LA COUR DE CASSATION, PREMIÈRE CHAMBRE CIVILE, a rendu l'arrêt suivant :
CIV. 1
CF
COUR DE CASSATION
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Audience publique du 3 novembre 2021
Sursis a statuer
M. CHAUVIN, président
Arrêt n° 655 FS-D
Pourvois n°
J 19-25.108
N 19-25.111 JONCTION
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
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AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
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ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, PREMIÈRE CHAMBRE CIVILE, DU 3 NOVEMBRE 2021
I - La société Libyan Invesment Authority, dont le siège est [Adresse 3] (Libye), a formé le pourvoi n° J 19-25.108 contre un arrêt rendu le 5 septembre 2019 par la cour d'appel de Paris (pôle 4, chambre 8), dans le litige l'opposant :
1°/ à la société Libyan Arab Foreign Investment Company, société de droit libyen, dont le siège est [Adresse 5] (Libye),
2°/ à la société Mohamed Abdel Moshen Al-Kharafi et fils, dont le siège est [Adresse 1] (Égypte),
défenderesses à la cassation.
II - La société Libyan Arab Foreign Investment Company a formé le pourvoi n° N 19-25.111 contre le même arrêt rendu, dans le litige l'opposant :
1°/ à la société Mohamed Abdel Mohsen Al-Kharafi et fils,
2°/ à la société Libyan Investment Authority,
défenderesses à la cassation.
Les dossiers ont été communiqués au procureur général.
Sur le rapport de Mme Guihal, conseiller, les observations et les plaidoiries de la SCP Delvolvé et Trichet, avocat de la société Libyan Invesment Authority, de la SCP Rousseau et Tapie, avocat de la société Libyan Arab Foreign Investment Company, de la SCP Alain Bénabent, avocat de la société Mohamed Abdel Mohsen Al-Kharafi et fils, et l'avis de Mme Caron-Déglise, avocat général, à la suite duquel le président a demandé aux avocats s'ils souhaitaient présenter des observations complémentaires, après débats en l'audience publique du 14 septembre 2021 où étaient présents M. Chauvin, président, Mme Guihal, conseiller rapporteur, Mme Auroy, conseiller doyen, M. Hascher, Mme Antoine, M. Vigneau, Mme Poinseaux, M. Fulchiron, Mme Dard, conseillers, Mmes Gargoullaud, Azar, M. Buat-Ménard, Mme Feydeau-Thieffry, conseillers référendaires, Mme Caron-Déglise, avocat général, et Mme Berthomier, greffier de chambre,
la première chambre civile de la Cour de cassation, composée, en application de l'article R. 431-5 du code de l'organisation judiciaire, des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.
Jonction
1. En raison de leur connexité, les pourvois n° J 19-25.108 et N 19-25.111 sont joints.
Faits et procédure
2. Selon l'arrêt attaqué (Paris, 5 septembre 2019), sur le fondement d'une sentence arbitrale revêtue de l'exequatur, portant condamnation à paiement de l'Etat libyen, la société Mohamed Abdel Mohsen Al-Kharafi et fils (la société Al-Kharafi) a fait pratiquer en France, le 5 juillet 2013, des saisies-attribution au préjudice de la Libyan Investment Authority (LIA) et de la société Libyan Arab Foreign Investment Company (la société LAFICO) entre les mains de la banque BIA et de la Société Générale et, le 13 août 2013, une saisie de droits d'associés et de valeurs mobilières détenus par la société CER, filiale à 100 % de la société LAFICO.
3. La LIA et la société LAFICO ont saisi le juge de l'exécution d'une contestation de ces saisies.
Examen des moyens
4. La société LIA ayant fait état du gel de ses avoirs en application de résolutions du Conseil de sécurité des Nations Unis, les parties ont été avisées, conformément à l'article 1015 du code de procédure civile, de ce qu'il était envisagé de relever d'office le moyen tiré de la violation de l'article L. 211-2 du code des procédures civiles d'exécution et des articles 1b), 5 § 4 et 11 § 2 du règlement (UE) n° 2016/44.
5. Le Conseil de sécurité des Nations Unies a adopté deux résolutions 1970 (2011) du 26 février 2011 et 1973 (2011) du 17 mars 2011 relatives notamment au gel de certains avoirs libyens, la seconde ayant inscrit la LIA sur une liste d'entités visées par des mesures de gel.
6. Au sein de l'Union européenne, ces décisions ont été mises en oeuvre par le règlement (UE) n° 204/2011 du Conseil du 2 mars 2011 qui définit les mesures de gel et prévoit les conditions de déblocage des fonds, ainsi que par le règlement n° 965/2011 du 28 septembre 2011 qui modifie le précédent et ajoute que : « Tous les fonds et ressources économiques appartenant à, possédés, détenus ou contrôlés, à la date du 16 septembre 2011 [notamment] par la Libyan Investment Authority (Autorité libyenne d'investissement) et qui se trouvent hors de Libye à cette date, restent gelés. »
7. Le règlement n° 204/2011 a été abrogé par le règlement (UE) n° 2016/44 du Conseil du 18 janvier 2016 qui reprend et actualise ses dispositions.
8. Selon l'article 5, paragraphe 4, du règlement n° 2016/44, tous les fonds et ressources économiques qui appartenaient aux entités énumérées à l'annexe VI, parmi lesquelles figure la LIA, ou que celles-ci avaient en leur possession, détenaient ou contrôlaient à la date du 16 septembre 2011 et qui se trouvaient en dehors de Libye à cette date restent gelés.
9. L'article 11 dispose :
« 2. Par dérogation à l'article 5, paragraphe 4, et pour autant qu'un paiement soit dû au titre d'un contrat ou d'un accord conclu ou d'une obligation souscrite par la personne, l'entité ou l'organisme concerné avant la date de sa désignation par le Conseil de sécurité ou le comité des sanctions, les autorités compétentes des États membres, mentionnées sur les sites internet énumérés à l'annexe IV, peuvent autoriser, dans les conditions qu'elles jugent appropriées, le déblocage de certains fonds ou ressources économiques gelés, pour autant que les conditions suivantes soient réunies :
a) l'autorité compétente concernée a établi que le paiement n'enfreint pas l'article 5, paragraphe 2, ni ne profite à une entité visée à l'article 5, paragraphe 4 ;
b) l'État membre concerné a notifié au comité des sanctions, dix jours ouvrables à l'avance, son intention d'accorder une autorisation. »
10. Aux termes de l'article 1er, b, le gel des fonds, au sens du règlement, s'entend de toute action visant à empêcher tout mouvement, transfert, modification, utilisation ou manipulation de fonds ou tout accès à ceux-ci qui aurait pour conséquence une modification de leur volume, de leur montant, de leur localisation, de leur propriété, de leur possession, de leur nature, de leur destination ou toute autre modification qui pourrait en permettre l'utilisation, y compris la gestion de portefeuilles.
11. Les mesures qui font l'objet de la présente contestation sont des saisies-attribution dont les effets sont définis à l'article L. 211-2 du code des procédures civiles d'exécution qui dispose :
« L'acte de saisie emporte, à concurrence des sommes pour lesquelles elle est pratiquée, attribution immédiate au profit du saisissant de la créance saisie, disponible entre les mains du tiers ainsi que de tous ses accessoires. Il rend le tiers personnellement débiteur des causes de la saisie dans la limite de son obligation.
La notification ultérieure d'autres saisies ou de toute autre mesure de prélèvement, même émanant de créanciers privilégiés, ainsi que la survenance d'un jugement portant ouverture d'une procédure de sauvegarde, de redressement judiciaire ou de liquidation judiciaire ne remettent pas en cause cette attribution.
Toutefois, les actes de saisie notifiés au cours de la même journée entre les mains du même tiers sont réputés faits simultanément. Si les sommes disponibles ne permettent pas de désintéresser la totalité des créanciers ainsi saisissants, ceux-ci viennent en concours.
Lorsqu'une saisie-attribution se trouve privée d'effet, les saisies et prélèvements ultérieurs prennent effet à leur date. »
12. En vertu de l'article 11 précité du règlement n° 2016/44, la remise des fonds au saisissant est, en toute hypothèse, subordonnée à une autorisation de l'autorité nationale compétente. Mais la question se pose de la compatibilité, avec la mesure de gel, de l'effet simplement conservatoire qu'une saisie-attribution serait susceptible de produire lorsqu'elle porte sur des actifs indisponibles.
13. Dans une affaire concernant le gel de certains avoirs iraniens, l'Assemblée plénière de la Cour de cassation (Ass. plén., 10 juillet2020, pourvois n° 18-18.542, 18-21.814) a saisi la Cour de justice de l'Union européenne de la question de savoir si les dispositions des règlements applicables s'opposaient à ce que soit diligentée sur des avoirs gelés, sans autorisation préalable de l'autorité nationale compétente, une mesure dépourvue d'effet attributif, telle qu'une saisie conservatoire.
14. L'Assemblée plénière s'est demandée si, nonobstant l'absence d'effet attributif, les sûretés judiciaires et saisies conservatoires ne seraient pas susceptibles de permettre une « utilisation » des fonds qui en font l'objet, au sens donné à ce terme dans la définition du gel des fonds, et une « utilisation » des ressources économiques en faisant l'objet « afin d'obtenir des fonds, des biens ou des services de quelque manière que ce soit », au sens donné à ces termes dans la définition du gel des ressources économiques. Ces mesures, en assurant à celui qui les met en oeuvre d'être payé par priorité au moyen des biens, droits et créances hypothéqués, nantis ou saisis à titre conservatoire, une fois le gel levé, pourraient en effet être considérées comme étant de nature à inciter un opérateur économique à contracter avec la personne ou l'entité dont les avoirs sont gelés, ce qui équivaudrait à l'utilisation par cette dernière de la valeur économique de ses avoirs qualifiés de fonds, ou à l'obtention, grâce à la valeur économique de ses avoirs qualifiés de ressources économiques, de fonds, de biens ou de services.
15. Dès lors que le règlement n° 2016/44 concernant la Libye définit les mesures de gel comme toute action visant à empêcher les modifications qui pourraient « permettre l'utilisation des fonds » gelés, il y a lieu de surseoir à statuer jusqu'à ce que la Cour de justice de l'Union européenne ait rendu sa décision, laquelle est de nature à influer sur la solution des présents pourvois, dans la mesure où, s'il est répondu que les saisies conservatoires ne peuvent être pratiquées sans autorisation préalable, les saisies-attribution ne pourraient en tout état de cause pas l'être non plus.
PAR CES MOTIFS, la Cour :
SURSOIT à statuer jusqu'à la décision de la Cour de justice de l'Union européenne ;
Réserve les dépens ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, première chambre civile, et prononcé par le président en son audience publique du trois novembre deux mille vingt et un.