AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE COMMERCIALE, FINANCIERE ET ECONOMIQUE, a rendu l'arrêt suivant :
Attendu, selon l'arrêt attaqué (Paris, 29 janvier 2003) et les productions, que la société Entremont a assigné les sociétés Besnier, Besnier-Bouvron, Président, Besnier Charchigne, aujourd'hui dénommées BSA, Fromagère de Bouvron, Lactalis beurres et fromages et Fromagère de Charchigne, afin de les voir déclarer coupables d'actes de concurrence déloyale et voir ordonner à ces sociétés la cessation immédiate de la fabrication et de la commercialisation d'emmental sans croûte, non conforme aux dispositions du décret n° 88-1206 du 30 décembre 1988, et les voir condamner au paiement de dommages-intérêts ; qu'elle reprochait à ces sociétés d'avoir, en mettant sur le marché, sous la dénomination emmental, un produit obtenu par une méthode d'affinage sous film qui, si elle réduit considérablement les coûts de revient, ne permet pas l'obtention de la croûte réglementaire, méconnu les contraintes imposées par le décret précité, s'octroyant ainsi un avantage concurrentiel illicite au détriment des entreprises qui respectent la réglementation en vigueur ;
Sur le premier moyen :
Attendu que les sociétés BSA, Fromagère de Bouvron, Fromagère de Charchigne et Lactalis beurres et fromages font grief à l'arrêt de les avoir condamnées in solidum à payer à la société Entremont la somme de 3 048 980 euros, alors, selon le moyen :
1 / que les décisions rendues au criminel ont envers et contre tous l'autorité de la chose jugée ; que l'autorité de la chose jugée au pénal est donc opposable à tous ceux qui participent au procès civil, telle la victime qui ne s'était pas constituée partie civile, ou le tiers civilement responsable qui n'avait pas été cité à l'instance pénale ; qu'en écartant l'autorité de la chose jugée par le jugement devenu définitif rendu le 24 février 1998 par le tribunal correctionnel de Saint-Nazaire considérant que ni la société Entremont, soi-disant victime, ni la société Fromagère de Bouvron, civilement responsable, n'avaient été parties au procès pénal, la cour d'appel a violé ensemble l'article 1351 du Code civil par fausse application et le principe de l'autorité au civil de la chose jugée au pénal ;
2 / que l'autorité au civil de la chose jugée au pénal s'étend à tout ce qui a été certainement et nécessairement tranché par le juge pénal sur l'action publique ; que le jugement du tribunal correctionnel précité a relaxé le directeur de la société Fromagère de Bouvron de l'infraction de tromperie pour utilisation délictueuse de la dénomination emmental pour le fromage fabriqué par celle-ci considérant que la dénomination emmental prévue par le décret du 30 décembre 1988 n'était pas conditionnée par l'existence d'une croûte sur le fromage ; qu'en condamnant ensuite la société Fromagère de Bouvron pour concurrence déloyale aux motifs exactement inverses qu'en fabricant ledit emmental sans croûte, elle ne respectait pas les prescriptions réglementaires dudit décret de 1988, la cour d'appel a méconnu ce qui a été certainement et nécessairement jugé au pénal et a ainsi encore violé le principe de l'autorité au civil de la chose jugée au pénal ;
3 / que l'autorité de la chose jugée au pénal sur le pénal est relative et suppose l'identité de la personne poursuivie ; qu'en opposant à la société Fromagère de Bouvron, dont le directeur a été relaxé pour la fabrication d'emmental sans croûte par jugement du tribunal correctionnel de Saint-Nazaire du 24 février 1998, les infractions retenues ultérieurement à l'encontre des directeurs des sociétés Fromagère de Charchigne et Lactalis beurres et fromages (anciennement la société Président) pour la fabrication du même emmental sans croûte par arrêt de la cour d'appel de Chambéry du 5 mars 1998 confirmé par arrêt de la chambre criminelle du 12 octobre 1999, la cour d'appel a violé l'article 6 du Code de procédure pénale ;
4 / que l'autorité de la chose jugée au pénal s'impose à la juridiction civile même s'il apparaît qu'elle tire son fondement d'une appréciation erronée de la loi ; qu'en opposant à la société Fromagère de Bouvron l'interprétation du décret de 1988 retenue depuis par l'arrêt de la chambre criminelle du 12 octobre 1999, inverse à celle donnée par le jugement du tribunal correctionnel de Saint-Nazaire, la cour d'appel a encore violé l'article 6 du Code de procédure pénale ;
Mais attendu que l'autorité de la chose jugée au pénal sur le civil ne s'attache qu'à ce qui a été définitivement, nécessairement et certainement décidé par le juge pénal sur l'existence du fait qui forme la base commune de l'action civile et de l'action pénale, sur sa qualification ainsi que sur la culpabilité de celui à qui le fait est imputé ; que le dirigeant de la société Fromagère de Bouvron a été poursuivi devant le tribunal correctionnel de Saint-Nazaire pour avoir, à Bouvron, le 28 février 1995, trompé les opérateurs et les consommateurs sur la nature et les qualités substantielles du fromage irrégulièrement dénommé "Emmental" de sorte que le juge pénal n'a pu décider sur le fait de concurrence déloyale pour la période de 1994 à 2000 ; que le moyen est inopérant ;
Sur le deuxième moyen :
Attendu qu'il est fait le même grief à l'arrêt, alors, selon le moyen :
1 / qu'au regard du principe de la primauté du droit communautaire sur le droit national, le juge judiciaire, sans qu'il s'agisse pour lui d'apprécier la légalité d'un acte administratif et donc sans avoir à poser une question préjudicielle au juge administratif, doit écarter l'application, dans le cas d'espèce qui lui est soumis, d'un règlement de droit interne incompatible avec l'ordre juridique communautaire ; que par arrêt interprétatif en date du 5 décembre 2000 rendu dans une affaire exactement similaire, la CJCE a dit pour droit que l'article 30 du Traité instituant la Communauté européenne (devenu l'article 28) "s'oppose à ce qu'un Etat membre applique aux produits importés d'un autre Etat membre, où ils sont légalement produits et commercialisés, une réglementation nationale qui prohibe la commercialisation dans cet Etat membre d'un fromage dépourvu de croûte sous la dénomination emmental" ; qu'ainsi, en réservant l'utilisation de la dénomination "emmental" aux seuls produits issus de meules de fromage pourvues d'une "croûte dure et sèche, de couleur jaune doré à brun clair", sans distinction de l'origine des fromages et de leur pays producteur, le décret du 30 décembre 1988 instituait, au sens de l'article 30 du Traité (devenu l'article 28) une entrave actuelle ou potentielle aux échanges intracommunautaires ; qu'en appliquant ce décret aux sociétés du groupe Lactalis et en les condamnant pour fabrication et commercialisation illicites d'emmental sans croûte, la cour d'appel a violé le principe de primauté et l'article 30 du Traité (devenu l'article 28) susvisés par refus d'application ;
2 / que la CJCE dans le même arrêt du 5 décembre 2000 a en outre précisé que l'interprétation de l'article 30 du Traité (devenu l'article 28), selon laquelle le décret du 30 décembre 1988 ne pouvait s'opposer à l'importation en France d'emmental sans croûte en provenance d'autres Etats membres où ce fromage était légalement produit et commercialisé, pourrait également être utile au juge français dans un litige portant sur l'application dudit décret à des producteurs et distributeurs français d'emmental "dans l'hypothèse où son droit national imposerait dans une procédure telle que celle de l'espèce, de faire bénéficier un producteur national des mêmes droits que ceux qu'un producteur d'un autre Etat membre tirerait du droit communautaire dans la même situation" ; or, en condamnant des ressortissants français, les sociétés du groupe Lactalis, pour avoir commis en France des faits que le droit communautaire, intégré à l'ordre juridique interne, ne retient pas comme infraction à l'encontre des ressortissants des autres Etats membres agissant sur le territoire national, la cour d'appel a violé le principe d'égalité devant la loi, ainsi que les objectifs fixés par le traité visant l'égalité de traitement entre les opérateurs économiques commercialisant à l'intérieur du marché commun ;
3 / qu'en maintenant l'application du décret du 30 décembre 1988, déclaré incompatible avec le droit communautaire, pour les seuls produits nationaux, l'arrêt attaqué a ainsi créé au détriment de ces derniers une discrimination à rebours ; que ledit décret, dont il est constant qu'il était "indistinctement applicable aux produits nationaux et importés" assurait pourtant à tous les producteurs et distributeurs d'emmental, français ou étrangers, un traitement égal sur le territoire national ; que le respect d'un régime unique tel que voulu par l'auteur de ce décret impliquait donc d'écarter son application à la fois pour les produits importés et nationaux ; qu'à défaut, la cour d'appel a méconnu le sens et la portée de ce règlement ;
Mais attendu que, si la Cour de justice des Communautés européennes (arrêt X... du 5 décembre 2000) a dit pour droit que "l'article 30 du Traité CE (devenu, après modification, article 28 CE) s'oppose à ce qu'un Etat membre applique aux produits importés d'un autre Etat membre, où ils sont légalement produits et commercialisés, une réglementation qui prohibe la commercialisation dans cet Etat membre d'un fromage dépourvu de croûte sous la dénomination "emmental", elle a rappelé que cet article n'a pas pour objet d'assurer que les marchandises d'origine nationale bénéficient, dans tous les cas, du même traitement que les marchandises importées et qu'une différence de traitement entre marchandises qui n'est pas susceptible d'entraver l'importation ou de défavoriser la commercialisation des marchandises importées ne relève pas de l'interdiction établie par cet article ; qu'elle a également indiqué que si elle répondait à une question préjudicielle dans un litige sans lien apparent de rattachement avec l'importation de marchandises dans le commerce intracommunautaire, c'était parce que sa réponse pourrait être utile dans l'hypothèse où le droit national imposerait, dans une procédure telle que celle de l'espèce, de faire bénéficier un producteur national des mêmes droits que ceux qu'un producteur d'un autre Etat membre tirerait du droit communautaire dans la même situation ; que c'est donc à bon droit que la cour d'appel, qui n'a pas violé le principe de l'égalité devant la loi, sans application dès lors que ne sont concernés que des produits, a retenu que ni le droit communautaire ni le droit français n'interdisent de soumettre les produits nationaux à des exigences plus sévères que les produits d'importation, lorsqu'il n'est pas démontré que l'application de la mesure nationale, qui n'avait été déclarée incompatible avec le droit communautaire qu'en ce qui concerne les produits importés, pourrait avoir des effets sur la libre circulation des marchandises entre Etats membres, notamment en favorisant la commercialisation des marchandises d'origine nationale au détriment des marchandises importées ; que le moyen n'est pas fondé ;
Et sur le troisième moyen :
Attendu qu'il est encore fait le même grief à l'arrêt, alors, selon le moyen, qu'aux termes du premier moyen de cassation, la société Fromagère de Bouvron doit déjà totalement être mise hors de cause ; que seule la production de la société Fromagère de Charchigne pouvait donc encore être critiquée ; qu'en se fondant, pour établir la fabrication par cette dernière d'emmental sans croûte après le 7 août 1997, sur les analyses du LARF effectuées sur des échantillons prélevés entre le 28 juillet 1998 et le 10 mars 2000, lesquels cependant provenaient tous de la société Fromagère de Bouvron, ainsi que sur deux procès-verbaux du conseil d'administration du SIGF des 12 septembre et 22 novembre 2000, lesquels sont manifestement rédigés en termes trop généraux pour établir des faits précis à l'encontre de la société Fromagère de Charchigne, la cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision au regard des articles 1382 et 1383 du Code civil ;
Mais attendu que le moyen ne serait pas de nature à permettre l'admission du pourvoi ;
PAR CES MOTIFS :
REJETTE le pourvoi ;
Condamne les sociétés BSA, Fromagère de Bouvron, Fromagère de Charchigne et Lactalis beurres et fromages aux dépens ;
Vu l'article 700 du nouveau Code de procédure civile, les condamne à payer à la société Entremont la somme globale de 3 000 euros et rejette leur demande ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de Cassation, Chambre commerciale, financière et économique, et prononcé par le président en son audience publique du trois mai deux mille six.