Vu la procédure suivante :
Par une requête sommaire, un mémoire complémentaire, un mémoire en réplique et deux nouveaux mémoires, enregistrés les 19 juin et 18 septembre 2023 et les 19 mars, 27 juin et 22 juillet 2024 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, M. A... C... demande au Conseil d'Etat :
1°) d'annuler la décision n° FR 2022-08 S du 20 avril 2023 par laquelle la formation restreinte du Haut Conseil du commissariat aux comptes a, en premier lieu, rejeté sa demande tendant à ce qu'il soit sursis à statuer, en deuxième lieu, dit que M. D..., en sa qualité de commissaire aux comptes, a commis des fautes disciplinaires, en troisième lieu, prononcé à son encontre la radiation de la liste des commissaires aux comptes, l'interdiction pour une durée de trois ans d'exercer des fonctions d'administration ou de direction au sein d'une société de commissaires aux comptes et au sein d'entités d'intérêt public, ainsi qu'une sanction pécuniaire de 20 000 euros, enfin, en quatrième lieu, dit que la décision sera publiée, sous forme non anonyme, sur le site internet du Haut Conseil du commissariat aux comptes, pour une durée de cinq ans à compter de sa notification au président du Haut Conseil ;
2°) de relaxer M. D... des poursuites engagées à son encontre ;
3°) de mettre à la charge du Haut Conseil du commissariat aux comptes la somme de 6 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
- le code de commerce ;
- l'arrêté du 8 septembre 2014 du ministre des finances et des comptes publics, de la garde des sceaux, ministre de la justice et du ministre de l'économie, de l'industrie et du numérique, portant homologation des règlements n° 2014-1 du 14 janvier 2014, n° 2014-2 du 6 février 2014, n° 2014-3 du 5 juin 2014 et n° 2014-4 du 5 juin 2014 de l'Autorité des normes comptables ;
- le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de M. Cédric Fraisseix, maître des requêtes en service extraordinaire,
- les conclusions de Mme Maïlys Lange, rapporteure publique ;
La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SCP Gatineau, Fattaccini, Rebeyrol, avocat de M. D... et à la SCP Melka-Prigent-Drusch, avocat de la Haute autorité de l'audit ;
Considérant ce qui suit :
1. Il résulte de l'instruction que, le 10 décembre 2019, la présidente du Haut Conseil du commissariat aux comptes, devenu la Haute autorité de l'audit, a saisi le rapporteur général de cette autorité de faits susceptibles de révéler des manquements commis par le commissaire aux comptes de la société Lagardère capital et management (LCM) dans l'exercice de sa mission de certification des comptes. Le 27 décembre 2019, le rapporteur général a ouvert une enquête concernant le respect par M. D..., commissaire aux comptes titulaire du mandat de la société LCM, de ses obligations légales et réglementaires. Le rapporteur général a étendu le périmètre de cette enquête à plusieurs reprises, notamment, le 10 mars 2020, à la mission de certification des comptes de la société par actions simplifiées Lagardère SAS à compter de l'exercice 2014. M. C... demande l'annulation de la décision du 20 avril 2023 par laquelle la formation restreinte du Haut Conseil du commissariat aux comptes a, en premier lieu, rejeté sa demande de sursis à statuer, en deuxième lieu, dit que M. C... a commis des fautes disciplinaires, en troisième lieu, prononcé à son encontre la radiation de la liste des commissaires aux comptes, l'interdiction pour une durée de trois ans d'exercer des fonctions d'administration ou de direction au sein d'une société de commissaire aux comptes et au sein d'entités d'intérêt public, ainsi qu'une sanction pécuniaire d'un montant de 20 000 euros et, en quatrième lieu, dit que cette décision sera publiée, sous forme non anonyme, sur le site du Haut Conseil du commissariat aux comptes, pour une durée de cinq ans à compter de sa notification au président du Haut Conseil.
Sur la motivation de la décision attaquée :
2. Aux termes de l'article L. 824-11 du code de commerce : " (...) La formation restreinte (...) rend une décision motivée ". En vertu de l'article R. 824-20 du même code, dans sa rédaction alors applicable : " La décision énonce les considérations de droit et de fait sur lesquelles elle se fonde (...) ".
3. Si l'obligation de motivation à laquelle sont assujetties les sanctions prononcées par la formation restreinte du Haut Conseil du commissariat aux comptes implique que celles-ci comportent l'énoncé des considérations de droit et de fait qui en constituent le fondement, elle n'impose pas qu'il soit répondu à l'intégralité des arguments invoqués devant la formation. Il suit de là qu'en répondant au moyen tiré de ce que le rapporteur général avait irrégulièrement étendu le périmètre de l'enquête dont il était saisi, sans répondre à l'ensemble de l'argumentation développée au soutien de ce moyen, tirée notamment du parti pris supposé manifesté par le rapporteur général dans la conduite de cette enquête, la formation restreinte a suffisamment motivé sa décision.
Sur le respect du principe d'impartialité :
4. Aux termes du premier alinéa de l'article L. 824-5 du code de commerce : " Le rapporteur général procède à une enquête. Il peut désigner des enquêteurs pour l'assister ". En vertu du troisième alinéa de l'article R. 821-14 du même code, dans sa rédaction alors applicable : " Le rapporteur général peut, en cas d'absence ou d'empêchement, donner délégation à un enquêteur habilité (...) pour prendre les décisions et signer les actes relevant de sa compétence ". Selon l'article R. 821-70 du même code : " Avant de procéder aux opérations de contrôle, les contrôleurs déclarent (...) qu'ils ne sont pas dans une situation de conflit d'intérêts avec le commissaire aux comptes qu'ils sont chargés de contrôler. / Ils ne peuvent contrôler un commissaire aux comptes si, au cours des trois années précédentes, ils ont été associés, salariés ou collaborateurs de celui-ci ". Selon le II de l'article R. 824-2 du même code : " L'enquêteur ne peut réaliser une enquête si, au cours des trois années précédentes, il a été associé, salarié ou collaborateur d'une des personnes mentionnées dans la procédure ou d'une personne liée à cette dernière. Avant d'engager une enquête, il déclare qu'il n'est pas dans une situation de conflit d'intérêts avec la ou les personnes visées. Le cas échéant, le rapporteur général sollicite de l'enquêteur toute information complémentaire lui permettant de s'assurer de l'absence de conflit d'intérêts ".
5. Le principe général d'impartialité, qui s'impose à tous les organes administratifs, exige que l'autorité se prononçant sur l'opportunité des poursuites ne manifeste, dans son pouvoir d'appréciation, ni partialité, ni animosité personnelle à l'égard de la personne poursuivie. La simple circonstance que M. B..., qui a dirigé l'enquête et représenté le rapporteur général lors de l'audience devant la formation restreinte, aurait travaillé dans le cabinet d'audit et de conseil où le requérant était associé, n'est pas de nature à méconnaître le principe d'impartialité dès lors que M. B..., dont il ne résulte pas de l'instruction qu'il aurait fait preuve d'animosité à l'égard du requérant, exerçait ses fonctions dans ce cabinet à une période antérieure de plus de dix ans à l'ouverture de l'enquête et, au surplus, au sein d'un autre secteur du cabinet que celui dont M. D... était responsable.
Sur le refus de surseoir à statuer jusqu'à la décision du juge pénal :
6. S'il appartient en principe au juge disciplinaire de statuer sur une plainte dont il est saisi sans attendre l'issue d'une procédure pénale en cours concernant les mêmes faits, il peut, sans qu'il soit besoin pour le législateur de le préciser, décider de surseoir à statuer jusqu'à la décision du juge pénal lorsque cela paraît utile à la qualité de l'instruction ou à la bonne administration de la justice.
7. Pour motiver son refus de surseoir à statuer sur les griefs reprochés à M. D... dans l'attente de l'issue de la procédure pénale en cours à raison des mêmes faits, la formation restreinte a relevé, d'une part, que la caractérisation de la faute disciplinaire tenant à l'absence de révélation de faits délictueux au procureur de la République n'impliquait pas que les irrégularités en cause fassent ou aient fait l'objet de poursuites ou de condamnations pénales, et, d'autre part, qu'il n'apparaissait pas que les éléments recueillis à l'occasion des investigations pénales puissent influer sur sa propre appréciation quant aux manquements reprochés. Ce faisant, c'est à bon droit que la formation restreinte, qui n'avait pas à motiver davantage sa décision sur ce point, a rejeté la demande de sursis à statuer de M. D....
Sur les griefs relatifs à la certification des comptes des sociétés LCM et Lagardère SAS :
En ce qui concerne le cadre juridique relatif à la certification des comptes par les commissaires aux comptes :
8. Aux termes de l'article L. 823-9 du code de commerce, dans sa rédaction alors applicable : " Les commissaires aux comptes certifient, en justifiant de leurs appréciations, que les comptes annuels sont réguliers et sincères et donnent une image fidèle du résultat des opérations de l'exercice écoulé ainsi que de la situation financière et du patrimoine de la personne ou de l'entité à la fin de cet exercice (...) ". En vertu de l'article L. 823-10 du même code, dans sa rédaction alors applicable : " Les commissaires aux comptes ont pour mission permanente, à l'exclusion de toute immixtion dans la gestion, de vérifier les valeurs et les documents comptables de la personne ou de l'entité dont ils sont chargés de certifier les comptes et de contrôler la conformité de sa comptabilité aux règles en vigueur (...) ". Selon le I de l'article L. 821-13 du même code, dans sa rédaction applicable au litige : " Le commissaire aux comptes exerce sa mission conformément aux normes d'audit internationales (...), ainsi que, le cas échéant, aux normes françaises venant compléter ces normes (...). / En l'absence de norme d'audit internationale (...), il se conforme aux normes adoptées par le Haut conseil du commissariat aux comptes et homologuées par arrêté du garde des sceaux, ministre de la justice ".
9. En application de ces dispositions, l'article A. 823-8 du code de commerce, qui concerne la norme d'exercice professionnel relative aux procédures d'audit mises en œuvre par le commissaire aux comptes à l'issue de son évaluation des risques, homologuée par le garde des sceaux, ministre de la justice, prévoit, dans sa rédaction alors applicable : " (...) 25. Le commissaire aux comptes conclut sur le caractère suffisant et approprié des éléments collectés afin de réduire le risque d'audit à un niveau suffisamment faible pour obtenir l'assurance recherchée. Pour ce faire, le commissaire aux comptes tient compte à la fois des éléments qui confirment et de ceux qui contredisent le respect des assertions. / 26. Si le commissaire aux comptes n'a pas obtenu d'éléments suffisants et appropriés pour confirmer un élément significatif au niveau des comptes, il s'efforce d'obtenir des éléments complémentaires. S'il n'est pas en mesure de collecter des éléments suffisants et appropriés, il formule une opinion avec réserve ou un refus de certifier (...) ". Selon l'article A. 823-26 du même code, qui concerne la norme d'exercice professionnel relative au rapport du commissaire aux comptes sur les comptes annuels et consolidés, homologuée par le garde des sceaux : " (...) 8. Le commissaire aux comptes formule une certification sans réserve lorsque l'audit des comptes qu'il a mis en œuvre lui a permis d'obtenir l'assurance élevée, mais non absolue du fait des limites de l'audit, et qualifiée, par convention, d'assurance raisonnable que les comptes, pris dans leur ensemble, ne comportent pas d'anomalies significatives. / 9. Le commissaire aux comptes formule une certification avec réserve pour désaccord : / - lorsqu'il a identifié au cours de son audit des comptes des anomalies significatives et que celles-ci n'ont pas été corrigées ; / - que les incidences sur les comptes des anomalies significatives sont clairement circonscrites ; / - et que la formulation de la réserve est suffisante pour permettre à l'utilisateur des comptes de fonder son jugement en connaissance de cause (...) ".
En ce qui concerne les griefs relatifs à la certification des comptes de la société LCM pour les exercices 2014 à 2018 :
S'agissant de la valeur des titres de la société Lagardère SCA détenus par la société LCM :
10. D'une part, aux termes de l'article L. 123-18 du code de commerce : " A leur date d'entrée dans le patrimoine de l'entreprise, les biens acquis à titre onéreux sont enregistrés à leur coût d'acquisition, les biens acquis à titre gratuit à leur valeur vénale et les biens produits à leur coût de production. / Pour les éléments d'actif immobilisés, les valeurs retenues dans l'inventaire doivent, s'il y a lieu, tenir compte des plans d'amortissement. Si la valeur d'un élément de l'actif devient inférieure à sa valeur nette comptable, cette dernière est ramenée à la valeur d'inventaire à la clôture de l'exercice, que la dépréciation soit définitive ou non (...) ". L'article R. 123-178 du même code prévoit que : " Pour l'application de l'article L. 123-18 : / (...) 4° La valeur actuelle est une valeur d'estimation qui s'apprécie en fonction du marché et de l'utilité du bien pour l'entreprise (...) ". Selon l'article 214-25 du règlement n° 2014-3 de l'Autorité des normes comptables relatif au plan comptable général, homologué par l'arrêté du 8 septembre 2014 visé ci-dessus : " A la clôture, la valeur nette comptable des éléments d'actif, autres que les immobilisations corporelles, incorporelles et les stocks, est comparée à leur valeur actuelle à la même date (...). / L'amoindrissement de la valeur d'un élément d'actif, autre qu'une immobilisation corporelle, incorporelle et les stocks, résultant de causes dont les effets ne sont pas jugés irréversibles, est constaté par une dépréciation (...) ".
11. D'autre part, l'article R. 123-195 du code de commerce, qui régit le contenu de l'annexe des comptes, prévoit que celle-ci " (...) comporte toutes les informations d'importance significative sur la situation patrimoniale et financière et sur le résultat de l'entreprise ". En vertu de l'article 112-4 du règlement précité de l'Autorité des normes comptables relatif au plan comptable général : " L'annexe complète et commente l'information donnée par le bilan et le compte de résultat. / L'annexe comporte toutes les informations d'importance significative destinées à compléter et à commenter celles données par le bilan et par le compte de résultat. / Une inscription dans l'annexe ne peut pas se substituer à une inscription dans le bilan et le compte de résultat ". Selon l'article 810-1 de ce règlement : " Les documents de synthèse, qui comprennent nécessairement le bilan, le compte de résultats et une annexe, mettent en évidence tout fait pertinent, c'est-à-dire susceptible d'avoir une influence sur le jugement que leurs destinataires peuvent porter sur le patrimoine, la situation financière et le résultat de l'entité ainsi que sur les décisions qu'ils peuvent être amenés à prendre ".
12. En premier lieu, il résulte de l'instruction que les actions de la société Lagardère SCA détenues par la société LCM représentent, pour les exercices 2014 à 2018, 60 % de l'actif du bilan de cette dernière. Il résulte également de l'instruction, s'agissant de la valorisation de ces actions, que l'annexe des comptes de l'exercice 2014 se borne à justifier l'évolution du montant de la provision pour dépréciation par les dividendes exceptionnels versés par la société Lagardère SCA, sans apporter d'autre justification. En outre, il résulte de l'instruction que l'annexe des comptes des exercices 2015 à 2018 justifie la réduction de cette provision par la cession de ces actions en précisant qu'aucune provision complémentaire n'a été constituée du fait de " l'évolution positive des paramètres financiers du groupe " et de " ses perspectives ", sans non plus davantage expliciter ce point, de sorte que ces mentions ne sauraient constituer une méthode d'estimation de la valeur d'utilité des actions conforme aux dispositions du plan comptable général.
13. En second lieu, il résulte de l'instruction que le dossier d'audit des comptes de la société LCM pour les exercices 2014 à 2018 ne permet pas de justifier la valeur des actions de la société Lagardère SCA retenue par la société LCM, et notamment l'écart de 10 à 45 %, selon les exercices, entre la valeur nette comptable des titres et la valeur calculée sur le fondement du cours de bourse moyen du mois précédant la clôture de l'exercice, ni de justifier la diminution du taux de dépréciation de 33,1 % en 2014 à 30,6 % en 2018. S'il est soutenu que la valeur nette comptable unitaire des titres inscrite dans les comptes doit être évaluée en moyenne à 30 euros sur la période considérée, conformément au " consensus des analystes " ou encore qu'elle doit être appréciée au regard de l'évolution des paramètres financiers du groupe Lagardère, il résulte de l'instruction que ces éléments ne sont pas justifiés dans le dossier d'audit. En outre, si le requérant soutient, d'une part, que la valeur de bourse du titre de la société Lagardère SCA ne serait pas représentative de sa valeur de marché, compte tenu du statut de commandite par actions de cette dernière et, d'autre part, qu'il doit être tenu compte d'une prime additionnelle liée à la valeur de la commandite, il résulte de l'instruction que la justification d'une telle prime n'a fait l'objet que d'une mention manuscrite dans le dossier d'audit 2015, sans qu'il soit apporté d'explication sur son montant. Enfin, le requérant ne peut utilement invoquer une note de synthèse établie par son prédécesseur pour justifier la méthode d'appréciation des titres de la société Lagardère SCA, dans la mesure où cette note, qui concerne au demeurant les comptes de l'exercice 2013, justifie l'absence de dépréciation de ces titres par référence à des notes d'analystes. Il en résulte qu'il n'est pas justifié, sur les exercices considérés, de la valeur des actions de la société Lagardère SCA ni de la diminution, sur cette période, du taux de dépréciation.
14. Il résulte de ce qui a été dit aux points 12 et 13 que c'est à bon droit que la formation restreinte a retenu le grief tiré de ce que M. C... avait certifié les comptes des exercices 2014 à 2018 de la société LCM alors que les diligences d'audit effectuées concernant la valorisation des titres de la société Lagardère SCA ne lui avaient pas permis d'obtenir l'assurance élevée que ces comptes, pris dans leur ensemble, ne comportaient pas d'anomalies significatives.
S'agissant de la dette financière de la société LCM envers la société CACIB :
15. Aux termes de l'article 831-2 du règlement précité de l'Autorité des normes comptables relatif au plan comptable général, dans sa version applicable aux exercices 2014 et 2015 : " L'annexe comporte les compléments d'informations suivants relatifs au bilan et au compte de résultat, dès lors qu'ils sont significatifs. / (...) 7. Etat des échéances des créances et dettes à la clôture de l'exercice. / (...) 21. Informations sur l'ensemble des transactions effectuées sur les marchés de produits dérivés, dès lors qu'elles représentent des valeurs significatives (...). Pour chaque catégorie d'instruments financiers dérivés : / - la juste valeur des instruments (...) ; / - Les indications sur le volume et la nature des instruments ". En vertu de l'article 833-20 du même règlement, dans sa rédaction applicable aux exercices 2016 à 2018 : " Si l'entité a réalisé une opération relevant du titre VI du livre II ''dispositions et opérations de nature spécifique'', elle mentionne dans l'annexe des comptes les informations suivantes : / (...) 13- (...) 1- (...) Pour chaque catégorie d'instruments financiers dérivés : / a) La juste valeur des instrument (...) ; / b) Les indications sur le volume et la nature des instruments (type de produit, sous-jacent) (...) ".
16. Il résulte de l'instruction que les comptes des exercices 2014 à 2018 de la société LCM mentionnent, au titre des " emprunts et dettes auprès des établissements de crédit ", des montants évoluant entre 166 et 228 millions d'euros, les annexes de ces comptes se bornant à préciser que ces sommes se rapportent essentiellement à un contrat financier à terme. S'il résulte de l'instruction que la société LCM a souscrit, auprès de la société CACIB, plusieurs contrats prévoyant une possibilité de résiliation par la banque en cas de réalisation de certaines conditions, dénommées " covenants ", les dossiers détenus par M. D... ne contiennent pas l'intégralité de ces contrats et avenants, et ne comportent pas d'analyse de ces contrats, en particulier sur les risques financiers susceptibles d'être générés par l'activation des " covenants " par les créanciers. S'il est soutenu que les " covenants " n'ont pas vocation à être mis en œuvre par l'établissement bancaire, car celui-ci n'aurait aucun intérêt à résilier les contrats financiers compte tenu de la valeur des actions de la société Lagardère SCA détenues par la société LCM, de telles circonstances, à les supposer avérées, sont sans incidence sur la matérialité du manquement au regard du risque financier généré par ces contrats. Il suit de là que c'est à bon droit que la formation restreinte a retenu que les seules mentions précitées, figurant dans les annexes des comptes des exercices 2014 à 2018, ne satisfaisaient pas aux dispositions du plan comptable général, faute de préciser la nature des contrats financiers, leur contrepartie, leur date d'échéance et l'existence de " covenants " pouvant conduire à leur résiliation, et que faute d'avoir procédé à une analyse des contrats financiers conclus entre la société LCM et la société CACIB, M. D... ne pouvait certifier sans réserve les comptes de la société LCM.
S'agissant du compte courant débiteur de la société Lagardère SAS dans la société LCM :
17. Il résulte de l'instruction que les comptes des exercices 2014 à 2018 de la société LCM comportent une ligne " Autres créances " correspondant, pour l'essentiel, au compte courant débiteur de la société Lagardère SAS, pour des montants compris entre 156 461 euros et 200 037 euros. D'une part, si le requérant soutient que le montant des capitaux propres de la société LCM, qui avaient vocation à être distribués à son actionnaire unique, la société Lagardère SAS, était suffisant pour permettre le remboursement de cette créance, il résulte de l'instruction que les dossiers de travail du commissaire aux comptes ne comportent aucune analyse documentée sur le risque que la société CACIB s'oppose à un tel remboursement. D'autre part, il résulte de l'instruction que M. D... ne disposait d'aucune convention de trésorerie encadrant les avances consenties à la société Lagardère SAS par la société LCM au titre des exercices 2014 à 2016. Si le requérant invoque des échanges avec la direction générale de la société Lagardère SAS lui assurant que la société respecte les " textes légaux et réglementaires ", il ne résulte pas de l'instruction, s'agissant de ces mêmes exercices, que M. D... aurait effectué des diligences suffisantes pour s'assurer de la régularité de la créance litigieuse avant de procéder à la certification des comptes. Par suite, la formation restreinte a pu, à bon droit, estimer que M. D... avait, pour ces motifs, manqué à ses obligations professionnelles en certifiant les comptes de la société LCM.
En ce qui concerne les griefs relatifs à la certification des comptes de la société Lagardère SAS pour l'exercice 2014 :
S'agissant des créances détenues par la société Lagardère SAS sur deux sociétés civiles immobilières (SCI) :
18. Il résulte de l'instruction que la société Lagardère SAS détient des parts dans deux sociétés civiles immobilières (SCI) dont l'objet social est la mise à disposition d'immeubles dont ces dernières sont propriétaires au profit d'un associé de la société Lagardère SAS. D'une part, s'il est soutenu que le caractère d'exception de ces biens immobiliers et l'évolution du marché de l'immobilier depuis leur acquisition permettaient, pour permettre leur évaluation, de retenir la valeur figurant au bilan pour leur coût historique, sans qu'il fût nécessaire de procéder à une dépréciation malgré des capitaux propres négatifs, il résulte de l'instruction qu'aucune évaluation de la valeur vénale de ces immeubles n'a été recherchée, de sorte qu'il n'était pas possible d'apprécier l'existence d'une plus-value et de vérifier s'il devait ou non être procédé à une dépréciation. D'autre part, il résulte de l'instruction que le montant des créances détenues par les deux SCI sur l'associé de la société Lagardère SAS a connu une augmentation de 8 % en un an, de sorte que ces créances représentaient 21 % de l'actif de la société. S'il est soutenu que le patrimoine de l'associé concerné permettait d'honorer ces dettes, il n'est pas contesté qu'aucune autre diligence n'a été effectuée par le commissaire aux comptes afin de s'assurer du caractère régulier et recouvrable de ces créances. Par suite, c'est à bon droit que la formation restreinte a retenu le grief tiré de la certification sans réserve des comptes de l'exercice 2014 de la société Lagardère SAS, alors que les diligences d'audit effectuées par M. D... concernant l'absence de dépréciation des créances détenues sur les deux SCI litigieuses ne lui avaient pas permis d'obtenir l'assurance élevée que ces comptes ne comportaient pas d'anomalies significatives.
S'agissant du compte courant dans la société Lagardère SAS de son associé et dirigeant unique :
19. Il résulte de l'instruction que le bilan de la société Lagardère SAS à la clôture de l'exercice 2014 fait apparaître, à l'actif, un compte courant d'associé débiteur, ainsi qu'une créance désignée comme successorale détenue sur le même associé, mais également, au passif, un second compte courant d'associé, créditeur, désigné comme " bloqué ". Si le requérant fait valoir, dans une note explicative, avoir considéré que l'échéance lointaine du compte créditeur bloqué le rendait fongible avec le compte débiteur et que, compte tenu du risque fiscal, avoir souhaité que les comptes à l'actif soient remboursés, de telles réserves n'apparaissent pas dans le dossier d'audit et n'ont pas fait obstacle à ce que le requérant certifie les comptes sans réserve. Par suite, c'est à bon droit que la formation restreinte a estimé que M. D... ne pouvait considérer que le traitement, dans les comptes de la société Lagardère SAS, des créances détenues par celle-ci sur son associé n'était pas susceptible de constituer une anomalie significative et qu'aucun abus ni intention frauduleuse n'était caractérisée, sans procéder à des diligences complémentaires qu'il lui appartenait de documenter.
Sur le grief tiré du manquement à l'obligation de révéler au procureur de la République des faits délictueux :
20. Aux termes de l'article L. 823-12 du code de commerce alors applicable, dont les dispositions ont été reprises en substance à l'article L. 821-10 du même code : " Les commissaires aux comptes (...) révèlent au procureur de la République les faits délictueux dont ils ont eu connaissance, sans que leur responsabilité puisse être engagée par cette révélation (...) ". En vertu de l'article L. 820-7 de ce code, aujourd'hui repris à son article L. 821-9 : " Est puni d'un emprisonnement de cinq ans et d'une amende de 75 000 euros le fait, pour toute personne, (...) soit en son nom personnel, soit au titre d'associé dans une société de commissaires aux comptes (...) de ne pas révéler au procureur de la République les faits délictueux dont il a eu connaissance ".
21. Il résulte de l'instruction que les prêts consentis par la société Lagardère SAS aux deux SCI dans lesquelles elle détenait des parts, tout comme l'inscription d'une créance successorale détenue par cette société sur son président et associé unique et la position débitrice du compte courant de ce dernier, étaient susceptibles de profiter directement et personnellement à celui-ci et étaient susceptibles d'être contraires à l'intérêt social de la société Lagardère et donc, de recevoir la qualification d'abus de bien social. Il en résulte que M. D... était tenu de révéler au procureur de la République de tels faits, sans qu'il puisse se prévaloir de l'absence de décision du juge pénal les qualifiant de délictueux. Le requérant ne peut, en tout état de cause, utilement se prévaloir d'une " pratique professionnelle " annexée à une circulaire du garde des sceaux pour justifier avoir été dispensé de son obligation de révélation au procureur de la République alors, au demeurant, que les irrégularités constatées présentaient un caractère continu sur la durée de l'exercice 2014, et, s'agissant de l'inscription de la créance successorale, sur plusieurs exercices. Enfin, le requérant ne peut utilement soutenir avoir respecté son obligation en se prévalant de courriers adressés au procureur de la République à des dates nettement postérieures à celles auxquelles il a procédé à la certification des comptes litigieux.
22. Par suite, c'est à bon droit que la formation restreinte a retenu le grief tiré du manquement à l'obligation de révéler au procureur de la République des faits délictueux.
Sur les sanctions prononcées :
23. Aux termes de l'article L. 824-2 du code de commerce : " I.- Les commissaires aux comptes sont passibles des sanctions suivantes : / 1° L'avertissement ; / 2° Le blâme ; / 3° L'interdiction d'exercer la fonction de commissaire aux comptes pour une durée n'excédant pas cinq ans ; / 4° La radiation de la liste ; / 5° Le retrait de l'honorariat. / II.- Les commissaires aux comptes peuvent également faire l'objet des sanctions suivantes : / (...) 2° L'interdiction, pour une durée n'excédant pas trois ans, d'exercer des fonctions d'administration ou de direction au sein d'une société de commissaire aux comptes et au sein d'entités d'intérêt public ; / 3° Le paiement, à titre de sanction pécuniaire, d'une somme ne pouvant excéder : a) Pour une personne physique, la somme de 250 000 € (...) ". En vertu de l'article L. 824-12 du même code : " Les sanctions sont déterminées en tenant compte : / 1° De la gravité et de la durée de la faute ou du manquement reprochés ; / 2° De la qualité et du degré d'implication de la personne intéressée ; / 3° De la situation et de la capacité financière de la personne intéressée, au vu notamment de son patrimoine et, s'agissant d'une personne physique de ses revenus annuels (...) ; / 4° De l'importance soit des gains ou avantages obtenus, soit des pertes ou coûts évités par la personne intéressée, dans la mesure où ils peuvent être déterminés ; / 5° Du degré de coopération dont a fait preuve la personne intéressée dans le cadre de l'enquête ; / 6° Des manquements commis précédemment par la personne intéressée (...) ".
24. Il résulte de l'instruction que les manquements imputés à M. D... tenant à la certification sans réserve des comptes des sociétés Lagardère SAS et LCM, dont la plupart se sont produits durant plusieurs exercices comptables, portent sur l'exercice même de la mission de commissaire aux comptes et traduisent des insuffisances d'une particulière gravité dans l'exercice de cette mission. Par suite, et bien que M. D... n'ait fait l'objet d'aucune procédure disciplinaire durant sa carrière et qu'il ait répondu aux demandes qui lui ont été adressées durant l'enquête, la radiation de la liste des commissaires aux comptes et l'interdiction, pour une durée de trois ans, d'exercer des fonctions d'administration ou de direction au sein d'une société de commissaires aux comptes et au sein d'entités d'intérêt public prononcées à son encontre sont proportionnées à la gravité des faits qui lui sont reprochés. En revanche, au regard de la gravité des manquements caractérisés par la décision de sanction, des revenus annuels et de la valeur du patrimoine déclarés par ce dernier, la Présidente de la Haute autorité de l'audit est fondée à demander que la sanction pécuniaire prononcée par la formation restreinte soit aggravée. Il en sera fait une juste appréciation en la portant à la somme de 50 000 euros, correspondant à environ 40 % des revenus annuels déclarés par le requérant et à 3 % de son patrimoine, sans qu'y fasse obstacle la circonstance qu'une partie de celui-ci ne serait pas immédiatement disponible.
25. Il résulte de tout ce qui précède que la requête de M. D... doit être rejetée et que la décision de sanction attaquée doit être réformée, la sanction pécuniaire étant portée à 50 000 euros. En application de l'article L. 821-84 du code de commerce, qui a repris les dispositions de l'article L. 824-13 du même code, la présente décision sera publiée sur le site internet de la Haute autorité de l'audit dans les mêmes conditions que la décision du 20 avril 2023 attaquée.
26. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de M. D..., au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative, la somme de 3 000 euros à verser à la Haute autorité de l'audit. Les dispositions de cet article font obstacle à ce qu'une somme soit mise à ce titre à la charge de la Haute autorité de l'audit qui n'est pas, dans la présente instance, la partie perdante.
D E C I D E :
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Article 1er : La requête de M. D... est rejetée.
Article 2 : La sanction pécuniaire prononcée à l'encontre de M. D... est portée à 50 000 euros et la décision de la formation restreinte du Haut conseil du commissariat aux comptes du 20 avril 2023 est réformée en ce sens.
Article 3 : La présente décision du Conseil d'Etat sera publiée sur le site internet de la Haute autorité de l'audit dans les mêmes conditions que la décision de sanction du 20 avril 2023.
Article 4 : Le surplus des conclusions du recours incident de la Présidente de la Haute autorité de l'audit est rejeté.
Article 5 : M. D... versera à la Haute autorité de l'audit une somme de 3 000 euros, au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 6 : La présente décision sera notifiée à M. A... D... et à la Haute autorité de l'audit.
Copie en sera adressée au ministre d'Etat, garde des sceaux, ministre de la justice et au ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique.
Délibéré à l'issue de la séance du 22 janvier 2025 où siégeaient : M. Christophe Chantepy, président de la section du contentieux, présidant ; Mme Isabelle de Silva, M. Jean-Philippe Mochon, présidents de chambre ; M. Alain Seban, Mme Sophie-Caroline de Margerie, Mme Laurence Helmlinger, M. Cyril Roger-Lacan, M. Stéphane Hoynck, conseillers d'Etat et M. Cédric Fraisseix, maître des requêtes en service extraordinaire-rapporteur.
Rendu le 3 mars 2025.
Le président :
Signé : M. Christophe Chantepy
Le rapporteur :
Signé : M. Cédric Fraisseix
La secrétaire :
Signé : Mme Marie-Adeline Allain