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23/03/2021 | FRANCE | N°19NT03450

France | France, Cour administrative d'appel de Nantes, 6ème chambre, 23 mars 2021, 19NT03450


Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

M. B... C... a demandé au tribunal administratif de Rennes de condamner l'Etat, en tant qu'employeur, à lui verser, d'une part, la somme de 15 000 euros en réparation de son préjudice moral et, d'autre part, la somme de 12 000 euros au titre du trouble dans les conditions d'existence, résultant de la carence fautive de l'Etat à l'avoir exposé pendant de nombreuses années à l'inhalation de poussières d'amiante sans aucun moyen de protection efficace.

Par un jugement n° 1705686 du 20 juin 2019, le

tribunal administratif de Rennes a condamné l'Etat à verser à M. C... la somme ...

Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

M. B... C... a demandé au tribunal administratif de Rennes de condamner l'Etat, en tant qu'employeur, à lui verser, d'une part, la somme de 15 000 euros en réparation de son préjudice moral et, d'autre part, la somme de 12 000 euros au titre du trouble dans les conditions d'existence, résultant de la carence fautive de l'Etat à l'avoir exposé pendant de nombreuses années à l'inhalation de poussières d'amiante sans aucun moyen de protection efficace.

Par un jugement n° 1705686 du 20 juin 2019, le tribunal administratif de Rennes a condamné l'Etat à verser à M. C... la somme de 10 000 euros.

Procédure devant la cour :

Par une requête et un mémoire, enregistrés le 22 août 2019 et le 24 août 2020, la ministre des armées demande à la cour d'annuler le jugement du tribunal administratif de Rennes du 20 juin 2019 et, statuant par l'effet dévolutif de l'appel, de rejeter les demandes de M. C....

Elle soutient que :

- en estimant que l'attestation établie par la direction du personnel militaire de la marine nationale (DPMM), produite par M. C..., établissait que l'intéressé avait été exposé aux risques présentés par l'inhalation aux poussières d'amiante et que cette situation était corroborée par des témoignages, puis, en relevant que l'Etat avait commis une faute dès lors qu'il ne justifiait pas de mesures de protection et de prévention, le tribunal a commis une erreur d'appréciation et une erreur de droit ;

- le tribunal a commis une erreur d'appréciation et une erreur de droit en considérant que M. C... avait subi un préjudice moral.

Par un mémoire en défense, enregistré le 17 février 2020, M. C..., représenté par la SCP Ledoux et associés, conclut au rejet de la requête du ministre et, par la voie de l'appel incident :

1°) à la condamnation de l'Etat à lui verser la somme de 15 000 euros en réparation de son préjudice d'anxiété et la somme de 12 000 euros en réparation de ses troubles dans ses conditions d'existence, assorties des intérêts de droit à compter de sa demande d'indemnisation formée devant la commission des recours militaires, avec capitalisation de ces intérêts ;

2°) à ce qu'une somme de 2 000 euros soit mise à la charge de l'Etat sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Il soutient à titre principal que la requête de la ministre des armées est tardive et de ce fait irrecevable ; à titre subsidiaire, que les moyens soulevés par la ministre sont infondés et qu'il est en droit de solliciter une indemnisation globale d'un montant de 27 000 euros.

Vu les autres pièces du dossier.

Vu :

- le code de la défense ;

- le code du travail ;

- le décret n° 85-755 du 19 juillet 1985 modifié ;

- l'arrêté du 28 février 1995 pris en application de l'article D. 461-25 du code de la sécurité sociale fixant le modèle type d'attestation d'exposition et les modalités d'examen dans le cadre du suivi post-professionnel des salariés ayant été exposés à des agents ou procédés cancérogènes ;

- le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :

- le rapport de M. A...,

- et les conclusions de M. Lemoine, rapporteur public.

Considérant ce qui suit :

1. M. C..., ancien militaire de la marine nationale, a exercé les fonctions d'électromécanicien d'armes sur plusieurs navires de la marine nationale entre les années 1964 et 1995. L'intéressé a sollicité, par courrier du 30 mars 2017 adressé à la ministre des armées, la réparation de son préjudice moral et de ses troubles dans les conditions d'existence à la suite de son exposition aux poussières d'amiante sans aucun moyen de protection efficace. Sa demande a fait l'objet d'une décision implicite de rejet. M. C... a contesté cette décision devant la commission de recours des militaires le 21 juin 2017, qui a rejeté son recours. Le requérant a alors saisi le tribunal administratif de Rennes pour obtenir la condamnation de l'Etat à lui verser la somme de 15 000 euros au titre de son préjudice moral et la somme de 12 000 euros au titre des troubles dans ses conditions d'existence.

2. Par le jugement du 20 juin 2019, dont le ministre relève appel, le tribunal administratif de Rennes a condamné l'Etat à verser à M. C... la somme de 10 000 euros au titre de la réparation de son préjudice moral lié à son exposition aux poussières d'amiante. La ministre des armées relève appel de ce jugement en tant qu'il a reconnu une faute de l'Etat et indemnisé l'intéressé. M. C... présente des conclusions d'appel incident tendant à ce que la somme de 10 000 euros allouée par les premiers juges soit portée à la somme totale de 27 000 euros, 15 000 euros en réparation de son préjudice d'anxiété et 12 000 euros en réparation de ses troubles dans les conditions d'existence, assortie des intérêts au taux légal et de leur capitalisation.

Sur le bien-fondé du jugement attaqué :

En ce qui concerne la responsabilité de l'Etat :

3. D'une part, si en application de la législation du travail désormais codifiée à l'article L. 4121-1 du code du travail, l'employeur a l'obligation générale d'assurer la sécurité et la protection de la santé des travailleurs placés sous son autorité, il incombe aux autorités publiques chargées de la prévention des risques professionnels de se tenir informées des dangers que peuvent courir les travailleurs dans le cadre de leur activité professionnelle, compte tenu notamment des produits et substances qu'ils manipulent ou avec lesquels ils sont en contact, et d'arrêter, en l'état des connaissances scientifiques et des informations disponibles, au besoin à l'aide d'études ou d'enquêtes complémentaires, les mesures les plus appropriées pour limiter et si possible éliminer ces dangers.

4. D'autre part, il est constant que, sur les navires de la marine nationale construits jusqu'à la fin des années quatre-vingt, l'amiante était utilisée de façon courante comme isolant pour calorifuger tant les tuyauteries que certaines parois et certains équipements de bord, de même que les réacteurs et moteurs des avions de l'aéronavale. Ces matériaux d'amiante ont tendance à se déliter du fait des contraintes physiques imposées à ces matériels, de la chaleur, du vieillissement du calorifugeage, ou de travaux d'entretien en mer ou au bassin. En conséquence, les marins servant sur les bâtiments de la marine nationale, qui ont vécu et travaillé dans un espace souvent confiné, sont susceptibles d'avoir été exposés à l'inhalation de poussières d'amiante.

5. En premier lieu, il résulte de l'instruction, et notamment de l'attestation du directeur du personnel militaire de la marine en date du 15 décembre 2016, attestant que : " M. C..., a été affecté ou mis pour emploi, au cours de sa carrière, dans les formations suivantes renfermant des matériaux à base d'amiante, notamment sous forme de calorifugeages : [navires concernés] du 8 septembre 1964 au 22 janvier 1965, du 23 janvier 1965 au 1er mai 1967, du 17 janvier 1968 au 30 septembre 1970, du 3 août 1971 au 28 novembre 1973, du 4 mars 1974 au 16 mars 1974, du 18 mars 1974 au 31 août 1977, du 30 avril 1979 au 9 mai 1979, du 22 octobre 1979 au 10 novembre 1979, du 26 novembre 1979 au 1er décembre 1979, du 17 novembre 1980 au 27 novembre 1980, du 6 juillet 1981 au 29 avril 1984, du 30 avril 1984 au 3 novembre 1985, du 4 novembre 1985 au 12 novembre 1989, du 13 novembre 1989 au 30 août 1992 et du 31 août 1992 au 3 septembre 1995. En conséquence, pendant ces affectations ou mises pour emploi, l'intéressé a été exposé aux risques présentés par l'inhalation de poussières d'amiante ", que M. C..., lors de ses affectations ou mises pour emploi, pour les périodes précédemment listées, a été exposé aux risques présentés par l'inhalation de poussières d'amiante en contact avec des matériaux renfermant cette substance. La ministre, en se bornant à faire valoir que cette attestation serait une attestation de complaisance, correspondant à celle prévue par l'article D. 461-25 du code de la sécurité sociale et le décret n° 2013-513 du 18 juin 2013 relatif au suivi post-professionnel des militaires, et aurait pour unique vocation de permettre à l'agent de bénéficier d'un suivi médical après sa radiation des cadres et ne saurait valoir reconnaissance de l'exposition à l'inhalation de poussières d'amiante ou de contact avec des matériaux renfermant cette substance, ne soumet aux débats aucun élément probant de nature à remettre en cause les mentions claires et précises de l'attestation en question, qui plus est concordantes avec les autres pièces du dossier.

6. En second lieu, comme l'a relevé le tribunal, la ministre des armées n'établit pas que des mesures de protection et de prévention auraient été effectivement mises en oeuvre et reçu concrètement exécution au sein des structures et bâtiments de la marine nationale où a été employé M. C... durant sa carrière, alors même qu'elle fait valoir que, depuis l'interdiction de l'utilisation de l'amiante en France en 1997, des mesures ont été adoptées à partir de 1996, pour limiter l'exposition à l'inhalation de poussières d'amiante des salariés et agents publics exerçant leurs fonctions sur des matériaux amiantés. Dans ces conditions, l'Etat employeur doit être regardé comme ayant fait preuve d'une carence fautive dans la mise en oeuvre effective, obligation qui lui incombait, des mesures de protection contre les poussières d'amiante auxquelles M. C... a pu être exposé. Cette carence est de nature à engager sa responsabilité, alors qu'il n'est soutenu ni même allégué l'existence d'une quelconque cause d'exonération.

En ce qui concerne les préjudices :

7. Le requérant qui recherche la responsabilité de la personne publique doit justifier des préjudices qu'il invoque en faisant état d'éléments personnels et circonstanciés pertinents.

S'agissant du préjudice moral[GO1] :

8. Il résulte de l'instruction, et notamment de l'attestation d'exposition, que M. C..., ancien militaire, a été exposé aux poussières d'amiante sur une période suffisamment longue de 25,7 ans, dans des conditions pouvant lui faire craindre légitimement d'être exposé à une maladie grave. Les études dont se prévaut l'intéressé démontrent que les poussières d'amiante inhalées sont définitivement absorbées par les poumons sans que l'organisme puisse les éliminer et peuvent de ce fait provoquer à terme, outre des atteintes graves à la fonctionnalité respiratoire, des pathologies cancéreuses particulièrement difficiles à guérir en l'état des connaissances médicales, et enfin qu'eu égard notamment à la circonstance que certains marins exposés aux poussières d'amiante ont contracté des maladies pouvant entraîner leur décès, l'intéressé vit dans la crainte de découvrir subitement qu'il est atteint d'une pathologie grave, même si son état de santé ne s'accompagne pour l'instant d'aucun symptôme clinique ou manifestation physique. Par suite, c'est à juste titre que les premiers juges ont estimé que M. C... justifiait de l'existence d'un préjudice en lien direct et certain avec son exposition aux poussières d'amiante sans protection, tenant à l'anxiété due au risque élevé de développer une pathologie grave.

9. Aux termes l'article R. 811-2 du code de justice administrative : " Sauf disposition contraire, le délai d'appel est de deux mois. Il court contre toute partie à l'instance à compter du jour où la notification a été faite à cette partie dans les conditions prévues aux articles R. 751-3 à R. 751-4-1. ". Il ressort des pièces du dossier que le jugement n° 1705686 du 20 juin 2019 du tribunal administratif de Rennes a été notifié à M. C... le 21 juin 2019. Le délai d'appel étant un délai franc, il commençait à courir le 22 juin 2019, lendemain de la date de son déclenchement. La requête d'appel, enregistrée le 22 août suivant au greffe de la cour, soit avant l'expiration du délai d'appel du deux mois prévue par l'article R. 811-2 du code de justice administrative cité ci-dessus, n'était pas tardive. Par suite, la fin de non-recevoir opposée par M. C... doit être écartée et sa demande, présentée par la voie de l'appel incident, tendant à porter à 15 000 euros la somme réparant son préjudice d'anxiété, examinée. Au regard de l'exposition quotidienne de M. C... au risque d'inhalation de poussières d'amiante et de la durée de son affectation sur des bâtiments de la Marine nationale pendant 25,7 ans, et eu égard à ses fonctions techniques exposées, il y a lieu de porter la somme de 10 000 euros allouée par le tribunal administratif à la somme de 13 000 euros.

S'agissant des troubles dans les conditions d'existence :

10. M. C... ne justifie pas, notamment par le certificat médical produit et par le témoignage de son épouse, qu'il serait soumis à un suivi médical post-professionnel, dont la fréquence éventuelle de contrôles serait telle qu'elle entraîne pour lui un trouble dans ses conditions d'existence, ni éprouver une détresse telle qu'elle témoigne d'une perte d'élan vital accompagnée de perturbation dans son projet de vie. Dans ces conditions, sa demande d'indemnisation au titre de ce préjudice doit être rejetée.

11. Il résulte de tout ce qui précède que la ministre des armées n'est pas fondée à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Rennes a condamné l'Etat à verser à M. C... la somme de 10 000 euros. Par ailleurs, les conclusions d'appel incident présentées par M. C... doivent être accueillies dans la limite mentionnée au point 9 ci-dessus.

Sur les intérêts et la capitalisation des intérêts :

12. M. C... a droit aux intérêts au taux légal sur la somme de 13 000 euros à compter du 21 juin 2017, date de sa demande d'indemnisation formée devant la commission des recours militaires, ainsi qu'il le sollicite. Les intérêts seront capitalisés à compter du 21 juin 2018, date à laquelle une année d'intérêt était due, puis à chaque échéance annuelle à compter de cette date.

Sur les frais liés au litige :

13. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'Etat la somme de 1 500 euros sur le fondement des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

DÉCIDE :

Article 1er : La requête de la ministre des armées est rejetée.

Article 2 : La somme de 10 000 euros, tous intérêts confondus, allouée par le tribunal administratif de Rennes en réparation des préjudices de M. C... est portée à 13 000 euros. Cette somme sera assortie des intérêts au taux légal à compter du 21 juin 2017. Ces intérêts seront capitalisés à compter du 21 juin 2018 puis à chaque échéance annuelle.

Article 3 : Le jugement du tribunal administratif de Rennes du 20 juin 2019 est réformé en ce qu'il a de contraire au présent arrêt.

Article 4 : Le surplus des conclusions d'appel incident de M. C... est rejeté.

Article 5 : L'Etat versera à M. C... la somme de 1 500 euros sur le fondement des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Article 6 : Le présent arrêt sera notifié à M. B... C... et à la ministre des armées.

Délibéré après l'audience du 8 mars 2021, à laquelle siégeaient :

- M. Gaspon, président de chambre,

- M. Coiffet, président-assesseur,

- M. A..., premier conseiller.

Rendu public par mise à disposition au greffe, le 23 mars 2021.

Le rapporteur,

F. A...Le président,

O. GASPON

La greffière,

P. CHAVEROUX

La République mande et ordonne à la ministre des armées en ce qui la concerne ou à tous huissiers de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun, contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.

[GO1]

2

N° 19NT03450


Synthèse
Tribunal : Cour administrative d'appel de Nantes
Formation : 6ème chambre
Numéro d'arrêt : 19NT03450
Date de la décision : 23/03/2021
Type d'affaire : Administrative
Type de recours : Plein contentieux

Composition du Tribunal
Président : M. GASPON
Rapporteur ?: M. François PONS
Rapporteur public ?: M. LEMOINE
Avocat(s) : SCP MICHEL LEDOUX ET ASSOCIES

Origine de la décision
Date de l'import : 30/03/2021
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.administrative.appel.nantes;arret;2021-03-23;19nt03450 ?
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