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18/11/2019 | FRANCE | N°17MA01906

France | France, Cour administrative d'appel de Marseille, 6ème chambre, 18 novembre 2019, 17MA01906


Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

La région Occitanie a demandé au tribunal administratif de Montpellier de condamner solidairement Voies navigables de France, la société Bec Frères, l'Etat, la société Entreprises Morillon Corvol Courbot (EMCC) et la société Bouygues Travaux Publics Régions France, venue aux droits de la société DTP Terrassement, d'une part, à lui verser une indemnité de 15 563 103 euros toutes taxes comprises, augmentée des intérêts et du produit de leur capitalisation, en réparation des conséquences dommageable

s des désordres affectant la digue de la zone industrielle fluviomaritime de Sète...

Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

La région Occitanie a demandé au tribunal administratif de Montpellier de condamner solidairement Voies navigables de France, la société Bec Frères, l'Etat, la société Entreprises Morillon Corvol Courbot (EMCC) et la société Bouygues Travaux Publics Régions France, venue aux droits de la société DTP Terrassement, d'une part, à lui verser une indemnité de 15 563 103 euros toutes taxes comprises, augmentée des intérêts et du produit de leur capitalisation, en réparation des conséquences dommageables des désordres affectant la digue de la zone industrielle fluviomaritime de Sète-Frontignan et, d'autre part, à assumer la charge des frais d'expertise d'un montant de 289 841,06 euros.

Par un jugement n° 1405960 du 9 mars 2017, rectifié par une ordonnance du 7 avril 2017, le tribunal administratif de Montpellier a :

- condamné solidairement l'Etat, Voies navigables de France, la société Razel-Bec venant aux droits de la SA Bec Frères, la société EMCC et la société Bouygues Travaux Publics Régions France à verser à la région Occitanie une indemnité de 6 906 031 euros augmentée des intérêts au taux légal à compter du 24 décembre 2014 et du produit de leur capitalisation au 24 décembre 2015, ainsi qu'à chaque échéance annuelle ultérieure, et à supporter les frais d'expertise, d'un montant de 289 841,06 euros ;

- condamné l'Etat et Voies navigables de France à garantir les sociétés Razel-Bec, EMCC et la société Bouygues Travaux publics Régions France de la condamnation prononcée contre elles à proportion de, respectivement, 81 % et 6 % de son montant total.

Procédure devant la Cour :

Par un recours et un mémoire enregistrés les 10 mai 2017 et 14 mai 2018, le ministre de la transition écologique et solidaire demande à la Cour :

1°) d'annuler ce jugement du tribunal administratif de Montpellier ;

2°) à titre principal, de rejeter les demandes présentées contre lui par la région Occitanie et, à titre subsidiaire, de réduire le montant de l'indemnité due.

Il soutient que :

A titre principal :

- contrairement à ce qu'a estimé le tribunal, les désordres ne sont pas de nature décennale ;

A titre subsidiaire :

- ses services n'avaient pas la qualité de constructeur ;

- la mission de maîtrise d'ouvrage relève exclusivement de Voies navigables de France, selon les dispositions de l'article 124 de la loi n° 90-1168 du 29 décembre 1990 et de l'article 27 du décret n° 60-1441 du 26 décembre 1960 modifié ;

- les désordres constatés résultent de manquements imputables aux entreprises, la conception n'étant, quant à elle, pas en cause ;

- la prétendue méconnaissance de la loi de Terzaghi, ainsi que l'absence de simulation en " tunnel à houle " ne sont pas techniquement établies ;

- il n'est pas démontré que le service maritime et navigation de Languedoc-Roussillon aurait manqué à ses obligations en matière de suivi et de contrôle dans l'exécution des travaux ;

- l'apport de matériaux de qualité insuffisante et la méconnaissance des règles de filtre relèvent d'une faute d'exécution ou d'une méconnaissance des règles de l'art ;

- les blocs tétrapodes ont été mal positionnés par les entreprises ;

A titre infiniment subsidiaire :

- seuls les désordres constatés sur le segment de la digue entre les points PM 1900 et PM 2300 sont susceptibles d'entrer dans le champ de la garantie décennale ;

- le montant total des réparations de ces désordres ne saurait excéder la somme de 6 246 031 euros ;

- la région Occitanie n'établit pas la réalité du préjudice tenant à l'incidence des désordres sur l'activité portuaire ni ne justifie de son quantum ;

- l'expert a fait une estimation incohérente du coût des travaux de reprise et a négligé la possibilité de recourir à une autre solution technique moins coûteuse.

- la condamnation de l'Etat à garantir les entreprises n'est pas justifiée et n'a pas été motivée par les premiers juges.

Par des mémoires enregistrés les 16 février 2018, 23 février 2018, 7 mai 2018 et 8 juin 2018, la région Occitanie, représentée par Me C..., conclut :

1°) A titre principal, au rejet du recours du ministre de la transition écologique et solidaire et, par la voie de l'appel incident, à ce que l'indemnité qui lui est due solidairement par l'Etat, Voies navigables de France, la société Razel-Bec, la société EMCC et la société Bouygues Travaux Publics Régions France soit augmentée de 4 581 878 euros hors taxes ;

2°) à titre subsidiaire, par la voie de l'appel provoqué, à ce que la condamnation solidaire de Voies navigables de France, de la société Razel-Bec, de la société EMCC et de la société Bouygues Travaux Publics Régions France soit augmentée de 4 581 878 euros hors taxes ;

3°) en tout état de cause, à ce que les parties succombantes lui versent la somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle fait valoir que :

- son appel incident est recevable ;

- le transfert de gestion n'a pas eu pour effet de rendre caduque la convention de superposition antérieurement passée entre l'Etat et Voies navigables de France, qui a d'ailleurs continué à intervenir sur la digue ;

- la responsabilité de l'entretien et de la surveillance incombe à Voies navigables de France, qui a manqué à ses obligations ;

- les désordres constatés relèvent de la garantie décennale, la solidité de l'ouvrage étant compromise, cela sur l'ensemble du linéaire de la digue contrairement à ce qu'ont estimé les premiers juges ;

- la responsabilité de l'Etat peut être recherchée dans les conditions de droit commun en ce qui concerne les manquements imputables au service maritime et de navigation de Languedoc-Roussillon, réputé locateur d'ouvrage en l'absence de caractère obligatoire, pour Voies navigables de France, du recours aux services de l'Etat ;

- à défaut, la responsabilité de Voies navigables de France serait en tout état de cause engagée à raison de ces manquements ;

- les désordres constatés sont imputables, selon le rapport d'expertise, à un défaut dans la conception de l'ouvrage par le service maritime et de navigation de Languedoc-Roussillon, qui a négligé la loi de Terzaghi et n'a réalisé aucune modélisation physique en " tunnel de houle " ;

- la maîtrise d'oeuvre a, en outre, manqué à ses obligations de suivi et de contrôle de travaux ;

- les matériaux employés pour le tout-venant de la digue étaient inadaptés, le fuseau granulométrique étant trop petit ;

- le rapport rédigé par le Centre d'études et d'expertise sur les risques, l'environnement, la mobilité et l'aménagement (CEREMA), sur lequel se fonde le ministre, n'a pas été rendu au terme d'une procédure contradictoire ;

- le montant des travaux à réaliser, tel que fixé par l'expert, est justifié et doit être confirmé ;

- les premiers juges ont, à tort, écarté le coût du comblement des vides, indispensable sur l'ensemble du linéaire et évalué à 500 000 euros ;

- la remise en état de la carapace en blocs tétrapodes étant nécessaire sur l'ensemble du linéaire de la digue, l'indemnité allouée doit être augmentée de 3 358 980 euros ;

- le montant de l'indemnisation doit être augmenté de 10 % afin d'intégrer les frais de maîtrise d'oeuvre ;

- son préjudice au titre de l'impact sur l'activité portuaire, évalué à la somme de 117 000 euros par l'expert, est certain ;

- elle a droit au remboursement des frais d'inspection supplémentaires avant travaux, estimés à 200 000 euros.

Par des mémoires enregistrés les 19 février 2018, 27 février 2018, 11 mai 2018 et 3 octobre 2018, la société Razel-Bec, venant aux droits de la société Bec Frères SA, la société Vinci Construction Maritime et Fluvial, venant aux droits de la société EMCC, et la société Bouygues Travaux Publics Régions France, venant aux droits de la société DTP Terrassement, représentées par Me E..., concluent au rejet du recours du ministre de la transition écologique et solidaire ainsi que de l'ensemble des conclusions d'appel incident et d'appel provoqué des autres parties et à ce que soit mise à la charge de l'Etat, de Voies navigables de France et de la région Occitanie la somme de 3 000 euros chacun au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elles font valoir que :

- l'appel incident de la région Occitanie est irrecevable dès lors qu'il porte sur une partie de l'ouvrage non concerné par l'appel principal ;

- les demandes indemnitaires complémentaires formées à leur encontre et à l'encontre de Voies navigables de France sont irrecevables dès lors qu'elles n'ont pas été provoquées par l'appel principal ;

- le fondement de la garantie décennale a été à bon droit retenu pour les désordres affectant la portion de digue située entre les points PM 1900 à 2300 et écarté pour le surplus ;

- l'Etat avait la qualité de maître d'oeuvre par l'intermédiaire du service maritime et de navigation de Languedoc-Roussillon en vertu de l'article 2 de la convention de mise à disposition du 9 mai 1995, et était locateur d'ouvrage ;

- le raisonnement suivi sur ce point par le ministre est contraire à l'article 6-1 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et à l'article 1er du premier protocole additionnel à cette convention ;

- les désordres ont pour origine la conception de l'ouvrage et le suivi des travaux, incombant au maître d'oeuvre ;

- Voies navigables de France figure au nombre des débiteurs de la garantie décennale en tant que cessionnaire de la digue à la région ;

- c'est à juste titre que le tribunal a condamné l'Etat et Voies navigables de France à les garantir de la condamnation prononcée contre elles à hauteur de, respectivement, 81 % et 6 % ;

- la région ne justifie pas des préjudices financiers allégués.

Par des mémoires enregistrés les 20 février 2018 et 11 mai 2018, l'établissement public Voies navigables de France, représenté par Me A..., conclut :

1°) au rejet du recours ministériel et de l'appel incident de la région Occitanie ;

2°) par la voie de l'appel incident, à la réformation du jugement en tant qu'il l'a condamné ;

3°) ce qu'une somme de 5 000 euros hors taxes soit mise à la charge de la région Occitanie, de l'Etat et du groupement d'entreprises au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Il soutient que :

- l'appel incident de la région, qui porte sur une partie du linéaire de la digue différente de celle qui est concernée par l'appel principal, est irrecevable ;

- l'expertise différencie parfaitement l'état de la digue entre les points 1900 et 2300, soumis aux fortes concentrations de houles, et le reste de son linéaire ;

- les travaux confortatifs, prétendument indispensables selon la région, n'ont pas été réalisés ;

- contrairement à ce qu'a estimé le tribunal, les désordres constatés ne sont pas de nature décennale, l'ouvrage n'étant pas rendu impropre à sa destination et sa solidité n'étant pas compromise dans un délai prévisible ;

- la convention de superposition de gestion est devenue caduque et la région est responsable de l'ouvrage depuis l'entrée en vigueur de la convention de transfert, le 1er janvier 2007 ;

- le service maritime et de navigation de Languedoc-Roussillon est intervenu en qualité de maître d'oeuvre et non dans le cadre d'une simple mise à disposition ;

- l'Etat puis, à compter du 1er janvier 2007, la région Occitanie ont conservé une mission de contrôle et de surveillance des ouvrages du Port ;

- il ne peut voir sa responsabilité engagée au titre de la garantie décennale pour un prétendu défaut d'entretien de la digue ni être condamné solidairement avec l'Etat et le groupement d'entreprises.

Par une ordonnance du 8 octobre 2018, la clôture de l'instruction a été fixée en dernier lieu au 29 octobre 2018.

Un mémoire enregistré le 31 octobre 2018, présenté par le ministre de la transition écologique et solidaire, n'a pas été communiqué.

Vu :

- les autres pièces du dossier ;

- l'ordonnance du 2 juillet 2014, par laquelle le président du tribunal de Montpellier a taxé les frais de l'expertise confiée à M. D... H....

Vu :

- le code civil ;

- la loi n° 2004-809 du 13 août 2004 ;

- la loi n° 90-1168 du 29 décembre 1990 ;

- le décret n° 60-1441 du 26 décembre 1960 ;

- le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :

- le rapport de Mme G... I..., présidente assesseure ;

- les conclusions de M. Renaud Thiele, rapporteur public ;

- et les observations de M. F..., représentant le ministre de la transition écologique et solidaire, de Me B... pour la région Occitanie et de Me E... pour la société Razel-Bec, la société Vinci Construction Maritime et Fluvial et la société Bouygues Travaux Publics Régions France.

La région Occitanie a produit, le 8 novembre 2019, une note en délibéré.

La société Razel-Bec, la société Vinci Construction Maritime et Fluvial et la société Bouygues Travaux Publics Régions France ont produit, le 8 novembre 2019, une note en délibéré.

Considérant ce qui suit :

1. Par une convention dite " de superposition de gestion " conclue le 26 avril 2000, l'Etat a confié à l'établissement public industriel et commercial Voies navigables de France, dans le cadre de la modernisation du canal du Rhône à Sète, la réalisation et l'exploitation d'une digue de protection de la liaison fluviomaritime entre la digue Est du port de commerce, à l'Ouest, et la digue Sud du port de pêche, à l'Est. La maîtrise d'oeuvre de la réalisation de cet ouvrage, d'une longueur de 2 266 mètres, a été confiée à un service extérieur de l'Etat, le service maritime et de navigation de Languedoc-Roussillon. Par acte d'engagement du 26 mai 2000, les travaux de construction ont été confiés par Voies navigables de France à un groupement solidaire d'entreprises composé de la société Bec Frères, devenue la société Razel-Bec, mandataire, de la société DTP terrassement, aux droits de laquelle est venue la société Bouygues Travaux Publics Régions France, de la société Entreprises Morillon Corvol Courbot (EMCC), aux droits de laquelle est venue la société Vinci Construction Maritime et Fluvial, et de la société Entreprise Chagnaud. La réception en a été prononcée avec réserves le 30 avril 2002. L'ouvrage a ensuite été transféré à la région Languedoc-Roussillon en conséquence de la conclusion avec l'Etat, le 22 décembre 2006, d'une convention de transfert visant à établir, en application de l'article 30 de la loi n° 2004-809 du 13 août 2004 relative aux libertés et responsabilités locales, les modalités de transfert de compétences et de propriété du port de Sète, prenant effet au 1er janvier 2007. Des désordres étant apparus au cours de l'année 2011, la région a obtenu du juge des référés du tribunal administratif de Montpellier la désignation d'un expert, M. H..., qui a déposé son rapport le 30 juin 2014. Elle a ensuite engagé une action indemnitaire sur le fondement de la garantie décennale des constructeurs. Par un jugement du 9 mars 2017, rectifié par ordonnance du 7 avril 2017, le tribunal administratif de Montpellier a condamné solidairement l'Etat, Voies navigables de France, la société Razel-Bec, la société EMCC et la société Bouygues Travaux Publics Régions France, d'une part, à verser à la région Occitanie une indemnité de 6 906 031 euros, augmentée des intérêts au taux légal à compter du 24 décembre 2014 et du produit de leur capitalisation, d'autre part, à supporter les frais de l'expertise, d'un montant de 289 841,06 euros. Il a également condamné l'Etat et Voies navigables de France à garantir la société Razel-Bec, la société EMCC et la société Bouygues Travaux Publics Régions France de ces condamnations à proportion de, respectivement, 81 % et de 6 % de leur montant total. Le ministre de la transition écologique et solidaire relève appel de ce jugement en sollicitant, à titre principal, le rejet des demandes de l'ensemble des prétentions exposées contre lui par la région Occitanie et, à titre subsidiaire, la réduction de l'indemnité mise à sa charge. La région Occitanie présente pour sa part des conclusions d'appel incident et provoqué, tandis que Voies navigables de France demande à être mis hors de cause.

Sur l'appel principal :

2. Selon les principes qui régissent la garantie décennale des constructeurs, les désordres apparus dans le délai d'épreuve de dix ans, de nature à compromettre la solidité de l'ouvrage ou à le rendre impropre à sa destination dans un délai prévisible, engagent la responsabilité de ces constructeurs, même s'ils ne se sont pas révélés dans toute leur étendue avant l'expiration du délai de dix ans. Le constructeur dont la responsabilité est recherchée sur ce fondement ne peut en être exonéré, outre les cas de force majeure et de faute du maître d'ouvrage, que lorsque, eu égard aux missions qui lui étaient confiées, il n'apparaît pas que les désordres lui soient en quelque manière imputables.

En ce qui concerne la nature décennale des désordres :

3. Il résulte de l'instruction, notamment du rapport d'expertise, complété par un rapport de visite réalisé en décembre 2014 après un épisode de fortes houles, que la digue fluviomaritime litigieuse s'est progressivement détériorée, sur la quasi-totalité de sa longueur, cela dès 2004, des réparations provisoires ayant d'ailleurs été entreprises en 2007. L'expert indique que la portion comprise entre les points PM 1900 et 2300, soumise à une forte concentration des houles du fait du coude formé à cet endroit par la digue et de la plus grande profondeur d'eau, est particulièrement critique. Il relève que, dans ce tronçon, la carapace de la digue, formée de blocs de béton tétrapodes de type " Accropode ", a beaucoup bougé et constate un phénomène de glissement de la risberme et du pied de digue vers la mer, cela en raison d'une mauvaise imbrication des blocs, et l'existence, entre ceux-ci, de vides importants, parfois de plusieurs mètres cubes. Sont ainsi relevés, sur l'ensemble du linéaire, de forts écarts dans la densité des blocs tétrapodes, comprise entre vingt-et-un et vingt-neuf blocs par are, la préconisation du fabriquant étant de vingt-six blocs par are pour ce type de dispositif brise-lames, tandis que les enrochements constitutifs de la risberme et de la sous-couche sont beaucoup plus petits que dans les profils types établis pour de telles structures. Le rapport d'expertise précise que si l'ouvrage n'est pas menacé à court terme, il n'en demeure pas moins exposé à tel risque et pourrait même se trouver en état de péril après une tempête exceptionnellement violente, ce que tend à confirmer l'apparition d'une brèche au point 2110 après la forte houle du 28 novembre 2014, de sorte qu'il est nécessaire d'entreprendre rapidement des travaux de confortement. Compte tenu de ces éléments, et alors que la digue en cause assure la protection, notamment, d'un site industriel classé " Seveso 2 ", les premiers juges ont à bon droit relevé que les désordres constatés, en tant qu'ils affectent le tronçon compris entre les points PM 1900 et PM 2300, sont à la fois de nature à compromettre la solidité de l'ouvrage et à le rendre impropre à sa destination.

En ce qui concerne la responsabilité de l'Etat :

4. Selon l'article 1792-1 du code civil : " Est réputé constructeur de l'ouvrage : 1° Tout architecte, entrepreneur, technicien ou autre personne liée au maître de l'ouvrage par un contrat de louage d'ouvrage ; 2° Toute personne qui vend, après achèvement, un ouvrage qu'elle a construit ou fait construire ; 3° Toute personne qui, bien qu'agissant en qualité de mandataire du propriétaire de l'ouvrage, accomplit une mission assimilable à celle d'un locateur d'ouvrage. ".

5. Si, par l'effet de la convention de transfert de compétence et de propriété conclue le 22 décembre 2006 entre l'Etat et la région Languedoc-Roussillon, cette dernière a, à compter du 1er janvier 2007, été subrogée dans les droits et obligations de l'Etat en qualité de gestionnaire du port de Sète et s'est ainsi vu transférer la maîtrise d'ouvrage de la digue litigieuse, lui permettant d'actionner la responsabilité décennale des constructeurs, cette même convention n'a pas pu avoir pour effet de conférer corrélativement à l'Etat, en tant que propriétaire initial de l'ouvrage, la qualité de constructeur dès lors que le transfert de propriété ne procède pas d'une vente au sens des dispositions de l'article 1792-1-2° du code civil. La responsabilité ne saurait donc être recherchée à ce titre.

6. En second lieu, aux termes de l'article 27 du décret susvisé du 26 décembre 1960 modifié, alors en vigueur : " I. Les services déconcentrés du ministère de l'équipement, du logement, des transports et de l'espace, nécessaires à l'exercice des missions confiées à Voies navigables de France (...) sont mis à sa disposition. / Ces services restent simultanément chargés des missions qu'ils exercent pour le compte de l'Etat ou des collectivités locales. / Une convention est passée entre l'Etat et l'établissement public. Cette convention détermine les services ou parties de services mis à disposition, les missions qui leur sont confiées et les moyens afférents. ".

7. Le service maritime et de navigation de Languedoc-Roussillon, service de l'Etat et maître d'oeuvre du projet, figure au nombre de ceux qui, conformément aux dispositions précitées, ont été mis à disposition de Voies navigables de France en vertu d'une convention passée le 4 mai 1995, prévoyant de faire assumer par ces services, sans que leur soit laissée la faculté de s'y opposer, " l'exploitation et l'entretien des voies navigables, les études de conception, d'exécution et de surveillance des travaux d'entretien courants, des grosses réparations, des travaux d'amélioration des caractéristiques des voies navigables, des travaux de création d'infrastructures nouvelles de voies navigables, et la gestion du domaine public fluvial confié (...) ", cela en fonction d'un programme triennal d'actions. Aucune des dispositions du décret du 26 décembre 1960 modifié ne prévoit de contrepartie financière à cette obligation et il ne résulte pas davantage des clauses de cette convention que la mise à disposition dont elle organise les modalités serait consentie par l'Etat à titre onéreux, son article 3 prévoyant seulement, en cas de variations notables du volume d'activité des services concernés induites par l'exécution du programme triennal, une contribution de Voies navigables de France au moyen d'un fonds de concours, situation dont rien n'indique, au demeurant, qu'elle ait en l'espèce été constituée. La convention en cause ne constitue pas, dès lors, un contrat de louage d'ouvrage dont l'inexécution ou la mauvaise exécution serait susceptible d'engager la responsabilité de l'Etat au titre de la garantie décennale des constructeurs, non plus que sa responsabilité quasi-délictuelle à l'égard des débiteurs de cette garantie. La mise hors de cause de l'Etat découlant de ce qui vient d'être énoncé ne saurait, contrairement à ce que soutiennent les sociétés Razel-Bec, Vinci Construction Maritime et Bouygues Travaux Publics Régions France, être regardée comme contraire, par elle-même, au droit à un procès équitable garanti notamment par l'article 6 paragraphe 1 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, non plus qu'au droit de propriété garanti notamment par le premier protocole additionnel à cette même convention, dès lors qu'il était loisible à ces entreprises de faire valoir que la région Occitanie, à laquelle a été transférée la maîtrise d'ouvrage de la digue endommagée, devait, dans ces conditions, endosser la faute imputée au service maritime et de navigation de Languedoc-Roussillon.

8. Il résulte de ce qui précède que le ministre de la transition écologique et solidaire est fondé, sans qu'il soit besoin de statuer sur les autres moyens de son recours, à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, les premiers juges l'ont condamné, au titre de la garantie décennale des constructeurs, seul fondement juridique invoqué par la région Occitanie, à assumer les conséquences dommageables des désordres affectant la digue fluviomaritime de Sète et à supporter les frais de l'expertise. Il est également fondé à soutenir, pour les mêmes raisons, que c'est à tort que le tribunal a engagé sa garantie à l'égard de Voies navigables de France, de la société Razel-Bec, de la société EMCC et de la société Bouygues Travaux Publics Régions France.

Sur l'appel provoqué de Voies navigables de France :

9. En premier lieu, le présent arrêt, qui réforme le jugement attaqué en tant qu'il condamne l'Etat, réduisant ainsi le nombre des codébiteurs du droit à réparation, a pour effet d'aggraver la situation de l'établissement public Voies navigables de France. Par suite, l'appel provoqué présenté par celui-ci, qui demande à être mis à son tour hors de cause, est recevable.

10. En second lieu, la convention de superposition de gestion mentionnée au point 1, dont aucun élément du dossier ne permet d'établir qu'elle a été dénoncée, confie à Voies navigables de France la maîtrise d'ouvrage des travaux de construction de la digue en litige ainsi que d'un chenal et stipule, en son article 5, que ces " ouvrages (...) s'incorporeront au domaine public maritime portuaire au fur et à mesure de leur achèvement " et que " leur gestion sera assurée par Voies Navigables de France ". En tant que maître d'ouvrage au moment de la réalisation de la digue, Voies navigables de France ne peut être considéré comme constructeur au sens de l'article 1792-1 du code civil. La gestion qui lui en a ensuite été confiée ne lui confère pas davantage la qualité de locateur d'ouvrage. Dès lors, quelles qu'aient été les conditions dans lesquelles cet établissement public a assumé l'entretien de la digue endommagée, il ne saurait voir sa responsabilité engagée au titre de la garantie décennale des constructeurs.

11. Il résulte de ce qui précède que Voies navigables de France est fondé à soutenir que c'est à tort que le tribunal l'a condamné, solidairement avec les entreprises Razel-Bec, EMCC et Bouygues Travaux Publics Régions France, à assumer les conséquences dommageables des désordres affectant la digue litigieuse et à supporter les frais de l'expertise. Cet établissement public est, de même, fondé à contester le jugement attaqué en ce qu'il engage sa garantie à l'égard desdites sociétés.

Sur l'appel incident présenté par la région Occitanie :

12. L'Etat étant mis hors de cause en conséquence de ce qui a été énoncé précédemment, l'appel incident formé à son encontre par la région Occitanie ne peut qu'être rejeté, sans qu'il soit besoin de se prononcer sur sa recevabilité.

Sur les conclusions d'appel provoqué présentées par la région Occitanie :

13. En premier lieu, il résulte de l'instruction, et notamment du rapport d'expertise, que si les désordres constatés affectent l'ensemble du linéaire de la digue, faisant apparaître des disparités de pose des blocs tétrapodes et un tassement de la risberme de fondation, ils ne sont de nature à en compromettre la solidité ou à la rendre impropre à sa destination qu'en tant qu'ils concernent le tronçon compris entre les points PM 1900 et PM 2300. Aussi est-ce à juste titre, ainsi qu'il a été énoncé au point 3, que les premiers juges n'en ont retenu que dans cette mesure la nature décennale. La région Occitanie, par suite, ne peut prétendre à un complément d'indemnité correspondant au confortement et à la remise en état du surplus du linéaire de la digue litigieuse et pas davantage à l'octroi de la somme de 500 000 euros qu'elle réclame au titre des travaux de comblement des vides par " bigs-bags ", dès lors que ceux-ci ceux portent sur la zone située entre les points PM 0 à PM 1900.

14. En second lieu, pas plus qu'en première instance, la région Occitanie ne justifie de la réalité de l'impact allégué des désordres sur l'activité portuaire. Ce chef de préjudice, au titre duquel est réclamée une somme de 117 000 euros, ne saurait donc donner lieu à indemnisation. Doivent de même être écartées les prétentions afférentes aux frais " d'inspection détaillée exhaustive avant travaux nécessaire pour compléter les relevés effectués lors de l'expertise ", chiffrés à la somme forfaitaire de 200 000 euros, faute pour la région Occitanie d'en justifier.

Sur les frais liés au litige :

15. Il n'y a pas lieu, dans les circonstances de l'espèce, de faire droit aux conclusions des parties tendant à l'application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

D É C I D E :

Article 1er : L'indemnité allouée par l'article 1er du jugement du tribunal administratif de Montpellier du 9 mars 2017 rectifié par l'ordonnance du président de cette juridiction du 7 avril 2017 est mise à la charge solidaire des seules sociétés Razel Bec, Vinci Construction Maritime et Fluvial, venue aux droits de la société EMCC, et Bouygues Travaux Publics Régions France.

Article 2 : Les frais et honoraires d'expertise sur lesquels se prononce l'article 2 du jugement du tribunal administratif de Montpellier du 9 mars 2017 rectifié par l'ordonnance du président de cette juridiction du 7 avril 2017 sont mis à la charge solidaire des seules sociétés Razel Bec, Vinci Construction Maritime et Fluvial, venue aux droits de la société EMCC, et Bouygues Travaux Publics Régions France.

Article 3 : L'article 4 du jugement du tribunal administratif de Montpellier du 9 mars 2017 rectifié par l'ordonnance du président de cette juridiction du 7 avril 2017 est annulé.

Article 4 : Le jugement du tribunal administratif de Montpellier du 9 mars 2017 rectifié par l'ordonnance du 7 avril 2017 est réformé en ce qu'il a de contraire au présent arrêt.

Article 5 : Le surplus des conclusions des parties est rejeté.

Article 6 : Le présent arrêt sera notifié au ministre de la transition écologique et solidaire, à la Région Occitanie, à Voies Navigables de France, à la société Razel-Bec, à la société Vinci Construction Maritime et Fluvial, à la société Bouygues Travaux Publics Régions France et à M. D... H..., expert.

Copie en sera adressée au préfet de l'Hérault.

Délibéré après l'audience du 4 novembre 2019, à laquelle siégeaient :

- M. David Zupan, président,

- Mme G... I..., présidente assesseure,

- M. Philippe Grimaud, premier conseiller.

Lu en audience publique, le 18 novembre 2019.

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N° 17MA01906


Synthèse
Tribunal : Cour administrative d'appel de Marseille
Formation : 6ème chambre
Numéro d'arrêt : 17MA01906
Date de la décision : 18/11/2019
Type d'affaire : Administrative
Type de recours : Plein contentieux

Analyses

39-01-03 MARCHÉS ET CONTRATS ADMINISTRATIFS. NOTION DE CONTRAT ADMINISTRATIF. DIVERSES SORTES DE CONTRATS. - CONTRAT DE LOUAGE D'OUVRAGE - CONVENTION METTANT LES SERVICES EXTÉRIEURS DE L'ETAT À LA DISPOSITION DE VOIES NAVIGABLES DE FRANCE POUR LA RÉALISATION DE PRESTATIONS DE MAÎTRISE D'ŒUVRE (ARTICLE 27 DU DÉCRET N° 60-1441 DU 26 DÉCEMBRE 1960 MODIFIÉ) - CONSÉQUENCE - POSSIBILITÉ D'ENGAGER LA RESPONSABILITÉ DE L'ETAT - EXISTENCE (NON).

39-01-03 La convention conclue le 4 mai 1995 entre l'Etat et Voies navigables de France, prévue par l'article 27 du décret n° 60-1441 du 26 décembre 1960, organise les modalités selon lesquelles différents services déconcentrés de l'Etat, dont elle dresse la liste, sont mis à la disposition de l'établissement afin de réaliser pour son compte des prestations de maîtrise d'oeuvre, sans leur permettre de refuser cette mise à disposition ni lui conférer un caractère onéreux. En conséquence, cette convention ne constitue pas un contrat de louage d'ouvrage dont l'inexécution ou la mauvaise exécution serait susceptible d'engager la responsabilité de l'Etat au titre de la garantie décennale des constructeurs, non plus que sa responsabilité quasi-délictuelle à l'égard des débiteurs de cette garantie.


Composition du Tribunal
Président : M. ZUPAN
Rapporteur ?: Mme Christine MASSE-DEGOIS
Rapporteur public ?: M. THIELÉ
Avocat(s) : BUES ET ASSOCIES

Origine de la décision
Date de l'import : 21/01/2020
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.administrative.appel.marseille;arret;2019-11-18;17ma01906 ?
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