LA COUR DE CASSATION, TROISIÈME CHAMBRE CIVILE, a rendu l'arrêt suivant :
CIV. 3
LG
COUR DE CASSATION
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Audience publique du 1er octobre 2020
Cassation partielle
M. CHAUVIN, président
Arrêt n° 717 F-D
Pourvoi n° Z 19-18.797
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
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AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
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ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, TROISIÈME CHAMBRE CIVILE, DU 1ER OCTOBRE 2020
La société Flipo Richir, société par actions simplifiée, dont le siège est [...] , a formé le pourvoi n° Z 19-18.797 contre l'arrêt rendu le 14 mars 2019 par la cour d'appel de Paris (pôle 5, chambre 5), dans le litige l'opposant :
1°/ à la société Etablissements Madec, société par actions simplifiée, dont le siège est [...] ,
2°/ à la Société française du radiotéléphone (SFR), société anonyme, dont le siège est [...] ,
défenderesses à la cassation.
La demanderesse invoque, à l'appui de son pourvoi, le moyen unique de cassation annexé au présent arrêt.
Le dossier a été communiqué au procureur général.
Sur le rapport de Mme Georget, conseiller référendaire, les observations de la SCP Foussard et Froger, avocat de la société Flipo Richir, de la SCP de Nervo et Poupet, avocat de la société Etablissements Madec, de la SCP Piwnica et Molinié, avocat de la Société française du radiotéléphone, après débats en l'audience publique du 7 juillet 2020 où étaient présents M. Chauvin, président, Mme Georget, conseiller référendaire rapporteur, M. Maunand, conseiller doyen, et Mme Besse, greffier de chambre,
la troisième chambre civile de la Cour de cassation, composée des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.
Faits et procédure
1. Selon l'arrêt attaqué (Paris, 14 mars 2019), la Société française du radiotéléphone (la société SFR), maître de l'ouvrage, a confié à la société Flipo Richir des travaux de remplacement d'un groupe électrogène et la mise en conformité de l'installation nécessitant la création d'une aire de dépotage destinée à stocker du fioul pour alimenter les groupes électrogènes.
2. Une partie de ce marché a été réalisée en sous-traitance par la société Etablissements Madec (la société Madec).
3. Des problèmes d'étanchéité sont apparus.
4.Un accord est intervenu entre les sociétés SFR et Flipo Richir.
5. Soutenant que la société Madec était chargée de l'étanchéité de l'aire de dépotage et avait manqué à son obligation de résultat, la société Flipo Richir l'a assignée en indemnisation.
Examen du moyen
Sur le moyen unique, pris en sa première branche
Enoncé du moyen
6. La société Flipo Richir fait grief à l'arrêt de rejeter ses demandes, alors « que les juges ne peuvent se fonder exclusivement sur une expertise non judiciaire réalisée à la demande de l'une des parties, peu important qu'elle l'ait été en présence des autres parties ; qu'en se bornant en l'espèce, pour retenir la bonne exécution du marché confié à la société Etablissements Madec, à se référer aux constatations de l'expert mandaté par l'assureur de la société Etablissements Madec, la cour d'appel a violé l'article 16 du code de procédure civile. »
Réponse de la Cour
Vu l'article 16 du code de procédure civile :
7. Aux termes de ce texte, le juge doit, en toutes circonstances, faire observer et observer lui-même le principe de la contradiction.
8. Pour dire que la société Madec n'a pas manqué à son obligation de résultat, la cour d'appel se fonde sur une expertise amiable réalisée par un expert désigné par l'assureur de la société Madec, en présence de représentants de chacune des parties.
9. En statuant ainsi, la cour d'appel, qui s'est fondée exclusivement sur une expertise non judiciaire réalisée à la demande de l'une des parties, peu important qu'elle l'ait été en présence de celles-ci, a violé le texte susvisé.
Demande de mise hors de cause
10. La cassation prononcée ne concernant pas la société SFR, dont la présence devant la cour d'appel de renvoi n'est plus nécessaire à la solution du litige, cette société doit être mise hors de cause.
PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres griefs, la Cour :
MET hors de cause la société SFR ;
CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce qu'il rejette les demandes formées par la société Flipo Richir, l'arrêt rendu le 14 mars 2019, entre les parties, par la cour d'appel de Paris ;
Remet, sur ce point, l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Paris autrement composée ;
Condamne la société Etablissements Madec aux dépens ;
En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette les demandes ;
Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt partiellement cassé ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, troisième chambre civile, et prononcé par le président en son audience publique du premier octobre deux mille vingt.
MOYEN ANNEXE au présent arrêt :
Moyen produit par la SCP Foussard et Froger, avocat aux Conseils, pour la société Flipo Richir
L'arrêt attaqué encourt la censure ;
EN CE QU' il a débouté la société Flipo Richir de ses demandes tendant à voir condamner la société Etablissements Madec à la tenir indemne du coût des travaux de reprise de l'étanchéité de l'aire de dépotage pour un montant provisionnel de 50.000 euros ;
AUX MOTIFS PROPRES QUE « Selon l'article 1147 du code civil, dans sa version applicable aux faits de l'espèce, "Le débiteur est condamné, s 'il y a lieu, au paiement de dommages et intérêts, soit à raison de l'inexécution de l'obligation, soit à raison du retard dans l'exécution, toutes les fois qu'il ne justifie pas que l'inexécution provient d'une cause étrangère qui ne peut lui être imputée, encore qu'il n 'y ait aucune mauvaise foi de sa part ".
Selon le devis du 15 octobre 2010, accepté par la société Flipo Richir le 10 novembre 2010, la société Madec s'est engagée à réaliser des travaux de "gros oeuvre / second oeuvre / charpente métallique / VRD - Remplacement du groupe électrogène (GE2) et mise en conformité de I'installation FOD ", pour un montant total de 75.000 euros HT. Il est mentionné dans ce devis que le poste "études", initialement compris dans le premier devis établi par la société Madec le 2 août 2010, est à la charge de la société Flipo Richir. Divers postes sont décrits, dont celui "RDC / aire de dépotage" comprenant notamment la prestation de "terrassement / fond de forme (dégagement de la grave et étanchéité)".
Il n'est pas discuté que les travaux ont été réalisés par la société Etablissements Madec et réceptionnés sans réserve par la société Flipo Richir, bien qu'aucun procès-verbal de réception n'ait été dressé, et que des infiltrations sont apparues au premier sous-sol, sous l'aire de dépotage à l'aplomb de la découpe de l'étanchéité, en novembre 2011, soit deux mois après la facturation définitive, le 30 septembre 2011, des travaux réalisés par la société Etablissements Madec à la société Flipo Richir. La société SFR a réceptionné l'ensemble de l'ouvrage confié à la société Flipo Richir avec réserves, mentionnant notamment, dans son procès-verbal de réception des travaux du 23 mars 2012, des réserves tenant à la nécessité de "résoudre les problèmes d'infiltration d'eau".
L'expertise amiable dont la société Etablissements Madec sollicite le bénéfice des conclusions, a été réalisée par M. I... G... du cabinet Socabat, expert désigné par la société SMABTP, assureur de la société Madec, sur les lieux du sinistre le 7 février 2014, en présence de représentants de chacune des parties, dont M. E... représentant la société Flipo Richir. Cette expertise, réalisée au contradictoire des parties, qui ont pu faire valoir leur position ainsi que le relève l'expert qui précise que toutes les parties "semblent tourné(e)s sur l'unique responsabilité de l'entreprise Madec qui a réalisé le radier à l'origine des infiltrations" et qui indique avoir "été questionné par SFR sur la méthode de réparation", et qui est soumise au débat contradictoire, constitue un élément de preuve soumis à l'appréciation de la cour, la société Flipo Richir invoquant vainement ne pas avoir assisté à ces opérations ni eu connaissance de leur résultat.
Selon le rapport de cette expertise amiable contradictoire, la société Etablissements Madec a réalisé l'ouvrage après découpe de l'étanchéité, et il existe une relation directe entre la suppression de l'étanchéité, qui permet d'avoir une meilleure accroche de l'aire de dépotage sur la dalle existante, et les infiltrations. L'expert relève que la société Etablissements Madec, qui a supprimé tout ce qui ne permettait pas le contact entre son radier et le support, s'est conformée aux recommandations contenues dans le CCTP grosoeuvre établi par la société Cap Ingelec qui indique "démolition et évacuation de voirie existante en surface pour réalisation du dallage d'accueil de l'aire de dépotage. Réalisation d'un radier de propriété comprenant toutes les protections préparatoires". L'expert souligne cependant l'absence de CCTP étanchéité, alors qu'une intervention de cette nature doit traiter du sort de l'étanchéité, qu'elle soit conservée ou non. Il indique que la société Etablissements Madec, qui n'a aucune qualification en étanchéité, chiffre le découpage de l'étanchéité, sans qu'aucune remarque ne soit faite, et que la société Flipo Richir a repris à son compte la partie études. Il considère que l'ancienne étanchéité n'aurait pas pu être conservée telle quelle car la livraison de fioul peut créer des écoulements accidentels. Il conclut qu'il aurait fallu concevoir l'ouvrage bien au-delà de ce qu'il a été, pour tenir compte des contraintes de l'existant et préconise de casser l'ouvrage, et de réaliser un ouvrage d'étanchéité compatible avec sa nouvelle destination avant de refaire l'aire de dépotage.
L'expert amiable met ainsi en évidence un défaut de conception et non pas de réalisation de l'ouvrage.
L'appelante, qui ne produit aux débats aucun élément de nature à contredire les conclusions de l'expert, ne rapporte pas la preuve que la société Etablissements Madec a manqué à son obligation de résultat dans la réalisation de l'ouvrage.
Elle invoque vainement que la société Etablissements Madec, d'une part, n'aurait pas dû accepter de réaliser une aire de dépotage comprenant de travaux d'étanchéité alors qu'elle n'a pas de qualification dans ce domaine, d'autre part, devait se conformer à l'arrêté du 19 décembre 2008 qui prévoit, à l'article 2.9 de son annexe I que "le sol des aires et des locaux de stockage ou de manipulation des matières dangereuses pour l'homme, ou susceptibles de créer une pollution de l'eau ou du sol est étanche, incombustible et équipé de façon à pouvoir recueillir les eaux de lavage et les matières répandues accidentellement", et que la simple déficience de l'étanchéité caractérise le manquement par la société Etablissements Madec à son obligation de résultat, dès lors qu'elle s'est expressément réservée l'accomplissement des études nécessaires à la réalisation du chantier, et que le rapport d'expertise amiable conclut à un défaut de conception de celui-ci, et non pas de réalisation du chantier, la société Madec s'étant conformée aux instructions reçues.
L'appelante ne justifie aucunement avoir réalisé des études sur l'étanchéité, ni de leur transmission à la société Etablissements Madec, ni de la réalisation de travaux par celle-ci non conformes au contenu de ces études. Elle ne produit aux débats aucun élément de nature à l'exonérer de sa responsabilité tenant au défaut de conception relevé par l'expert.
En outre, et ainsi que le fait valoir la société Etablissements Madec, la société Flipo Richir, qui avait en charge la conception de l'ouvrage, n'a formulé aucune observation s'agissant des opérations prévues au devis de la société Etablissements Madec, mentionnant expressément qu'il sera procédé au "dégagement de la grave et étanchéité De plus, l'expert judiciaire a estimé que les seules recommandations reçues par la société Etablissements Madec l'incitaient à supprimer tout ce qui ne permettait pas le contact entre son radier et le support.
Il convient, en conséquence, de confirmer le jugement entrepris en ce qu'il a débouté la société Flipo Richir de l'ensemble de ses demandes » ;
ET AUX MOTIFS ÉVENTUELLEMENT ADOPTÉS QU'« Attendu que la prestation de MADEC a été exécutée et facturée définitivement le 30 septembre 2011 conformément au devis du 15/10/2010 ;
Attendu que la société Flipo Richir ne conteste pas qu'il y a eu réception sans réserve de cette prestation et que ce n'est que postérieurement que les problèmes d'étanchéité se sont révélés ;
Attendu que suite à l'ordonnance de référé du 18 novembre 2015, un accord est intervenu entre SFR et Flipo Richir qui a eu pour conséquence que les travaux de reprise sur site ont dû être démarrés et terminés (délai de 90 jours, soit fin des travaux prévue en février 2016) ;
Attendu qu'il n'a pas été engagé d'expertise judiciaire contradictoire qui aurait pu, avant les travaux de reprise, déterminer la responsabilité précise des problèmes d'étanchéité ;
Attendu d'autre part que FLIPO RICHIR a fait refaire un devis n° 478 le 15/10/2010 à MADEC, que ce devis précise bien que les études concernant la prestation sont à la charge de FLIPO RICHIR et qu'elles n'ont effectivement pas été facturées par Madec ;
Attendu que FLIPO RICHIR a passé un bon de commande en date du 10/11/2010 correspondant à ce second devis (n° 478) ;
Attendu que les études, dont il est question dans le point ci-dessus, ont bien été effectuées par la société BT Consulting, mais ne font pas mention du sujet de l'étanchéité, et attendu d'autre part qu'il n'est pas prouvé que ces études ont été transmises à MADEC ;
Attendu que FLIPO RICHIR ne prouve pas une réalisation non conforme des travaux effectués par MADEC ;
Le Tribunal désignera FLIPO RICHIR comme unique responsable des travaux à réaliser, tant au niveau de la conception que du contrôle, et en conséquence déboutera FLIPO RICHIR de ses demandes. » ;
ALORS QUE, premièrement, les juges ne peuvent se fonder exclusivement sur une expertise non judiciaire réalisée à la demande de l'une des parties, peu important qu'elle l'ait été en présence des autres parties ; qu'en se bornant en l'espèce, pour retenir la bonne exécution du marché confié à la société Etablissements Madec, à se référer aux constatations de l'expert mandaté par l'assureur de la société Etablissements Madec, la cour d'appel a violé l'article 16 du code de procédure civile ;
ALORS QUE, deuxièmement, les conventions légalement formées tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites ; qu'en l'espèce, les juges ont eux-mêmes constaté que le marché confié à la société Etablissements Madec comprenait un poste « terrassement / fond de forme (dégagement de la grave et étanchéité) » ; qu'en retenant, en dépit des termes de ce marché, que la société Etablissements Madec n'était pas tenue d'assurer l'étanchéité de l'ouvrage pour cette raison que la société Flipo Richir s'en était réservé la conception, la cour d'appel n'a pas tiré les conséquences légales de ses constatations, en violation des articles 1134 et 1147 anciens du code civil ;
ET ALORS QUE, troisièmement, l'entreprise chargée de la réalisation d'un ouvrage est tenue d'en assurer l'étanchéité, dès lors cette dernière n'a pas fait l'objet d'un marché distinct confié à une autre entreprise ; qu'en se bornant en l'espèce à relever que la société Flipo Richir, entrepreneur principal, s'était réservée la conception de l'ouvrage, pour exonérer la société Etablissements Madec de toute obligation d'assurer l'étanchéité de l'aire de dépotage qu'elle avait pour mission de réaliser, la cour d'appel a statué par un motif inopérant, privant sa décision de base légale au regard des articles 1134 et 1147 anciens du code civil.