COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : Société Radio-Canada c. La Reine, 2011 CSC 3, [2011] 1 R.C.S. 65
Date : 20110128
Dossier : 32987
Entre :
Société Radio-Canada
Appelante
et
Sa Majesté la Reine et Stéphan Dufour
Intimés
- et -
Procureur général du Canada, procureur général du Québec,
procureur général du Nouveau-Brunswick, procureur général de l’Alberta,
Association des libertés civiles de la Colombie‑Britannique et
Association canadienne des libertés civiles
Intervenants
Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron, Rothstein et Cromwell
Motifs de jugement :
(par. 1 à 20)
La juge Deschamps (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges Binnie, LeBel, Fish, Abella, Charron, Rothstein et Cromwell)
Société Radio‑Canada c. La Reine, 2011 CSC 3, [2011] 1 R.C.S. 65
Société Radio‑Canada Appelante
c.
Sa Majesté la Reine et
Stéphan Dufour Intimés
et
Procureur général du Canada,
procureur général du Québec,
procureur général du Nouveau-Brunswick,
procureur général de l’Alberta,
Association des libertés civiles de la Colombie‑Britannique et
Association canadienne des libertés civiles Intervenants
Répertorié : Société Radio‑Canada c. La Reine
No du greffe : 32987.
2010 : 16 mars; 2011 : 28 janvier.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron, Rothstein et Cromwell.
en appel de la cour supérieure du québec
POURVOI contre une décision de la Cour supérieure du Québec, 2008 QCCS 6931, [2008] J.Q. no 24110 (QL), 2008 CarswellQue 14365, qui a rejeté une requête visant à obtenir l’autorisation de diffuser une déclaration de l’accusé. Pourvoi rejeté.
Sylvie Gadoury, Geneviève McSween et Anne‑Julie Perrault, pour l’appelante.
Dominique A. Jobin et Denis Dionne, pour l’intimée Sa Majesté la Reine et l’intervenant le procureur général du Québec.
Pascale F. Tremblay et Michel Boudreault, pour l’intimé Stéphan Dufour.
Pierre Salois et Claude Joyal, pour l’intervenant le procureur général du Canada.
Gaétan Migneault, pour l’intervenant le procureur général du Nouveau‑Brunswick.
Donald B. Padget, pour l’intervenant le procureur général de l’Alberta.
Simon V. Potter et Michael A. Feder, pour l’intervenante l’Association des libertés civiles de la Colombie‑Britannique.
Mahmud Jamal et Jason MacLean, pour l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles.
Le jugement de la Cour a été rendu par
[1] La juge Deschamps — Tout comme dans le pourvoi connexe Société Radio-Canada c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 2, [2011] 1 R.C.S. 19, dans lequel jugement est rendu concurremment, la Cour doit en l’espèce examiner l’interrelation entre la liberté de la presse, le principe de la publicité des débats judiciaires et la nécessité de maintenir une saine administration de la justice. Dans le pourvoi connexe, ce sont les règles régissant la diffusion des audiences ainsi que la tenue d’entrevues et la prise d’images qui sont contestées. Le présent dossier porte plutôt sur la diffusion d’un enregistrement vidéo déposé en preuve pendant le procès.
1. Faits
[2] Accusé du crime d’aide au suicide prévu à l’al. 241b) du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C-46 (« C. cr. »), l’intimé Stéphan Dufour choisit de subir son procès devant juge et jury. Le procès débute le 25 novembre 2008 devant le juge Lévesque de la Cour supérieure du Québec. Le 27 novembre 2008, la poursuite dépose comme pièce au procès l’enregistrement vidéo d’une déclaration faite par M. Dufour aux policiers avant sa mise en accusation. Les parties, les jurés et les journalistes sont présents dans la salle d’audience. Aucune restriction générale ou particulière concernant la publicité des débats à l’audience n’est imposée. Le juge Lévesque autorise les médias à visionner la déclaration. À cette fin, des séquences de l’enregistrement de la déclaration sélectionnées par les médias sont présentées dans une autre salle d’audience, où il leur est permis de filmer l’écran sur lequel est diffusée la déclaration. La greffière-audiencière et le juge Lévesque précisent aux représentants des médias qu’il leur est cependant interdit de rediffuser l’enregistrement de la déclaration. C’est cette limite à l’utilisation de l’enregistrement qui est à l’origine du présent litige.
2. Historique judiciaire
[3] Le 1er décembre 2008, l’appelante la Société Radio-Canada (« Radio-Canada ») présente au juge Lévesque, conjointement avec le Groupe TVA, une requête afin d’obtenir l’autorisation de diffuser l’enregistrement vidéo de la déclaration. Cette requête est rejetée : 2008 QCCS 6931 (CanLII). Le juge est d’avis que, comme les art. 8 et 8A des Règles de procédure de la Cour supérieure du Québec, chambre criminelle (2002), TR/2002-46, mod. TR/2005-19, art. 1 (« RPCr » ou « Règles de pratique criminelle »), interdisent la diffusion de tout enregistrement sonore des audiences, la diffusion d’un enregistrement vidéo produit en preuve devrait aussi être interdite (par. 21). Selon le juge, conclure autrement « aurait pour effet d’autoriser indirectement ce qu’il est défendu de faire directement » (par. 22). Pour ce qui est de la constitutionnalité des art. 8, 8A et 8B des Règles de pratique criminelle, le juge Lévesque s’appuie sur le jugement de la Cour d’appel du Québec dans Société Radio-Canada c. Québec (Procureur général), 2008 QCCA 1910, [2008] R.J.Q. 2303.
[4] Se fondant sur l’art. 40 de la Loi sur la Cour suprême, L.R.C. 1985, ch. S-26, Radio-Canada se pourvoit contre cette ordonnance devant notre Cour.
3. Questions en litige
[5] Le 29 juin 2009, la Juge en chef formule deux questions qui concernent la constitutionnalité des art. 8 et 8A RPCr au regard de l’al. 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés (« Charte »). Radio-Canada, la poursuite et le procureur général du Québec (« PGQ »), ainsi que Stéphan Dufour et le procureur général du Canada (« PGC »), soutiennent qu’il n’y a pas lieu de répondre à ces questions puisque, selon eux, les art. 8 et 8A RPCr ne sont pas applicables en l’espèce. Comme il sera démontré dans les motifs qui suivent, cette prétention est bien fondée. Aussi reformulerai-je les questions en litige comme suit :
1. Les articles 8 et 8A RPCr interdisent-ils la diffusion de la déclaration?
2. Dans la négative, quelles sont les règles applicables à la diffusion d’une pièce déposée en preuve au procès?
4. Analyse
[6] Je traiterai d’abord de l’incidence des Règles de pratique criminelle sur la diffusion des pièces déposées en preuve, puis du cadre d’analyse de la validité d’une ordonnance discrétionnaire de non-publication.
4.1 Portée des art. 8 et 8A des Règles de pratique criminelle
[7] Voici les extraits pertinents des art. 8 et 8A des Règles de pratique criminelle :
8. . . .
. . .
L’enregistrement sonore par les médias des débats et de la décision, le cas échéant, est permis, sauf interdiction du juge. La diffusion sonore d’un tel enregistrement est interdite.
8A. La diffusion de l’enregistrement d’une audience est interdite.
[8] L’interdiction de diffusion prévue aux art. 8 et 8A RPCr vise uniquement les enregistrements des débats, c’est-à-dire des sons (incluant les voix) émis lors des audiences. Les pièces possèdent une existence distincte des audiences. Dès leur dépôt au procès, les pièces font partie des débats judiciaires. Toutefois, comme leur création est indépendante des débats tenus à l’audience et antérieure à celle-ci, elles ne peuvent pas leur être assimilées. Si les facteurs qui se sont révélés applicables dans l’analyse de la validité constitutionnelle des Règles de pratique criminelle dans le dossier connexe peuvent également être pertinents dans l’analyse de la détermination du droit d’accès de l’appelante aux pièces, il ne s’ensuit pas que ces règles permettent de répondre au problème qui se pose en l’espèce.
4.2 Règles applicables à la diffusion d’une pièce
[9] La poursuite et le PGQ prétendent que l’ordonnance du juge Lévesque ne saurait être assimilée à une ordonnance de non-publication. Tout comme Stéphan Dufour, ils soutiennent que la protection de l’al. 2b) de la Charte ne s’étend pas à la diffusion d’une pièce telle une déclaration déposée en preuve. Pour sa part, Radio-Canada avance au contraire que la diffusion de la déclaration bénéficie de cette garantie constitutionnelle.
[10] Parce que Radio-Canada veut faire connaître à son public le message qui est contenu dans l’enregistrement vidéo, sa diffusion est clairement une activité expressive susceptible de donner ouverture à la protection de l’al. 2b) de la Charte (Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927).
[11] Par ailleurs, Stéphan Dufour, la poursuite, le PGQ et le PGC soutiennent que la règle régissant les conditions de diffusion est établie par l’arrêt Vickery c. Cour suprême de la Nouvelle-Écosse (Protonotaire), [1991] 1 R.C.S. 671, et non par les arrêts Dagenais c. Société Radio-Canada, [1994] 3 R.C.S. 835, et R. c. Mentuck, 2001 CSC 76, [2001] 3 R.C.S. 442. Je ne peux accepter cette position. Si certains aspects de l’arrêt Vickery conservent leur pertinence, l’arrêt n’est pas déterminant puisque, dans cette affaire, la Cour a refusé de se prononcer sur la protection constitutionnelle de l’accès aux pièces, ce moyen n’ayant pas été avancé dans les instances inférieures. Toutefois, cette garantie constitutionnelle est expressément invoquée ici.
[12] L’accès aux pièces est un corollaire du caractère public des débats et, en l’absence de disposition législative applicable, il revient au juge du procès de décider de l’usage qui peut en être fait afin d’assurer la bonne marche du procès. Cette règle est établie dans notre droit depuis fort longtemps. Déjà dans Procureur général de la Nouvelle-Écosse c. MacIntyre, [1982] 1 R.C.S. 175, p. 189, le juge Dickson (plus tard Juge en chef) écrivait :
Il n’y a pas de doute qu’une cour possède le pouvoir de surveiller et de préserver ses propres dossiers. L’accès peut en être interdit lorsque leur divulgation nuirait aux fins de la justice ou si ces dossiers devaient servir à une fin irrégulière.
(Voir aussi P. Béliveau et M. Vauclair, Traité général de preuve et de procédure pénales (15e éd. 2008), p. 499-500; R. c. Canadian Broadcasting Corporation, 2010 ONCA 726 (CanLII); Société Radio-Canada c. Bérubé, [2005] R.J.Q. 1183 (C.S.); R. c. Giroux, 2005 CanLII 12396 (C.S.).)
[13] La grille d’analyse établie dans les arrêts Dagenais et Mentuck s’applique à toutes les décisions discrétionnaires touchant la publicité des débats. Dans Vancouver Sun (Re), 2004 CSC 43, [2004] 2 R.C.S. 332, les juges Iacobucci et Arbour écrivent que
[m]ême si le critère [Dagenais/Mentuck] a été élaboré dans le contexte des interdictions de publication, il s’applique également chaque fois que le juge de première instance exerce son pouvoir discrétionnaire de restreindre la liberté d’expression de la presse durant les procédures judiciaires. Le pouvoir discrétionnaire doit être exercé en conformité avec la Charte, peu importe qu’il soit issu de la common law, comme c’est le cas pour l’interdiction de publication (Dagenais et Mentuck, précités); d’origine législative, par exemple sous le régime du par. 486(1) du Code criminel, lequel permet d’exclure le public des procédures judiciaires dans certains cas (Société Radio-Canada c. Nouveau-Brunswick (Procureur général), précité, par. 69); ou prévu dans des règles de pratique, par exemple, dans le cas d’une ordonnance de confidentialité (Sierra Club du Canada c. Canada (Ministre des Finances), [2002] 2 R.C.S. 522, 2002 CSC 41). C’est à la partie qui présente la demande qu’incombe la charge de justifier la dérogation à la règle générale de la publicité des procédures : Société Radio-Canada c. Nouveau-Brunswick (Procureur général), par. 71. [par. 31]
(Voir aussi Toronto Star Newspapers Ltd. c. Ontario, 2005 CSC 41, [2005] 2 R.C.S. 188, par. 7; Personne désignée c. Vancouver Sun, 2007 CSC 43, [2007] 3 R.C.S. 253, par. 35; Toronto Star Newspapers Ltd. c. Canada, 2010 CSC 21, [2010] 1 R.C.S. 721, par. 15-16; R. c. Canadian Broadcasting Corporation, par. 21.)
[14] Il n’est donc pas nécessaire de se demander si les faits de l’espèce sont assimilables à ceux des arrêts Dagenais ou Mentuck. Il suffit de constater que l’activité en cause bénéficie de la protection de l’al. 2b) de la Charte et d’observer que l’ordonnance relevait du pouvoir discrétionnaire du juge Lévesque. La question doit donc être décidée en fonction de l’analyse établie dans les arrêts Dagenais et Mentuck. L’obligation faite au juge de procéder à cette analyse ne signifie pas qu’il faille faire appel à une preuve longue ou élaborée, mais il faut tout de même que tous les faits pertinents soient examinés. La responsabilité des juges des procès d’établir les conditions d’accès aux pièces n’est d’ailleurs pas nouvelle. Dans l’exercice de leur discrétion, les juges ont, de tout temps, été appelés à mettre en équilibre des facteurs qui pouvaient être considérés comme pointant dans des directions opposées. À cet effet, les facteurs énumérés dans l’arrêt Vickery demeurent pertinents mais ils doivent s’insérer dans le cadre élaboré par les arrêts Dagenais et Mentuck.
[15] En l’espèce, compte tenu du fait que le juge de première instance a donné une interprétation trop large aux Règles de pratique criminelle, il ne s’est pas penché sur l’examen commandé par les arrêts Dagenais et Mentuck. Si le procès était toujours en cours, il y aurait lieu de lui retourner le dossier pour qu’il se prononce sur les faits pertinents. Toutefois, non seulement le procès est-il terminé — M. Dufour a été acquitté — mais l’appel formé par la poursuite a été rejeté pendant le délibéré du présent pourvoi. Les circonstances sont donc fondamentalement modifiées et le pourvoi tel que formé est devenu théorique. Cependant, compte tenu de l’intérêt de la question, il y a lieu de signaler quelques considérations qui peuvent s’avérer pertinentes si une requête pour diffusion de la déclaration était présentée malgré la fin du débat judiciaire.
[16] La pondération inhérente à l’examen dicté par les arrêts Vickery, Dagenais et Mentuck fait appel à des considérations qui tiennent compte du contexte spécifique de l’affaire dont le juge est saisi. Les faits de l’espèce font voir l’importance cruciale de ce contexte.
[17] Le contexte d’une déclaration faite par un accusé ou par un suspect au cours d’une enquête policière est différent de celui d’un témoignage en salle d’audience. En effet, la personne qui témoigne à l’audience le fait généralement sous contrainte légale — celle d’une ordonnance de comparaître. Le témoin doit, dans la mesure du possible, être protégé contre toute pression extérieure susceptible d’influencer sa déposition. L’environnement contrôlé de la salle d’audience contribue à cet objectif. Les circonstances propres au témoignage sous contrainte ne sont pas présentes dans le cas d’une déclaration hors cour. Par contre, la connaissance par l’auteur de la déclaration du fait que celle-ci fera peut-être la manchette à la télévision locale ou nationale peut favoriser sa réflexion et l’inciter à mûrir sa décision de faire une déclaration. Par conséquent, si la possibilité de voir la déclaration diffusée peut avoir un effet négatif sur la recherche de la vérité, on peut aussi constater un effet bénéfique sur le caractère volontaire de la déclaration et, par voie de conséquence, sur l’administration de la justice.
[18] En outre, comme une pièce est déjà constituée lors de sa production au procès, la décision du juge peut toujours être prise au moment opportun. Saisi d’une demande de diffusion d’une déclaration, le juge du procès pourra donc, avant de prononcer l’ordonnance, soupeser les différents facteurs en jeu et s’assurer que la sérénité des débats, l’équité du procès et une saine administration de la justice sont préservées.
[19] Lorsque le procès de la personne qui a fait la déclaration est terminé, le juge peut avoir à évaluer l’incidence de la diffusion de celle-ci sur le procès d’un coaccusé ou sur l’accusé lui-même. À cet égard, M. Dufour fait valoir dans son mémoire qu’il serait particulièrement affecté par la diffusion de la déclaration en raison de sa déficience intellectuelle. L’acquittement de M. Dufour et sa vulnérabilité particulière sont des facteurs qui donnent tout leur sens aux propos du juge Dickson dans MacIntyre, p. 186-187, lorsqu’il reconnaît que la protection de valeurs sociales doit parfois avoir préséance sur la publicité des débats. La protection des personnes vulnérables et particulièrement lorsqu’elles ont été acquittées me paraît être un tel cas.
[20] Pour ces motifs, je rejetterais l’appel, mais sans dépens.
Pourvoi rejeté.
Procureur de l’appelante : Société Radio‑Canada, Montréal.
Procureur de l’intimée Sa Majesté la Reine et de l’intervenant le procureur général du Québec : Procureur général du Québec, Ste‑Foy.
Procureurs de l’intimé Stéphan Dufour : Boudreault Tourangeau Tremblay, Chicoutimi.
Procureur de l’intervenant le procureur général du Canada : Procureur général du Canada, Montréal.
Procureur de l’intervenant le procureur général du Nouveau‑Brunswick : Procureur général du Nouveau‑Brunswick, Fredericton.
Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Alberta : Procureur général de l’Alberta, Edmonton.
Procureurs de l’intervenante l’Association des libertés civiles de la Colombie‑Britannique : McCarthy Tetrault, Montréal.
Procureurs de l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles : Osler, Hoskin & Harcourt, Toronto.