COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : Breeden c. Black, 2012 CSC 19
Date : 20120418
Dossier : 33900
Entre :
Richard C. Breeden, Richard C. Breeden & Co., Gordon A. Paris, James R. Thompson, Richard D. Burt, Graham W. Savage et Raymond G.H. Seitz
Appelants
et
Conrad Black
Intimé
Et entre :
Richard C. Breeden, Richard C. Breeden & Co., Gordon A. Paris, James R. Thompson, Richard D. Burt, Graham W. Savage et Raymond G.H. Seitz
Appelants
et
Conrad Black
Intimé
Et entre :
Richard C. Breeden, Richard C. Breeden & Co., Gordon A. Paris, James R. Thompson, Richard D. Burt, Graham W. Savage et Raymond G.H. Seitz
Appelants
et
Conrad Black
Intimé
Et entre :
Richard C. Breeden, Richard C. Breeden & Co., Gordon A. Paris, James R. Thompson, Richard D. Burt, Graham W. Savage et Raymond G.H. Seitz
Appelants
et
Conrad Black
Intimé
Et entre :
Richard C. Breeden, Richard C. Breeden & Co., Gordon A. Paris, Graham W. Savage, Raymond G.H. Seitz et Paul B. Healy
Appelants
et
Conrad Black
Intimé
Et entre :
Richard C. Breeden, Richard C. Breeden & Co., Gordon A. Paris, James R. Thompson, Richard D. Burt, Graham W. Savage, Raymond G.H. Seitz, Shmuel Meitar et Henry A. Kissinger
Appelants
et
Conrad Black
Intimé
- et -
Association des libertés civiles de la Colombie‑Britannqie
Intervenante
Traduction française officielle
Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie*, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron*, Rothstein et Cromwell
([*] Les juges Binnie et Charron n’ont pas participé au jugement.)
Motifs de jugement :
(par. 1 à 38)
Le juge LeBel (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges Deschamps, Fish, Abella, Rothstein et Cromwell)
Note : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada.
breeden c. black
Richard C. Breeden, Richard C. Breeden & Co.,
Gordon A. Paris, James R. Thompson, Richard D. Burt,
Graham W. Savage et Raymond G.H. Seitz Appelants
c.
Conrad Black Intimé
- et -
Richard C. Breeden, Richard C. Breeden & Co.,
Gordon A. Paris, James R. Thompson, Richard D. Burt,
Graham W. Savage et Raymond G.H. Seitz Appelants
c.
Conrad Black Intimé
- et -
Richard C. Breeden, Richard C. Breeden & Co.,
Gordon A. Paris, James R. Thompson, Richard D. Burt,
Graham W. Savage et Raymond G.H. Seitz Appelants
c.
Conrad Black Intimé
- et -
Richard C. Breeden, Richard C. Breeden & Co.,
Gordon A. Paris, James R. Thompson, Richard D. Burt,
Graham W. Savage et Raymond G.H. Seitz Appelants
c.
Conrad Black Intimé
- et -
Richard C. Breeden, Richard C. Breeden & Co.,
Gordon A. Paris, Graham W. Savage, Raymond
G.H. Seitz et Paul B. Healy Appelants
c.
Conrad Black Intimé
- et -
Richard C. Breeden, Richard C. Breeden & Co., Gordon A.
Paris, James R. Thompson, Richard D. Burt, Graham W. Savage,
Raymond G.H. Seitz, Shmuel Meitar et Henry A. Kissinger Appelants
c.
Conrad Black Intimé
et
Association des libertés civiles de la Colombie‑Britannique Intervenante
Répertorié : Breeden c. Black
No du greffe : 33900.
2011 : 22 mars; 2012 : 18 avril.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie[*], LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron*, Rothstein et Cromwell.
en appel de la cour d’appel de l’ontario
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario (les juges Doherty, Juriansz et Karakatsanis), 2010 ONCA 547, 102 O.R. (3d) 748, 321 D.L.R. (4th) 659, 265 O.A.C. 177, 76 C.C.L.T. (3d) 52, 91 C.P.C. (6th) 94, [2010] O.J. No. 3423 (QL), 2010 CarswellOnt 5877, qui a confirmé une décision du juge Belobaba, 309 D.L.R. (4th) 708, 73 C.P.C. (6th) 83, [2009] O.J. No. 1292 (QL), 2009 CarswellOnt 1730. Pourvoi rejeté.
Paul B. Schabas, Ryder L. Gilliland et Erin Hoult, pour les appelants Richard C. Breeden et Richard C. Breeden & Co.
Robert W. Staley et Julia Schatz, pour les appelants Gordon A. Paris, James R. Thompson, Richard D. Burt, Graham W. Savage, Raymond G.H. Seitz, Paul B. Healy, Shmuel Meitar et Henry A. Kissinger.
Earl A. Cherniak, c.r., Kirk F. Stevens et Lisa C. Munro, pour l’intimé.
Robert D. Holmes, pour l’intervenante.
Version française du jugement de la Cour rendu par
Le juge LeBel —
I. Introduction
A. Aperçu
[1] Le présent pourvoi porte sur la manière dont les règles de droit relatives à la compétence et la doctrine du forum non conveniens, que notre Cour a récemment examinées dans l’arrêt Club Resorts Ltd. c. Van Breda, 2012 CSC 17 (« Club Resorts »), doivent s’appliquer dans le cadre d’une action en diffamation multi‑États. L’intimé, Conrad Black, a intenté en Cour supérieure de l’Ontario six actions en diffamation contre les dix appelants, qui sont des administrateurs, des conseillers ainsi qu’un vice‑président de Hollinger International, Inc. (« International »). Lord Black soutient que certains propos publiés par les appelants et affichés sur le site Web de International sont diffamatoires et qu’ils ont été diffusés en Ontario dès lors qu’ils ont été téléchargés, lus et repris dans cette province par trois journaux. Les appelants répliquent que l’Ontario ne devrait pas se déclarer compétente à l’égard des actions parce que ce sont, en substance, des instances essentiellement américaines ou, subsidiairement, parce que le tribunal de l’Illinois constitue un ressort plus approprié que celui de l’Ontario.
[2] Je conclus en l’espèce que le tribunal ontarien est autorisé à se déclarer compétent car il existe un lien réel et substantiel entre l’Ontario et les actions en diffamation. En faisant preuve de la déférence qui s’impose à l’égard de l’exercice du pouvoir discrétionnaire du juge saisi de la motion, je conclus également que les appelants n’ont pas établi que le tribunal de l’Illinois constitue un forum nettement plus approprié pour l’instruction de ces instances. En conséquence, je suis d’avis de rejeter le pourvoi. Cette décision découle de l’examen de la relation qui existe entre le droit relatif à la compétence, la doctrine du forum non conveniens et le délit de diffamation.
B. Le contexte
[3] Lord Black est un homme d’affaires bien connu qui s’est bâti une réputation de propriétaire de journaux et d’éditeur, d’abord au Canada, puis à l’échelle internationale. Il a été citoyen canadien jusqu’en 2001, date à laquelle il a répudié sa citoyenneté pour accepter une nomination à la Chambre des lords britannique. Jusqu’en janvier 2004, lord Black a occupé le poste de président du conseil de International, une société ouverte, constituée au Delaware et ayant eu son siège social, selon les époques, à New York ou Chicago. Lord Black et ses associés canadiens détenaient le contrôle effectif de International par l’intermédiaire de The Ravelston Corporation (« Ravelston ») et Hollinger Inc., deux sociétés fermées de l’Ontario.
[4] En mai 2003, un actionnaire minoritaire de International a mis en doute la légitimité de certains paiements versés à lord Black ou à des sociétés dont il détenait la propriété ou le contrôle dans le cadre d’ententes de « non‑concurrence » et de « services de gestion ». Le conseil d’administration de International a chargé un comité spécial (le « comité ») de mener une enquête et a retenu les services de Richard Breeden, l’un des appelants, et de son cabinet‑conseil pour agir en tant que conseiller juridique externe auprès du comité. En octobre 2003, le comité a conclu que International avait fait des paiements non autorisés de « non‑concurrence » totalisant 32,15 millions de dollars américains à lord Black, à Hollinger Inc. et à certains gestionnaires principaux, et que lord Black lui‑même avait reçu 7,2 millions de dollars américains. Le rapport du comité a été rédigé en août 2004. À la suite d’une ordonnance sur consentement prononcée aux États‑Unis en relation avec une demande d’injonction présentée par la Securities and Exchange Commission des États‑Unis (la « SEC ») à l’encontre de International en Illinois, la SEC et la Cour de district des États‑Unis pour le district du nord de l’Illinois ont obtenu le rapport; celui‑ci a également été affiché sur le site Web de International.
[5] Entre février 2004 et mars 2005, lord Black a introduit six actions en Cour supérieure de justice de l’Ontario. Les quatre premières poursuites ont trait à des communiqués de presse affichés sur le site Web de International en janvier 2004 (les trois premières poursuites) et en mai 2004 (la quatrième poursuite). La cinquième poursuite porte sur le rapport du comité, et la sixième vise les communiqués publiés dans le rapport annuel de International résumant les conclusions du comité. Les communiqués de presse contenaient des coordonnées destinées aux médias canadiens. Le site Web de International était accessible à l’échelle mondiale.
[6] Lord Black soutient que les communiqués de presse et les rapports publiés par les appelants et affichés sur le site Web de International contenaient des propos diffamatoires qui ont été téléchargés, lus et repris en Ontario par le Globe and Mail, le Toronto Star et le National Post. Il réclame des dommages‑intérêts pour le tort causé à sa réputation en Ontario. Le juge saisi de la motion a résumé comme suit les allégations figurant dans les communiqués de presse affichés sur le site Web de International (par. 16) :
[traduction]
• M. Black a soutiré de l’argent à [International] sous forme de versements non autorisés de non‑concurrence, s’enrichissant personnellement de façon irrégulière;
• M. Black a détourné plus de 200 millions de dollars américains de [International] en recourant de façon répétée et systématique à des stratagèmes en vue de détourner injustement à son profit et au profit de ses associés des éléments d’actif de la société;
• M. Black présidait une cleptocratie d’entreprise dont l’activité consistait à piller [International] de façon systématique, volontaire et délibérée;
• M. Black a fondé une entité où l’immoralité était une caractéristique intrinsèque de l’équipe qui en assumait la direction;
• M. Black a induit en erreur le conseil d’administration, a manqué à ses obligations de fiduciaire, a commis des délits d’initié, s’est rempli les poches aux dépens de [International] presque quotidiennement, a pratiqué l’évasion fiscale et utilisé l’argent de la société pour faire en son nom propre des dons de charité valant des millions de dollars;
• M. Black a empoché 500 millions de dollars américains de [International] pour son bénéfice personnel et celui de ses associés;
• M. Black a usé de façon continue de sa position d’actionnaire de contrôle pour agir au détriment de [International] et de ses actionnaires publics, et en contravention des lois américaines sur les valeurs mobilières.
[7] Les appelants ont demandé qu’il soit sursis aux six instances en diffamation au motif qu’il n’y avait pas de lien réel et substantiel entre ces instances et l’Ontario ou, subsidiairement, qu’un tribunal de New York ou de l’Illinois constituaient des ressorts plus appropriés. À l’audience devant notre Cour, l’avocat des appelants a soutenu qu’un tribunal de l’Illinois constituait le ressort le plus approprié.
[8] Cinq des appelants agissent en défense dans chacune des six poursuites, soit, Richard C. Breeden, Richard C. Breeden & Co., Gordon A. Paris, Graham W. Savage et Raymond G.H. Seitz. James R. Thompson et Richard D. Burt ont été constitués comme défendeurs dans les quatre premières poursuites. Paul B. Healy a été ajouté comme défendeur dans la cinquième, et James R. Thompson, Richard D. Burt, Shmuel Meitar ainsi que Henry A. Kissinger l’ont été dans la sixième. Monsieur Savage vit en Ontario et M. Meitar en Israël; les autres appelants vivent aux États‑Unis, dont trois au Connecticut (M. Breeden, Richard C. Breeden & Co. et M. Kissinger), deux à New York (M. Paris et M. Healy) et un en Illinois (M. Thompson), un dans le district de Columbia (M. Burt) et un autre au New Hampshire (M. Seitz). Ni les parties ni les instances inférieures n’ont fait de distinction entre les six poursuites pour les besoins de la motion.
[9] Précisons qu’en plus de ces litiges, plusieurs autres poursuites civiles et criminelles ont été intentées tant aux États‑Unis qu’au Canada à la suite de la diffusion du rapport du comité. En 2007, lord Black a été déclaré coupable de trois chefs de fraude postale et d’un chef d’entrave à la justice, et il a été condamné à six ans et demi d’emprisonnement. Deux des déclarations de culpabilité pour fraude postale ont par la suite été annulées en appel. On a fait valoir devant les instances inférieures que ces condamnations constituaient un fait pertinent quant au litige en raison de leur incidence sur l’admissibilité de lord Black au Canada. En juin 2011, postérieurement à l’audition du pourvoi par notre Cour, une nouvelle peine de 42 mois d’emprisonnement a été infligée à lord Black. Il est actuellement incarcéré aux États‑Unis.
[10] Deux poursuites civiles instituées contre lord Black par International au Delaware et en Illinois sont également pertinentes quant aux litiges en l’espèce. Au Delaware, lord Black et Hollinger Inc. sont poursuivis pour manquement à leurs obligations contractuelles et fiduciaires sous le régime des lois de cet État. Dans l’action instituée en Illinois, on reproche à lord Black et à ses associés d’avoir reçu plus de 90 millions de dollars américains sous forme de versements de non‑concurrence non autorisés ou indûment autorisés, et on allègue que les frais de services de gestion versés à Ravelston et Hollinger Inc. ont été négociés de façon irrégulière et sont exorbitants. L’action intentée en Illinois a été suspendue en attendant la fin des procédures criminelles intentées contre lord Black. L’existence des actions intentées au Delaware et en Illinois a été prise en compte par les tribunaux d’instance inférieure.
C. Historique judiciaire
(1) Cour supérieure de justice de l’Ontario, 309 D.L.R. (4th) 708 (le juge Belobaba)
[11] Dans ses motifs rédigés avant la publication de la décision de la Cour d’appel de l’Ontario dans l’affaire Charron Estate c. Village Resorts Ltd., 2010 ONCA 84, 98 O.R. (3d) 721 (l’affaire « Van Breda‑Charron »), le juge Belobaba s’est considéré lié par l’arrêt Muscutt c. Courcelles (2002), 60 O.R. (3d) 20 (C.A.). Appliquant les huit facteurs énoncés dans cet arrêt en ce qui concerne la déclaration de compétence, le juge Belobaba a conclu qu’un lien réel et substantiel avec l’Ontario avait été établi. Premièrement, il était possible de lier les actions à l’Ontario au motif que lord Black réclamait des dommages‑intérêts pour un délit commis en Ontario et qu’il y maintenait des liens depuis longtemps. Deuxièmement, il était possible d’établir un lien entre les appelants et l’Ontario en raison du fait qu’ils auraient raisonnablement pu prévoir que les communiqués affichés sur le site Web de International pouvaient nuire à la réputation de lord Black en Ontario. Parmi les six autres facteurs énoncés dans l’arrêt Muscutt, le juge Belobaba a estimé qu’un seul favorisait nettement les appelants, soit le caractère international de l’affaire. Le demandeur avait donc établi que la Cour supérieure de justice avait compétence pour se saisir de l’affaire.
[12] Le juge Belobaba a également conclu que l’Ontario était le lieu où il convenait d’introduire les actions et que ni New York ni l’Illinois ne constituaient un ressort nettement plus approprié. À son avis, un seul des six facteurs habituels du forum non conveniens favorisait les appelants, soit celui du lieu où se trouvent les témoins et les éléments de preuve clés, et le juge Belobaba n’a pu déterminer dans quelle mesure ce facteur penchait en leur faveur. En conséquence, le juge Belobaba a exercé son pouvoir discrétionnaire de rejeter la demande de suspension des instances.
(2) Cour d’appel de l’Ontario, 2010 ONCA 547, 102 O.R. (3d) 748 (les juges Doherty, Juriansz et Karakatsanis)
[13] Dans un jugement postérieur à la publication de sa décision dans l’affaire Van Breda‑Charron, la Cour d’appel de l’Ontario a rejeté à l’unanimité l’appel interjeté par les appelants. Appliquant la méthode retenue dans Van Breda‑Charron, la cour d’appel s’est appuyée sur l’al. 17.02g) des Règles de procédure civile de l’Ontario, R.R.O. 1990, Règl. 194, pour conclure que l’existence d’un lien réel et substantiel était présumée du fait qu’un délit avait été commis en Ontario. Les appelants n’avaient pas réussi à réfuter cette présomption. La cour d’appel a conclu que l’existence d’un lien réel et substantiel reposait aussi sur les principes d’équité et d’ordre et sur les « principes généraux » énoncés dans Van Breda‑Charron. Bien que la cour d’appel n’ait pas estimé nécessaire de trancher la question de savoir s’il convenait d’adopter la notion de « stratégie de la cible » en droit canadien, elle a tout de même conclu que la preuve au dossier démontrait que les appelants avaient effectivement ciblé l’Ontario et qu’ils y avaient dirigé leurs communiqués.
[14] En ce qui concerne la doctrine du forum non conveniens, la Cour d’appel a conclu qu’il n’y avait aucune raison de modifier la décision rendue par le juge saisi de la motion dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire. De l’avis de la cour d’appel, le juge Belobaba avait énoncé correctement les facteurs pertinents et il pouvait décider de l’importance à accorder à chacun. En conséquence, l’appel a été rejeté.
II. Analyse
A. Position des parties
[15] Les appelants soutiennent que lord Black pratique le tourisme diffamatoire. Selon eux, l’approche dite « du lieu de lecture » en matière de diffamation devrait, dans des actions transnationales, être écartée au profit d’une démarche fondée sur l’existence d’un lien réel et substantiel entre le ressort et le fond de l’action. Dans une action en diffamation, l’objet de la poursuite, la conduite ayant donné lieu aux propos reprochés et le contexte dans lequel ils ont été publiés sont des questions de fond. Les appelants prétendent que les actions intentées par lord Black sont américaines quant au fond et que New York et l’Illinois sont tous deux des ressorts nettement plus appropriés que l’Ontario pour l’instruction de ces instances.
[16] Les appelants soutiennent également que les instances inférieures ont à tort mis l’accent sur le ressort dans lequel les dommages ont été subis et font valoir qu’il est inapproprié de faire une analogie avec les affaires mettant en cause la responsabilité du fabricant. Ils soutiennent en outre qu’indépendamment de l’adoption en droit canadien de la notion de « stratégie de la cible », en l’espèce, une conclusion en ce sens ne repose sur aucun fondement factuel. À propos du choix de la loi applicable, les appelants rejettent l’application du critère de la lex loci delicti par les tribunaux d’instance inférieure. Selon eux, ce critère convient mal pour les actions transnationales en diffamation dans la mesure où la loi applicable est déterminée uniquement en fonction du lieu où les dommages peuvent se manifester, étant donné qu’ils peuvent se manifester dans de nombreux ressorts. Les appelants soutiennent que le droit applicable aux actions est le droit américain, en raison des questions de fond qu’elles soulèvent.
[17] Lord Black se défend de pratiquer le tourisme diffamatoire. Il soutient qu’il est satisfait au critère du lien réel et substantiel, s’il est correctement appliqué aux actions transnationales en diffamation, lorsque (a) la diffusion dans le ressort est importante, (b) le plaignant a dans le ressort une bonne réputation à protéger et (c) le défendeur est en mesure de prévoir raisonnablement une diffusion importante dans le ressort et de connaître la bonne réputation du plaignant en cet endroit. Selon lord Black, les tribunaux d’instance inférieure ont appliqué correctement ce critère pour conclure que les trois conditions étaient remplies, compte tenu des faits de l’espèce.
[18] Lord Black soutient également que l’approche préconisée par les appelants détournerait indûment l’attention que porte le droit canadien de la diffamation à la réputation de plaignant pour la faire porter plutôt sur la conduite du défendeur. En ce qui concerne le choix de la loi applicable, lord Black fait valoir que notre Cour a établi que la règle de la lex loci delicti est celle qui doit prévaloir dans les actions en responsabilité délictuelle. Dans les affaires de diffamation, la loi applicable est celle du lieu de diffusion, soit, en l’espèce, l’Ontario.
B. Simple reconnaissance de la compétence
[19] En droit international privé, la compétence de la cour s’appuie traditionnellement sur deux fondements, la présence et le consentement. Comme nous l’avons vu cependant, un seul des dix défendeurs réside en Ontario et aucun des neuf autres n’a consenti à se soumettre à la compétence de la cour ontarienne. Il devient donc nécessaire de procéder à l’analyse du lien réel et substantiel pour déterminer si la cour ontarienne peut à bon droit se déclarer compétente pour connaître des six actions en diffamation introduites par lord Black. Notre Cour a récemment exposé le cadre de la déclaration de compétence dans l’arrêt Club Resorts.
[20] En l’espèce, la question de la déclaration de compétence est facile à trancher compte tenu du facteur de rattachement créant une présomption — le délit de diffamation qui aurait été commis en Ontario. Le droit canadien admet depuis longtemps que le délit de diffamation se manifeste dès qu’il y a diffusion d’un propos diffamatoire destiné à un tiers. En l’espèce, il y a eu diffusion lorsque les communiqués contestés ont été lus, téléchargés et repris en Ontario par trois journaux. Il est également bien établi que chaque répétition ou reprise d’un communiqué diffamatoire constitue une nouvelle diffusion. L’auteur initial du communiqué peut être tenu responsable de la reprise dès lors qu’il l’a autorisée ou que la reprise est le résultat naturel et probable de la diffusion initiale (R. E. Brown, The Law of Defamation in Canada (1987), vol. 1, p. 253 et 254). À mon avis, la règle s’applique clairement à la reprise, par les trois journaux, des propos figurant dans les communiqués de presse émis par les appelants. Dans les circonstances, les appelants n’ont pas réfuté la présomption de compétence découlant de ce facteur de rattachement.
[21] Après avoir établi l’existence d’un lien réel et substantiel entre l’Ontario et les actions en diffamation, je dois maintenant aborder la question de savoir si le tribunal ontarien devrait exercer sa compétence pour entendre les actions — la question du forum non conveniens.
C. Forum non conveniens
[22] Après avoir conclu à l’existence d’un lien réel et substantiel entre les actions et l’Ontario, je dois maintenant déterminer si le tribunal ontarien devrait néanmoins décliner compétence au motif que le tribunal d’un autre ressort constitue clairement un tribunal plus approprié pour instruire les actions. Les appelants soutiennent que l’Illinois est un ressort nettement plus approprié que l’Ontario. Pour les motifs qui suivent, je ne souscris pas à cette conclusion.
[23] Dans l’analyse relative au forum non conveniens, il incombe à la partie qui soulève cette question de démontrer que le tribunal de l’autre ressort constitue un tribunal nettement plus approprié (Club Resorts, par. 103). Les facteurs à prendre en compte pour déterminer si un autre tribunal est nettement plus approprié sont nombreux et variables. Bien qu’ils émanent de la common law, ils ont aussi été codifiés, par exemple dans une liste non exhaustive au par. 11(2) de la Court Jurisdiction and Proceedings Transfer Act, S.B.C. 2003, ch. 28, de la Colombie‑Britannique. Cette loi, tout comme d’autres lois, est inspirée d’une loi uniforme proposée la Conférence pour l’harmonisation des lois au Canada (Teck Cominco Metals Ltd. c. Lloyd’s Underwriters, 2009 CSC 11, [2009] 1 R.C.S. 321, par. 22; Club Resorts, par. 105‑106), — la Loi uniforme sur la compétence des tribunaux et le renvoi des instances (la « LUCTRI »). L’article 11 de la LUCTRI est ainsi libellé :
11(1) Après avoir pris en considération l’intérêt des parties à une instance et les fins de la justice, le tribunal peut refuser d’exercer sa compétence territoriale à l’égard d’une instance si, à son avis, il conviendrait mieux qu’un tribunal d’un autre État soit saisi de l’affaire.
(2) Lorsqu’il détermine si un tribunal à l’intérieur ou à l’extérieur de [la province ou du territoire qui adopte la Loi] constitue le ressort approprié pour entendre l’affaire, le tribunal doit prendre en considération les circonstances pertinentes à l’instance, notamment :
a) le coût et la commodité pour les parties à l’instance et leurs témoins d’être entendus dans ce ressort ou dans un autre;
b) la loi à appliquer aux questions en litige;
c) l’opportunité d’éviter la multiplicité des recours légaux;
d) l’opportunité d’éviter que des décisions contradictoires soient rendues par différents tribunaux;
e) l’exécution d’un jugement éventuel;
f) le fonctionnement juste et efficace du système judiciaire canadien dans son ensemble.
[24] Comme les rédacteurs de la LUCTRI le confirment dans leurs commentaires portant sur l’art. 11, les facteurs énumérés au par. 11(2) sont des « facteurs qui ont déjà été expressément ou implicitement pris en considération par les tribunaux ». L’article 11 de la LUCTRI est aussi semblable à la disposition du Code civil du Québec, L.Q. 1991, ch. 64, portant sur le forum non conveniens, et reprend les facteurs examinés par les tribunaux du Québec dans l’exercice de leur pouvoir discrétionnaire au titre de cette disposition. L’article 3135 du Code civil est ainsi libellé :
Bien qu’elle soit compétente pour connaître d’un litige, une autorité du Québec peut, exceptionnellement et à la demande d’une partie, décliner cette compétence si elle estime que les autorités d’un autre État sont mieux à même de trancher le litige.
[25] Ainsi que notre Cour l’a affirmé dans Club Resorts, le terme « exceptionnellement » utilisé à l’art. 3135, tout comme l’expression « tribunal nettement plus approprié », reflète « une reconnaissance du fait qu’en règle générale, le tribunal doit exercer sa compétence lorsqu’il se déclare à juste titre compétent » (par. 109). Les facteurs les plus souvent pris en compte par les tribunaux du Québec dans l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire ont été examinés dans l’arrêt Oppenheim forfait G.M.B.H. c. Lexus maritime inc., 1998 CanLII 13001, où la Cour d’appel du Québec a établi que, parmi les critères pertinents, il y a lieu d’examiner notamment les facteurs suivants, dont aucun n’est déterminant en soi, mais qui doivent être évalués globalement (par. 18) :
1) le lieu de résidence des parties et des témoins ordinaires et experts;
2) la situation des éléments de preuve;
3) le lieu de formation et d’exécution du contrat qui donne lieu à la demande;
4) l’existence et le contenu d’une autre action intentée à l’étranger et le progrès déjà effectué dans la poursuite de cette action;
5) la situation des biens appartenant au défendeur;
6) la loi applicable au litige;
7) l’avantage dont jouit la demanderesse dans le for choisi;
8) l’intérêt de la justice;
9) l’intérêt des deux parties;
10) la nécessité éventuelle d’une procédure en exemplification à l’étranger.
[26] À l’exception de l’avantage juridique, les facteurs énoncés dans Oppenheim semblent correspondre étroitement aux facteurs énumérés au par. 11(2) de la LUCTRI. Cette loi ne prévoit pas la prise en compte d’un facteur correspondant à l’avantage dont jouit le demandeur dans le for choisi, bien qu’elle ne l’exclue pas expressément lorsque ce facteur est pertinent. Ce point de vue s’harmonise bien avec le commentaire de notre Cour dans Club Resorts, selon lequel mettre l’accent sur l’avantage juridique serait incompatible avec les principes de la courtoisie. Plus particulièrement, il se peut que l’accent mis sur l’avantage juridique incite les tribunaux à accorder trop d’importance à des questions tenant uniquement aux différences de tradition juridique et qui commandent la déférence, ou encore à considérer spontanément le désavantage juridique comme un signe d’infériorité du forum concurrent et à favoriser le tribunal interne (par. 112).
[27] L’avantage juridique pose non seulement problème quant à la courtoisie, mais peut aussi, en pratique, constituer un exercice superflu dans l’analyse relative à la compétence. Comme l’a souligné notre Cour dans Amchem Products Inc. c. Colombie‑Britannique (Worker’s Compensation Board), [1993] 1 R.C.S. 897, « [l]a perte d’avantages subie par le demandeur à l’étranger doit être mise en balance avec la perte d’avantages, s’il en est, que subirait le défendeur devant le tribunal étranger au cas où l’action serait jugée par celui‑ci et non par le tribunal interne » (p. 933). Il convient donc de ne pas accorder trop d’importance à l’avantage juridique dans l’analyse relative au forum non conveniens.
[28] Outre la liste des facteurs que le tribunal peut prendre en compte pour déterminer s’il y a lieu de décliner compétence, la LUCTRI définit également le rôle que jouent, dans l’analyse relative au forum non conveniens, les considérations d’équité envers les parties. Le paragraphe 11(1) prévoit en effet que « [a]près avoir pris en considération l’intérêt des parties à une instance et les fins de la justice, le tribunal peut refuser d’exercer sa compétence territoriale à l’égard d’une instance si, à son avis, il conviendrait mieux qu’un tribunal d’un autre État soit saisi de l’affaire » (je souligne). Bien que les facteurs pertinents quant à l’analyse relative au forum non conveniens varient selon le contexte de chaque affaire, l’art. 11 de la LUCTRI constitue une référence utile.
[29] En appliquant l’analyse relative au forum non conveniens aux circonstances du présent pourvoi, il ressort à l’évidence que les tribunaux de l’Illinois et de l’Ontario constituent tous deux des ressorts appropriés pour l’instruction des actions en diffamation. En fait, bon nombre de facteurs pertinents militent en faveur de la tenue du procès en Illinois. D’autres facteurs favorisent la tenue du procès en Ontario. En définitive, toutefois, en faisant preuve de la déférence qui s’impose à l’égard de l’exercice du pouvoir discrétionnaire du juge saisi de la motion, je ne suis pas convaincu que les appelants ont établi que le tribunal de l’Illinois apparaît comme un ressort nettement plus approprié et que le juge saisi de la motion a commis une erreur donnant lieu à révision. Je vais examiner successivement chacun des facteurs pertinents.
(1) Le coût et la commodité pour les parties à l’instance et leurs témoins
[30] J’estime que le coût et la commodité pour les parties à l’instance et leurs témoins militent en faveur de la tenue d’un procès en Illinois. Tout d’abord, comme l’a conclu le juge saisi de la motion, la plupart des témoins et la majeure partie des éléments de preuve se trouvent aux États‑Unis. À cet égard, il est révélateur que International ait eu son siège, pendant un certain temps du moins, en Illinois. De plus et comme l’a fait remarquer le juge saisi de la motion, l’art. 45 des Federal Rules of Civil Procedure, 28 U.S.C.A., facilite le déplacement des témoins et des éléments de preuve entre les États. Le lieu de résidence des témoins et l’emplacement des éléments de preuve font en sorte qu’il serait plus commode de tenir un procès en Illinois qu’en Ontario.
[31] Il en va de même du lieu de résidence des parties. Bien que la majorité des parties n’habitent pas dans un même ressort, il est révélateur que neuf des onze parties, y compris lord Black, résident aux États‑Unis. En fait, lord Black est présentement incarcéré en Floride. De plus, puisqu’il a été déclaré coupable d’actes criminels et qu’il a répudié la citoyenneté canadienne, lord Black ne pourra pas rentrer au Canada sans l’autorisation spéciale du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration même une fois sa peine purgée. Il se peut toutefois qu’un bref d’habeas corpus ad testificandum lui permette de participer en personne à un procès tenu aux États‑Unis, à défaut de quoi il devrait y participer par vidéoconférence. Les huit appelants résidant aux États-Unis proviennent de différents États, mais il ne semble pas que des considérations de nature financière les empêcheraient de participer à un procès tenu en Illinois.
(2) La loi applicable
[32] Dans l’arrêt connexe Éditions Écosociété Inc. c. Banro Corp., 2012 CSC 18, j’analyse les conséquences du choix de la loi applicable dans le contexte d’actions en diffamation multi‑États. Sans trancher la question, je signale qu’il faut se demander si la règle de la lex loci delicti — selon laquelle la loi applicable est celle du lieu du délit — devrait être abandonnée et remplacée par une approche fondée sur le lieu où la réputation a subi la plus grande atteinte. Je n’ai pas à me prononcer sur ce point en l’espèce car, même selon l’approche examinée dans Éditions Écosociété, la loi applicable est celle de l’Ontario.
[33] En fait, la présente affaire s’avère quelque peu particulière, en ce sens que lord Black s’est engagé à ne pas intenter d’action en diffamation dans un autre ressort et qu’il a entrepris sa poursuite en justice uniquement à l’égard de l’atteinte à sa réputation subie en Ontario. Par conséquent, il faut prendre uniquement en considération le préjudice causé par la diffusion en Ontario. La preuve établissant la réputation de lord Black en Ontario est substantielle. Comme l’a conclu le juge saisi de la motion, bien que lord Black ne réside plus habituellement en Ontario, il a vécu la majeure partie de sa vie adulte dans cette province. Il s’y est établi une réputation d’homme d’affaires. Il est membre de l’Ordre du Canada, du Temple de la renommée de l’entreprise canadienne, du Temple de la renommée de la presse canadienne, et il a fait l’objet de cinq ouvrages écrits par des auteurs de la région de Toronto. Sa famille immédiate vit également en Ontario. Selon l’approche de l’« atteinte la plus substantielle à la réputation » analysée dans l’arrêt Éditions Écosociété, l’engagement de lord Black et la preuve de sa réputation en Ontario indiquent donc qu’il convient d’appliquer la loi ontarienne aux actions en diffamation. Par ailleurs, comme le délit de diffamation reproché a été commis en Ontario, la loi ontarienne s’appliquerait également selon la règle de la lex loci delicti. Dans les circonstances, le facteur de la loi applicable favorise la tenue du procès en Ontario.
(3) Éviter la multiplicité des recours et les décisions contradictoires
[34] Les actions civiles intentées en Illinois et au Delaware soulèvent des craintes relatives à la multiplicité des recours. Le juge saisi de la motion a reconnu que ni l’une ni l’autre de ces actions ne concernent une réclamation pour diffamation. Il a cependant également accepté que le point central des actions en diffamation portera sur la véracité des communiqués censément diffamatoires, ce qui semble également constituer le fond même des actions civiles intentées au Delaware et en Illinois. Bon nombre des mêmes opérations dont la preuve nécessitera d’intenses débats dans le cadre des actions civiles au Delaware et en Illinois devront probablement être également prouvées dans le cadre des actions en diffamation. La forme différente que prennent ces actions ne devrait pas l’emporter sur leur fond. Des jugements contradictoires risquent donc d’être rendus, ce qui favorise le tribunal de l’Illinois comme étant le ressort le plus approprié.
(4) L’exécution du jugement
[35] Lord Black semble admettre qu’un jugement ontarien ne serait pas exécutoire aux États‑Unis. Il soutient toutefois que ce facteur ne devrait avoir aucune incidence sur l’analyse relative au forum non conveniens parce que l’absence, en droit canadien de la diffamation, d’une exigence concernant la malveillance véritable lui confère un avantage juridique légitime. Comme je l’ai déjà indiqué, il convient de ne pas accorder trop d’importance à l’avantage juridique dans l’analyse relative au forum non conveniens. Cette prudence est particulièrement de mise dans une affaire comme en l’epèce, où l’exigence d’une malveillance véritable en droit américain reflète une tradition juridique distinctive et profondément enracinée que notre Cour a refusé d’adopter (Hill c. Église de scientologie de Toronto, [1995] 2 R.C.S. 1130, par. 137), mais que la courtoisie nous commande de respecter à l’étranger. De plus, même si cet avantage conféré à lord Black était pris en compte, il faudrait l’évaluer en fonction du désavantage juridique correspondant et très important que les appelants subiraient si le procès devait avoir lieu en Ontario. Par conséquent, il demeure qu’un jugement ontarien ne serait exécutoire que contre l’un des dix appelants. Tout bien pesé, cela indique que l’Illinois peut constituer un ressort plus approprié que l’Ontario pour l’instruction des actions en diffamation.
(5) L’équité envers les parties
[36] Notre Cour a fait observer dans Club Resorts qu’en plus de vouloir garantir l’efficacité du processus judiciaire, la doctrine du forum non conveniens vise à assurer l’équité envers les deux parties. Les tribunaux d’instance inférieure ont convenu que l’équité favorise la tenue du procès en Ontario parce qu’il serait injuste d’empêcher lord Black d’intenter une action dans la communauté au sein de laquelle il a établi sa réputation, alors que l’instruction des actions en Ontario n’entraînerait aucune iniquité envers les appelants parce que ceux‑ci auraient raisonnablement pu prévoir que l’affichage des communiqués contestés sur Internet et le ciblage des médias canadiens porteraient atteinte à la réputation de lord Black en Ontario. Je suis d’accord, mais je tiens aussi à souligner que la question de l’opportunité d’adopter la notion de stratégie de la cible en droit canadien ne se pose pas dans le présent pourvoi. Comme je l’ai déjà indiqué, le droit canadien reconnaît depuis longtemps l’importance de permettre à un demandeur d’intenter une action en diffamation dans la localité où il jouit d’une réputation. Vu l’importance de la réputation dont lord Black bénéficie en Ontario, ce facteur le favorise fortement.
III. Conclusion
[37] Pour conclure, certains des facteurs pertinents dans l’analyse relative au forum non conveniens favorisent la tenue du procès en Illinois, alors que d’autres facteurs favorisent sa tenue en Ontario. L’analyse relative au forum non conveniens n’exige pas que ces facteurs convergent tous vers un seul et même ressort ou que l’on procède à un simple décompte numérique de ceux‑ci. Elle exige toutefois qu’un ressort apparaisse comme étant nettement plus approprié. La partie qui soulève la doctrine du forum non conveniens a le fardeau d’établir que son ressort est nettement plus approprié. De plus, la décision par un tribunal de ne pas exercer sa compétence et de suspendre une action en application de la doctrine du forum non conveniens est une décision discrétionnaire. Comme l’a souligné la Cour dans Club Resorts, « [e]n l’absence d’une erreur de droit ou d’une erreur manifeste et grave dans l’établissement des faits pertinents [. . .], les juridictions supérieures feront preuve de déférence » (par. 112) à l’égard de l’exercice du pouvoir discrétionnaire du juge saisi de la motion dans l’analyse relative au forum non conveniens. En l’absence d’une telle erreur, il n’appartient pas à la Cour de s’ingérer dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire du juge saisi de la motion.
[38] Compte tenu de l’effet combiné des faits de l’espèce — et en particulier du poids de l’atteinte que subirait la réputation de lord Black en Ontario — , et en faisant preuve de la déférence qui s’impose à l’égard de la décision du juge saisi de la motion, je conclus qu’un tribunal de l’Illinois n’apparaît pas comme un ressort nettement plus approprié qu’un tribunal de l’Ontario pour l’instruction des actions en diffamation intentées contre les appelants par lord Black. Je suis donc d’avis de rejeter le pourvoi avec dépens.
Pourvoi rejeté avec dépens.
Procureurs des appelants Richard C. Breeden et Richard C. Breeden & Co. : Blake, Cassels & Graydon, Toronto.
Procureurs des appelants Gordon A. Paris, James R. Thompson, Richard D. Burt, Graham W. Savage, Raymond G.H. Seitz, Paul B. Healy, Shmuel Meitar et Henry A. Kissinger : Bennett Jones, Toronto.
Procureurs de l’intimé : Lerners, Toronto.
Procureurs de l’intervenante : Holmes & King, Vancouver.
[*] Les juges Binnie et Charron n’ont pas participé au jugement.