nécessaire d’établir un équilibre entre l’intérêt de la société à ce que les crimes soient détectés et sanctionnés et son intérêt à ce que les libertés individuelles soient préservées. Un juste équilibre entre les intérêts est aussi pertinent dans les cas de provocation policière que dans les cas de fouilles sans mandat et de détention. Dans chaque cas, la norme des soupçons raisonnables est spécifiquement « conçue pour prévenir [les conduites policières] aveugles et discriminatoires » (Chehil, par. 30; voir aussi les par. 3, 26 et 47; R. c. Kang‑Brown, 2008 CSC 18, [2008] 1 R.C.S. 456, par. 75‑77 et 165; Simpson, p. 502). Cet aspect est particulièrement important dans les cas de provocation policière, car celle‑ci est un [traduction] « terreau propice au profilage racial » (D. M. Tanovich, « Rethinking the Bona Fides of Entrapment » (2011), 43 U.B.C.L. Rev. 417, p. 432) et a « des répercussions disproportionnées sur les collectivités pauvres et racialisées » (p. 417‑418). Les tribunaux doivent pouvoir évaluer la mesure dans laquelle les soupçons raisonnables de la police à l’égard d’une personne ou d’un lieu sont fondés sur des critères ouvertement discriminatoires ou des stéréotypes évidents, ou sur des [traduction] « intuitions » ou « pressentiments » qui peuvent facilement dissimuler la présence de racisme inconscient et de stéréotypes (T. Quigley, « Annotation to R. v. Sterling » (2004), 2004 CanLII 6675 (ON SC), 23 C.R. (6th) 54, p. 55; R. c. Faqi (A.M.), 2010 ABPC 157, 491 A.R. 194, par. 14; Tanovich, p. 437‑438; MacKenzie, par. 64‑65).
[26]                          Exiger de la police qu’elle ait des soupçons raisonnables avant de tenter d’amener une personne à commettre un crime reflète aussi l’approche prudente du droit canadien à l’égard de l’élargissement des pouvoirs policiers. Exemple significatif de cette approche : le droit canadien ne tient pas compte de la question de savoir si l’accusé ciblé était prédisposé à commettre le crime (Mack, p. 924 et 951‑956). Permettre qu’une conduite policière objectivement irrégulière soit justifiée par la prédisposition de l’accusé « autoriser[ait] un traitement inégal » (Mack, p. 955), et entraîne le risque que des gens soient emprisonnés même lorsque leurs droits fondamentaux et les garanties procédurales auxquels ils ont droit ont été bafoués. Il existe une « inégalité fondamentale inhérente à une démarche qui mesure l’admissibilité de la provocation par référence à la prédisposition de l’inculpé » (Mack, p. 955).
[27]                          Les gens ne sont pas à l’abri des opérations visant à éprouver au hasard leur vertu si nous partons du principe que la provocation policière a lieu seulement lorsque des gens vertueux sont incités à commettre des crimes. Le volet fondé sur l’occasion du critère énoncé dans l’arrêt Mack établit donc que la police ne peut éprouver au hasard la vertu de quiconque — que la personne soit vertueuse ou non, prédisposée ou non — sans soupçons raisonnables. De nombreux commentateurs adhèrent au critère établi dans l’arrêt Mack précisément pour cette raison — c’est‑à‑dire parce que la norme objective qu’elle prévoit protège toute personne contre les opérations visant à éprouver au hasard sa vertu (Ashworth, p. 305; D. Ormerod et A. Roberts, « The trouble with Teixeira: Developing a principled approach to entrapment » (2002), 6 Int’l J. of Evidence & Proof 38, p. 46‑48; S. Bronitt, « The Law in Undercover Policing: A Comparative Study of Entrapment and Covert Interviewing in Australia, Canada and Europe » (2004), 33 Comm. L. World Rev. 35, p. 78; Roach, p. 1462; D. Stuart, Canadian Criminal Law: A Treatise (7e éd. 2014), p. 653).
[28]                        Donner à une personne l’occasion de commettre une infraction sans que cette action repose sur des soupçons raisonnables augmente aussi de manière inacceptable la probabilité que cette personne commette un crime alors qu’elle n’en aurait autrement pas commis. Le risque est exacerbé lorsque la personne qui se voit donner une telle occasion est relativement vulnérable ou autrement marginalisée. Par conséquent, les opérations visant à éprouver au hasard la vertu des gens violent le principe selon lequel il est inadmissible que la police crée un crime, car le fait d’inciter des individus à commettre des infractions [traduction] « exploit[e] la faiblesse de la nature humaine » (R. c. Looseley, [2001] UKHL 53, [2001] 4 All E.R. 897, par. 58, le lord Hoffmann). Les personnes marginalisées, avec les ressources limitées qu’elles possèdent, seront rarement, voire jamais, capables de s’acquitter du lourd fardeau de prouver la mauvaise foi. Il y aura rarement des preuves du profilage racial intentionnel ou de la prise pour cible de personnes vulnérables. Inversement, tout le monde a la possibilité de satisfaire au critère établi dans l’arrêt Mack — fondé sur des soupçons raisonnables — car il est conçu pour tenir compte des « valeurs humaines que nous partageons tous » (Mack, p. 940). Il vise à protéger le système de justice et à préserver la primauté du droit en veillant à ce que toutes les personnes, prédisposées ou non, soient protégées contre la conduite irrégulière des policiers (Mack, p. 961).
[29]                          Sous ce volet de la doctrine de la provocation policière, une norme de conduite policière de « mauvaise foi » ne peut remplacer la norme objective des soupçons raisonnables, laquelle peut faire l’objet d’un examen par un évaluateur indépendant. Un critère de « mauvaise foi » accorde la primauté aux affirmations des policiers. Les soupçons raisonnables exigent une évaluation objective des renseignements dont disposait la police. Ils font donc en sorte que la protection du public contre les intrusions déraisonnables sorte de l’ombre du pouvoir discrétionnaire de la police pour passer à la lumière de l’examen judiciaire. Comme l’a expliqué la Cour suprême des États‑Unis dans le contexte des arrestations sans mandat (Beck c. State of Ohio, 85 S. Ct. 223 (1964), p. 229) :
        [traduction] Nous pouvons présumer que les policiers ont agi de bonne foi en arrêtant le requérant. Cependant, « la bonne foi des policiers responsables de l’arrestation ne suffit pas ». Si la norme subjective de la bonne foi constituait à elle seule le critère applicable, les protections qu’offre le Quatrième Amendement disparaîtraient, et la « sécurité des personnes, de leur maison, de leurs documents et de leurs biens » serait laissée à l’entière discrétion de la police. [Référence omise.]
[30]                          De plus, et contrairement aux soupçons raisonnables, une norme de mauvaise foi ne fournit pas d’indications utiles aux policiers appelés à établir s’ils peuvent donner l’occasion de commettre un crime. Les soupçons raisonnables constituent une norme préalable qui a résisté à l’épreuve du temps, qui « s’applique facilement en pratique », qui est bien connue et « significative pour les policiers et les juges de première instance » (Kang‑Brown, par. 164, la juge Deschamps, dissidente mais pas sur ce point). Cette norme contribue à ce que les policiers comprennent l’importance d’obtenir une preuve objective d’une activité criminelle avant d’offrir l’occasion de commettre un crime, et d’être à l’affût d’indices qui portent à croire que leurs intuitions ou leurs pressentiments peuvent être erronés (Chehil, par. 33‑34). De plus, elle oblige la police à dévoiler les éléments de preuve objectifs susceptibles de faire l’objet d’un contrôle rigoureux, ce qui l’empêche de se fonder sur des affirmations péremptoires de soupçons.
[31]                          Tout critère moins exigeant — et certainement tout critère qui permettrait à la police de répondre à de simples informations en offrant sur‑le‑champ une occasion de commettre un crime — n’impose pas en fait une réelle exigence.
[32]                          Le fait qu’il en soit ainsi est mis en évidence lorsque l’on pose la question suivante : si un nom et un numéro étaient suffisants pour permettre à la police de porter atteinte aux intérêts protégés, qu’est‑ce qui pourrait bien être exigé de moins? La police a besoin, à tout le moins, d’un numéro pour faire l’appel. Un critère si peu exigeant ne ferait rien pour protéger les gens contre les opérations visant à éprouver au hasard leur vertu : recevoir un appel de la police et être invité à commettre une infraction sur le fondement d’une intention malveillante, de rumeurs ou de commérages. L’observateur raisonnablement informé serait consterné d’apprendre que la police peut agir de cette façon sur la foi de ces renseignements simplement du fait qu’elle les a reçus. Tout comme une intuition ou de « simples soupçons » d’un policier ne deviennent pas quelque chose d’autre simplement parce que le policier en fait part à ses collègues (R. c. Swan, 2009 BCCA 142, 244 C.C.C. (3d) 108, par. 23), l’intuition d’une source ne se transforme pas en autre chose une fois entre les mains de la police (R. c. McMahon, 2018 SKCA 26, 361 C.C.C. (3d) 429, par. 60 et 62; R. c. Jir, 2010 BCCA 497, 264 C.C.C. (3d) 64, par. 46, le juge Groberman, motifs concordants; R. c. Whyte, 2011 ONCA 24, 266 C.C.C. (3d) 5, par. 17, conf. 2011 CSC 49, [2011] 3 R.C.S. 364). Nous ne voyons aucune raison — dans la jurisprudence de la Cour ou ailleurs — d’abandonner la norme des soupçons raisonnables et d’autoriser sans réserve la police à offrir à des gens l’occasion de commettre des crimes, sans aucune surveillance judiciaire indépendante et véritable.
IV.         Questions
[33]                        Plusieurs questions se posent lorsque l’on se penche sur la provocation policière dans le contexte de la vente de drogues sur appel :
A. Un numéro de téléphone — un endroit virtuel — peut‑il être considéré comme un lieu aux fins de l’analyse de la provocation policière?
B.  Quelles situations peuvent donner lieu à des soupçons raisonnables dans le contexte de la vente de drogue sur appel?
C.  De quelle façon les tribunaux devraient-ils examiner la conversation entre un policier et l’accusé pour décider si des soupçons raisonnables ont été établis et à quel moment l’occasion de commettre une infraction a été offerte?
D. Qu’est‑ce qui constitue une occasion de faire le trafic de drogue pendant un appel téléphonique?
Il convient de répondre à ces questions en tenant compte des objectifs de la doctrine de la provocation policière.
V.           Analyse
A.           Un numéro de téléphone peut‑il être considéré comme un « lieu » à l’égard duquel la police pourrait former des soupçons raisonnables?
[34]                        Les présents pourvois nous obligent à examiner de quelle façon s’applique la norme des soupçons raisonnables lorsque la police enquête sur un numéro de téléphone, ou sur un autre moyen de communication virtuelle entre des gens, comme un babillard sur un site Web. Les parties conviennent qu’un numéro de téléphone peut être considéré comme un « lieu » pour l’application de la doctrine de la provocation policière. L’intervenante la Independent Criminal Defence Advocacy Society n’est pas de cet avis et soutient que l’intérêt en matière de protection de la vie privée est plus grand dans les lieux virtuels que dans les lieux physiques. Subsidiairement, elle affirme qu’une analyse multifactorielle devrait permettre de déterminer si un lieu a été défini adéquatement. La British Columbia Civil Liberties Association ajoute qu’elle craint que les lieux, tant physiques que virtuels, soient définis trop largement pour que la doctrine de la provocation policière assure une protection suffisante.
[35]                        Évidemment, la difficulté réside dans le fait que la technologie contribue à la perpétration de crimes; et pour détecter ces crimes et enquêter sur ceux‑ci, la police doit également utiliser la technologie. De plus, bien que certains espaces virtuels puissent être trop vastes pour fonder des soupçons raisonnables suffisamment spécifiques, cette préoccupation ne se pose pas lorsque l’espace est un seul numéro de téléphone. Comme nous l’expliquerons, les soupçons raisonnables peuvent se rapporter à un numéro de téléphone, car il est défini de manière précise et restreinte.
[36]                          Évidemment, un numéro de téléphone n’est pas la même chose qu’un lieu physique public. Le téléphone est un moyen de communication privée entre des personnes, et appeler un numéro de téléphone, ou échanger des messages textes, est une activité intrinsèquement privée (contrairement à converser dans une rue occupée du centre‑ville de Vancouver, comme dans l’arrêt Barnes, où l’on pourrait s’attendre à rencontrer de façon fortuite des agents de l’État). Un numéro de téléphone donne accès à un espace virtuel éminemment privé. Nous entretenons des relations personnelles, familiales et professionnelles par l’intermédiaire de nos téléphones; ceux‑ci constituent un portail d’accès immédiat réservé à ceux dont nous sommes le plus près. Nous prenons soin de surveiller l’accès à cet espace en choisissant à qui nous donnons notre numéro de téléphone et avec qui nous conversons. De même, la Cour a conclu qu’une personne s’attend raisonnablement au respect de sa vie privée dans la plupart de ses communications numériques, précisément parce que les conversations par messages textes, les messages échangés sur les médias sociaux et les courriels ne sont pas analogues à une « publication publique » (R. c. Marakah, 2017 CSC 59, [2017] 2 R.C.S. 608, par. 28 et 34‑36, la juge en chef McLachlin et par. 106 et 116, le juge Moldaver, dissident). Les espaces virtuels soulèvent des préoccupations uniques pour ce qui est de l’intrusion de l’État dans la vie privée des gens en raison de l’étendue de certains lieux virtuels (comme les sites Web de médias sociaux), de la facilité avec laquelle les policiers peuvent avoir accès à distance à un nombre potentiellement élevé de cibles grâce à la technologie, et de l’importance croissante de la technologie en tant que moyen avec lequel les gens mènent leur vie personnelle.
[37]                          Il s’ensuit que la surveillance de l’État sur les espaces virtuels est d’un ordre qualitatif entièrement différent de la surveillance sur un espace public. La technologie et la communication à distance augmentent considérablement le nombre de personnes auxquelles les enquêteurs de police peuvent donner des occasions, ce qui accroît le risque que des personnes innocentes soient ciblées. L’anonymat en ligne permet aux policiers de créer plus facilement de fausses identités et de « se faire passer » pour d’autres personnes dans une mesure qui serait impossible dans un lieu public comme le Granville Mall. De plus, ils peuvent le faire en tout temps et partout, puisque les téléphones cellulaires sont un point d’accès 24/7 à la vie privée d’une personne. Les gens doivent pouvoir jouir de cette vie privée à l’abri de l’intrusion de l’État, sous réserve uniquement du respect par la police d’une norme objective et révisable lui permettant de porter atteinte à leur vie privée (voir Barnes, p. 481, la juge McLachlin, dissidente, mais pas sur ce point).
[38]                          La jurisprudence portant sur l’art. 8 reconnaît qu’« au cœur de la liberté dans un État moderne » il y a la nécessité d’accorder une importance particulière à la capacité des citoyens de trouver des espaces dans leur vie, des sanctuaires où ils peuvent interagir librement, sans possibilité de rencontrer des agents de l’État (R. c. Edwards, 1996 CanLII 255 (CSC), [1996] 1 R.C.S. 128, par. 67; R. c. Wong, 1990 CanLII 56 (CSC), [1990] 3 R.C.S. 36, p. 53; voir aussi R. c. Dyment, 1988 CanLII 10 (CSC), [1988] 2 R.C.S. 417, p. 427‑428; R. c. Fearon, 2014 CSC 77, [2014] 3 R.C.S. 621, par. 114, la juge Karakatsanis, dissidente). Dans les mots de la juge en chef McLachlin (dans un écrit extra‑judiciaire), [traduction] « Le droit “de ne pas être importuné” et de délimiter une sphère protégée d’autonomie individuelle dans laquelle ni un voisin ni l’État ne peut s’immiscer sans permission, est un aspect important de la dignité humaine fondamentale (hon. B. McLachlin, « Courts, Transparency and Public Confidence — To the Better Administration of Justice » (2003), 8 Deakin L. Rev. 1, p. 3, citant S. D. Warren et L. D. Brandeis, « The Right to Privacy » (1890), 4 Harv. L. Rev. 193, p. 195). La condition humaine s’épanouit lorsque s’atténue la peur de l’intrusion de l’État.
[39]                        Dans le même ordre d’idées, la doctrine de la provocation policière fait en sorte que les Canadiens peuvent « mener leur vie quotidienne sans s’exposer au risque d’être soumis à des techniques clandestines d’enquête de la part des agents de l’État » (Barnes, p. 480, la juge McLachlin, dissidente). Il est donc important de définir soigneusement et de circonscrire précisément les lieux virtuels où la police peut donner l’occasion de commettre un crime. Comme l’a fait remarquer le juge en chef Lamer dans l’arrêt Barnes, aux p. 462 et 463, les soupçons raisonnables peuvent se rattacher à un lieu seulement si ce lieu est défini avec suffisamment de précision et, « dans bien des cas[,] l’étendue du secteur indique qu’il [ne] s’agit [pas] d’une véritable enquête ». Étant donné qu’une telle enquête dépend de la présence de soupçons raisonnables, le lieu doit être « suffisamment spécifique » (Chehil, par. 30; voir aussi S. Penney, « Standards of Suspicion » (2018), 65 Crim. L.Q. 23, p. 24 et 26).
[40]                          La Couronne souligne que nous nous trouvons maintenant dans une ère virtuelle; alors qu’auparavant, les drogues étaient achetées et vendues à des endroits précis, elles sont maintenant livrées entre les mains de l’acheteur dans le cadre d’une transaction comportant le recours à la technologie moderne. Nous reconnaissons que les communications dans un espace virtuel ajoutent « un élément d’imprévisibilité » (R. c. Mills, 2019 CSC 22, par. 23, le juge Brown). Cependant, c’est exactement cet élément d’imprévisibilité qui rend nécessaire d’appliquer la doctrine de la provocation policière de façon à ce que les libertés protégées dans un espace physique soient aussi protégées dans nos communications virtuelles. Le trafic de drogue par téléphone peut sans aucun doute être difficile à détecter, mais les gens ont également d’importants intérêts pour ce qui est du respect de leur vie privée à l’égard de leur téléphone, qui doivent être protégés contre l’intrusion arbitraire de l’État. Les risques pour les intérêts individuels, bien que différents, ne sont pas moins élevés lorsque la police enquête sur des communications virtuelles par opposition à un espace physique. Selon nous, afin de protéger adéquatement ces intérêts, la police doit avoir des soupçons raisonnables à l’égard d’une personne ou d’un espace virtuel bien défini, comme un numéro de téléphone, avant de donner à quiconque l’occasion de commettre un crime.
[41]                          Il importe de préciser que l’espace virtuel en question doit être défini avec suffisamment de précision pour fonder des soupçons raisonnables. Les tribunaux de révision doivent examiner attentivement la preuve qui a suscité l’enquête afin de s’assurer que la police en a restreint la portée pour qu’elle ne soit pas plus large que la preuve le permet. En vue d’éviter que la vertu des gens soit éprouvée au hasard, les facteurs comme les suivants (entre autres) peuvent être utiles : la gravité du crime en question; le moment de la journée et le nombre d’activités et de personnes qui peuvent être touchées; la question de savoir si le profilage racial, les stéréotypes ou les vulnérabilités ont joué un rôle dans le choix du lieu; l’attente relative au niveau de protection de la vie privée à l’égard du secteur ou de l’espace; l’importance de l’espace virtuel pour la liberté d’expression; et l’existence d’autres techniques d’enquête, moins envahissantes.
[42]                          Comme il a déjà été expliqué, un numéro de téléphone individuel est suffisamment précis et restreint pour être qualifié de lieu en vue de l’application du premier volet de la doctrine de la provocation policière. Nous souscrivons à l’opinion de la juge Himel : [traduction] « . . . les téléphones sont de plus en plus personnels » et, dans la plupart des cas, il y aura « peu de différence réelle entre les renseignements qu’obtient la police au sujet de la ligne téléphonique et les renseignements qu’elle obtient au sujet de la personne qui y répond » (motifs de la C.A., par. 109). Habituellement, et comme l’a noté la juge Himel, il s’agira d’une distinction sans importance, car les soupçons raisonnables à l’égard de l’un fondent les soupçons raisonnables à l’égard de l’autre. Nous ne pouvons donc pas imposer des distinctions catégoriques fondées sur la forme que prennent ces renseignements — c’est‑à‑dire, les renseignements sur des gens et sur l’endroit où ils se trouvent (ou leur numéro de téléphone). En définitive, c’est une personne qui est devant le tribunal en tant qu’accusé. De plus, la question sera toujours la même : des facteurs objectifs justifiaient‑ils l’existence de soupçons raisonnables que la personne qui a répondu au téléphone cellulaire se livrait au trafic de drogue lorsque la police lui a donné l’occasion de commettre un tel crime? Ces facteurs peuvent être liés en partie aux soupçons raisonnables à l’égard de la personne, ou du numéro de téléphone, ou des deux.
[43]                          En dernier lieu, nous faisons remarquer que les tribunaux d’instance inférieure ont déjà conclu que la police peut mener de véritables enquêtes sur des espaces virtuels autres que des numéros de téléphone. Cependant, nous répétons que le risque grave lié au fait que la vertu des gens puisse être éprouvée au hasard lors de telles enquêtes exige que l’espace virtuel soit défini de façon étroite et avec précision (Barnes, p. 463). À notre avis, des sites Web entiers ou des plateformes de médias sociaux seront rarement, voire jamais, suffisamment spécifiques pour fonder des soupçons raisonnables. Permettre à la police de cibler de larges espaces virtuels est contraire à l’arrêt Mack et à sa norme des soupçons raisonnables, et ne tient pas compte du fait que des communautés légitimes existent autant en ligne que dans le monde physique.
B.            Comment la norme des soupçons raisonnables s’applique‑t‑elle aux enquêtes sur les opérations de vente de drogue sur appel?
[44]                        Comme nous l’avons expliqué, les soupçons raisonnables jouent un rôle central dans le premier volet de la doctrine de la provocation policière. La police peut donner l’occasion de commettre un crime à une personne seulement lorsqu’elle a des soupçons raisonnables. Mais qu’entend‑on par soupçons raisonnables? Les appelants affirment qu’il s’agit d’une norme objective et rigoureuse qui ne peut être fondée sur une simple information. La Couronne, cependant, décrit une norme moins rigoureuse, qui peut être satisfaite par une seule information au sujet d’une cible réceptive qui semble comprendre le jargon particulier du milieu de la drogue.
[45]                        Par définition, les soupçons raisonnables constituent une norme objective qui protège les intérêts individuels et préserve la primauté du droit en faisant en sorte que les tribunaux puissent examiner de façon valable la conduite policière. Pour cette raison, il est fondamental de restreindre le pouvoir policier de donner des occasions de commettre des crimes. Cela dit, la norme des soupçons raisonnables n’est pas « indûment sévère » (Mack, p. 958). Puisqu’il s’agit d’une norme moins exigeante que celle des motifs raisonnables, elle permet à la police d’avoir une plus grande souplesse pour faire respecter la loi et prévenir le crime. Dans le cadre de la doctrine de la provocation policière, cette norme se dégage de la préoccupation relative au premier volet concernant le comportement policier qui n’incite pas réellement une personne à commettre une infraction, mais qui constitue tout de même une participation de la police à la perpétration d’un crime.
[46]                        Bien que la norme des soupçons raisonnables n’exige que la possibilité, plutôt que la probabilité, d’une activité criminelle (Chehil, par. 27), il faut également se souvenir qu’elle fournit aux policiers la justification nécessaire pour adopter une conduite par ailleurs inadmissible et intrusive, comme les fouilles et les détentions. Elle est donc assujettie à un examen judiciaire « rigoureux » et « indépendant » (Chehil, par. 3 et 26). Les soupçons doivent être bien délimités, précis, raisonnables et fondés sur des « faits objectifs qui résistent à un examen indépendant » (MacKenzie, par. 74). Dans l’arrêt Simpson, p. 500‑503, la Cour d’appel de l’Ontario, en se fondant sur la jurisprudence américaine, sur l’application par la Cour de la norme des soupçons raisonnables dans l’arrêt Mack et sur la doctrine des motifs concrets dans l’arrêt R. c. Wilson, 1990 CanLII 109 (CSC), [1990] 1 R.C.S. 1291, a résumé la norme des soupçons raisonnables comme exigeant un [traduction] « ensemble de faits objectivement discernables », donnant au policier un « motif raisonnable de soupçonner » qu’un certain type de crime était commis par une personne en particulier ou dans un lieu en particulier. La Cour continue d’ailleurs d’appliquer cette définition (voir, p. ex., R. c. Jacques, 1996 CanLII 174 (CSC), [1996] 3 R.C.S. 312, par. 24‑25; Kang‑Brown, par. 76; Chehil, par. 3). En définitive, la preuve qui permettrait de satisfaire à la norme des soupçons raisonnables doit être examinée attentivement.
[47]                        Bien que les explications innocentes et les renseignements disculpatoires demeurent pertinents pour une évaluation des soupçons raisonnables, la police n’est pas tenue de pousser l’enquête pour écarter ces explications (Chehil, par. 33‑34). Toutefois, les faits doivent révéler la possibilité d’un comportement criminel : les caractéristiques qui s’appliquent globalement aux personnes innocentes ne sont pas des indices révélant la tenue d’une activité criminelle (Chehil, par. 35). De simples intuitions et pressentiments ne suffisent pas (Barnes, p. 460). Cependant, la formation et l’expérience d’un policier peuvent faire en sorte que des renseignements par ailleurs équivoques soient probants en ce qui concerne la présence d’activité criminelle (Chehil, par. 47).
[48]                        Les soupçons raisonnables sont aussi individualisés, en ce sens qu’ils visent une cible en particulier — que ce soit une personne, une intersection ou un numéro de téléphone — parmi un groupe de personnes ou de lieux. Comme il est indiqué ci‑dessus, les objections formulées en droit criminel à l’égard de la norme des « soupçons généraux » s’articulent autour du fait qu’elle engloberait [traduction] « un tel nombre de personnes censément innocentes qu’elle se rapprocherait d’une mesure subjective administrée aléatoirement » (Chehil, par. 30, citant United States c. Gooding, 695 F.2d 78 (1982), p. 83). Lorsque des soupçons reposant sur des fondements objectifs sont plutôt liés à un « ensemble de facteurs suffisamment spécifiques » (Chehil, par. 30), comme ceux associés à un numéro de téléphone particulier, l’objection ne tient plus. Autrement dit, le préjudice auquel on cherche à remédier au moyen de l’individualisation est l’empiètement par la police sur les intérêts protégés de toutes les personnes se trouvant dans des endroits définis de façon large ou insuffisante, particulièrement sur le fondement de preuves générales (Kang‑Brown, par. 73, le juge Binnie). Cela constitue une réponse complète à la préoccupation de notre collègue concernant la dissonance entre le cadre d’analyse de la provocation policière établi dans les arrêts Mack et Barnes et la norme des soupçons raisonnables exigée par l’arrêt Chehil.
[49]                          La cible à laquelle doivent se rapporter les soupçons raisonnables varie selon le contexte. Il faut garder à l’esprit que dans des affaires comme Chehil et Kang‑Brown, la Cour devait s’assurer que les soupçons raisonnables pour la fouille d’une personne effectuée à l’aide d’un chien renifleur étaient suffisamment circonscrits. Dans ce contexte particulier (la fouille physique d’une personne par un chien policier), les soupçons raisonnables ne peuvent se rapporter à un endroit, mais seulement à une personne précise ou, à tout le moins, à plusieurs personnes étroitement liées (Kang‑Brown, par. 73). D’ailleurs, la norme des soupçons raisonnables a été choisie dans l’arrêt Mack parce que, comme il a plus tard été souligné dans l’arrêt Chehil, bien qu’il s’agisse d’une « norme courante [uniforme] qui entre en jeu dans plusieurs contextes », elle peut être adaptée à diverses circonstances (Chehil, par. 21).
[50]                        Chacun des présents pourvois découle d’une seule information dont la fiabilité est inconnue. Bien qu’une seule information dépourvue de renseignements tenant de la prévision ne puisse satisfaire à la norme des soupçons raisonnables, elle peut être suffisamment corroborée de façon à satisfaire à la norme (voir Florida c. J. L., 529 U.S. 266 (2000), p. 270‑271). Une telle corroboration doit démontrer que [traduction] « l’information [est] fiable en ce qui concerne l’allégation d’illégalité, [et] pas seulement en ce qui concerne sa tendance à identifier une personne en particulier » (J. L., p. 272).
[51]                          Les pratiques policières elles‑mêmes démontrent que, peu importe si la police fait enquête sur une personne ou un numéro de téléphone, diverses mesures peuvent être prises suivant la réception d’une information associant un numéro de téléphone à une opération de vente de drogue sur appel avant que l’appel au numéro obtenu soit fait. La police peut attendre de voir si elle reçoit d’autres informations au sujet de la même personne ou du même numéro de téléphone. Elle peut tenter de faire des recoupements avec le nom de la personne ou le numéro de téléphone pour trouver d’autres liens entre ce nom ou ce numéro et une activité criminelle. Elle peut aussi examiner tous les détails que comporte l’information ou vérifier la fiabilité de l’informateur, si son identité est connue. Par exemple, la source a‑t‑elle des antécédents judiciaires? Depuis combien de temps la police a‑t‑elle recours aux services de la source? La source a‑t‑elle déjà fourni des informations crédibles? La source aurait‑elle une raison de fournir une fausse information (comme dans l’arrêt R. c. Olazo, 2012 BCCA 59, 287 C.C.C. (3d) 379, par. 7, où l’informateur a fourni l’information afin d’éviter une contravention)? L’information de la source est‑elle de première main? (Voir R. c. Lal (1998), 1998 CanLII 4393 (BC CA), 130 C.C.C. (3d) 413 (C.A. C.‑B.), par. 11 et 27; R. c. Townsend, [1997] O.J. No. 6516 (QL) (C.J. (Div. gén.)), par. 5; R. c. Williams, 2010 ONSC 1698 (Williams (2010)), par. 12 (CanLII); R. c. Sawh, 2016 ONSC 2776, par. 8 (CanLII).) Comme dans l’arrêt Mack, la question de savoir si une information peut faire naître des soupçons raisonnables sera également liée au caractère actuel de l’information (p. 958).
[52]                          En résumé, la police peut chercher à établir des soupçons raisonnables de diverses façons avant de faire l’appel (voir, p. ex., R. c. Pucci, 2018 ABCA 149, 359 C.C.C. (3d) 343, par. 11; R. c. Clarke, 2018 ONCJ 263, par. 40 et 56‑57 (CanLII)). En Colombie‑Britannique, les policiers sont tenus de consigner sur un [traduction] « relevé du type requis dans l’arrêt Swan » les mesures qu’ils ont prises pour établir des soupçons raisonnables avant de faire l’appel — ce qui contredit l’idée qu’il est impossible, en pratique, d’appliquer l’arrêt Mack à l’ère numérique, ou que la norme des soupçons raisonnables dans le monde virtuel devrait être moins rigoureuse que dans le monde physique (R. c. Li, 2019 BCCA 344, 381 C.C.C. (3d) 363, par. 3‑4; B. A. MacFarlane, R. J. Frater et C. Michaelson, Drug Offences in Canada (4e éd. (feuilles mobiles)), vol. 2, p. 26‑4 à 26‑7). Cette pratique a été adoptée après que la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique eut reproché à la police d’avoir fait des centaines d’appels au hasard sur la foi de simples informations non corroborées dans l’arrêt Swan, au par. 43.
[53]                          Évidemment, c’est à la police de décider de quelle façon elle mène ses enquêtes. Cependant, précisons que les soupçons raisonnables ne peuvent se fonder uniquement sur une simple information (Simpson, p. 504; J. L., p. 270‑271; voir aussi R. c. Arriagada, [2008] O.J. No. 5791 (QL) (C.S.J.),  par. 25; Clarke, par. 44). Comme l’a jugé la Cour dans l’arrêt R. c. Debot, 1989 CanLII 13 (CSC), [1989] 2 R.C.S. 1140, lorsque la police s’appuie sur une information de source confidentielle ou anonyme pour justifier une atteinte à la liberté d’une personne, les tribunaux doivent examiner attentivement cette information[1] pour voir si ses détails sont convaincants, si l’informateur est fiable et si elle peut être corroborée d’une quelconque façon (Debot, p. 1168).
[54]                          Il serait prudent que les policiers, avant de faire l’appel, enquêtent sur la fiabilité de l’information lorsqu’ils sont en mesure de le faire; toutefois, il est aussi possible que des soupçons raisonnables prennent forme chez eux au cours d’une conversation avec la cible, mais avant qu’ils lui présentent l’occasion de commettre un crime (voir, p. ex., Townsend, par. 50). Même s’il s’agit d’une partie nécessaire de la « marge de manœuvre » qu’exige l’arrêt Mack (p. 978), la police doit avoir conscience qu’en faisant l’appel sans avoir de soupçons raisonnables, elle s’aventure sur un terrain glissant puisqu’elle a déjà porté atteinte à la vie privée de son interlocuteur.
[55]                          Cela dit, le fait que la cible corresponde aux détails de l’information, conjugué à d’autres facteurs, peut tendre à confirmer la fiabilité de l’information. Par exemple, l’utilisation par la cible du jargon particulier du milieu de la drogue et sa capacité à répondre à ce jargon fait partie à juste titre de l’ensemble des facteurs qui justifient l’existence de soupçons raisonnables (voir Olazo, par. 26). Néanmoins, le fait qu’une cible comprend le langage « codé » de la drogue ne constitue pas, à lui seul, un motif de soupçons raisonnables nécessairement fiable. Certaines phrases permettent une interprétation innocente. De plus, certaines personnes — particulièrement celles qui sont vulnérables — connaissent bien le jargon codé du trafic de drogue, un point que le juge Pringle a nettement établi dans la décision Clarke :
        [traduction] Avec égards, je trouve dangereux d’accorder trop d’importance à la question de savoir si les intentions de la cible sont innocentes et si ses antécédents sont irréprochables. Par exemple, dans l’arrêt Mack, l’appelant était un ancien trafiquant de drogue. Bien que je reconnaisse qu’il ait été incité à commettre un crime, il demeure qu’en raison de son vécu, il comprenait les transactions de trafic de drogue et avait toujours des contacts qui pouvaient lui fournir une quantité de cocaïne d’une valeur de 27 000 $.
        Un ancien trafiquant de drogue pourrait recevoir un appel de la part d’un policier qui cherche à acheter de la drogue, entièrement sur la base d’une information désuète, et faire échouer sa réadaptation parce qu’il a de la difficulté à payer le loyer du mois. Le petit frère d’un trafiquant de drogue pourrait répondre au téléphone de ce dernier, comprendre le langage de la rue et décider que ce qu’il entend représente un moyen facile de gagner 100 $. Ce jeune peut avoir l’intention de vendre du bicarbonate de soude à la personne qui appelle, mais dès qu’il dit « oui » au téléphone, il commet une infraction criminelle.
        . . .
                        Selon moi, l’accent n’est pas sur ce que ferait une personne « innocente », mais plutôt sur les renseignements sur lesquels s’est fondée la police lorsqu’elle a donné à une personne l’occasion de commettre un crime. . . [E]n agissant ainsi sans fondement valable, c’est‑à‑dire sans soupçons raisonnables, la police risquera toujours de prendre au piège un innocent. [Nous soulignons; par. 20‑21 et 23.]
[56]                        Que la capacité de répondre à ce jargon constitue un facteur neutre ou qui s’ajoute au poids d’autres facteurs dépendra des circonstances. Rien n’oblige la police à écarter les explications innocentes pour de telles réponses. Cependant, dans le même ordre d’idées, plus le langage utilisé est général, plus il faudra fournir une preuve particulière de la formation et de l’expérience policières (Chehil, par. 47). Plus précisément, lorsqu’un policier affirme lors de son témoignage qu’une expression générale ou courante indique la participation au trafic de drogue, le juge du procès doit examiner attentivement s’il s’agit là d’un lien raisonnable pouvant être établi, en fonction de l’examen rigoureux de l’ensemble de la preuve, y compris tout autre facteur qui permettrait d’établir des soupçons raisonnables. De plus, si la cible semble décontenancée par le fait que le policier utilise un tel jargon, ce renseignement disculpatoire doit être pris en compte avec « l’ensemble des circonstances » (Chehil, par. 6). Les tribunaux doivent prendre en considération que les facteurs pertinents ne doivent pas être disséqués séparément et évalués individuellement pour établir s’ils peuvent fonder des soupçons raisonnables. Ils doivent plutôt être évalués ensemble et les uns par rapport aux autres.
[57]                        Pour conclure, un examen objectif protège rigoureusement plusieurs droits qui sont en jeu dans le contexte de la provocation policière : le droit à la liberté, le droit à la vie privée, le droit de ne pas être importuné et le droit à l’égalité (Mack, p. 941 et 955; Barnes, p. 479-483, la juge McLachlin, dissidente). La norme des soupçons raisonnables est la norme objective minimale que la Cour a choisie pour protéger ces droits fondamentaux. Par ailleurs, elle permet aussi à la police d’avoir la souplesse nécessaire pour faire respecter le droit criminel et combattre les crimes pour lesquels il est difficile de faire enquête (Mack, p. 916 et 958).
C.            De quelle façon les tribunaux devraient‑ils examiner les propos échangés pendant une conversation téléphonique entre un policier et une cible?
[58]                        Dans les deux appels en l’espèce, les policiers ont eu des conversations téléphoniques avec les appelants dans le cadre de leur enquête, et celles‑ci ont été transcrites. Les deux juges du procès ont examiné les transcriptions de ces conversations pour établir si les appelants avaient été victimes de provocation policière. La Couronne affirme qu’ils ont eu tort de le faire. Elle soutient plutôt que [traduction] « l’ensemble de la conversation » entre les agents d’infiltration et leurs cibles devraient être examinées pour établir si la preuve de l’existence de la provocation policière a été établie, et que les circonstances qui suivent la demande d’achat de drogue doivent également être prises en compte.
[59]                        Nous ne sommes pas de cet avis. À moins que les policiers aient eu des soupçons raisonnables avant que l’appel téléphonique soit fait, l’examen des propos échangés pendant l’appel est inévitable. L’examen des conversations entre des agents d’infiltration et leurs cibles dans le contexte de la vente de drogue sur appel est la conséquence inévitable de la reconnaissance de l’exigence selon laquelle les policiers doivent avoir des soupçons raisonnables avant de donner une occasion de commettre un crime. Bien que nous soyons d’accord pour dire que la conversation doit être examinée dans son contexte, cela doit être fait afin d’établir si l’agent d’infiltration a demandé précisément d’acheter de la drogue, et s’il avait des soupçons raisonnables avant de donner l’occasion de commettre un crime.
[60]                        Notre point de vue sur le moment où les soupçons raisonnables sont formés est fondamental. Les soupçons raisonnables ne peuvent prendre forme rétroactivement; ils s’appliquent plutôt prospectivement. Depuis son adoption, la doctrine de la provocation policière exige que les policiers aient des soupçons raisonnables d’une activité criminelle avant de donner l’occasion de commettre une infraction. Les soupçons raisonnables — comme tout degré de justification dans le cadre d’une enquête — peuvent justifier une action seulement sur le fondement de renseignements que possède déjà la police (voir, p. ex., Swan, par. 27; R. c. Saeed, 2016 CSC 24, [2016] 1 R.C.S. 518, par. 64; Ormerod et Roberts, p. 46, note 31). Il s’ensuit que la décision de porter atteinte à la vie privée d’une personne et de lui offrir l’occasion de commettre un crime n’est justifiée que si les motifs de le faire sont antérieurs à la mesure. Cela n’est pas différent de la règle qui s’applique dans toutes les situations où cette norme (ou par ailleurs toute norme) est appliquée pour justifier des actes de l’État qui portent atteinte aux intérêts individuels protégés. La police ne peut détenir une personne aux fins d’enquête si elle n’a pas déjà des soupçons raisonnables que cette personne est impliquée dans un crime donné (R. c. Mann, 2004 CSC 52, [2004] 3 R.C.S. 591, par. 34). Elle ne peut non plus procéder à une fouille de sécurité si elle n’a pas déjà des motifs raisonnables de croire que sa sécurité ou celle des autres est menacée (R. c. MacDonald, 2014 CSC 3, [2014] 1 R.C.S. 37, par. 41). Qui plus est, la Cour a clairement établi que les soupçons raisonnables doivent être évalués au moment de la fouille effectuée à l’aide d’un chien renifleur et non après (Chehil, par. 68).
[61]                        Nous reconnaissons que des critiques ont été formulées à l’égard de l’approche qui est parfois décrite comme une « dissection » stricte des conversations entre les policiers et les personnes visées par leur enquête. Le terme « dissection », cependant, ne rend pas l’objet de la démarche ni la façon dont elle est effectuée. Le tribunal doit examiner toutes les circonstances, et non simplement le langage utilisé lors de l’appel, afin d’établir si la police avait des soupçons raisonnables au moment où l’occasion a été donnée. Dans les cas de vente de drogue sur appel, les conversations sont un moyen par lequel des soupçons raisonnables peuvent prendre forme et le moyen de perpétrer l’infraction en tant que telle. Étant donné que la police ne peut vérifier l’identité de ses interlocuteurs lorsqu’elle mène des opérations dans un monde virtuel, le fait de déterminer le moment où une cible se voit donner l’occasion de faire du trafic exige inévitablement que les tribunaux examinent attentivement le langage utilisé. Il s’agit d’un fondement sur lequel la police s’appuie souvent pour porter des jugements professionnels concernant les actes qui sont légalement autorisés. C’est aussi sur ce fondement que s’appuient les tribunaux pour examiner la légalité de ces actes. L’examen du langage utilisé peut révéler, comme il le fait en l’espèce, la différence entre le policier qui étudie attentivement les réponses reçues pour savoir si elles justifient des soupçons raisonnables, et le policier qui ne fait aucune tentative sérieuse de vérifier une information dont la fiabilité est inconnue et qui demande immédiatement des drogues.
[62]                        En résumé, si la police n’a pas réussi à établir des soupçons raisonnables avant de faire l’appel, les tribunaux devront alors inévitablement examiner attentivement les mots précis utilisés lors de l’appel. Bien sûr, il est préférable — et il s’agit de la façon la plus sûre d’éviter la « dissection » par les tribunaux — que la police ait des soupçons raisonnables avant de faire l’appel. À notre avis, ces deux voies établissent un juste équilibre : elles accordent suffisamment de latitude à la police, tout en protégeant la population canadienne contre les invitations injustifiées à commettre une infraction. Autrement dit, cette approche reconnaît que [traduction] « l’exigence relative aux soupçons raisonnables . . . n’est pas un prix très élevé à payer pour maintenir . . . la primauté du droit » (Pucci, par. 12).
D.           Qu’est‑ce qui constitue une occasion de faire le trafic de drogue?
[63]                        Pour établir si une action policière constitue une occasion de commettre une infraction, il faut se pencher à la fois sur la définition de l’infraction et sur le contexte dans lequel l’action a été posée. À l’instar d’autres aspects de la doctrine de la provocation policière, ce processus reflète l’équilibre établi entre l’intérêt qu’a l’État à enquêter sur les crimes et la limite qu’impose le droit contre l’intrusion injustifiée dans la vie personnelle des gens. Lors d’une conversation, une occasion sera établie lorsqu’une réponse affirmative à la question posée par le policier pourra satisfaire aux éléments matériels d’une infraction. Dans le contexte de la vente de drogue sur appel, où le contact initial entre le policier et la cible se fait entièrement par téléphone, la démarche consiste essentiellement à établir si les mots utilisés par le policier constituent une occasion de commettre une infraction de trafic de drogue.
[64]                        Par conséquent, il s’agit d’établir à quel point la conduite policière se rapproche de la perpétration d’une infraction. Afin que la police puisse avoir suffisamment de souplesse pour enquêter sur les crimes, les actions d’un policier — pour constituer une offre d’une occasion de commettre un crime — doivent se rapprocher suffisamment d’une conduite qui satisferait aux éléments de l’infraction. Par exemple, dans l’arrêt Bayat, le juge Rosenberg a conclu que le fait d’engager une conversation en ligne avec une cible ne constituait pas une occasion de commettre l’infraction de leurre d’enfants. Il a comparé le premier contact au fait de [traduction] « frapper à une porte » (par. 19). À son avis, ce premier contact avait trop peu de liens avec la perpétration de l’infraction pour constituer une offre d’une occasion de commettre une infraction (voir aussi R. c. Vezina (A.), 2014 CACM 3, 461 N.R. 286, par. 5‑6; Williams (2010), par. 45‑47). Dans le contexte particulier du trafic de drogue, nous faisons nôtre la conclusion tirée par le juge Trotter au par. 27 de sa décision relative à l’arrêt des procédures dans l’affaire Williams : une occasion de commettre une infraction est offerte lorsque le policier pose une question à l’accusé et que celui‑ci peut commettre une infraction simplement en y répondant « oui ».
[65]                        La définition du trafic de drogue dans la Loi réglementant certaines drogues et autres substances, L.C. 1996, c. 19 (LRCDAS) est large. Elle comprend non seulement la vente, le transport et l’administration de substances illicites, mais aussi toute offre d’effectuer l’une de ces opérations (LRCDAS, art. 2(1), « trafic » et par. 5(1); R. c. Murdock (2003), 2003 CanLII 4306 (ON CA), 176 C.C.C. (3d) 232 (C.A. Ont.), par. 14; MacFarlane, Frater et Michaelson, vol. 1, p. 5‑18.1 à 5‑21). La définition de « trafic » est restreinte à toute opération « relativement à une substance inscrite à l’une ou l’autre des annexes I à V ». Une entente générale de vente de « drogue » ou d’un « produit » ne sera pas suffisante, à moins qu’il y ait des éléments contextuels qui restreignent l’opération relativement à une drogue en particulier inscrite à l’une de ces annexes.
[66]                        Pour ces motifs, les policiers peuvent poser des questions exploratoires à la cible, en lui demandant par exemple si elle vend de la drogue, sans lui donner l’occasion de faire le trafic de drogues illicites (voir, p. ex., R. c. Ralph (A.), 2014 ONCA 3, 313 O.A.C. 384, par. 32). Une occasion n’est fournie que lorsque les détails de la transaction sont restreints au point où la demande vise un type de drogue en particulier et, par conséquent, la cible peut commettre une infraction en acceptant simplement de fournir ce que le policier lui a demandé. Dans certains cas, une demande visant l’achat d’une quantité précise de drogue suffira. Par exemple, dans le cas de M. Williams, alors que la police cherchait à vérifier une information selon laquelle l’individu était un trafiquant de cocaïne, une demande visant à obtenir une quantité précise de cette drogue (p. ex., [traduction] « Ça m’en prend pour 80 ») constituait une occasion (décision relative à l’arrêt des procédures, par. 9). De fait, les tribunaux ont toujours reconnu qu’une demande visant l’achat d’un type précis de drogue formulée pendant une conversation équivaudra à une occasion de commettre un crime (Ralph, par. 29 et 31‑32; R. c. Imoro, 2010 ONCA 122, 251 C.C.C. (3d) 131, par. 3 et 15‑16, conf. 2010 CSC 50, [2010] 3 R.C.S. 62; Townsend, par. 42 et 47; R. c. Gould, 2016 ONSC 4069, par. 18 et 30 (CanLII)). Par conséquent, des expressions comme [traduction] « J’en veux pour 40 », « Il me faut six vertes », « J’en voudrais pour 60 », « 4 pour 100 », « un huitième » et « un demi‑huitième » ont toutes été considérées comme des occasions (R. c. Marino‑Montero, [2012] O.J. No. 1287 (QL) (C.S.), par. 15; R. c. Izzard, [2012] O.J. No. 2516 (QL) (C.S.), par. 22; Williams (2010), par. 19, voir aussi par. 54; R. c. Gladue, 2012 ABCA 143, 285 C.C.C. (3d) 154, par. 4 et 11; R. c. Stubbs, 2012 ONSC 1882, par. 12 (CanLII); Arriagada, par. 26; Clarke, par. 37)[2].
[67]                        Devant la Cour, la Couronne a soutenu que l’occasion de commettre une infraction — au sens où on l’entend pour l’application de la doctrine de la provocation policière — ne survient pas au moment où l’entente de vente de drogue est conclue pendant l’appel, mais seulement après, lorsque le policier rencontre le suspect en personne et que la transaction en personne est effectuée. Cet argument n’est pas fondé. Dans les affaires de provocation policière liées à la drogue, les tribunaux ont implicitement rejeté une telle approche en se demandant si l’accusé avait été victime de provocation policière pendant la conversation initiale, même si la transaction en personne a eu lieu ultérieurement. Dans l’affaire Swan, par exemple, bien que l’accusé ait finalement rencontré l’agente d’infiltration et lui ait vendu pour 40 $ de cocaïne (par. 7), l’analyse de la juge Prowse portait principalement sur l’appel téléphonique (par. 27‑29). Dans l’affaire Olazo, l’accusé a finalement rencontré l’agent d’infiltration (par. 10), mais le juge Donald s’est concentré sur l’appel (par. 26). Dans l’affaire Ralph, l’accusé a vendu de la drogue au policier à six reprises après leur premier appel téléphonique (par. 2), mais le juge Rosenberg s’est tout de même concentré sur les mots utilisés pendant cet appel (par. 32).
[68]                        Il s’ensuit que, pour assurer l’équité de la conduite des représentants de l’État, il doit y avoir arrêt des procédures relativement aux accusations qui se rapportent au comportement visé par une conduite policière abusive — c’est‑à‑dire, l’infraction de trafic qui a été offerte et les infractions de trafic en personne ou de possession en vue de faire le trafic auxquelles l’offre est directement liée. Conclure autrement ne tiendrait pas compte de la provocation policière qui a lieu pendant l’appel téléphonique et de son lien direct avec les infractions qui ont par la suite été reprochées. La conduite policière lors des enquêtes sur les opérations de vente de drogue sur appel vise le trafic de drogue. La raison même pour laquelle les policiers interagissent avec leurs cibles en personne est de mener à bien les occasions offertes par téléphone. Suivre le raisonnement de la Couronne et suspendre les accusations découlant de l’offre tout en inscrivant des déclarations de culpabilité pour l’infraction de trafic de drogue à laquelle se rapportait l’offre serait hautement technique et, de fait, artificiel, ce qui irait à l’encontre des objectifs de la doctrine de la provocation policière et ferait abstraction de sa raison d’être, soit d’empêcher l’intrusion dans la vie privée des gens pour éprouver leur vertu.
[69]                        En conclusion, étant donné les principes régissant la doctrine de la provocation policière, les policiers qui enquêtent sur des opérations de vente de drogue sur appel en appelant à un numéro de téléphone qu’ils soupçonnent d’être utilisé pour le trafic de drogues illicites doivent avoir des soupçons raisonnables avant d’offrir l’occasion de faire le trafic de drogue. S’ils n’ont pas de soupçons raisonnables avant de faire l’appel, ils doivent en avoir au cours de leur conversation avant de faire l’offre. La décision quant à savoir si cette exigence est satisfaite doit être le produit d’un examen judiciaire rigoureux, tenant compte de l’ensemble des facteurs indiquant une participation au trafic de drogue. En outre, s’il est établi que l’offre a été présentée avant que les soupçons raisonnables aient pris forme, la provocation policière est alors démontrée et il doit y avoir arrêt des procédures.
VI.         Application
[70]                        Les faits dans chacun des deux pourvois en l’espèce nous mènent à des conclusions différentes. Plus particulièrement, en appliquant le cadre d’analyse de la provocation policière de la Cour et notamment la norme des soupçons raisonnables qui en découle, nous sommes d’avis de confirmer la décision de chaque juge du procès. Bien que M. Ahmad n’ait pas été victime de provocation policière, M. Williams l’a été.
[71]                        La seule question à laquelle il faut répondre pour trancher chaque pourvoi est de savoir si, en fonction de l’ensemble des facteurs connus de la police, celle‑ci avait des soupçons raisonnables que la cible ou le numéro de téléphone était associé au trafic de drogue au moment où le policier a donné l’occasion de commettre un crime.
[72]                        Dans le cas de M. Ahmad, le gendarme‑détective Limsiaco avait été informé qu’un dénommé « Romeo » vendait de la drogue à l’aide d’un numéro de téléphone en particulier. Il a appelé au numéro et a eu la conversation suivante avec la personne qui a répondu :
[traduction]
 
Homme :  Allô?
Policier :  Salut, c’est Mike, Matt a dit que j’pouvais t’appeler, c’est Romeo?
Homme :  Y a dit ça, ouais?
Policier :  Ouais, y’a dit que tu pouvais m’aider?
Homme :  T’as besoin de quoi?
Policier :  Deux de coupée.
Homme :  Attends un peu, j’te reviens.
Policier :  O.K.
(décision relative à l’arrêt des procédures dans Ahmad, par. 21)
[73]                        Le gendarme‑détective Limsiaco a donné à M. Ahmad l’occasion de faire le trafic de drogue lorsqu’il a répondu [traduction] « 2 de coupée » à la question « T’as besoin de quoi? » Dans ce contexte, en utilisant l’expression « 2 de coupée », le gendarme‑détective demandait à M. Ahmad s’il voulait lui vendre deux grammes de cocaïne. Puisque la LRCDAS prévoit qu’il y a trafic lorsqu’une simple offre de vendre de la drogue est faite, répondre « oui » à la question du policier aurait constitué du trafic. Évidemment, demander à M. Ahmad s’il pouvait « [l]’aider », comme l’a fait le policier, ne constituait pas une occasion de faire le trafic. Répondre « oui » à cette question n’aurait pas non plus constitué du trafic, parce que la question n’était pas restreinte à une substance précise inscrite à l’une des annexes de la LRCDAS.
[74]                        Compte tenu du moment où l’occasion a été donnée, l’ensemble des facteurs qui existaient alors se composait de l’information et de la nature des réponses de M. Ahmad aux questions du gendarme‑détective Limsiaco.
[75]                        La juge Allen a conclu que les soupçons raisonnables avaient pris forme lorsque M. Ahmad a demandé [traduction] « T’as besoin de quoi? » au gendarme‑détective Limsiaco. À ce moment‑là, le policier avait déjà demandé à M. Ahmad s’il s’appelait « Romeo », ce qu’il n’avait pas nié. Lorsque le policier a demandé à M. Ahmad « [T]u [peux] m’aider? », ce dernier a réagi positivement à cette utilisation du langage particulier du milieu de la drogue en répondant : « T’as besoin de quoi? » Le lien entre l’information reçue et l’interlocuteur ayant été établi, le fait que M. Ahmad comprenne le jargon relatif au trafic de drogue et qu’il soit disposé à faire le trafic de drogue corroborait l’élément de l’information selon lequel il menait des activités illégales. La juge Allen a conclu que, dans ce contexte, ces indices de fiabilité considérés ensemble corroboraient suffisamment l’information initialement obtenue pour donner lieu à une possibilité objective que M. Ahmad se livrait au trafic de drogue avant que le policier lui demande [traduction] « 2 de coupée ».
[76]                        Bien qu’il s’agisse d’un cas extrêmement limite, nous sommes convaincus que la juge Allen n’a pas commis d’erreur lorsqu’elle a conclu que les policiers avaient des soupçons raisonnables que leur interlocuteur se livrait au trafic de drogue avant de lui donner l’occasion de commettre une infraction. Nous reconnaissons que la réponse [traduction] « T’as besoin de quoi? » à la question « [T]u [peux] m’aider? » puisse être considérée comme innocente, mais la norme des soupçons raisonnables n’exigeait pas que le policier oriente la conversation de manière à exclure les explications innocentes pour justifier la réponse positive de M. Ahmad. La question et sa réponse ne peuvent pas non plus être appréciées isolément. Elles ont été formulées après que le policier eut fait référence à Romeo et au « nom à placer » Matt, inventé par la police, après quoi M. Ahmad n’a manifesté aucune surprise et n’a pas non plus nié être Romeo ni demandé qui était Matt. Fait important à signaler, il n’a pas paru surpris qu’un inconnu, sur la recommandation d’une autre personne, l’appelle pour lui demander de l’ « aide ». En fait, il a même fait le contraire; il a continué à parler avec son interlocuteur pour savoir ce qu’il voulait. Le policier pouvait s’appuyer sur ce qu’il savait au sujet des transactions de drogues illicites et de l’ensemble des circonstances, ainsi que sur la phrase « T’as besoin de quoi? » donnée en réponse à la demande d’un inconnu de « [l]’aider » pour établir des soupçons raisonnables que la personne à laquelle il parlait était impliquée dans le trafic de drogue. Il se peut qu’aucun de ces facteurs, à lui seul, n’ait été suffisant pour établir des soupçons raisonnables. Cependant, nous souscrivons à la conclusion de la juge Allen portant qu’ensemble, ils révélaient une possibilité raisonnable que cette personne se livrait au trafic de drogue.
[77]                        Dans le cas de M. Williams, la police a reçu une information selon laquelle « Jay » vendait de la drogue à l’aide d’un numéro de téléphone. La police a préparé un dossier établissant des liens entre le numéro de téléphone, le prénom « Jay » et M. Williams, qui avait déjà été arrêté pour trafic de drogue. Ce dossier comprenait des renseignements au sujet de M. Williams, dont l’adresse d’un lieu où il aurait fait du trafic de drogue, une description de son apparence physique, une note selon laquelle il était un [traduction] « trafiquant de cocaïne » dans un secteur en particulier, et une adresse domiciliaire.
[78]                        Après qu’on lui eut fourni le numéro de téléphone, le prénom « Jay », la nature de la drogue et une photographie de M. Williams, le gendarme‑détective Canepa a appelé au numéro et la conversation suivante a eu lieu :
[traduction]
Homme :  Allô?
Canepa :   Jay?
Homme :  Ouais.
Canepa :   T’es dans le coin?
Homme :  Qui parle?
Canepa :   C’est Vinny.
Homme :  Vinny qui?
Canepa : Vinny. Jesse de Queen et Jarvis m’a donné ton nom . . . ton numéro. Y’a dit qu’tu pouvais m’aider. Ça m’en prend pour 80.
Homme :  O.K. Faut que tu viennes me rejoindre.
Canepa :   O.K. Où?
Homme :  Queen et Dufferin.
Canepa : O.K. Ça va m’prendre quelques minutes, parce que j’suis au coin de Yonge et Bloor.
Homme :  O.K. Dépêche‑toi.
Canepa :   J’t’appelle quand j’arrive.
Homme :  O.K. Veux‑tu de la coupée ou de la roche?
Canepa :   De la roche. De la roche mon chum.
Homme :  O.K.
(Décision relative à l’arrêt des procédures dans Williams, par. 9)
[79]                        Dès que la personne qui a répondu à l’appel a confirmé être Jay, le gendarme‑détective Canepa lui a donné l’occasion de faire le trafic de drogue lorsqu’il a présenté à M. Williams la demande spécifique selon laquelle il voulait « 80 », ce qui signifiait un montant en argent de cocaïne. Lorsque M. Williams a répondu « O.K. », l’infraction de trafic à la suite d’une offre a été commise.
[80]                        Contrairement au cas de M. Ahmad, rien dans les réponses de M. Williams — avant que le gendarme‑détective Canepa lui donne l’occasion de faire le trafic de drogue — ne laissait entendre que le numéro de téléphone était utilisé pour vendre de la drogue. Le gendarme‑détective Canepa n’a pas attendu de voir comment M. Williams répondrait à une question d’enquête qui aurait pu corroborer qu’il se livrait à une activité criminelle avant de lui donner l’occasion de commettre le crime. Cela signifie que ce n’est qu’après qu’une occasion lui eut été fournie que M. Williams a répondu positivement au jargon particulier du milieu de la drogue. Le fait qu’un seul élément d’une information ait été corroboré — en l’occurrence, le prénom « Jay » — ne permet pas que cette information fonde l’existence de soupçons raisonnables. Corroborer un prénom ne rend pas plus fiable [traduction] « l’allégation d’illégalité » faite dans l’information fournie (J. L., p. 272).
[81]                        La Couronne s’appuie sur le dossier de la police, qui identifiait « Jay » comme M. Williams et qui indiquait son adresse domiciliaire, l’adresse d’un lieu où il faisait le trafic de drogue et ses antécédents judiciaires. Cependant, il n’y avait aucune preuve des raisons pour lesquelles le policier ayant préparé ce dossier avait fait un lien entre M. Williams et le prénom « Jay ». Le juge Trotter a expliqué qu’il ne pouvait pas conclure que des liens suffisants avaient été faits entre le prénom « Jay » et M. Williams, et qu’il ne pouvait donc pas se fonder sur les renseignements contenus dans ce dossier en tant qu’éléments d’un ensemble de facteurs étayant l’existence de soupçons raisonnables. Compte tenu de l’insuffisance de la preuve en ce qui a trait à la fiabilité de la source ou des renseignements fournis, le juge Trotter a conclu que ni lui ni les policiers ne pouvaient conclure que les renseignements fournis étaient fiables ou exacts.
[82]                        Nous sommes aussi de cet avis. Les tribunaux peuvent tenir compte de l’ensemble des facteurs objectifs connus des membres de l’équipe d’enquête au moment pertinent pour établir si la décision a été prise sur le fondement de soupçons raisonnables. De toute évidence, les policiers doivent pouvoir se fier aux enquêtes des autres policiers et il n’est pas nécessaire que le policier qui fait l’appel dispose personnellement de tous les renseignements qui justifient l’existence de soupçons raisonnables (voir, p. ex., Debot, p. 1166). Souvent, le travail de la police mobilise de nombreux policiers qui font chacun une partie de l’enquête. Dans le contexte des enquêtes concernant la vente de drogues sur appel, plusieurs tribunaux d’instances inférieures ont aussi adopté cette approche (voir R. c. Gladue, 2011 ABQB 194, 54 Alta. L.R. (5th) 84, par. 60, conf. 2012 ABCA 143, 285 C.C.C. (3d) 154; R. c. Coutre, 2013 ABQB 258, 557 A.R. 144, par. 14; Sawh, par. 112).
[83]                        Cependant, les faits ayant servi à fonder les soupçons raisonnables doivent être présentés aux tribunaux en vue d’un examen indépendant. Comme nous l’avons souligné, l’objectif principal de la norme des soupçons raisonnables est que la conduite policière fasse l’objet d’un examen judiciaire valable (voir par. 24 et 45‑46). Exiger que la police révèle les raisons pour lesquelles elle a ciblé un accusé ne modifie pas le fardeau qui incombe à ce dernier de prouver qu’il y a eu provocation policière; cela ne fait que reconnaître que seule la police peut mettre en avant les circonstances dont elle avait connaissance et qui ont donné lieu aux soupçons raisonnables. Libérer la police de l’exigence d’avoir à fournir des éléments de preuve objectivement susceptibles de faire l’objet d’un examen — en l’espèce, la preuve du lien entre « Jay » et M. Williams — reviendrait à adopter le même raisonnement fondé sur la « bonne foi » qui a été rejeté à juste titre dans la jurisprudence sur les soupçons raisonnables.
[84]                        En l’espèce, la police semble avoir tenu pour acquis que l’information — selon laquelle Jay faisait le trafic de cocaïne à l’aide du numéro de téléphone fourni — concernait M. Williams. Or, aucun élément de preuve n’établissait que la source avait fait un lien entre Jay et M. Williams, et rien ne permettait de conclure qu’il s’agissait de la même personne. En effet, la policière qui avait déjà eu affaire à M. Williams a dit qu’elle ne savait pas qu’il utilisait le prénom « Jay ». Bien qu’un lien entre les deux soit établi dans le rapport, rien ne démontrait que ce lien était justifié ou raisonnable. En l’absence d’une telle preuve, la Cour ne peut présumer qu’une simple information selon laquelle Jay utilisait un numéro de téléphone en particulier pour faire le trafic de cocaïne était fiable et actuelle. La confirmation que l’interlocuteur était Jay ne confirmait que cet élément de l’information — soit qu’une personne prénommée « Jay » utilisait ce téléphone. Ce n’est qu’après que le policier lui eut donné l’occasion de vendre de la cocaïne qu’il a été confirmé que l’interlocuteur utilisait ce téléphone à cette fin. La seule conclusion qui peut être tirée sans risque d’erreur du dossier tel qu’il est constitué est celle qu’a tirée le juge Trotter : la police ne disposait de rien de plus qu’une simple information selon laquelle une personne utilisant un numéro de téléphone en particulier vendait de la drogue et cela ne pouvait fonder des soupçons raisonnables.
VII.      Conclusion
[85]                        Pour ces motifs, nous sommes d’avis de rejeter le pourvoi de M. Ahmad et d’accueillir celui de M. Williams, d’annuler les déclarations de culpabilité prononcées par la Cour d’appel et de rétablir l’arrêt des procédures ordonné par le juge Trotter.
 
Version française des motifs du juge en chef Wagner et des juges Moldaver, Côté et Rowe rendus par
 
                    Le juge Moldaver —
I.               Aperçu
[86]                        Le paysage criminel a radicalement changé depuis que les arrêts de principe en matière de provocation policière R. c. Mack, 1988 CanLII 24 (CSC), [1988] 2 R.C.S. 903, et R. c. Barnes, 1991 CanLII 84 (CSC), [1991] 1 R.C.S. 449, ont été rendus. L’époque où les trafiquants de drogue, particulièrement les petits trafiquants, s’associaient à un lieu fixe est en grande partie révolue. Maintenant, ils s’associent couramment à un numéro de téléphone et exercent leurs activités sous forme d’opérations dites « de vente de drogue sur appel ». Avec la prolifération des téléphones mobiles et d’autres formes de communication instantanée, les trafiquants de drogue peuvent, de nos jours, mener leurs activités à partir de plusieurs emplacements différents afin d’échapper à la détection policière. Comme l’illustrent les présents pourvois, tenter d’appliquer la doctrine de la provocation policière telle qu’elle a été formulée dans Mack et Barnes aux opérations actuelles de vente de drogue sur appel a mis en évidence des préoccupations d’ordres théorique et de principe qui, selon moi, doivent être résolues par la Cour.
[87]                        La doctrine de la provocation policière, en tant que type d’abus de procédure, « est fondée sur la notion que l’État est limité dans la manière dont il peut traiter ses citoyens » (Mack, p. 939). L’État ne saurait se livrer à un comportement qui « viole nos notions de “franc‑jeu” et de “décence”, [et] qui fait montre d’un mépris flagrant pour les valeurs humaines que nous partageons tous » (p. 940). La prétention de provocation policière à l’endroit d’un accusé est « une allégation très grave faite contre l’État », si bien que la conclusion de provocation policière se limite aux « cas les plus manifestes » de conduite intolérable de l’État (p. 976‑977).
[88]                        En droit canadien, la provocation policière comporte deux volets. Au titre du premier volet, elle est établie lorsque les agents fournissent à une personne l’occasion de commettre une infraction sans raisonnablement soupçonner que cette personne est déjà engagée dans ce type d’activité criminelle (le « sous‑volet des soupçons précis ») ou sans agir dans le cadre d’une véritable enquête (le « sous‑volet de la véritable enquête »). Au titre du deuxième volet, la provocation policière est établie lorsque les agents font plus que fournir à quelqu’un l’occasion de commettre une infraction et l’incitent plutôt à la perpétration de celle‑ci.
[89]                        La jurisprudence relative à la vente de drogue sur appel a révélé des problèmes quant à la formulation actuelle du premier volet de la doctrine de la provocation policière. En effet, en tentant d’appliquer le sous-volet des soupçons précis dans les affaires de vente de drogue sur appel, certains tribunaux en sont venus à disséquer les appels d’infiltration pour déterminer si une personne a été l’objet de provocation policière. Cette façon de faire a été critiquée à juste titre parce qu’elle a été jugée injustifiée et peu pratique. Qui plus est, comme je l’expliquerai, le sous‑volet de la véritable enquête a été rendu incohérent par l’élaboration jurisprudentielle de la norme des soupçons raisonnables dans le contexte de l’application de l’art. 8 de la Charte canadienne des droits et libertés. En définitive, ni l’un ni l’autre de ces deux sous‑volets n’est demeuré fidèle à l’équilibre que la Cour a établi dans les arrêts Mack et Barnes entre la protection du droit légitime d’une personne de ne pas être importunée par l’État et l’application efficace de la loi. Pour maintenir un équilibre approprié entre ces valeurs contradictoires, la Cour a reconnu dans ces deux arrêts qu’il faut donner aux policiers une « marge de manœuvre considérable » pour enquêter sur les crimes comme le trafic de drogue, qui peuvent être difficiles à détecter en utilisant les moyens traditionnels d’enquête (Mack, p. 977‑978). Bref, l’équilibre fondamental atteint dans ces causes visait à faire en sorte que les techniques d’application de la loi que la société ne considère pas comme intolérables, et qui peuvent être nécessaires dans la lutte contre certains types de crime, ne soient pas qualifiées de provocation policière.
[90]                        J’estime que le sous‑volet de la véritable enquête doit être révisé pour préserver cet équilibre fondamental, pour rectifier des problèmes théoriques qui se posent en son sein même et pour résoudre des questions de principe qui se sont soulevées relativement à son application. Par suite de cette révision, seuls les cas les plus manifestes de conduite intolérable de l’État tomberaient sous le coup de la doctrine de la provocation policière puisqu’elle serait recentrée sur sa raison d’être première, soit l’abus de procédure. Dorénavant, la véritable enquête devrait être définie comme en étant une qui est fondée sur des faits relatifs à un lieu bien délimité, physique ou virtuel, et motivée par des objectifs véritables d’application de la loi.
[91]                        En définitive, même si je crois bon d’adopter une approche analytique différente, je souscris à l’opinion de la Cour d’appel selon laquelle les policiers étaient engagés dans de véritables enquêtes lorsqu’ils ont offert à chacun des appelants une occasion de commettre l’infraction de trafic de drogue. En conséquence, je suis d’avis de rejeter les deux pourvois.
II.            Faits à l’origine du litige et procédures devant la Cour supérieure de justice de l’Ontario
A.           Le cas de M. Williams
(1)         Les faits
[92]                        L’enquête qui a mené aux accusations portées contre M. Williams a commencé lorsque le policier Fitkin, du service de police de Toronto (le « SPT »), a été informé par une source confidentielle qu’un dénommé « Jay » vendait de la drogue dans le secteur des rues Queen et Church au centre-ville de Toronto. Le 31 janvier 2011, le policier Fitkin a envoyé un courriel à la gendarme‑détective Hewson lui demandant de faire un « appel à froid » en lien avec les renseignements qu’il avait reçus. Il a joint à son message une trousse de personne d’intérêt qu’il avait préparée. Celle‑ci contenait un numéro de téléphone et identifiait M. Williams comme « Jay », bien que la façon dont le lien entre l’homme et le prénom a été établi soit obscure. La trousse de personne d’intérêt comprenait en outre des renseignements biographiques au sujet de M. Williams et indiquait que ce dernier faisait le trafic de cocaïne dans les secteurs du 389, rue Church et de la place Yonge‑Dundas à Toronto. Elle indiquait aussi que M. Williams avait été arrêté pour trafic en 2009 et qu’il avait plaidé coupable à une accusation de possession de cocaïne au début de 2010. Dans le corps du courriel, le policier Fitkin affirmait qu’il n’avait pas été en mesure d’obtenir de sa source un [traduction] « nom à placer », mais qu’il allait continuer à tenter de le faire[3].
[93]                        La gendarme‑détective Hewson connaissait un peu M. Williams, ayant participé à son arrestation en 2009. Toutefois, elle n’a pas posé de questions au policier Fitkin quant à la fiabilité de sa source, à l’actualité de l’information ou à la manière dont le lien avait été fait entre M. Williams et « Jay ». Elle a par ailleurs interrogé les bases de données du SPT à propos du numéro de téléphone fourni, mais n’a tiré aucun renseignement de cette recherche. Le policier Fitkin n’a pas été appelé comme témoin, si bien qu’il n’a pas été en mesure de faire la lumière sur ces inconnues.
[94]                        Le 11 février 2011, l’escouade antidrogue a tenu une séance de breffage à propos de l’affaire. Il a été décidé que le gendarme‑détective Canepa ferait un appel à froid au numéro fourni pour M. Williams. On a fourni au gendarme‑détective Canepa des renseignements de base, y compris le prénom « Jay », le numéro de téléphone fourni pour M. Williams et la nature de la drogue. Il ne savait pas si des vérifications de l’information avaient été faites, car, comme il l’a expliqué dans son témoignage, il préférait en savoir le moins possible.
[95]                        Ce soir‑là, le gendarme‑détective Canepa a fait l’appel à froid et la conversation suivante a eu lieu :
[traduction]
Homme :  Allô?
Canepa :   Jay?
Homme :  Ouais.
Canepa :   T’es dans le coin?
Homme :  Qui parle?
Canepa :   C’est Vinny.
Homme :  Vinny qui?
Canepa :   Vinny. Jesse de Queen et Jarvis m’a donné ton nom . . . ton numéro. Y’a dit qu’tu pouvais m’aider. Ça m’en prend pour 80.
Homme :  O.K. Faut que tu viennes me rejoindre.
Canepa :   O.K. Où?
Homme :  Queen et Dufferin.
Canepa :   O.K. Ça va m’prendre quelques minutes, parce que j’suis au coin de Yonge et Bloor.
Homme :  O.K. Dépêche‑toi.
Canepa :   J’t’appelle quand j’arrive.
Homme :  O.K. Tu veux de la coupée ou de la roche ?
Canepa :   De la roche. De la roche mon chum.
Homme :  O.K.
[96]                        Quelques autres appels téléphoniques ont été faits pour organiser la transaction. Plus tard cette nuit‑là, les hommes se sont rencontrés et le gendarme-détective Canepa a acheté pour 80 $ de crack de M. Williams. Le 22 février 2011, le gendarme-détective Canepa a organisé une autre transaction de 80 $. L’escouade antidrogue a tenté d’organiser une troisième transaction, mais M. Williams n’a pas répondu aux appels du gendarme‑détective Canepa. En conséquence, les policiers ont décidé de clore l’enquête et d’arrêter M. Williams sur le fondement des transactions antérieures.
[97]                        Quelques semaines plus tard, un agent du SPT qui savait que l’escouade antidrogue tentait de localiser M. Williams a aperçu ce dernier marchant dans la rue. L’agent l’a arrêté et fouillé. La fouille a permis de découvrir une arme de poing, une boîte de munitions, une petite quantité de marijuana et deux téléphones cellulaires.
[98]                        Monsieur Williams a subséquemment été inculpé de deux chefs d’accusation de trafic de cocaïne, de deux chefs d’accusation de possession de produits de la criminalité, et de diverses infractions relatives aux armes à feu, aux munitions et aux manquements à un engagement. Les accusations de trafic et de possession de produits de la criminalité découlaient des transactions de drogue effectuées avec le gendarme‑détective Canepa, alors que les autres infractions, qui ont fait l’objet d’une mise en accusation distincte, découlaient de la fouille subséquente à l’arrestation de M. Williams.
(2)         Procédure devant la Cour supérieure de justice de l’Ontario (le juge Trotter)
[99]                        Dans le cadre de la procédure relative au premier acte d’accusation, M. Williams a avoué que la preuve établissait sa culpabilité pour trafic et possession de produits de la criminalité. Toutefois, il a prétendu que les accusations devaient être suspendues pour cause de provocation policière. Le juge du procès était du même avis, concluant qu’il n’y avait aucune raison de soupçonner que M. Williams était impliqué dans la vente de drogue lorsque le gendarme‑détective Canepa lui a donné l’occasion de faire le trafic de cocaïne. Il a statué en outre que les mots [traduction] « Ça m’en prend pour 80 », en parlant de 80 $ de cocaïne, constituaient une occasion de faire le trafic, parce qu’il s’agissait d’une demande portant sur une quantité précise d’un type précis de drogue (2014 ONSC 2370, 11 C.R. (7th), 110, par. 9 (« motifs quant à la première demande en arrêt des procédures de M. Williams »)). Qui plus est, le juge du procès était d’avis que les policiers, ne disposant que de renseignements non confirmés obtenus d’une source confidentielle, n’avaient pas de soupçons raisonnables que M. Williams vendait de la drogue.
[100]                     Monsieur Williams a également plaidé que les accusations relatives à l’arme à feu, aux munitions et aux manquements à un engagement devaient être suspendues, parce qu’elles étaient [traduction] « inextricablement liées » à la conduite qui constituait le fondement de la conclusion de provocation policière (2014 ONSC 3005, 11 C.R. (7th) 124, par. 6 (« motifs quant à la deuxième demande en arrêt des procédures de M. Williams »). Le juge du procès n’était pas de cet avis et il a inscrit des déclarations de culpabilité relativement à ces chefs d’accusation. À son avis, M. Williams agissait indépendamment des transactions avec le gendarme‑détective Canepa lorsque, quelques semaines après la dernière d’entre elles, il a décidé de se promener avec une arme à feu et des munitions — la police n’avait rien fait pour encourager ou faciliter cette décision.
B.            Le cas de M. Ahmad
(1)         Les faits
[101]                     Le 19 avril 2012, le gendarme‑détective Wallace a fourni un numéro de téléphone au gendarme‑détective Limsiaco et lui a dit que, s’il appelait à ce numéro, un dénommé « Romeo » lui vendrait de la drogue. Ces renseignements n’ont pas fait l’objet d’une enquête plus poussée avant que le gendarme‑détective Limsiaco appelle au numéro en question et qu’il ait la conversation suivante avec la personne qui a répondu :
[traduction]
Homme : Allô ?
Agent : Salut, c’est Mike, Matt a dit que j’pouvais t’appeler, c’est Romeo ?
Homme : Y a dit ça, ouais ?
Agent : Ouais, y’a dit que tu pouvais m’aider ?
Homme : T’as besoin de quoi ?
Agent : Deux de coupée.
Homme : Attends un peu, j’te reviens.
Agent : O.K.
[102]                     L’homme a rappelé le gendarme‑détective Limsiaco plus tard le jour même et ils ont eu la conversation suivante :
Agent : Allô ?
Homme : T’as besoin de quoi déjà ?
Agent : 2 de coupée, t’es où?
Homme : J’peux te rencontrer à Yorkdale.
Agent : O.K., 160 $ O.K., une heure ?
Homme : 140 $, l’heure, c’est bon, passe devant les cinémas.
Agent : Cool.
[103]                     L’homme qui a répondu au téléphone, identifié plus tard comme étant M. Ahmad, a pris part à la conversation sans hésitation et sans poser de questions sur l’identité de « Matt », un prénom inventé. En aucun temps M. Ahmad n’a demandé pourquoi on l’appelait « Romeo », bien qu’il n’ait ni confirmé ni nié que tel était son prénom. De plus, il n’a pas posé de question sur ce que voulait dire [traduction] « 2 de coupée », qui était une référence voilée à deux grammes de poudre de cocaïne.
[104]                     Plus tard ce jour‑là, selon les policiers qui ont témoigné au procès de M. Ahmad, le gendarme‑détective Limsiaco a rencontré M. Ahmad au centre d’achat Yorkdale. Le gendarme‑détective Limsiaco a effectué l’achat clandestin tout juste à l’extérieur du centre d’achat, où il a remis à M. Ahmad la somme de 140 $ en échange de deux petits sachets de cocaïne. L’équipe de l’escouade antidrogue a alors arrêté M. Ahmad. Il a subséquemment été accusé de trafic de cocaïne, de possession de cocaïne en vue d’en faire le trafic et de possession de produits de la criminalité. La Couronne a retiré l’accusation de trafic à l’enquête préliminaire.
(2)         Procédure devant la Cour supérieure de justice de l’Ontario (la juge Allen)
[105]                     Monsieur Ahmad a subi son procès, durant lequel il a plaidé non coupable relativement aux accusations de possession. Il a témoigné que, le jour de son arrestation, il avait rencontré son ami « Mikey » au centre d’achat et a prétendu que c’était ce dernier, et non lui, qui avait vendu la drogue au gendarme‑détective Limsiaco. La juge du procès a toutefois rejeté ce témoignage et fini par le déclarer coupable d’un chef d’accusation de possession de cocaïne en vue d’en faire le trafic et de deux chefs d’accusation de possession de produits de la criminalité (2014 ONSC 3818, par. 60 (CanLII)).
[106]                     Après l’inscription des déclarations de culpabilité, M. Ahmad a demandé un arrêt des procédures pour cause de provocation policière. La juge du procès a rejeté la demande (2015 ONSC 652). Elle a reconnu que, avant de faire l’appel, l’agent n’avait aucune raison de soupçonner que la personne au bout du fil faisait le trafic de drogue. Toutefois, selon elle, le gendarme‑détective Limsiaco s’est mis à avoir des soupçons raisonnables que « Romeo » faisait le trafic de drogue pendant l’appel, avant de lui donner l’occasion de commettre une infraction en demandant une quantité précise de poudre de cocaïne. En conséquence, elle a statué que M. Ahmad n’avait pas été victime de provocation policière.
III.         Appels à la Cour d’appel de l’Ontario (les juges Hourigan et Brown, et la juge Himel (ad hoc))
[107]                     Les appels dans les dossiers de MM. Williams et Ahmad ont été instruits ensemble. La Couronne a interjeté appel de l’arrêt des procédures prononcé relativement aux accusations de trafic et de possession de produits de la criminalité portées contre M. Williams. Ce dernier a interjeté un appel incident du rejet de sa demande d’arrêt des procédures fondée sur la provocation policière relativement aux déclarations de culpabilité quant aux infractions liées aux armes à feu, aux munitions et aux manquements à un engagement. Pour sa part, M. Ahmad a interjeté appel, notamment, du rejet de sa demande en arrêt des procédures.
[108]                     La Cour d’appel a accueilli l’appel de la Couronne dans le dossier de M. Williams, mais a rejeté l’appel incident de ce dernier et celui de M. Ahmad (2018 ONCA 534, 141 O.R. (3d) 241). La cour a statué à l’unanimité qu’il n’y avait eu aucune provocation policière dans un cas comme dans l’autre. Toutefois, les juges étaient divisés quant aux motifs.
[109]                     Au nom des juges majoritaires, le juge Hourigan a expliqué qu’il n’y avait eu aucune provocation policière, parce que, dans les deux cas, les agents avaient agi dans le cadre d’une véritable enquête. Plus particulièrement, ils soupçonnaient raisonnablement que chacun des numéros de téléphone était utilisé dans des stratagèmes de vente de drogue sur appel. Alors que les affaires Mack et Barnes envisageaient la fourniture d’occasions à des endroits physiques à l’égard desquels la police entretenait des soupçons raisonnables, en l’espèce, les juges majoritaires étaient d’avis que le droit doit suivre l’évolution des réalités modernes du crime et ont assimilé l’espace virtuel précis d’une ligne d’achat de drogue sur appel soupçonnée à un espace physique précis. Les juges majoritaires ont conclu, au regard des faits dans les cas respectifs de M. Williams et de M. Ahmad, que les policiers avaient les soupçons raisonnables requis avant d’avoir donné une occasion de faire le trafic.
[110]                     La juge Himel a souscrit au résultat, mais a suivi une approche analytique différente. À son avis, les policiers soupçonnaient raisonnablement M. Williams et M. Ahmad, en particulier au moment où ils ont donné les occasions respectives. En conséquence, il était inutile d’avoir recours au sous‑volet de la véritable enquête.
IV.         Analyse
[111]                     Les présents pourvois invitent la Cour à clarifier la portée et l’application appropriées du premier volet de la doctrine de la provocation policière.
A.           La provocation policière en droit canadien
[112]                     La doctrine de la provocation policière est « simplement une application de la théorie de l’abus de procédure » (R. c. Campbell, 1999 CanLII 676 (CSC), [1999] 1 R.C.S. 565, par. 21; voir aussi Mack, p. 938‑942). Elle sert de bouclier contre un comportement de l’État que la société juge intolérable — un comportement qui « viole nos notions de “franc‑jeu” et de “décence”, qui fait montre d’un mépris flagrant pour les valeurs humaines que nous partageons tous » (Mack, p. 940). Essentiellement, la doctrine de la provocation policière envoie le message du tribunal à l’État que, même si ce dernier est capable de prouver la culpabilité de l’accusé hors de tout doute raisonnable, le tribunal ne lui permettra pas de se prévaloir du processus judiciaire parce qu’il s’est comporté de façon intolérable afin que l’accusé soit traduit en justice (Mack, p. 942; R. c. Ahluwalia (2000), 2000 CanLII 17011 (ON CA), 149 C.C.C. (3d) 193 (C.A. Ont.), par. 30).
[113]                     Ce critère rigoureux justifie qu’on restreigne la réparation en cas de provocation policière à l’arrêt des procédures, qui « met un terme de façon définitive à la poursuite de l’accusé » et qui constitue « la réparation la plus draconienne qu’une cour criminelle puisse accorder » (R. c. Babos, 2014 CSC 16, [2014] 1 R.C.S. 309, par. 30). Comme le juge Doherty l’a reconnu dans Ahluwalia, la doctrine de la provocation policière n’est pas [traduction] « une vague autorisation d’arrêter les procédures toutes les fois que la conduite des policiers heurte les sensibilités d’un juge en particulier ou sa perception de la manière dont les policiers devraient accomplir leur travail » (par. 31). En effet, la provocation policière ne doit être reconnue que dans les « cas les plus manifestes » (Mack, p. 977).
[114]                     La doctrine de la provocation policière traduit les idées que la police doit se limiter à enquêter sur le crime et à le prévenir — par opposition à le créer —, et que l’État n’a pas à éprouver au hasard la vertu de ses citoyens. Plus particulièrement, dans Mack, la Cour a justifié de plusieurs façons la reconnaissance de la doctrine de la provocation policière en droit canadien en exprimant notamment (1) qu’il doit y avoir des limites au pouvoir de l’État de s’ingérer dans la vie personnelle des gens ou d’éprouver au hasard leur vertu, (2) que « les techniques de provocation policières [peuvent] amener à commettre des crimes des gens qui autrement n’auraient pas eu de comportement criminel » et (3) que les pouvoirs policiers ne doivent pas servir à fabriquer des crimes dans le but d’obtenir des déclarations de culpabilité (p. 941).
[115]                     La provocation policière peut être établie de deux façons, soit :
(a) lorsque les autorités fournissent à une personne l’occasion de commettre une infraction sans pouvoir raisonnablement soupçonner que cette personne est déjà engagée dans une activité criminelle ni se fonder sur une véritable enquête [« provocation fondée sur l’occasion »];
(b) lorsque, quoiqu’elles aient ce soupçon raisonnable ou qu’elles agissent au cours d’une véritable enquête, les autorités font plus que fournir une occasion et incitent à perpétrer une infraction [« provocation fondée sur l’incitation »]
        (Mack, p. 964‑965; voir aussi Barnes, p. 460).
[116]                     Les présents pourvois ne concernent que le premier volet de la provocation policière, constitué de deux sous‑volets. Premièrement, les policiers peuvent fournir à une personne ciblée l’occasion de commettre une infraction s’ils soupçonnent raisonnablement qu’elle est déjà engagée dans une activité criminelle de même nature (le sous‑volet des soupçons précis). Deuxièmement, même s’ils ne soupçonnent pas raisonnablement qu’une personne en particulier est impliquée dans une activité criminelle, les policiers peuvent fournir à cette dernière l’occasion de commettre une infraction criminelle s’ils agissent « au cours d’une véritable enquête » (le sous‑volet de la véritable enquête) (Barnes, p. 460 (soulignement supprimé)).
[117]                     Il est nécessaire de donner certaines précisions quant au sous‑volet de la véritable enquête. Bien qu’il ait été mentionné pour la première fois dans l’arrêt Mack, cette cause portait sur le second volet de la doctrine de la provocation policière (c.‑à‑d. celui relatif à la provocation fondée sur l’incitation). La Cour a eu l’occasion d’élaborer, de clarifier et d’appliquer le sous‑volet de la véritable enquête dans l’arrêt Barnes, qui reste l’arrêt de principe quant au premier volet (c.‑à‑d. celui relatif à la provocation fondée sur l’occasion). Selon la Cour, le sous‑volet de la véritable enquête renvoyait à une enquête « motivée par l’objectif réel d’enquêter et de réprimer des activités criminelles » (Barnes, p. 460), et ciblant des personnes associées à « [un] lieu ou une zone particuliers qu’on peut raisonnablement suspecter d’être le théâtre d’une certaine activité criminelle » (Mack, p. 956 (je souligne)). Dans une zone qui est « défini[e] avec suffisamment de précision », le sous‑volet de la véritable enquête en matière de provocation policière donne aux forces de l’ordre une grande latitude pour enquêter sur « toute personne qui [. . .] est associée [à cette zone] » (Barnes, p. 463 (souligné dans l’original)). En effet, comme l’a affirmé le juge en chef Lamer dans l’arrêt Barnes, « [c]ette façon de procéder au hasard est permise dans le cadre d’une véritable enquête » (p. 463). Fait à signaler, le lieu dont il était question dans cette affaire — que la Cour a estimé défini avec suffisamment de précision — était constitué d’une zone de six pâtés de maisons achalandée au centre‑ville de Vancouver. En pratique, sur le fondement d’éléments de preuve selon lesquels le trafic de drogue était répandu dans cette zone de six pâtés de maisons, l’arrêt Barnes a autorisé les policiers à cibler des milliers de personnes inconnues et à leur donner l’occasion de faire du trafic de drogue.
B.            La jurisprudence relative à la vente de drogue sur appel révèle des problèmes relatifs au premier volet de la doctrine de la provocation policière
(1)         Le sous‑volet des soupçons précis mène à des résultats incongrus dans le contexte de la vente de drogue sur appel
[118]                     Dans le contexte de la provocation policière, des auteurs et des tribunaux ont reproché au sous‑volet des soupçons précis de mener à des résultats incongrus, particulièrement dans les affaires de vente de drogue sur appel où des policiers appellent des trafiquants de drogue présumés sur le fondement de renseignements minimaux (voir, p. ex., S. Penney, « Entrapment Minimalism: Shedding the ‘No Reasonable Suspicion or Bona Fide Inquiry’ Test » (2019), 44 Queen’s L.J. 356, p. 357‑358; R. c. Le, 2016 BCCA 155, 28 C.R. (7th) 187; motifs de la C.A., par. 128, avec l’accord de la juge Himel; motifs quant à la deuxième demande en arrêt des procédures de M. Williams, par. 22‑23). Le souci découlerait de ce que même si l’agent enquêteur n’a aucun soupçon raisonnable à l’égard d’une personne en particulier au moment de fournir une occasion, le comportement des policiers dans une affaire typique de vente de drogue sur appel ne saurait être assimilé à un abus de procédure justifiant l’arrêt des procédures. En outre, comme le démontrent les présents pourvois, selon l’interprétation qui lui a été donnée, le sous‑volet des soupçons précis exigerait de disséquer les paroles des agents d’infiltration, ce qui a donné lieu à des distinctions artificielles entre les causes qui aboutissent à l’arrêt des procédures et celles où les déclarations de culpabilité sont maintenues. Ces distinctions sont souvent insignifiantes et difficiles à établir, en plus d’inciter à adopter une approche qui, selon moi, revient à couper les cheveux en quatre. De plus, il est fondamentalement préoccupant que ces distinctions n’aient aucun lien avec la doctrine de l’abus de procédure qui est la pierre angulaire de la doctrine de la provocation policière.
[119]                     Pour éviter une conclusion de provocation policière en application du sous‑volet des soupçons précis, les arrêts Mack et Barnes nous enseignent qu’un policier doit avoir des soupçons raisonnables avant de pouvoir fournir à une personne l’occasion de commettre une infraction. Postérieurement aux arrêts Mack et Barnes, la Cour a défini les soupçons raisonnables comme étant « plus que de simples soupçons, [sans pour autant correspondre] à une croyance fondée sur des motifs raisonnables et probables » (R. c. Chehil, 2013 CSC 49, [2013] 3 R.C.S. 220, par. 26, citant R. c. Kang‑Brown, 2008 CSC 18, [2008] 1 R.C.S. 456, par. 75). Il s’agit d’une « norme solide » qui « découle de l’exigence que ces soupçons soient fondés sur des faits objectivement discernables, qui peuvent ensuite être soumis à [un] examen judiciaire indépendant [et rigoureux] » (Chehil, par. 3 et 26).
[120]                     Pour tenter de respecter l’exigence formelle des soupçons raisonnables tout en préservant la nature substantielle de la provocation policière — c.‑à‑d. un abus de procédure — dans les affaires de vente de drogue sur appel, certains tribunaux ont élaboré une approche à laquelle, en toute déférence et contrairement à mes collègues, je ne saurais souscrire. Présentement, la jurisprudence de certains ressorts, y compris l’Ontario, fait une distinction entre une « étape de l’enquête » (qui n’exige pas de soupçons raisonnables) et la présentation d’une « occasion » de commettre une infraction (qui l’exige). Les étapes de l’enquête peuvent fournir les soupçons raisonnables nécessaires pour donner une occasion. À première vue, cette distinction ne semble pas poser de problème — puisque, manifestement, il y a une différence entre passer par une étape de l’enquête et donner une occasion.
[121]                     Or, la manière dont les tribunaux ont tracé la ligne est problématique. Un examen de la jurisprudence révèle que téléphoner à un trafiquant de drogue présumé et lui poser des questions générales telles que « Peux‑tu m’en trouver ? » ou « Es-tu en business ? » a été considéré comme une « étape [. . .] de l’enquête ». Par ailleurs, une occasion a été définie comme une demande d’acheter une quantité précise de drogue. Par exemple, un agent pourrait fournir une occasion en affirmant : « Ça m’en prend pour 80 » (parlant de 80 $ de cocaïne) (voir les motifs de la C.A., par. 42; motifs quant à la première demande en arrêt des procédures de M. Williams, par. 20‑27; C. De Sa, « Entrapment: Clearly Misunderstood in the Dial‑a‑Dope Context » (2015), 62 Crim. L.Q. 200, p. 202‑203). Cette distinction est la raison pour laquelle, en première instance, la demande de M. Williams fondée sur la provocation policière a été accueillie, alors que celle de M. Ahmad a été rejetée.
[122]                     La distinction « subtile » qu’établit cette approche est problématique dans la mesure où elle oblige les tribunaux à disséquer les appels d’infiltration pour déterminer si un accusé a été victime de provocation policière. Les juges et les auteurs, ainsi que les intervenants en l’espèce[4], ont critiqué cette approche, lui reprochant d’être injustifiée et peu pratique. Le professeur Penney, reprenant les commentaires du juge Ducharme dans R. c. Henneh, 2017 ONSC 4835, [2017] O.J. no 7173, par. 24 (QL), a fait remarquer qu’il [traduction] « n’y a pas vraiment de différence entre demander à quelqu’un s’il fait le trafic de la drogue (que les tribunaux ont eu l’habitude de qualifier de simple étape de l’enquête) et lui demander s’il vous vendrait une sorte et une quantité précise de drogue (ce qui constitue assurément le fait de fournir une occasion) » ((2019), p. 374‑375 (note de bas de page omise)). Il a en outre affirmé que « [b]ien qu’il soit compréhensible de vouloir éviter de conclure à la provocation policière dans ces situations, la plausibilité de cette distinction est douteuse » (p. 374 (note de bas de page omise); voir aussi D. M. Tanovich, « Rethinking the Bona Fides of Entrapment » (2011), 43 U.B.C.L. Rev. 417, p. 437; mémoire de la Criminal Lawyers’ Association of Ontario, par. 12).
[123]                     Je suis d’accord que la dissection des conversations menée dans le but d’établir une distinction entre une étape de l’enquête, d’une part, et la fourniture d’occasions, d’autre part, est souvent artificielle, voire arbitraire. Qui plus est, en s’embourbant dans les termes précis employés par les agents d’infiltration qui font des appels à froid dans le contexte de la vente de drogue sur appel, les tribunaux ont perdu de vue le lien fondamental entre la provocation policière et l’abus de procédure. Je note que la juge Bennett a soulevé une préoccupation semblable au par. 93 de la décision Le :
     [traduction] L’avocat de la défense a plaidé qu’il y a une distinction utile entre le fait de demander, à mots couverts, si l’interlocuteur est un trafiquant de drogue, et le fait de demander plus précisément des types, des quantités ou des valeurs de drogues. On a fait valoir que la première affirmation constitue une étape de l’enquête, alors que la deuxième constitue une offre de commettre une infraction. En disséquant de la sorte les propos échangés lors d’appels d’infiltration dans le cadre d’enquêtes relatives à la vente de drogue sur appel, on se trouve à adopter une approche inutilement étroite qui fait abstraction du contexte, mais plus important encore, qui s’écarte considérablement du principe fondamental qui sous‑tend Mack. [Je souligne.]
[124]                     Dans ses motifs concordants en Cour d’appel, la juge Himel a abondé dans le même sens :
        [traduction] Dans un certain nombre d’affaires, les tribunaux se sont étroitement penchés sur le choix des mots précis employés par les agents enquêteurs pour conclure à la provocation policière, même si la conduite des policiers ne risquait pas d’amener une personne innocente à vendre de la drogue. Or, le tribunal ne doit jamais perdre de vue la question fondamentale, soit celle de savoir si la conduite des policiers est réellement offensante. Comme la Cour suprême l’a affirmé dans Mack, à la p. 942 R.C.S., « [d]ans le contexte de la provocation policière, le sens de la justice du tribunal se révolte face au spectacle qu’offrirait un inculpé reconnu coupable d’une infraction qui est l’œuvre de l’État ». Arrêter une procédure en l’absence d’une conduite policière réellement offensante porterait préjudice à l’intégrité de l’administration de la justice. Il est essentiel « de [. . .] donner [aux policiers] les coudées franches sans se montrer trop sceptiques à leur égard ou sans exiger que chacun de leurs gestes soit scruté à la loupe » (MacKenzie, par. 65).
        . . .
        Ni le cas de M. Williams ni celui de M. Ahmad ne font partie des « cas les plus manifestes » justifiant l’arrêt des procédures pour cause de provocation policière : voir Mack, p. 976‑977 R.C.S. La conduite des policiers dans ces cas n’emporte pas le risque que des personnes innocentes commettent un crime qu’elles n’auraient pas commis autrement. Cette conduite n’en est pas une non plus que les citoyens ne sauraient tolérer. Au contraire, les policiers se sont appuyés sur des techniques d’enquête légitimes, adaptées aux réalités modernes du trafic de la drogue et au recours des trafiquants aux espaces virtuels pour se soustraire à l’attention de la police. [Je souligne; par. 126‑128.]
[125]                     Ces préoccupations à l’égard du sous‑volet des soupçons précis et de l’approche qui consiste à disséquer les paroles des policiers qu’il a engendrées sont bien fondées. La doctrine de la provocation policière n’a jamais été censée faire obstacle à des techniques des forces de l’ordre que la société ne jugerait pas intolérables et qui peuvent être nécessaires pour enquêter sur certains types de crime (Mack, p. 977‑978). Or, l’élaboration de la jurisprudence en matière de vente de drogue sur appel au regard du sous‑volet des soupçons précis a mené précisément à ce résultat.
[126]                     La façon dont mes collègues proposent de trancher les présents pourvois donne un exemple probant des distinctions douteuses qu’engendre l’application de l’approche fondée sur une dissection des paroles prononcées. Dans le cas de M. Williams, mes collègues ordonneraient un arrêt des procédures — « la réparation la plus draconienne qu’une cour criminelle puisse accorder » (Babos, par. 30). En revanche, dans le cas de M. Ahmad, ils ordonneraient le maintien des déclarations de culpabilité. Dans les deux cas, un agent d’infiltration a fait un appel fondé sur des renseignements fournis par une source anonyme ou confidentielle. C’est un homme alors inconnu qui a répondu à chacun de ces appels. Apparemment sans être surpris, chacun de ces hommes a confirmé ou n’a pas nié être connu sous un nom qui, selon les renseignements dont disposait l’agent, était celui d’un trafiquant de drogue qui faisait de la vente sur appel (« Roméo » dans le cas de M. Ahmad, et « Jay » dans celui de M. Williams). La seule distinction entre ces causes réside dans le fait que l’agent d’infiltration, lorsqu’il s’est agi de M. Ahmad, a attendu que l’homme lui demande « T’as besoin de quoi? » en réponse à une demande d’« aide » avant de demander une quantité précise de cocaïne.
Portion pertinente de la conversation entre le gendarme-détective Limsiaco et M.  Ahmad

Portion pertinente de la conversation entre le gendarme détective Canepa et M. Williams

[Limsiaco] :  Salut, c’est Mike, Matt a dit que j’pouvais t’appeler, c’est Romeo ?
Homme :      Y a dit ça, ouais ?
[Limsiaco] :  Ouais, y a dit que tu pouvais m’aider ?
Homme :      T’as besoin de quoi ?
[Limsiaco] :  Deux de coupée.
Homme :      Attends un peu, j’te reviens.
[Limsiaco] :  O.K.
 

Homme :        Allô ?
Canepa:         Jay ?
Homme :        Ouais.
Canepa:         T’es dans le coin ? Homme :        Qui parle ?
Canepa:         C’est Vinny.
Homme :        Vinny qui ?
Canepa:         Vinny. Jesse de Queen et Jarvis m’a donné ton nom . . . ton numéro. Y’a dit qu’tu pouvais m’aider. Ça m’en prend pour 80.
Homme :        O.K. Faut que tu viennes me rejoindre.

 
[127]                     À cette étape‑ci, il vaut la peine de répéter que la doctrine de la provocation policière ne vise qu’à détecter la conduite de l’État que la société jugerait intolérable (Mack, p. 942; Ahluwalia, par. 30). Quant à l’opinion contraire, j’ai du mal à concevoir comment la conduite de l’un ou l’autre des agents d’infiltration dans les présentes causes pourrait être jugée intolérable, puisqu’il me semble qu’ils ont fait précisément ce que la société attend d’eux lorsqu’ils reçoivent des renseignements quant à une opération alléguée de vente de drogue sur appel — c.‑à‑d. enquêter pour savoir si ces renseignements sont véridiques. Fait plus important, je n’arrive pas non plus à voir comment on peut dire que la conduite de l’agent d’infiltration dans le cas de M. Williams est intolérable au point de constituer un abus de procédure — soit une conduite que la société ne saurait tout simplement pas tolérer — tandis que celle de l’agent d’infiltration, dans le cas de M. Ahmad, est jugée acceptable. Soit dit en tout respect, je crois qu’un observateur raisonnablement averti dans notre société serait totalement déconcerté par cette distinction. Le fait que la jurisprudence de la Cour a été interprétée de telle sorte qu’elle donnerait lieu à des résultats insensés lorsqu’ils sont examinés du point de vue de l’abus de procédure signale que quelque chose a mal tourné, soit dans l’interprétation, soit dans la formulation de la doctrine de la provocation policière.
(2)         L’élaboration jurisprudentielle de la norme des soupçons raisonnables a produit de l’incohérence théorique dans le sous-volet de la véritable enquête
[128]                     En raison des résultats incongrus produits par l’application du sous‑volet des soupçons précis, certains tribunaux ont eu recours au sous‑volet de la véritable enquête pour analyser la conduite des policiers dans les affaires de vente de drogue sur appel (voir, p. ex., motifs de la C.A., par. 49‑68; Le, par. 96). Cette approche est intuitivement séduisante dans le présent contexte. Le sous‑volet de la véritable enquête était censé conférer aux forces de l’ordre un certain degré de souplesse dans leurs enquêtes criminelles, particulièrement en ce qui concerne les crimes à caractère « consensuel » ou qui sont autrement difficiles à détecter par les méthodes d’enquête traditionnelles. Bien que l’entièreté du premier volet de la doctrine de la provocation policière soit animée par l’idée que l’État ne doit pas pouvoir éprouver au hasard la vertu de ses citoyens, dans les arrêts Mack et Barnes, la Cour a reconnu qu’il est acceptable que des policiers approchent des citoyens au hasard et leur offre des occasions de commettre des infractions, pourvu que la zone dans laquelle ils mènent leurs opérations soit « défini[e] avec suffisamment de précision » et qu’ils « [puissent] raisonnablement soupçonner » que ce type de crime s’y produit (Barnes, p. 463). Essentiellement, dans ces causes, la Cour a confirmé que, pour maintenir un équilibre approprié entre la liberté individuelle et l’application légitime de la loi, il faut accorder aux policiers une « marge de manœuvre considérable » pour enquêter sur certains types de crimes (Mack, p. 977‑978). En effet, en examinant la conduite policière que la Cour a jugée acceptable dans Barnes, l’arrêt de principe sur l’enquête véritable, — c.‑à‑d. approcher une personne au hasard, parmi des milliers d’autres qui auraient pu l’être, dans un quartier achalandé composé de six pâtés de maisons au centre‑ville de Vancouver et lui donner l’occasion de commettre une infraction — il devient vraiment clair que la Cour avait l’intention de faire preuve d’une bonne dose de déférence à l’égard de la police en matière d’enquêtes criminelles. À la lumière de ce résultat, il appert donc qu’il n’a jamais été prévu que la conduite en cause dans les présents pourvois soit visée par la doctrine de la provocation policière.
[129]                     L’application du sous‑volet de la véritable enquête, tel qu’il est défini dans Mack et Barnes, aux enquêtes actuelles portant sur la vente de drogue sur appel pose problème du fait que la norme des soupçons raisonnables a évolué depuis que ces arrêts ont été rendus. En effet, comme je l’expliquerai ci‑après, l’élaboration de cette norme dans le contexte de l’application de l’art. 8 de la Charte a donné lieu à des problèmes théoriques quant au sous‑volet de la véritable enquête. Brièvement, dans Chehil, la Cour a rejeté l’idée que les soupçons raisonnables comprennent les soupçons généraux « non pas au sujet d’une personne bien précise mais plutôt au sujet d’un lieu ou d’une activité en particulier » (par. 28 (je souligne); voir aussi S. Penney, « Standards of Suspicion » (2018), 65 Crim. L.Q. 23, p. 40‑41). Or, il s’agit‑là précisément du type de « soupçons raisonnables » généraux que la Cour avait incorporés dans le sous‑volet de la véritable enquête dans les arrêts Mack et Barnes. Ce choix délibéré reflète l’opinion de la Cour selon laquelle le fait d’exiger de la police qu’elle réponde à une norme plus stricte, telle que celle des soupçons raisonnables précis, entraverait indûment les efforts des forces de l’ordre et ne permettrait donc pas d’atteindre un équilibre approprié entre les libertés individuelles et l’application légitime de la loi.
[130]                     Depuis que les arrêts Mack et Barnes ont été rendus, l’individualisation a fini par définir la norme des soupçons raisonnables. La décision Chehil constitue désormais l’arrêt de principe sur la notion de soupçons raisonnables. La juge Karakatsanis, s’exprimant au nom de la Cour unanime, y a qualifié ces soupçons de « norme solide, qui appelle la prise en compte de l’ensemble des circonstances, en fonction de faits objectivement vérifiables, et dont l’application est assujettie à un examen rigoureux et indépendant par les tribunaux » (par. 3). Même si l’arrêt Chehil et la décision connexe R. c. MacKenzie, 2013 CSC 50, [2013] 3 R.C.S. 250, portaient sur la constitutionnalité de fouilles effectuées à l’aide de chiens renifleurs, la Cour — reconnaissant que le critère des soupçons raisonnables est « une norme courante qui entre en jeu dans plusieurs contextes » — a profité de l’occasion pour fixer des balises quant aux principes généraux qui sont au cœur de la norme des soupçons raisonnables (Chehil, par. 21).
[131]                     Dans le contexte de la provocation policière, la Cour a invoqué la notion de « soupçons raisonnables » tant pour l’application du sous‑volet des soupçons précis, décrit dans la partie précédente, que pour l’application du sous‑volet de la véritable enquête. Tant dans Mack que dans Barnes, la Cour a affirmé que ce second sous‑volet permet aux policiers d’effectuer de réelles enquêtes qui ciblent des personnes associées à « un lieu ou [à] une zone particuliers qu’on peut raisonnablement suspecter d’être le théâtre d’une certaine activité criminelle ».
[132]                     Toutefois, dans Chehil, la Cour a rejeté la possibilité du type de soupçons généraux fondés sur le lieu que Barnes avait incorporé au sous-volet de la véritable enquête. En effet, suivant Barnes, la véritable enquête n’exige qu’un type de soupçons généraux qui, lorsqu’ils portent sur une zone définie avec suffisamment de précision, justifient que l’on fournisse au hasard à des personnes des occasions de commettre un crime (p. 463). Dans cette affaire, le juge en chef Lamer a affirmé que les policiers avaient des « soupçons raisonnables » à l’égard d’une zone constituée de six pâtés de maisons au centre‑ville de Vancouver. Dans Chehil, la Cour a qualifié ce type de soupçons de « soupçons généraux » et a statué que, aussi souple que puisse être la norme des « soupçons raisonnables », elle ne comprend pas les soupçons généraux :
     Les soupçons raisonnables étant une affaire de possibilité, plutôt que de probabilité, il s’ensuit nécessairement que les policiers soupçonneront raisonnablement, dans certains cas, des personnes innocentes d’être des criminels. Malgré cette réalité, la fouille bien effectuée à l’aide d’un chien renifleur et fondée sur des soupçons raisonnables est conforme à la Charte, vu son caractère peu envahissant, étroitement ciblé et hautement fiable (voir Kang‑Brown, par. 60, le juge Binnie, et A.M., par. 81‑84, le juge Binnie). Toutefois, les soupçons des policiers ne doivent pas être à ce point vagues qu’ils se réduisent à des soupçons généraux, décrits par le juge Bastarache, au par. 151 de l’arrêt A.M., comme des soupçons « non pas au sujet d’une personne bien précise mais plutôt au sujet d’un lieu ou d’une activité en particulier ». [Je souligne; par. 28.]
[133]                     Pour mettre en contexte ce paragraphe de Chehil, il faut comprendre qu’en excluant « les soupçons généraux » des « soupçons raisonnables », la Cour rejetait l’opinion qu’avait exprimée le juge Bastarache en dissidence dans les arrêts connexes Kang‑Brown et R. c. A.M., 2008 CSC 19, [2008] 1 R.C.S. 569. Dans ces arrêts, la Cour s’est demandé si la common law reconnaissait aux policiers le pouvoir d’utiliser les chiens renifleurs pour détecter des drogues. Les cinq juges majoritaires de la Cour ont statué que les fouilles effectuées à l’aide de tels chiens étaient acceptables en se fondant sur une norme des « soupçons raisonnables » conforme à la Charte. Selon le juge Binnie, dont l’opinion sur cette question a été adoptée par la suite dans Chehil, les soupçons raisonnables s’entendent de soupçons précis (Kang‑Brown, par. 75). Le juge Bastarache, dissident quant au résultat, reconnaissait que pour effectuer une fouille à l’aide d’un chien renifleur, il suffisait que les policiers aient des soupçons raisonnables. Toutefois, sa définition de « soupçons raisonnables » comprenait les soupçons généraux (par. 213‑215).
[134]                     Le juge Bastarache a clairement résumé sa conception des soupçons généraux dans A.M. :
        Dans [l’arrêt Kang‑Brown], j’ai insisté sur le rôle important que peuvent jouer les chiens renifleurs dans la prévention du crime et la dissuasion des criminels, et j’ai conclu que le recours à ces chiens est approprié, sous réserve de certaines conditions, lorsque la police a des motifs raisonnables de soupçonner la présence de substances illicites. Dans certains cas, ces soupçons viseront une personne en particulier, ainsi qu’il a été démontré dans Kang‑Brown. Dans d’autres cas, toutefois, la police aura des soupçons raisonnables non pas au sujet d’une personne bien précise, mais plutôt au sujet d’un lieu ou d’une activité en particulier. Dans certaines circonstances, ces soupçons généraux pourront justifier les fouilles au hasard de sacs ou de bagages. [Je souligne; par. 151.]
[135]                     Dans son article, le professeur Tanovich a souligné, à la p. 433, l’incongruité entre le rejet par la Cour des soupçons raisonnables généraux et les soupçons envisagés dans le contexte du sous‑volet de la véritable enquête :
        [traduction] Dans Kang‑Brown, le juge Bastarache, dissident et seul à adopter cette approche sur cette question, était d’avis que la doctrine des pouvoirs accessoires autorise une fouille effectuée à l’aide de chiens renifleurs sur le fondement de soupçons raisonnables précis ou, dans les cas où la fouille est effectuée dans un lieu de transport public, lorsque « [les policiers ont] des soupçons raisonnables qu’une activité liée à la drogue [peut] avoir lieu dans la gare et [. . .] que des passagers raisonnablement bien informés [savent] que leurs bagages [peuvent] faire l’objet d’une fouille à l’aide d’un chien renifleur ». Il s’agit, grosso modo, du critère de la véritable enquête en matière de provocation policière. [. . .] L’importance de l’arrêt Kang‑Brown se rattache au fait que le juge [Bastarache] était seul à étendre les soupçons raisonnables au lieu en cause. [Je souligne; note de bas de page omise.]
[136]                     En effet, le type de « soupçons raisonnables » décrit par le juge Bastarache (c.‑à‑d. les soupçons raisonnables généraux) est le type même de « soupçons raisonnables » que le juge en chef Lamer avait en tête dans Barnes — l’arrêt de principe de la Cour sur le sous‑volet de la véritable enquête. Selon le juge Bastarache, dans le contexte de l’application de l’art. 8, la possibilité raisonnable qu’un crime soit commis dans un lieu comme une gare d’autobus ou une école secondaire peut justifier des fouilles, aléatoires par ailleurs, de personnes dans ces lieux en utilisant des chiens renifleurs. Le juge en chef Lamer, s’exprimant dans le contexte de la provocation policière, a statué que la possibilité raisonnable qu’un certain type de crimes puisse être commis dans une zone encore plus étendue que celles envisagées par le juge Bastarache pouvait justifier la fourniture, aléatoire par ailleurs, d’occasions de commettre une infraction à des personnes associées à cette zone. En somme, le juge Bastarache et le juge en chef Lamer ont défini les « soupçons raisonnables » de la même façon — soit, des soupçons qui comprennent des « soupçons généraux ». La Cour a néanmoins explicitement retranché les soupçons généraux de la définition des soupçons raisonnables dans l’arrêt Chehil, ce qui indiquait clairement que les « soupçons raisonnables » s’entendent de « soupçons précis ».
[137]                     Ainsi, suivant une interprétation fidèle de Chehil, les policiers ne pourraient jamais avoir de « soupçons raisonnables » — comme cette norme est maintenant définie — à l’égard de la zone en cause dans Barnes. C’est uniquement parce que la Cour a utilisé la norme des soupçons généraux qu’elle a pu, dans Barnes, conclure comme elle l’a fait. Les faits sur lesquels les « soupçons raisonnables » de l’agent d’infiltration s’appuyaient dans cette affaire ne portaient nullement sur une personne en particulier. La zone de six pâtés de maisons était simplement « réputé[e] pour être une zone où le trafic de drogues [était] très actif » et la preuve statistique devant la Cour se limitait à des données brutes sur le nombre d’arrestations faites dans cette zone et sur la proportion d’accusations pour des infractions liées aux drogues associées à cette zone (Barnes, p. 461‑462). Des statistiques semblables pourraient sans aucun doute être colligées relativement aux divers endroits à l’égard desquels le juge Bastarache aurait statué que des « soupçons raisonnables » pouvaient s’appliquer, par exemple les aéroports et les gares d’autobus (voir Kang‑Brown, par. 214). Néanmoins, dans Chehil, la Cour a rejeté la notion de « soupçons raisonnables » mise de l’avant par le juge Bastarache, non pas faute d’une preuve suffisante dans cette affaire de crimes liés à la drogue à l’aéroport international de Vancouver, mais sur le fondement de la conclusion de principe que les soupçons raisonnables doivent porter sur une personne en particulier.
[138]                     Cela met en évidence la dissonance fondamentale entre les arrêts Barnes et Chelil : dans le premier, la Cour n’a exigé aucun degré d’individualisation; or, depuis que le second a été rendu, celle‑ci définit la norme des soupçons raisonnables (voir Penney (2018); Tanovich, p. 433). Cette dissonance a des incidences considérables sur la doctrine de la provocation policière. Plus particulièrement, compte tenu du sens plus restrictif que la Cour a donné aux « soupçons raisonnables » dans Chehil, cette notion est devenue incompatible avec l’équilibre atteint par le sous‑volet de la véritable enquête énoncé dans Barnes entre les libertés individuelles et l’application légitime de la loi.
[139]                     Contrairement à leur affirmation selon laquelle ils ont fourni une « réponse complète » aux remarques qui précèdent, mes collègues n’expliquent pas comment le résultat atteint dans l’affaire Barnes pourrait être justifié selon la norme des soupçons raisonnables conforme à l’arrêt Chehil (par. 48). Ils acceptent que l’individualisation soit désormais essentielle lorsqu’il s’agit d’appliquer cette norme et déclarent que « le préjudice auquel on cherche à remédier au moyen de l’individualisation est l’empiètement par la police sur les intérêts protégés de toutes les personnes se trouvant dans des endroits définis de façon large ou insuffisante, particulièrement sur le fondement de preuves générales » (par. 48). Sur ces points de droit, je suis en substance d’accord. Cependant, cette exigence d’individualisation n’a été ni imposée ni atteinte dans l’affaire Barnes — où, comme je l’ai expliqué, la police s’est appuyée exclusivement sur des éléments de preuve généraux pour fonder ses « soupçons raisonnables ». Ici, il convient également de noter que la Cour a rejeté l’argument de M. Barnes selon lequel la police aurait dû concentrer son enquête sur des zones « spécifiques » du Granville Mall où les éléments de preuve indiquaient que le trafic de drogue était répandu. En effet, selon la Cour « [i]l serait irréaliste que les policiers concentrent leur enquête en un seul endroit particulier de la rue piétonnière » (p. 461, le juge en chef Lamer; contra : p. 486, la juge McLachlin, dissidente). Dans ce contexte, j’ai beaucoup de mal à accepter la conclusion — qui sous‑tend forcément les motifs de mes collègues — selon laquelle les soupçons qu’avait la police dans Barnes étaient d’une manière ou d’une autre suffisamment précis pour qu’ils satisfassent à la norme des soupçons raisonnables énoncée dans Chehil.
[140]                     En définitive, je comprends que, en l’espèce, mes collègues et moi divergeons d’opinions sur le fait de savoir si la Cour doit continuer à utiliser l’expression « soupçons raisonnables » lorsqu’elle applique le sous‑volet de la véritable enquête qui, compte tenu de Chehil, exclurait le type d’enquête entreprise dans Barnes, ou si elle doit plutôt réviser ce sous‑volet, de manière à ce qu’il demeure fidèle à l’équilibre fondamental établi dans Mack et Barnes entre l’application légitime de la loi et les libertés individuelles. Soit dit en tout respect pour l’opinion contraire, je suis d’avis que même si le sous‑volet de la véritable enquête doit être révisé pour résoudre les problèmes théoriques exposés précédemment et les questions de principe qui se sont posées depuis sa création, l’approche révisée que j’adopterais est plus compatible avec les décisions de la Cour et les principes sous‑jacents de sa jurisprudence sur la provocation policière que la solution offerte par mes collègues.
C.            La solution consiste à réviser le sous‑volet de la véritable enquête
[141]                     Comme je viens de l’affirmer, je suis d’avis que la solution à l’incohérence théorique et aux préoccupations de principe qui ressortent de la jurisprudence en matière de provocation policière dans le contexte de la vente de drogue sur appel consiste à réviser le sous‑volet de la véritable enquête. Toutefois, avant d’aborder ce qui me semble être la meilleure façon de faire évoluer le droit relatif à la provocation policière, je vais examiner trois solutions possibles aux problèmes exposés précédemment et expliquer pourquoi j’estime qu’aucune d’elles ne convient.
[142]                     Premièrement, et avec respect pour mes collègues qui adopteraient une telle approche, je ne crois pas que la Cour doive préciser la ligne de démarcation incertaine que certains tribunaux ont tracée entre une « étape de l’enquête » et une « occasion ». J’ai déjà examiné dans les présents motifs les considérations de principe que soulève cette approche fondée sur la dissection des paroles des policiers. En somme, elle crée une distinction artificielle fondée sur les paroles précises qu’emploient les agents d’infiltration, plutôt que de se concentrer sur la question de savoir si la société considérerait que leur comportement, dans le contexte en cause, est tout simplement intolérable. En effet, l’approche fondée sur la dissection des paroles des policiers s’éloigne tellement de l’abus de procédure qui fonde la doctrine de la provocation policière qu’elle en semble complètement dissociée. Une « solution » qui suppose de couper les cheveux en quatre de la sorte n’en est assurément pas une.
[143]                     Deuxièmement, je ne crois pas que la solution consiste à ajuster la norme solide des soupçons raisonnables précis exposée dans Chehil au contexte particulier des enquêtes portant sur la vente de drogue sur appel, ou à la diluer dans tous les cas. Dans les présents pourvois, la Couronne fait valoir que, du moins dans le contexte de la vente de drogue sur appel, les soupçons raisonnables sont établis sur le fondement de renseignements non corroborés obtenus d’une source anonyme. À mon avis, il n’est pas souhaitable que le droit évolue en ce sens. Dans Chehil, la Cour a reconnu que la norme des soupçons raisonnables s’applique dans toutes sortes de contextes (par. 21). Pour éviter l’incertitude du droit relatif à ce type de soupçons, il convient que la norme demeure uniforme dans tous ces contextes.
[144]                     Qui plus est, suivant la norme des soupçons raisonnables précis adoptée dans Chehil, on ne peut prétendre que les agents enquêteurs dans l’un ou l’autre des dossiers en cause ici soupçonnaient raisonnablement que M. Williams ou M. Ahmad — ou l’une ou l’autre des lignes téléphoniques — était impliqué dans le trafic de drogue ou associé à un tel trafic. Mes collègues insistent sur le fait que la norme des soupçons raisonnables n’est pas « indûment sévère » (par. 45, citant l’arrêt Mack, p. 958, antérieur à l’arrêt Chehil). Bien qu’ils mentionnent le caractère « rigoureux » de l’examen judiciaire que commande cette norme au moment du contrôle judiciaire (par. 46), ni leur revue du droit ni le résultat auquel ils aboutissent ne reconnaît l’exigence « solide » qu’impose la norme aux policiers dans la conduite de leurs enquêtes ou n’y donne effet (Chehil, par. 3). Mes collègues concluent ensuite que l’agent d’infiltration a développé des soupçons raisonnables durant son appel téléphonique avec M. Ahmad parce que ce dernier n’a pas nié être « Romeo », n’a pas demandé qui était « Matt »[5] et a répondu de manière ambiguë « T’as besoin de quoi ? » en réponse à une demande d’ « aide » — une réponse qui, comme le reconnaissent mes collègues, donne ouverture à une explication innocente (par. 76). Autrement dit, la police n’a réussi à confirmer aucun des renseignements obtenus de la source confidentielle ou à obtenir quelque preuve indépendante que ce soit de criminalité avant de donner à M. Ahmad l’occasion de commettre un crime en lui demandant « deux de coupée ». Quoi qu’il en soit, mes collègues estiment que cela franchit le seuil des soupçons raisonnables. J’estime pour ma part que ce résultat constitue une érosion de la norme actuelle des soupçons raisonnables précis. Une telle érosion est préoccupante puisqu’elle risque de mettre l’atteinte policière aux libertés individuelles à l’abri du contrôle judiciaire dans les divers contextes où s’appliquent les soupçons raisonnables, y compris lors des interactions entre les policiers et les citoyens comme les détentions aux fins d’enquête, qui sont plus attentatoires et susceptibles de donner lieu à des abus.
[145]                     Troisièmement, pour terminer, je ne minerais pas l’équilibre atteint par le sous‑volet de la véritable enquête en exigeant des soupçons raisonnables précis conformes à Chehil avant que les policiers puissent fournir une occasion. En créant le sous‑volet de la véritable enquête, la Cour a reconnu que la police peut fournir une occasion de commette une infraction sans avoir de soupçons raisonnables précis :
            . . . dans certains cas, la police peut ne pas connaître l’identité d’individus précis, mais connaître certains autres faits, comme un lieu ou une zone particuliers qu’on peut raisonnablement suspecter d’être le théâtre d’une certaine activité criminelle. Dans ces cas, il est tout à fait permis de fournir des occasions à ceux qui sont associés aux lieux suspectés même si ces gens ne sont pas eux‑mêmes soupçonnés. [Je souligne.]
(Mack, p. 956)
[146]                     Dans les arrêts Mack et Barnes, la Cour n’a pas exigé de soupçons raisonnables précis, car cela aurait indûment entravé les forces de l’ordre dans leur lutte contre les crimes comme le trafic de la drogue, qui peuvent être difficiles à détecter par les moyens traditionnels. De fait, la Cour a reconnu qu’il fallait donner aux policiers « une marge de manœuvre considérable » dans les enquêtes de cette nature afin de maintenir un juste équilibre entre les valeurs concurrentes que sont la liberté individuelle et l’application légitime de la loi (Mack, p. 977‑978).
[147]                     Il n’y a aucune raison de croire que cet équilibre fondamental se soit rompu de sorte que les soupçons raisonnables précis soient maintenant nécessaires dans tous les cas pour éviter une conclusion de provocation policière. En fait, le besoin de donner une marge de manœuvre considérable aux forces de l’ordre est encore plus pressant à l’ère du numérique. Des crimes qui étaient déjà difficiles à détecter à l’époque de Mack peuvent maintenant être commis encore plus secrètement que jamais. Même à l’époque, le juge Lamer a reconnu que « [s]i l’on veut vaincre le crime, l’ingéniosité des criminels doit se heurter à celle de la police; au fur et à mesure que les crimes deviennent plus subtils, de même doivent le devenir les méthodes employées pour les dépister » (p. 916), et que « [l]'État doit pouvoir jouir d’une marge de manœuvre considérable afin d’élaborer des techniques qui puissent l’aider à combattre le crime dans la société » (p. 976). Il ne faut pas que le droit relatif à la provocation policière empêche indûment les forces de l’ordre d’élaborer et d’employer de telles techniques.
[148]                     Cela dit, il y aura des cas où les policiers mèneront une enquête sur les renseignements obtenus et développeront possiblement des soupçons raisonnables précis, avant de faire un appel à la ligne téléphonique soupçonnée de servir à la vente de drogue sur appel. Rien dans les présents motifs ne devrait être interprété de manière à décourager les policiers d’agir de la sorte. Je suis cependant d’avis que les policiers ne devraient pas être tenus de mener une telle enquête ou de développer des soupçons raisonnables précis avant de faire un appel et d’offrir une occasion afin d’éviter une conclusion de provocation policière.
[149]                     Qui plus est, il convient de souligner ici qu’aucun ressort comparable qui reconnaît la doctrine de la provocation policière n’exige l’existence de soupçons raisonnables précis pour fournir ne serait‑ce que l’occasion de commettre une infraction (voir K. Roach, « Entrapment and Equality in Terrorism Prosecutions: A Comparative Examination of North American and European Approaches » (2011), 80 Miss. L.J. 1455; Penney (2019), p. 366‑367, n. 64).
[150]                     La Chambre des lords a statué que pour trancher la question de savoir si la conduite des policiers a été inacceptable, les tribunaux doivent adopter une approche holistique afin de déterminer [traduction] « si la conduite des policiers ou de l’organisme d’application de la loi en cause était irrégulière à un degré de gravité tel que l’administration de la justice serait susceptible d’être déconsidérée » (R c. Looseley, [2001] UKHL 53, [2001] 4 All. E.R. 897, par. 25). Pour ce faire, il faut notamment prendre en compte la nature de l’infraction, le caractère attentatoire de la technique, l’étendue de la participation des policiers à l’infraction, la question de savoir si la technique a été « appliquée de façon aléatoire et utilisée pour “éprouver la vertu” à une échelle générale, sans motif valable » et celle de savoir si les policiers agissaient de bonne foi (par. 23‑28). Fait important, pour ce qui concerne l’exigence de bonne foi, lord Nicholls of Birkenhead a affirmé, au par. 27 :
        [traduction] Il va sans dire que les policiers doivent agir de bonne foi et non, par exemple, dans le cadre d’une vendetta malveillante contre un individu ou un groupe de personnes. Avoir des motifs raisonnables d’entretenir des soupçons est une des façons dont la bonne foi peut être établie, mais avoir des motifs de soupçonner quelqu’un en particulier n’est pas toujours essentiel. Parfois, les soupçons peuvent avoir pour objet un lieu en particulier, par exemple un débit de boissons donné. Parfois, les mises à l’épreuve aléatoires peuvent être la seule façon pratique de surveiller une activité commerciale en particulier. [Je souligne.]
        (voir aussi par. 65, lord Hoffmann, motifs concordants).
[151]                     En effet, lord Nicholls était d’avis que le fait de donner une occasion n’ayant rien d’exceptionnel de commettre une infraction — p. ex., lorsqu’un agent d’infiltration, dans le cadre d’une enquête sur une infraction relative à la drogue, se comporte de la même manière qu’une personne typique qui cherche à acheter de la drogue — n’équivaudra pas, généralement, à de la provocation policière en droit anglais (par. 23 et 28; voir aussi par. 77‑78, lord Hoffman; S. Bronitt, « Sang is Dead, Loosely Speaking », [2002] Sing. J.L.S. 374, p. 381). Toutefois, lord Nicholls a souligné que toutes les circonstances doivent être prises en compte pour répondre à la question centrale de savoir si la conduite de l’État a été abusive (Looseley, par. 24‑25). Les motifs concordants respectifs de lord Hoffman et de lord Hutton vont dans le même sens (par. 50‑59 et 69‑71, lord Hoffman; par. 100‑102 et 112, lord Hutton).
[152]                     Aux États‑Unis, les tribunaux fédéraux ont statué que le simple fait de fournir à quelqu’un l’occasion de commettre un crime n’avait rien de répréhensible; le tribunal ne conclura à la provocation policière que si les policiers ont incité à commettre une infraction quelqu’un qui n’était pas déjà prédisposé à commettre ce type d’infraction (voir Roach, p. 1467‑1468). Cette approche découle de la manière dont les tribunaux fédéraux américains conçoivent la provocation policière, c’est‑à‑dire comme une défense au fond qui a une incidence sur la culpabilité de l’intéressé, plutôt que comme un aspect de l’abus de procédure qui met l’accent sur la conduite de l’État.
[153]                     En Australie, la provocation policière ne se présente pas comme une défense au fond et ne mène pas inévitablement à un arrêt des procédures pour abus de procédure, mais elle peut constituer un facteur pertinent à prendre en compte pour déterminer l’admissibilité de la preuve ou agir comme facteur atténuant dans la détermination de la peine (voir B. Murphy et J. Anderson, « “Mates, Mr Big and the Unwary”: Ongoing Supply and its Relationship to Entrapment » (2007), 19 C.I.C.J. 5, p. 12; B. Murphy et J. Anderson, « After the Serpent Beguiled Me: Entrapment and Sentencing in Australia and Canada » (2014), 39 Queen’s L.J. 621, p. 629‑30, 634 et 649.) Bien que les tribunaux australiens n’aient pas donné de définition exhaustive de la provocation policière, préférant plutôt une approche discrétionnaire au cas par cas, il convient de souligner qu’ils l’assimilent à l’incitation — et que le fait d’offrir une simple occasion n’équivaut pas à de la provocation policière (Murphy et Anderson (2007), p. 12‑13; Murphy et Anderson (2014), p. 628‑629). Il va donc sans dire que l’agent n’a pas à avoir de soupçons raisonnables précis avant de donner à quelqu’un une occasion de commettre une infraction.
[154]                     Ayant rejeté ces trois autres approches — (1) souscrire à l’approche qui consiste à faire la distinction entre l’« étape de l’enquête » et « l’occasion »; (2) adopter une version diluée des soupçons raisonnables; (3) exiger l’existence de soupçons raisonnables précis dans toutes les situations avant qu’il soit permis de fournir une occasion —, j’estime qu’il y a lieu de revoir le sous‑volet de la véritable enquête pour apporter de la cohérence à ce domaine du droit et préserver l’équilibre entre les libertés individuelles et l’application légitime de la loi que la Cour avait établi dans Mack et Barnes. Comme je l’expliquerai plus loin, ceci permettrait en outre à la Cour de répondre efficacement aux autres critiques dont le sous‑volet de la véritable enquête fait l’objet, notamment la manière dont sa formulation actuelle permet d’éprouver au hasard, à grande échelle, la vertu des gens, de faire du profilage racial et de cibler des personnes marginalisées et vulnérables.
D.           Comment définir la véritable enquête?
(1)         Le cadre d’analyse révisé
[155]                     Selon moi, il y aurait lieu de conclure que les policiers ont agi dans le cadre d’une véritable enquête lorsqu’il est satisfait aux trois conditions suivantes :
(a)   leur enquête était motivée par des objectifs véritables d’application de la loi;
(b)   leur enquête s’appuyait sur des faits;
(c)   leur enquête portait sur un type précis de crime dans un lieu bien délimité (physique ou virtuel).
[156]                     Pour qu’aucun doute ne subsiste, ce test restreindrait abondamment l’action policière; il n’ « autoriser[ait pas] sans réserve la police à offrir à des gens l’occasion de commettre des crimes » (motifs des juges Karakatsanis, Brown et Martin, par. 32). Le sous‑volet de la véritable enquête viserait encore à garantir que les policiers ne puissent pas éprouver au hasard la vertu des citoyens, et que leur conduite fasse l’objet d’un examen judiciaire indépendant et objectif. Conformément à la doctrine de la provocation policière dans son ensemble, le test que je propose est fondé sur l’abus de procédure. Bien que ce test ne consisterait pas à analyser si les policiers ont satisfait à la norme des soupçons raisonnables, l’examen judiciaire qu’il commanderait n’en serait pas moins significatif.
[157]                     Premièrement, l’enquête des policiers devrait être motivée par des objectifs véritables d’application de la loi. Il s’agissait là d’un élément fondamental du test énoncé dans Mack et Barnes et il demeurerait inchangé dans ce cadre d’analyse révisé. Il convient de souligner ici qu’une enquête effectuée de mauvaise foi n’en serait pas une qui est motivée par des objectifs véritables d’application de la loi (voir Mack, p. 956‑957 et 959). Des exemples de mauvaise foi dans ce contexte incluent les cas où l’enquête est motivée par le profilage racial ou fondée sur de l’information provenant d’une source que les policiers savent ou ont des raisons de croire qu’elle n’est pas fiable. Cibler intentionnellement des personnes marginalisées ou vulnérables — par exemple des personnes qui ont déjà été impliquées dans le trafic de la drogue ou qui sont toxicomanes, alors que les policiers savent ou ont des raisons de croire qu’elles font des efforts pour se réhabiliter ou pour demeurer sobres — constituerait un autre exemple de conduite de mauvaise foi qui ne saurait être acceptée.
[158]                     Deuxièmement, l’enquête des policiers devrait s’appuyer sur des faits. Les policiers devraient être en mesure d’indiquer une raison précise pour laquelle ils enquêtent, au‑delà d’une simple intuition, quoique cette raison n’ait pas nécessairement à atteindre le degré des soupçons raisonnables, suivant la définition actuelle de cette norme. Par exemple, l’enquête des policiers sur une ligne téléphonique soupçonnée d’être utilisée pour la vente de drogue sur appel pourrait s’appuyer sur des faits lorsque les policiers reçoivent des renseignements d’une source anonyme, comme Échec au crime, selon laquelle un numéro de téléphone en particulier est une ligne utilisée pour faire la vente de drogue sur appel et, conformément à l’exigence que leur enquête soit motivée par des objectifs véritables d’application de la loi, lorsqu’ils n’ont aucune raison de croire que l’information reçue n’est pas fiable. Agir sur la foi de renseignements reçus d’une source anonyme ne revient pas à agir en fonction d’une intuition.
[159]                     En exigeant que l’enquête policière soit fondée sur des faits, l’approche révisée imposerait des limites considérables aux forces de l’ordre. Pour répondre à la question posée par mes collègues, à savoir « qu’est‑ce qui pourrait bien être exigé de moins » (par. 32 (italique omis)) si l’agent d’infiltration est autorisé à faire un appel téléphonique lorsque la police reçoit des renseignements d’une source anonyme comprenant un nom, un numéro de téléphone et une allégation d’activité criminelle, je tiens à préciser que la police n’obtiendra pas de fondement factuel pour mener une enquête en feuilletant l’annuaire téléphonique, en utilisant un générateur de numéros de téléphone aléatoires ou en appelant des numéros au hasard, et en espérant tomber sur une ligne de vente de drogue sur appel. Il s’agirait d’ailleurs là du type de démarche qui consisterait à éprouver au hasard la vertu des citoyens qui préoccupait la Cour dans Mack et Barnes (Mack, p. 957; voir aussi Le, par. 84).
[160]                     Fait important, cette exigence fournirait aussi un fondement objectif pour effectuer le contrôle judiciaire. Comme je l’ai expliqué précédemment, le type de « soupçons raisonnables » que la Cour a incorporé dans le sous‑volet de la véritable enquête dans Mack et Barnes — à savoir les soupçons généraux — n’a pas survécu à Chehil. Depuis cet arrêt, dans lequel la Cour a statué que les « soupçons raisonnables » devaient être précis, je suis d’avis que l’exigence selon laquelle l’enquête des policiers devrait être « fondé[e] sur des faits » traduit avec le plus d’exactitude le type d’exigence objective que la Cour a incorporé dans le sous‑volet de la véritable enquête dans ses arrêts Mack et Barnes.
[161]                     Troisièmement, le lieu de l’enquête devrait être bien délimité. La question de savoir si la précision du lieu respecte ce critère devrait être décidée en fonction de la question centrale que pose la provocation policière, c’est‑à‑dire si, eu égard à toutes les circonstances, la société considérerait l’enquête comme abusive. Cette exigence s’accorderait avec la reconnaissance par le juge en chef Lamer que le lieu d’une véritable enquête doit être « défini avec suffisamment de précision » (Barnes, p. 463). Inévitablement, la question de savoir si un type de lieux en particulier est suffisamment délimité aux fins d’un type particulier d’enquêtes devrait être examinée au cas par cas, jusqu’à l’émergence d’une jurisprudence sur la question. Ce faisant, les tribunaux devraient demeurer sensibles aux problèmes de profilage racial et d’opérations visant à éprouver au hasard la vertu des gens qui ont soulevé des préoccupations quant à l’approche actuelle du sous‑volet de la véritable enquête et que je vais décrire plus en détail ultérieurement. Cela étant dit, voici une liste non exhaustive de facteurs qui pourraient aider à trancher cette question :
•         La nature et la gravité du type de crime visé par l’enquête (p. ex., il peut être nécessaire d’élargir le champ de l’enquête pour cerner efficacement certains types d’activités criminelles);
•         Le nombre de citoyens susceptibles d’être touchés par la technique d’enquête employée par les policiers (p. ex., il se peut qu’une technique qui englobe un trop grand nombre de citoyens, même dans un espace géographique relativement petit, ne soit pas suffisamment bien délimitée);
•         La nature du lieu visé par l’enquête (p. ex., il se peut que la société accepte davantage que les policiers fournissent des occasions dans un centre commercial, par opposition à un quartier résidentiel ou à un complexe d’habitation, même si un nombre égal de personnes est éventuellement touché dans chacun des cas);
•         Le caractère attentatoire de la technique (p. ex., si les policiers emploient une technique plus attentatoire, par exemple une technique face à face, il leur faudra peut‑être restreindre davantage la zone dans laquelle ils offrent des occasions que s’ils employaient une technique moins attentatoire).
[162]                     Ces facteurs s’appliqueraient aux lieux tant virtuels que physiques. Comme je l’expliquerai en appliquant cette approche révisée, les cas de MM. Williams et Ahmad fournissent des exemples où il est question d’un lieu virtuel, soit un numéro de téléphone.
(2)         En quoi le cadre d’analyse révisé représente‑t‑il une amélioration par rapport à l’arrêt Barnes?
[163]                     À mon avis, cette révision corrigerait l’incongruité théorique entre les arrêts Barnes et Chehil, et recentrerait le sous‑volet de la véritable enquête sur sa raison d’être première, soit l’abus de procédure. Elle établirait le juste équilibre en faisant en sorte que les techniques policières d’application de la loi que la société ne considérerait pas comme intolérables et qui peuvent être nécessaires dans la lutte contre certains types de crimes ne tombent pas sous le coup de la doctrine de la provocation policière, tout en protégeant le droit légitime des citoyens de ne pas être importunés par l’État.
[164]                     De plus, cette révision résoudrait les problèmes actuels qui touchent le sous‑volet de la véritable enquête. En prenant en compte des facteurs comme le nombre de citoyens éventuellement touchés par la technique, l’approche révisée réduirait le risque que les policiers puissent offrir des occasions à des individus pris au hasard à l’intérieur d’une vaste zone (c.‑à‑d., effectuer des opérations à grande échelle visant à éprouver au hasard la vertu des gens). En outre, l’approche révisée écarterait efficacement les risques que les policiers ciblent des personnes vulnérables et marginalisées et se livrent à du profilage racial.
[165]                     Si des policiers ciblaient délibérément des personnes marginalisées et vulnérables, cela équivaudrait à de la mauvaise foi inacceptable. La société ne tolère pas ce type de conduite policière. De plus, en examinant la nature du lieu visé par l’enquête et le nombre de citoyens éventuellement touchés, ainsi que d’autres facteurs pertinents, les tribunaux de révision seraient en mesure de déterminer si le risque de prendre au piège des personnes marginalisées et vulnérables était tellement élevé dans un cas donné que la société ne tolérerait pas ce risque, malgré les intérêts légitimes en jeu liés à l’application de la loi.
[166]                     Toutefois, avant d’examiner ces considérations, il faut reconnaître que l’équilibre établi dans Mack et Barnes entre les libertés individuelles et l’application de la loi veut que le simple risque qu’une personne particulièrement vulnérable puisse par inadvertance être prise au piège par une véritable enquête ne rend pas, à lui seul, la technique employée par la police intolérable. Par exemple, dans l’affaire Barnes, selon les faits révélés par l’enquête, il existait sans aucun doute un risque que des personnes de la rue qui se trouvaient dans la zone de six pâtés de maisons, qui connaissaient le jargon du trafic de la drogue et qui savaient où se procurer la drogue demandée par l’agent d’infiltration, se retrouvent incapables de résister à l’occasion de faire de l’argent facilement. Il en irait de même de quelqu’un visé par une enquête sur la vente de drogue sur appel. Néanmoins, le risque lié à une enquête sur ce type de vente serait acceptable en raison de la nature bien définie et minimalement attentatoire des enquêtes de ce genre, qui ciblent un type de crime répandu dans notre société et difficile à détecter par des mesures de maintien de l’ordre réactives, par opposition à proactives.
[167]                     Dans l’éventualité où une véritable enquête prenait au piège une personne particulièrement vulnérable, deux voies de redressement pourraient être empruntées. Premièrement, l’intéressé pourrait être en mesure d’établir, en application du deuxième volet de la doctrine de la provocation policière, qu’on l’a incité à commettre l’infraction (voir Mack, p. 960 et 963). En effet, dans Mack, le juge Lamer a fait remarquer que lorsqu’une personne particulièrement vulnérable — par exemple quelqu’un qui souffre d’une quelconque dépendance — s’est prévalue de l’occasion que lui a offerte la police, « il est souhaitable, pour les fins de l’analyse [de l’incitation], de se demander si la conduite était susceptible d’induire une conduite criminelle chez ceux qui sont affectés des mêmes caractéristiques » (p. 960). Deuxièmement, si la preuve ne permet pas d’établir qu’il y a eu incitation et que la personne est déclarée coupable, le juge chargé de la détermination de la peine pourrait prendre en compte la situation de l’intéressé pour lui infliger une peine appropriée.
[168]                     Cette révision améliorerait également la formulation de Mack et de Barnes en enjoignant explicitement aux tribunaux de se demander si le profilage racial a joué un rôle dans l’enquête policière. En effet, si l’enquête en cause, que l’on dit véritable, était motivée par la race de la personne qui s’est fait offrir la possibilité de commettre un crime — ou par la composition raciale de la zone qui était censément l’objet de l’enquête —, le sous‑volet de la véritable enquête ne s’appliquerait pas. En termes simples, une enquête fondée sur le profilage racial est une enquête menée de mauvaise foi (voir R. c. Dudhi, 2019 ONCA 665, 147 O.R. (3d) 546, par. 56‑62; Peart c. Peel Regional Police Services Board (2006), 2006 CanLII 37566 (ON CA), 43 C.R. (6th) 175 (C.A. Ont.), par. 91).
[169]                     Depuis l’époque où les arrêts Mack et Barnes ont été rendus, les tribunaux ont reconnu les réalités du profilage racial et de l’effet particulier de techniques proactives employées par la police sur les collectivités racialisées (voir p. ex. Peart, par. 94 (où il est affirmé que [traduction] « la jurisprudence reconnaît [désormais] l’existence du profilage racial qui fait partie du quotidien des minorités visées. »)). Comme le professeur Tanovich l’a signalé :
        [traduction] . . . la provocation policière est un terreau propice au profilage racial, comme en témoigne le nombre d’affaires liées à la drogue intéressant les personnes racialisées. Cette réalité sociale fournit une raison impérieuse, outre les virages théoriques discutés dans la partie qui suit, de réexaminer le test formulé dans l’arrêt Barnes. [note de bas de page omise; p. 432.]
[170]                     Bien que ces réalités n’aient pas été considérées dans la formulation initiale du sous‑volet de la véritable enquête en matière de provocation policière, elles devraient maintenant être prises en compte lorsqu’il s’agit de savoir si la conduite policière en cause serait jugée intolérable par notre société.
[171]                     Suivant l’approche révisée, un examen des facteurs énoncés précédemment serait susceptible de révéler une dimension racialisée de l’enquête qui n’aurait pas été mise en évidence en utilisant le cadre d’analyse préconisé par l’arrêt Barnes. La nature du lieu visé par l’enquête serait un facteur particulièrement pertinent à prendre en compte à cet égard. Pour reprendre un exemple donné par le professeur Roach écrivant dans le contexte du terrorisme : si la Couronne plaide qu’un policier était engagé dans une véritable enquête sur des infractions terroristes en donnant des occasions dans une mosquée, cela pourrait signaler que les policiers se livraient à un ciblage discriminatoire (p. 1473‑1474). Dans une affaire semblable, il faudrait que le tribunal examine soigneusement tous les faits pour déterminer si l’enquête policière était fondée sur des stéréotypes ou des préjugés discriminatoires, plutôt que sur des pistes d’enquête légitimes.
[172]                     De cette façon, le cadre d’analyse révisé préserverait l’équilibre fondamental qu’a établi la Cour dans Mack et Barnes en faisant en sorte que les policiers puissent se livrer à des enquêtes motivées par des objectifs véritables que la société ne jugerait pas intolérables. Toutefois, il apporterait des améliorations appréciables au sous‑volet de la véritable enquête en l’alignant sur les développements théoriques récents et en imposant des limites à la portée du lieu qui fait l’objet de l’enquête qui seraient sensibles, entre autres choses, aux préoccupations relatives au profilage racial qui ont émergé depuis que les arrêts Mack et Barnes ont été rendus.
V.           Application aux pourvois de MM. Williams et Ahmad
[173]                     Examinant les faits des présents pourvois, je suis d’avis que ni M. Williams ni M. Ahmad n’ont été victimes de provocation policière. Dans les deux cas, les policiers ont agi dans le cadre de véritables enquêtes visant les numéros de téléphones cellulaires en cause aux moments où ils ont donné les occasions respectives de faire le trafic de stupéfiants.
[174]                     Appliquant le nouveau cadre d’analyse, rien n’indique que les policiers n’étaient pas motivés par des objectifs véritables d’application de la loi et rien n’indique non plus qu’ils agissaient de mauvaise foi. Qui plus est, ils avaient des motifs fondés sur des faits pour mener leurs enquêtes, ayant reçu des renseignements, dont les noms et les numéros de téléphone des trafiquants de drogue présumés. Enfin, leurs enquêtes étaient suffisamment bien délimitées. Comme je l’ai déjà souligné, il appartiendrait aux tribunaux d’élaborer les critères qui permettraient de déterminer si un lieu est suffisamment délimité aux fins d’un type d’enquête en particulier. Toutefois, il est manifeste que peu importe la manière dont ils choisiraient de définir l’expression « bien délimité », un numéro de téléphone unique dans une enquête sur la vente de drogue sur appel serait visé. C’est ce que révèle un examen des facteurs énoncés précédemment, au par. 161.
[175]                     En premier lieu, en ce qui concerne la nature et la gravité du crime : le trafic de la drogue est un crime grave. De plus, les techniques d’enquête traditionnelles s’avèrent mal adaptées à ce type de crimes vu son caractère mobile et « consensuel ». Avec la prolifération des téléphones cellulaires, les trafiquants de drogue sont capables de faire le trafic de substances dangereuses sans s’associer à un lieu physique fixe.
[176]                     En deuxième lieu, il est utile de se demander combien de citoyens sont susceptibles d’être touchés par la technique d’enquête employée par la police. Dans les présents pourvois, les renseignements que la police a reçus de chacune des sources ne se rapportaient qu’à un seul numéro de téléphone. En conséquence, le nombre de personnes éventuellement touchées par la conduite des policiers était extrêmement faible. Qui plus est, la tactique policière employée n’a pas fait entrer en jeu les « risques graves et inutiles d’entraîner des individus innocents et respectueux de la loi à commettre une infraction criminelle » (Mack, p. 957) — la plupart des citoyens ne comprendraient pas le « jargon encodé de la drogue » employé lors de ces appels ou ne seraient pas tentés de commencer le trafic de drogue par suite de l’appel. En effet, le risque qu’une personne innocente soit tentée de commettre un crime est nettement moins élevé que dans le cas d’une occasion offerte dans la rue qu’a envisagée l’arrêt Barnes. La technique utilisée dans cette affaire n’ayant pas été considérée comme de la provocation policière, ce facteur militerait en faveur de la conclusion qu’une enquête typique sur la vente de drogue sur appel n’est pas une enquête que la société considérerait comme intolérable.
[177]                     En troisième lieu, le « lieu » visé par l’enquête dans chacun des présents pourvois était un numéro de téléphone. En conséquence, toute préoccupation selon laquelle le profilage racial ou d’autres préjugés inconscients auraient pu jouer un rôle dans l’enquête est grandement atténuée — les occasions ont été offertes à quiconque répondait aux appels et se livrait à une conversation encodée avec les agents d’infiltration. De plus, même si les lieux en cause étaient des numéros de téléphone, la technique d’enquête n’impliquait pas l’accès à de l’information qui se trouvait dans les téléphones cellulaires de MM. Ahmad ou Williams. Comme nous le verrons plus en détail ci‑après, le droit au respect de la vie privée de quelqu’un à l’égard de son numéro de téléphone dans ce contexte se limite à son droit de ne pas être importuné par l’État. Or, ici, l’État n’a pas accédé à l’ensemble des renseignements biographiques qui a amené la Cour à conférer des protections importantes au contenu de téléphones cellulaires dans le contexte de l’application de l’art. 8 de la Charte.
[178]                     Mes collègues invoquent la jurisprudence de la Cour relative à l’art. 8 de la Charte pour affirmer que les policiers doivent avoir des soupçons raisonnables afin d’effectuer une enquête typique sur la vente de drogue sur appel parce que les « espaces virtuels soulèvent des préoccupations uniques pour ce qui est de l’intrusion de l’État dans la vie privée des gens », compte tenu notamment de l’attente raisonnable d’une personne en matière de vie privée quant à certaines « communications numériques » (motifs des juges Karakatsanis, Brown et Martin, par. 36). Selon eux, « les téléphones cellulaires sont un point d’accès 24/7 à la vie privée d’une personne » et les « gens doivent pouvoir jouir de cette vie privée à l’abri de l’intrusion de l’État, sous réserve uniquement du respect par la police d’une norme objective et révisable lui permettant de porter atteinte à leur vie privée » (par. 37). Bien que ces affirmations soient assurément vraies, c’est à tort que mes collègues s’appuient sur la jurisprudence de la Cour relative à l’art. 8 dans le présent contexte.
[179]                     Dans sa jurisprudence relative aux fouilles d’appareils électroniques, la Cour s’est souciée de la protection du droit au respect du caractère privé des renseignements personnels des individus (voir, p. ex., R. c. Marakah, 2017 CSC 59, [2017] 2 R.C.S. 608, par. 31‑34 et 37; R. c. Fearon, 2014 CSC 77, [2014] 3 R.C.S. 621, par. 51 et 63; R. c. Spencer, 2014 CSC 43, [2014] 2 R.C.S. 212, par. 37). Plus particulièrement, la Cour a reconnu que dans la société d’aujourd’hui, la fouille de l’appareil électronique d’un individu est susceptible de dévoiler des renseignements biographiques fondamentaux, y compris des « renseignements tendant à révéler des détails intimes sur le mode de vie et les choix personnels de l’individu » (Marakah, par. 32, la juge en chef McLachlin, citant R. c. Plant, 1993 CanLII 70 (CSC), [1993] 3 R.C.S. 281, p. 293; voir aussi par. 92, le juge Moldaver, dissident; Spencer, par. 27). Il en est ainsi en raison de la capacité des appareils électroniques modernes de mettre en mémoire d’énormes quantités de renseignements de même que la manière dont les personnes se servent de leurs appareils électroniques dans la société d’aujourd’hui.
[180]                     Toutefois, le droit au respect du caractère privé des renseignements personnels protégé par l’art. 8 de la Charte n’entre pas en jeu dans le contexte des enquêtes sur la vente de drogue sur appel. Il ne s’agit ni de « surveillance par l’État d’espaces virtuels » ni d’agents d’infiltration qui « enquête[nt] sur des communications virtuelles » (motifs des juges Karakatsanis, Brown et Martin, par. 37 et 40). Elles ne font pas appel à la fouille ou à la saisie du téléphone de quelqu’un, ni aux renseignements qu’il contient. Les enquêtes sur la vente de drogue sur appel ne font appel qu’à une conversation entre un agent d’infiltration et la personne à l’autre bout du fil. Ainsi, je ne peux souscrire à la suggestion de mes collègues que le simple fait d’ « appeler un numéro de téléphone [. . .] est une activité intrinsèquement privée » (par. 36).
[181]                     Le caractère insoutenable de la position adoptée par mes collègues sur les droits au respect du caractère privé des renseignements personnels en jeu dans une enquête typique sur la vente de drogue sur appel ressort clairement du résultat auquel ils arrivent dans la cause de M. Ahmad et, plus généralement, de leur position selon laquelle les policiers peuvent faire un appel à froid à un numéro de téléphone sans soupçon raisonnable et tenter de développer de tels soupçons durant la conversation. En acceptant que des policiers puissent téléphoner à quelqu’un et avoir, avec cette personne, une conversation éventuellement prolongée sans avoir préalablement de soupçons raisonnables — en fait, si je comprends bien, en l’absence de tout fondement objectif et vérifiable — contredit leur prétention selon laquelle une enquête typique sur la vente de drogue sur appel met en jeu les droits au respect de la vie privée que protège l’art. 8 de la Charte. Bien que mes collègues suggèrent que « [l]’observateur raisonnablement informé serait consterné d’apprendre » que la police peut « port[er] atteinte à la vie privée [d’un individu] » en lui téléphonant lorsque les seuls renseignements dont elle dispose au moment de l’appel sont un nom, un numéro de téléphone et une allégation de trafic de drogue (par. 32 et 54), j’estime que rien dans leur approche n’empêche la police d’agir précisément de cette façon.
[182]                     Soit dit en tout respect, mes collègues n’expliquent pas pourquoi le fait d’appeler quelqu’un et de lui demander « Travailles‑tu? » ne met pas en jeu les « importants intérêts pour ce qui est du respect de leur vie privée » (par. 40) qu’ils jugent inhérents aux téléphones cellulaires, alors que le fait d’appeler cette même personne et d’affirmer que « Ça m’en prend pour 80 » met en jeu ces droits, de telle sorte que les policiers doivent d’abord avoir des soupçons raisonnables. À mon avis, cette dissonance découle du fait qu’ils négligent de tenir compte des considérations fondamentalement différentes en jeu dans la jurisprudence de la Cour relative à l’art. 8 — des considérations qui n’interviennent tout simplement pas dans une cause typique de vente de drogue sur appel. Les deux interactions envisagées dont il est question ici sont tout aussi attentatoires l’une que l’autre du point de vue du respect de la vie privée. Pourtant, mes collègues prétendent que les policiers doivent avoir des soupçons raisonnables pour entreprendre la seconde, mais non la première. Or, en réalité, un appel à une ligne téléphonique présumée de vente de drogue sur appel ne met pas en jeu le droit au respect du caractère privé des renseignements personnels protégé par l’art. 8 et ne requiert donc pas le recours à une norme aussi « solide » que la norme des soupçons raisonnables précis élaborée par la jurisprudence de la Cour relative à cette disposition. Comme je l’ai déjà précisé, les droits de l’individu au respect de la vie privée en jeu dans le contexte en cause ici se limitent à son droit de ne pas être importuné par l’État.
[183]                     Enfin, j’ai du mal à imaginer une technique d’enquête moins attentatoire que celles employées dans des affaires typiques de vente de drogue sur appel comme celles dont nous sommes saisis en l’espèce. La personne touchée peut mettre fin à l’interaction à tout moment en raccrochant le téléphone, les propos tenus et le contenu de la conversation ne sont ni menaçants ni offensants, et il n’y a aucune interaction face à face.
[184]                     En somme, on ne saurait dire que la société jugerait intolérable la conduite des policiers dans ces affaires. Ni l’une ni l’autre d’entre elles ne fait partie des « cas les plus manifestes » justifiant un arrêt des procédures.
VI.         Conclusion
[185]                     L’État est limité dans la façon dont il peut traiter ses citoyens. La doctrine de la provocation policière astreint les policiers à enquêter sur des crimes — plutôt qu’à les créer — et fait en sorte que l’État n’est pas autorisé à éprouver au hasard la vertu de ses citoyens. Parallèlement, cette doctrine a toujours reconnu qu’il faut donner aux policiers une latitude considérable pour enquêter sur les crimes et les prévenir.
[186]                     Le paysage criminel a considérablement évolué au cours des décennies qui ont suivi les décisions de principe Mack et Barnes rendues par la Cour en matière de provocation policière. La tentative d’appliquer la doctrine de la provocation policière telle qu’elle a été formulée dans ces affaires aux opérations modernes de vente de drogue sur appel a révélé des problèmes avec sa formulation actuelle. Les modifications que j’apporterais au sous-volet de la véritable enquête du premier volet de cette doctrine sont nécessaires pour préserver l’équilibre fondamental établi dans les arrêts Mack et Barnes entre la protection des libertés fondamentales et la promotion de l’application efficace de la loi, tout en la mettant en concordance avec les réalités de l’ère du numérique.
[187]                     Fondamentalement, l’approche que j’adopterais recentrerait la doctrine de la provocation policière sur son fondement de principe, soit l’abus de procédure, de manière à garantir que les arrêts de procédures ne soient prononcés que dans les cas les plus manifestes de comportement intolérable de l’État. Elle éviterait la dissection des conversations entre les trafiquants de drogue présumés et les agents d’infiltration, une démarche qui entraîne des distinctions douteuses entre les cas où les arrêts des procédures sont accordés et ceux où les condamnations sont maintenues. En outre, elle remédierait à une incohérence doctrinale qui découle de la manière dont le critère des soupçons raisonnables s’est développé dans la jurisprudence canadienne depuis l’époque où les arrêts Mack et Barnes ont été rendus. En tout respect pour ceux qui voient les choses différemment, j’estime que l’approche que j’adopterais serait la meilleure façon de rester fidèles aux positions et aux principes sous‑jacents de la jurisprudence de la Cour en matière de provocation policière.
[188]                     Pour ces motifs, je suis d’avis de rejeter les pourvois.
 
                    Pourvoi de Javid Ahmad rejeté.
                    Pourvoi de Landon Williams accueilli, le juge en chef Wagner et les juges Moldaver, Côté et Rowe sont dissidents.
                    Procureurs de l’appelant Javid Ahmad : Brauti Thorning, Toronto.
                    Procureurs de l’appelant Landon Williams : Goddard Nasseri, Toronto.
                    Procureur de l’intimée : Service des poursuites pénales du Canada, Vancouver.
                    Procureurs de l’intervenante British Columbia Civil Liberties Association : Ritchie Sandford McGowan, Vancouver; Michael Sobkin, Ottawa; Kate Oja, Yellowknife.
                    Procureurs de l’intervenante Criminal Lawyers’ Association of Ontario : Grant & Marshman, Toronto; Goldbloom Law, Toronto.
                    Procureurs de l’intervenante l’Association canadienne des chefs de police : Edmonton Police Service, Edmonton; Delta Police Service, Delta (C.‑B.).
                    Procureurs de l’intervenante Independent Criminal Defence Advocacy Society : Arvay Finlay, Vancouver.

[1]  Bien que cette affaire porte sur la norme des « motifs raisonnables et probables », elle est tout de même utile pour la [traduction] « recherche de repères objectifs lors de l’application de la norme des soupçons raisonnables » (décision relative à l’arrêt des procédures dans Williams, par. 12). Toutefois, ces repères doivent être évalués avec plus d’indulgence dans ce dernier contexte.
[2]  Dans chaque cas, la signification du terme argotique en cause devra être établie.
[3]  Un « nom à placer » est un nom que l’acheteur potentiel « place » dans la conversation pour mettre le vendeur à l’aise.
[4]  La Criminal Lawyers’ Association of Ontario et l’Association canadienne des chefs de police.
[5]  « Matt » est le prénom que l’agent d’infiltration a inventé comme « nom à placer ».


Synthèse
Référence neutre : 2020CSC11 ?
Date de la décision : 29/05/2020

Parties
Demandeurs : R.
Défendeurs : Ahmad
Proposition de citation de la décision: Canada, Cour suprême, 29 mai 2020, R. c. Ahmad, 2020 CSC 11


Origine de la décision
Date de l'import : 19/12/2022
Fonds documentaire ?: CAIJ
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;2020-05-29;2020csc11 ?

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